Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 40

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CHAPITRE XL

Le royaume de Manzi


La province de Manzi[1] avait jadis des rois que l’on appelait Facfur[2]. C’étaient de puissants souverains : ils possédaient d’immenses richesses, de nombreux sujets, de vastes territoires. Personne dans le monde entier ne dépassait leur puissance, sinon le grand Khan.

Mais le peuple de ces contrées n’aimait point la guerre et ne songeait qu’aux plaisirs. Il en était de même des rois : ils passaient leur vie dans la mollesse ; leur grand mérite était d’être secourables aux pauvres. Dans toute la province, on n’eût point trouvé un cheval ; les habitants ne savaient ni s’armer ni combattre, ils se fiaient sur leurs défenses naturelles, car toutes leurs villes, sont entourées de fossés pleins d’une eau profonde et plus larges qu’une portée de trait. Pour peu qu’ils se fussent adonnés aux armes, ils eussent gardé leur pays, mais leur mollesse les perdit.

En l’an 1268 du Christ, le grand Khan qui règne actuellement chargea un de ses officiers Baïan Cincsan[3], ce qui signifie Baïan aux cent yeux, de conquérir le royaume de Manzi. Les astrologues du roi lui avaient affirmé qu’il ne pouvait être détrôné que par un homme qui aurait cent yeux ; cette prédiction le rassurait, car il ne pensait pas qu’un tel homme pût jamais se rencontrer.

Baïan fit construire quantité de vaisseaux et s’en servit pour transporter jusque devant Coguiganguy[4] l’armée que lui avait confiée son maître. Il somma les habitants de se soumettre au grand Khan, mais ils refusèrent. Alors il passa outre et s’en fut devant une autre ville ou il renouvela sans plus de succès sa sommation. Néanmoins il avançait toujours, sachant que le grand Khan enverrait une autre armée derrière la sienne.

Après s’être présenté ainsi devant cinq villes, dont aucune ne voulut ni combattre ni se rendre, il en prit de vive force une sixième. D’autres villes furent successivement emportées jusqu’à un total de douze. Alors Baïan s’en fut devant la capitale du royaume, Quinsay[5], où résidaient le roi et la reine. À l’aspect de l’armée tartare, le roi fut saisi de crainte car il n’avait jamais vu un tel spectacle. Il équipa une flotte de mille vaisseaux et s’enfuit dans les îles de l’Inde. La reine resta dans la ville et se prépara à se défendre de son mieux, en femme vaillante qu’elle était. Elle questionna ses astrologues pour connaître le nom de son adversaire et l’issue du combat. Quand elle sut qu’elle avait affaire à Baïan aux cent yeux, elle comprit qu’il lui enlèverait son royaume et se rendit. Dès lors aucune ville ne fit de résistance. Ainsi s’opéra la conquête de cet immense royaume, où les vainqueurs trouvèrent des richesses sans nombre.

La reine fut conduite au grand Khan, qui la reçut avec de grands honneurs. Quant au roi, son mari, jamais il ne sortit des îles de l’Inde et y mourut.

  1. Chine méridionale.
  2. Fils du Ciel.
  3. Pe-Yen.
  4. Houi-gan-fou, sur le fleuve Jaune.
  5. Lin-gan.