Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 17

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CHAPITRE XVII

Une victoire du grand Khan


Je veux commencer à vous conter en ce livre tous les faits et toutes les merveilles du grand Khan qui règne à présent et qui est appelé Koubilaï-Khan, c’est-à-dire, en français, le grand seigneur des seigneurs, empereur. Certes il porte ce titre à bon droit et il faut que tous sachent et tiennent pour vérité certaine qu’il possède plus de sujets, de territoires et de trésors que jamais personne n’en posséda depuis Adam, notre premier père, jusqu’aujourd’hui. Et je vais vous montrer avec évidence en ce livre que je vous dis la vérité.

Koubilaï-Khan descend en droite ligne de Gengis-Khan, qui fut le premier seigneur de tous les Tartares du monde. Il obtint la seigneurie en l’an 1256 du Christ ; il la méritait par sa prouesse et sa grande valeur et il avait pour lui le droit et la raison. Ses frères et ses parents lui disputaient l’empire, mais sa prouesse fit prévaloir ses prétentions légitimes. Il a régné quarante deux ans jusqu’en l’année 1298 dans laquelle nous sommes. Il peut avoir aux environs de 85 ans, car il en avait à peu près 43 quand il s’assit sur le trône. Auparavant il allait à l’armée et, dans plusieurs expéditions, il se conduisit en vaillant homme d’armes. Mais depuis son avènement, il ne combattit, en personne qu’une seule fois, en l’an 1286 du Christ. Je vais vous dire pourquoi.

Il y avait un grand seigneur tartare nommé Nayan, oncle de Koubilaï-Khan. Encore jeune, il commandait à beaucoup de territoires et de provinces. Sa jeunesse et sa puissance l’emplirent d’orgueil, car il pouvait mener à la bataille trois cent mille hommes à cheval. Toutefois il était vassal de son neveu, le grand Khan Koubilaï et le droit exigeait qu’il lui fût soumis. Mais se voyant si puissant, il voulut secouer son vasselage et s’emparer du trône. Il fit part de son dessein à un autre seigneur tartare, Caïdou, qui était, lui, neveu du grand Khan. Caïdou était révolté et haïssait son seigneur et son oncle. Nayan lui manda qu’il s’apprêtait à marcher contre Koubilaï avec toutes ses forces qui étaient considérables : il le priait de s’armer, lui aussi, et de marcher de son côté : tous deux, avec des armées si puissantes détrôneraient l’empereur.

Quand Caïdou reçut le message de Nayan, il en fut tout joyeux et se hâta de lui faire parvenir son agrément. Il s’apprêta donc et rassembla cent mille cavaliers.

Or le grand Khan apprit toute cette machination. Il fit très vaillamment ses préparatifs, en homme qui ne craignait pas ses ennemis, étant sûr de son droit. Il déclara qu’il ne porterait jamais la couronne s’il ne mettait à mort ces deux seigneurs traîtres et déloyaux. Il s’arma en dix à douze jours, avec tant de diligence et de secret que nul n’en sut rien en dehors de son conseil privé. Il rassembla trois cent soixante mille hommes à cheval et cent mille a pied. S’il réunit si peu de monde, c’est qu’il prit seulement dans ses armées qui étaient toutes proches, car les autres armées qui étaient au loin, il n’aurait pu les atteindre si tôt : là se trouvaient des troupes sans nombre et sans fin qui étaient allées par son ordre en diverses contrées et provinces pour lui conquérir des terres. S’il eût convoqué toutes ses forces, la multitude qui se fût réunie eût été si grande que ce serait chose impossible à croire, à entendre, à dire, le nombre en eût été infini. Songez que ces trois cent soixante mille hommes à cheval n’étaient guère que ses fauconniers et veneurs.

Quand il eut réuni ce peu de monde, il demanda à ses astrologues s’il remporterait la victoire et s’il viendrait à bout de ses ennemis. Les astrologues, ayant recouru à leur art, lui dirent qu’il marchât hardiment, car il aurait l’honneur et la victoire : de quoi il fût tout joyeux. Il se mit donc en route avec son armée, et chevaucha vingt jours jusqu’à ce qu’il fût arrivé en une vaste plaine, où était Nayan avec son armée, qui comptait quatre cent mille hommes à cheval. Les troupes du grand Khan arrivèrent si tôt et si soudainement que leurs ennemis ne le surent pas. Le grand Khan avait fait garder les chemins par des espions et nul ne pouvait aller et venir sans être pris. Les gens de Nayan n’étaient donc au courant de rien. Nayan lui-même était couché dans son lit sous sa tente et dormait.

Quand il fut jour, le grand Khan avait rangé toute son armée sur une éminence qui dominait la plaine où

6 — L’armée du Grand Khan surprend Nayan.


se dressait le camp ennemi. Tout était tranquille sous les tentes. Nayan ne redoutait aucune attaque et ne se gardait point. Il se trouvait, en effet, à plus de trente jours de marche du grand Khan. Mais celui-ci avait franchi la distance en vingt jours avec toute son armée, si ardent était son désir d’attaquer les révoltés.

Que vous dirai-je ? Le grand Khan, établi sur son éminence, fit construire une énorme tour en bois qu’on plaça sur quatre éléphants et y arbora son enseigne ; elle était si haute qu’elle se voyait de toutes parts. L’armée était disposée par échelons de trente mille hommes : la plus grande partie des cavaliers portaient en croupe un fantassin armé d’une lance : toute la plaine était couverte de troupes. C’est ainsi qu’était disposée l’armée du grand Khan, prête à engager la bataille.

