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Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII

Gengis Khan et le prêtre-Jean


Caracoron[1] est la première ville que les Tartares conquirent quand ils sortirent de leur pays. Et je vous dirai comment ils fondèrent leur empire.

Les Tartares habitaient au Nord-Est de la Ciorcia[2]. Cette région forme une vaste plaine où il n’y a ni maisons ni villes ; on y trouve de bons pâturages, de grands fleuves, des eaux abondantes : en somme c’est une contrée très belle. Les Tartares y vivaient sans chef. Ils payaient seulement tribut à un seigneur qu’ils nommaient en leur langage un Khan, ce qui veut dire en français, Prêtre Jean. C’était le Prêtre Jean dont tout le monde vante le vaste empire. Le tribut qu’il recevait d’eux, c’était une bête sur dix ; il prélevait aussi la dîme de tous leurs biens.

Il advint que les Tartares se multiplièrent extrêmement. Quand le Prêtre Jean les vit si nombreux, il craignit une révolte et résolut de les disperser en plusieurs contrées. Il envoya à cet effet un de ses barons. Mais les Tartares, au lieu d’obéir, partirent tous ensemble de leur pays et s’en allèrent à travers des contrées désertes, vers le Nord, si bien que le Prêtre Jean ne pouvait plus les atteindre. Ils cessèrent de reconnaître son autorité et de lui payer tribut.

En l’an 1187 du Christ, les Tartares prirent pour roi un des leurs nommé Gengis-Khan. C’était un homme de grande valeur, de grand sens et de grande prouesse. Quand il fut élu roi, tous les Tartares du monde, l’ayant appris, se rassemblèrent autour de lui. Il tenait très bien sa seigneurie. Que vous dirai-je ? Il vint tant de Tartares que c’était merveille. Quand Gengis-Khan vit tant d’hommes sous ses ordres, il les munit d’armes et s’empara des contrées voisines dont il forma huit provinces. Lorsqu’il avait conquis un pays, il ne faisait aucun mal aux habitants ni aucun dommage à leurs biens, il laissait parmi eux une partie de ses hommes et emmenait le reste vers d’autres conquêtes. Les habitants des régions soumises se voyant protégés par lui contre toute agression et traités avec une grande douceur, consentaient volontiers à le suivre et lui étaient très fidèles. À la fin, il avait rassemblé tant d’hommes que toute la terre en était couverte.

Il songea alors à conquérir une grande partie du monde et envoya des messagers au Prêtre Jean. Ce fut l’an 1200 du Christ. Il lui manda qu’il désirait épouser sa fille. Quand le Prêtre Jean entendit que Gengis-Khan demandait sa fille pour femme, il éprouva un dépit extrême et dit aux messagers : « Comment votre maître n’a-t-il pas honte de demander ma fille pour femme ? Il sait bien qu’il est mon homme et mon serf. Retournez vers lui et lui dites que je ferais brûler ma fille plutôt que de la lui donner pour femme. Il mérite que je le fasse mourir puisqu’il est traître et déloyal envers moi, son seigneur. » Il dit ensuite aux messagers de partir sur le champ et de ne jamais revenir devant lui. Ils obéirent et allèrent tant qu’ils revinrent à leur maître. Ils lui contèrent tout ce que le Prêtre Jean lui mandait, sans en rien cacher.

Quand Gengis-Khan sut le grand affront que lui avait fait le Prêtre Jean, son cœur fut si gonflé de colère qu’il faillit en éclater, car c’était un homme de trop noble rang. Il put enfin parler et, d’une voix si élevée que tous les assistants l’entendirent, il déclara qu’il ne garderait pas la royauté s’il ne tirait de l’affront que lui avait fait le Prêtre Jean la réparation la plus éclatante. Jamais injure ne serait si chèrement payée. Bientôt il ferait voir à son insulteur s’il était son serf.

Aussitôt, convoquant ses guerriers et ses fidèles, il fit les plus grands préparatifs qui jamais furent vus et avertit le Prêtre Jean d’avoir à se défendre. Quand celui-ci sut que Gengis-Khan marchait contre lui avec une si puissante armée, il crut que c’était fanfaronade et forfanterie, car il disait que son adversaire n’était pas un homme d’armes. Toutefois il mit sur pied son armée et convoqua tous ses gens ; il faisait de grands préparatifs dans le dessein, si Gengis-Khan venait, de s’emparer de lui et de le mettre à mort. Sachez qu’il réunit une si grande armée de toutes sortes de soldats étrangers que ce fut la plus grande merveille du monde.

De cette manière, l’un et l’autre firent leurs préparatifs. Pourquoi vous ferais-je un long récit ? Gengis-Khan, avec toute son armée, s’en vint dans une plaine très vaste qui a nom Tanduc et qui appartenait au Prêtre Jean. Il y établit son camp et telle était la multitude de ses soldats que lui-même n’en savait pas le nombre. On lui apprit que le Prêtre Jean approchait ; il fut tout joyeux de cette nouvelle, car le lieu était très propre à livrer bataille. Il résolut donc de s’arrêter là et il attendait avec impatience son adversaire.

Celui-ci, à la tête de ses soldats, était de son côté arrivé dans cette plaine de Tanduc. Il plaça son camp à vingt milles de celui de Gengis-Khan. Pendant deux jours, les deux armées se reposèrent afin d’être plus fraîches et plus ardentes à la bataille.

Gengis-Khan fit venir devant lui des astrologues chrétiens et musulmans. Il leur demanda qui remporterait la victoire, de lui ou du Prêtre Jean. Les musulmans cherchèrent mais ne surent pas dire la vérité. Les chrétiens, eux, la dirent et la prouvèrent. Prenant une tige de bambou, ils la coupèrent par le milieu. Sur l’un des morceaux ils écrivirent : Gengis-Khan ; sur l’autre : Prêtre Jean. Ils dirent au prince : « Regardez et vous allez connaître avec certitude qui dans cette bataille doit avoir le meilleur : celui qui montera sur l’autre, celui-là doit gagner la bataille. »

Après quoi, ils récitèrent un psaume et firent d’autres prières. Aussitôt, à la vue de tous, le bambou où était le nom de Gengis-Khan, rejoignit, sans que personne y touchât, celui du Prêtre Jean et monta dessus. Quand le prince vit ce prodige, il en ressentit très grande joie et depuis lors honora les chrétiens et les tint pour hommes de vérité.

Après que les deux armées se furent reposées pendant deux jours, elles prirent les armes. Ce fut la plus terrible rencontre qui eût jamais été vue. Il périt beaucoup d’hommes de part et d’autre. Mais à la fin Gengis-Khan remporta la victoire et le Prêtre Jean fut tué. Après cette bataille, Gengis-Khan régna encore six ans. Il les employa à soumettre maintes provinces, maintes cités, maints châteaux forts. Au bout de six ans, il alla assiéger une place nommée Calatuy ; là, il fut blessé d’une flèche au genou et mourut de sa blessure. Ce fut une grande perte, car il était vaillant et sage.

Je vais maintenant vous parler des successeurs de Gengis-Khan et vous conter les usages des Tartares.


5 — Chasse du Grand Khan.


  1. Capitale du premier empire mongol, aujourd’hui disparue.
  2. Mandchourie.