Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 34

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CHAPITRE XXXIV

Les enchanteurs de Lardandan


Dans la province de Lardandan[1] les gens ont tous les dents dorées, car ils les recouvrent de lamelles d’or, celles de dessous aussi bien que celles de dessus. Les hommes ne font que guerroyer, chasser et oiseler. Les femmes et les esclaves exécutent tous les travaux.

Les habitants se nourrissent de riz et de viande crue ou cuite. Ils fabriquent une excellente boisson avec du riz relevé d’épices. Leur monnaie est d’or, mais ils se servent aussi de coquillages. Chez eux, l’or ne vaut que cinq fois son poids d’argent, car il n’existe pas de mine de ce métal à moins de cinq mois de marche. Aussi beaucoup de marchands viennent-ils dans ce pays changer de l’argent contre de l’or. C’est un commerce très lucratif.

Les indigènes n’ont pas d’église, ils adorent l’ancêtre de leur famille. Ils ne savent ni lire ni écrire ; leur pays est écarté, plein d’endroits sauvages, de grands bois et de hautes montagnes : l’air y est si corrompu qu’aucun étranger n’y peut vivre. Quand les habitants concluent un marché, ils prennent un morceau de bois rond ou carré et le fendent en deux. Sur chaque moitié, ils font deux ou trois encoches. Au moment du paiement, le débiteur reprend son morceau de bois.

Dans ces contrées, il n’y a pas de médecin. Si quelqu’un tombe malade, il fait venir les enchanteurs. Ils arrivent et questionnent le patient sur son mal. Ensuite ils jouent de la musique, puis se mettent à chanter et à sauter. Ils sautent ainsi jusqu’à ce que l’un d’eux tombe à terre, inanimé et semblable à un mort : c’est que le diable lui est entré au corps. Quand ses compagnons le voient en cet état, ils l’interrogent sur la nature de la maladie. L’autre leur répond :

« C’est tel esprit que le patient a irrité et qui se venge. »

Alors les enchanteurs :

« Nous te supplions de lui pardonner et de lui rendre la santé, en prenant de son sang ou de ses biens tout ce qu’il te plaira. »

Parfois l’enchanteur répond :

« Le malade a très gravement offensé tel esprit et celui-ci est si méchant qu’il ne lui pardonnera pour rien au monde. »

Ces mots indiquent que le malade mourra.

Au contraire, s’il doit guérir, l’enchanteur ordonne de prendre deux ou trois moutons, et aussi de fabriquer avec des épices très chères plusieurs breuvages de goût exquis. Il faut que les moutons aient la tête noire ou une autre couleur désignée. Breuvages et moutons seront offerts à l’esprit qu’on évoquera, en présence d’un certain nombre d’enchanteurs et de femmes. L’offrande sera faite en grande pompe, parmi des chants, des lumières et des parfums.

Telle est la réponse de l’esprit quand le malade doit guérir. L’enchanteur qui l’a donnée se lève. Les parents prennent des moutons de la couleur indiquée, les égorgent et en répandent le sang en l’honneur de l’esprit. Puis ils les font cuire dans la maison du malade. Les enchanteurs et les femmes viennent, aussi nombreux qu’il a été prescrit. Quand tout est prêt, ils se mettent à danser, à jouer de la musique et à chanter en l’honneur de l’esprit. Puis ils prennent du bouillon où a cuit la viande, du breuvage et du bois d’aloès qu’ils brûlent comme de l’encens. Ils répandent çà et là le bouillon et le breuvage. Bientôt l’un d’eux tombe à terre, l’écume à la bouche. Ses compagnons lui demandent si le malade a obtenu son pardon. Parfois la réponse est « Oui » ; d’autres fois : « Non ». Quand le pardon n’a pas été accordé, l’esprit indique telle ou telle nouvelle cérémonie à accomplir. Les enchanteurs les accomplissent aussitôt, jusqu’à ce qu’ils reçoivent l’assurance que le malade a obtenu son pardon et sera bientôt guéri. Alors ils déclarent que l’esprit est satisfait et se mettent à table en grande allégresse. Celui qui gisait à terre se lève et mange avec eux. Quand le festin est fini, chacun rentre chez soi. Aussitôt le malade se lève, complètement rétabli.

  1. Kin-Tchi, dans le Yun-nan, à la frontière actuelle de l’Indo-Chine.