Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 16

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CHAPITRE XVI

La résidence d’été du grand Khan


À Ciandu[1] existe un très beau palais de marbre. Les chambres y sont toutes incrustées d’or, ornées de figures de bêtes et d’oiseaux, d’arbres et de fleurs diverses, le tout peint avec tant d’art que c’est une délice et une merveille de le regarder. Autour de ce palais s’élève un mur qui clôt un espace de 16 milles. On y trouve des sources, des rivières et quantité de belles prairies. Des bêtes sauvages de toutes espèces, y vivent : le seigneur les y-fait placer pour nourrir les faucons et gerfauts qu’il y tient en cage ; les gerfauts dépassent le nombre de deux cents, sans compter les faucons. Chaque semaine, le grand Khan va visiter les cages. Parfois il vient à cheval, ayant en croupe un léopard. S’il aperçoit quelque bête qui lui plaise, il laisse aller le léopard qui capture la bête. Alors pour son divertissement, le seigneur la donne à manger aux oiseaux qui sont en cage.

Au milieu de la plaine s’élève un autre palais, tout en bambou, doré à l’intérieur et artistement travaillé. Ces bambous ont trois mains de grosseur et dix à quinze mains de longueur ; on les taille d’un nœud à l’autre. Ils sont recouverts d’un vernis si épais que l’eau ne les détériore pas. Le palais se monte et démonte très promptement ; on le transporte là où l’ordonne le seigneur. Quand il est tendu, plus de trois cents cordes de soie le soutiennent. Le seigneur réside tantôt dans le palais de marbre, tantôt dans celui de bambou. Il y passe les mois de juin, juillet et août. Il évite ainsi les chaleurs de l’été, car ce séjour est très frais.

Quand arrive le 28e jour d’août, il s’en va. Je vous dirai pourquoi son départ est fixé à ce jour. Il possède un haras de dix mille juments blanches, sans aucune tache. Il boit le lait de ces juments, lui et sa famille, personne d’autre n’en boit en dehors des membres d’une tribu appelée Horiad[2]. C’est Gengis-Khan qui leur accorda cet honneur en récompense d’une victoire qu’ils l’aidèrent à remporter.

Quand ces juments passent quelque part, ceux qui les rencontrent, si haut que soit leur rang, n’osent passer avant elles ; ils changent de chemin et font un détour parfois d’une demi-journée. Quand le seigneur part au 28e jour d’août, on recueille le lait de ces juments et on le jette à terre. On se livre à cette pratique, parce que les astrologues et les prêtres disent qu’il est bon que chaque année, au 28e jour d’août, ce lait soit répandu à terre, afin que la terre et l’air et les esprits qui les habitent en puissent avoir leur part. En échange, ces esprits protègeront le seigneur, ses enfants, ses femmes, ses biens et tous ses sujets et aussi leurs troupeaux, leurs chevaux, leurs blés. Après cette cérémonie, le seigneur s’en va.

Je vous dirai aussi une merveille que j’avais oublié de vous conter. Pendant les trois mois que dure chaque année le séjour en ce lieu, il fait parfois mauvais temps ; mais le seigneur a en sa compagnie des enchanteurs et des astrologues savants dans l’art diabolique et la nécromancie. Ils font si bien que dans tout l’espace autour du palais il n’y a ni nuage ni mauvais temps. Les savants qui s’adonnent à ces pratiques sont appelés Tebet et Chrisimur[3]. Ils appartiennent à deux races différentes et sont idolâtres. Tout ce qu’ils accomplissent, c’est par la puissance du démon : pourtant ils persuadent le peuple qu’ils agissent grâce à leur sainteté et à la puissance de Dieu. Ils ont une coutume étrange. Quand un homme est condamné et meurt de la main du bourreau, ils prennent son corps et le mangent. Mais celui qui meurt de mort naturelle, ils ne le mangent pas.

Ces deux espèces de magiciens exécutent un autre prodige. Quand le grand Khan s’assied en sa capitale, en son palais, devant sa table qui est haute de plus de huit coudées, il a devant lui, dans la salle, à dix pas de lui, des coupes pleines de vins et d’autres boissons. Ces enchanteurs font tant par leurs sortilèges que, lorsque le seigneur a envie de boire, les coupes se lèvent de leur place sans que nul les touche et vont devant lui. Et ce prodige, chacun peut le voir et il y a là plus de dix mille personnes. Et c’est la vérité sans aucun mensonge, car les savants de nos pays qui sont versés dans la nécromancie vous diront que cela peut bien se faire.

Quand vient la fête de leur idole, ces enchanteurs vont trouver le seigneur. Ils lui disent : « Sire, c’est aujourd’hui la fête de notre dieu » et ils le nomment par son nom. « Vous savez, continuent-ils, qu’il amène du mauvais temps et nuit à vos biens, s’il ne reçoit pas d’offrande. Nous vous prions donc de nous faire remettre tant de moutons à tête noire (et ils indiquent le nombre qui leur plaît). Nous voulons aussi, beau Sire, avoir tant d’encens, tant d’aloés et tant de telle chose et tant de telle autre chose encore (ils en fixent toujours la quantité à leur gré). Nous pourrons ainsi honorer nos dieux et leur faire de grands sacrifices afin qu’ils nous protègent, nous et nos biens. »

Le seigneur leur fait donner tout ce qu’ils désirent. Ils célèbrent alors en l’honneur de leurs idoles une grande fête, avec de grandes illuminations et brûlent toutes sortes de parfums qu’ils fabriquent avec diverses substances.

Sachez que chaque dieu a son nom et son jour de fête, tout comme nous avons, chaque année, les fêtes de nos saints.

Les indigènes ont des monastères et des abbayes aussi grands qu’une petite ville et où résident jusqu’à deux mille moines de leur rite. Ces hommes portent des vêtements plus soignés que ceux du commun : ils ont la tête et le menton rasés. Certains d’entre eux peuvent se marier et ont de nombreux enfants. On trouve une autre espèce de religieux qu’on appelle Sensin[4]. Ils pratiquent une abstinence très sévère et leur existence est très rude. Durant toute leur vie, ils ne mangent que du son, qu’ils délaient dans de l’eau chaude. Ils boivent de l’eau et pratiquent un jeûne perpétuel : telle est leur vie démesurément austère. Ils ont des idoles nombreuses et de haute taille. Mais ils adorent aussi le feu. Les autres idolâtres, qui ne sont pas soumis à leur règle, les traitent d’hérétiques. Ceux-là ne se marieraient pour rien au monde. Ils portent des vêtements noirs et jaunes et dorment sur des nattes.

  1. Chang-tou, Pé-king, en Chinois « résidence du souverain ».
  2. Les Ourat, tribu mongole.
  3. Thibétains et Cachemiriens.
  4. Sannyasin, fakirs indiens.