À cette vue, les gens de Nayan coururent aux armes ; malgré leur surprise, ils s’apprêtèrent fort bien et rangèrent en ordre leurs échelons. Lorsque de part et d’autre, on fut sur le point d’en venir aux mains, alors toutes sortes d’instruments se mirent à sonner et les deux armées à chanter à haute voix, car c’est l’usage des Tartares, qu’au moment de combattre, chacun chante et joue d’un instrument à deux cordes très plaisant à entendre. Ainsi rangées en bataille, les troupes continuèrent leurs chants et leur musique jusqu’au moment où les grandes timbales du Khan, retentirent. Dès qu’elles commencèrent à sonner, la bataille s’engagea de part et d’autre, car personne n’eût osé devancer ce signal. Les timbales de Nayan répondirent aussitôt à celles du grand Khan et toutes deux sonnèrent à grand bruit l’attaque. Tous coururent aux arcs, aux massues, aux lances, aux épées, aux arbalètes dont sont armés les fantassins : l’adresse des combattants était merveilleuse. Les flèches volaient de part et d’autre, si nombreuses que l’air en était obscurci comme par une pluie épaisse. Les hommes d’armes étaient précipités de leurs chevaux et tombaient morts ; tout le sol en était couvert. Parmi les cadavres et les blessés, les clameurs étaient telles de part et d’autre qu’on n’eût pas ouï Dieu tonner. La bataille fut très acharnée et très sanglante, et chacun cherchait à tuer par tous moyens.

Que vous dirai-je ? Sachez que de toutes les batailles livrées en notre temps, ce fut la plus terrible et la plus disputée et la plus âpre. Jamais on ne vit en un même lieu tant d’hommes d’armes rassemblés pour se battre, surtout tant de cavaliers, car il y en avait bien 760 000 sans compter les fantassins qui étaient très nombreux aussi. La mêlée dura depuis le matin jusqu’au milieu du jour. Mais enfin, il plut à Dieu et au bon droit que le grand Khan eût la victoire et que Nayan perdît la bataille et fût mis en déconfiture. Quand ses soldats virent les exploits qu’accomplissaient leurs ennemis, ils perdirent courage et s’enfuirent. Nayan fut pris et tous les officiers qui l’entouraient se rendirent au grand Khan avec leurs armes. Sachez que Nayan était chrétien baptisé et portait sur ses enseignes la croix : mais cela ne lui servit à rien, parce qu’il n’avait pas le droit de se révolter contre son seigneur.

Quand le grand Khan sut que Nayan était pris, il en fut tout joyeux et commanda de le mettre à mort sur le champ : il voulut que personne ne le vît car il craignait, comme le prisonnier était de sa famille, d’avoir pitié de lui et de lui pardonner. On enferma étroitement Nayan dans un tapis et on le traîna çà et là tant qu’il en mourut. Le Khan le fit tuer ainsi, parce qu’il ne voulait pas que le sang de son lignage impérial fût répandu ni en l’air ni sur terre ni au soleil.

Quand le grand Khan eut remporté cette victoire, il se fit jurer fidélité par tous les habitants des provinces de Nayan. Ceux qui étaient idolâtres et musulmans se moquaient de leurs compatriotes chrétiens, surtout de la croix que Nayan avait portée sur ses étendards et qu’ils ne pouvaient supporter. « Voyez, disaient-ils, comment la croix de votre Dieu a aidé Nayan, qui était chrétien et qui l’adorait. » Ces propos vinrent jusqu’au grand Khan. Quand il les connut, il blâma vivement les railleurs et rassura les chrétiens. « Si la croix n’a pas aidé Nayan, dit-il, elle a bien fait. Étant bonne comme elle est, elle ne pouvait faire autrement ; car Nayan était un félon et un traître qui se battait contre son seigneur et le sort qui lui est arrivé, il l’avait mérité. La croix de votre Dieu a très bien agi en ne l’aidant point contre le droit. » Le Khan parla si haut que chacun l’entendit. Les chrétiens lui répondirent : « Très haut seigneur, vous parlez bien, car notre croix ne veut aider personne à tort ; aussi n’a-t-elle pas aidé Nayan qui agissait mal et déloyalement ; elle n’a pas voulu l’imiter dans sa malice. » Depuis lors, les mécréants ayant entendu les paroles du Khan, s’abstinrent de blâmer les chrétiens.

Après sa victoire, le grand Khan s’en retourna à sa capitale de Cambaluc. Caïdou, l’autre chef Tartare, ayant appris la défaite et la mort de Nayan, en fut très affligé et en resta là de ses préparatifs, car il craignit d’éprouver le même sort.

Vous connaissez maintenant la seule expédition qu’ait faite le grand Khan ; dans les autres guerres il envoie ses fils ou ses généraux, mais, cette fois, il ne voulut confier à personne le soin de réduire l’orgueil de ce traître Nayan.

Voici ce que fit le grand Khan pour ses barons qui s’étalent bien comportés à la bataille. Celui qui était seigneur de cent hommes, il le fit de mille. Celui qui était seigneur de mille, il le fit de dix mille. Et ainsi leur accordait-il à chacun selon son rang, comme il jugeait qu’ils l’avaient mérité. En outre, il leur donna de belle vaisselle d’argent et de belles armures. Il leur fit aussi présent de joyaux d’or et d’argent, de perles, de pierres précieuses, de chevaux. Tous ces dons n’égalaient pourtant pas leurs services, car jamais on ne vit hommes accomplir tant d’exploits pour l’amour et l’honneur de leur seigneur qu’ils n’avaient fait au jour de la bataille.