Les Metteurs en scène (recueil)/Échéance

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Traduction par Jeanne Chalençon.
Plon (p. 77-121).


ÉCHÉANCE


I

— La loi qui régira le mariage de l’avenir sera : « Ne sois pas infidèle envers toi-même. »

On entendit dans l’atelier un discret murmure d’approbation, et à travers la fumée des cigarettes Mrs Clément Westall put entrevoir son mari, descendant de son estrade improvisée, et entouré par un groupe de femmes qui l’accablaient de compliments. Les conférences très originales que faisait Westall sur « La nouvelle morale » avaient attiré autour de lui un curieux assemblage de ces gens mentalement inoccupés qui, selon sa propre expression, aiment à trouver leur nourriture intellectuelle toute préparée. Ces conférences avaient eu une origine toute fortuite. On savait les idées de Westall « avancées », mais ces idées n’étaient pas destinées à la publicité. De l’avis de sa femme, il avait même poussé jusqu’à la pusillanimité sa crainte que ses idées personnelles ne nuisissent à sa situation ; et voilà que tout récemment il se manifestait chez lui une curieuse tendance à dogmatiser, à jeter le gant, à faire étalage de son code particulier à la face du monde. Comme on est sûr d’avoir un nombreux auditoire dès que l’on choisit pour sujet « Les relations des deux sexes », quelques amis enthousiastes lui avaient persuadé de divulguer des opinions qui n’avaient été encore discutées que dans les salons, en les résumant dans une série de conférences à l’atelier Van Sideren.

Le ménage Herbert Van Sideren n’avait, socialement parlant, sa raison d’être que par son atelier. La principale valeur des œuvres de Van Sideren, en effet, était de servir d’accessoires à une mise en scène qui distinguait les réceptions de sa femme des corvées mondaines du tout New-York élégant, et lui permettait d’offrir à ses amis du « whiskey-and-soda » au lieu de thé.

Mrs Van Sideren, pour sa part, était passée maître dans l’art de tirer parti de cette atmosphère toute spéciale que créent un mannequin et un chevalet. Si parfois l’illusion lui paraissait difficile à maintenir, et si elle perdait courage au point de désirer qu’Herbert fût réellement un artiste, elle dominait vite cette faiblesse en appelant à la rescousse quelque nouveau talent, quelque secours étranger qui vînt renforcer l’impression « artistique » dont il fallait que son atelier fût imprégné. C’est en cherchant ce secours qu’elle avait mis le grappin sur Westall, à la grande surprise de sa femme.

Il était implicitement admis dans le cercle des Van Sideren que toutes les audaces artistiques étaient permises, aussi bien celles d’un moraliste qui proclamait le mariage immoral que celles du peintre dont les ciels eussent été verts et les prairies violettes. Le clan des Van Sideren était las du convenu dans l’art comme dans la conduite.

Julia Westall avait depuis longtemps des idées toutes personnelles sur l’immoralité du mariage, et pouvait, à juste titre, revendiquer son mari comme disciple. Dès le début de leur union elle lui en avait secrètement voulu de ne pas se rallier à sa nouvelle foi, et l’aurait volontiers accusé de lâcheté morale pour ne s’être pas fait aux convictions dont leur mariage devait être la preuve. C’était dans tout le feu de la propagande, alors que — sentiment bien féminin ! — elle voulait faire une loi de sa désobéissance même. Aujourd’hui, sans savoir pourquoi, ses idées avaient changé ; mais comme c’était une femme qui, avant de céder à ses impulsions, tenait à se les expliquer, elle se donna pour excuse qu’elle ne voulait pas que le vulgaire interprétât mal son credo. À ce point de vue, elle était forcée de reconnaître que la masse faisait partie de ce vulgaire, et qu’à un très petit nombre d’élus seulement elle pourrait confier la défense d’une doctrine aussi occulte. Et c’est juste à ce même moment que Westall, dévoilant des principes qu’il avait jadis tenus secrets, avait jugé à propos de rompre les barrières les plus fermées et de colporter lesdits principes à tous les coins de rue !

Ce fut sur Una Van Sideren que se concentra tout le ressentiment de Mrs Westall.

Pourquoi donc assisterait-elle à ces conférences ? Ce n’était vraiment pas convenable pour une jeune fille. (Mrs Westall retombait ainsi, malgré elle, dans le vocabulaire conventionnel de son monde.) Oui, il était par trop choquant qu’une jeune fille entendît une semblable doctrine…

Bien qu’Una fumât des cigarettes et se risquât de temps à autre à siroter un cocktail, elle n’en gardait pas moins une auréole de radieuse innocence qui la faisait paraître plutôt la victime que la complice des vulgarités de ses parents.

Au moment même où Julia se disait vaguement que la mère devrait être avertie, Una se glissa vers elle et, la fixant de ses grands yeux limpides, s’écria avec un enthousiasme non dissimulé :

— Oh ! mistress Westall, que c’est beau ! Vous y croyez, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle sur un ton d’une gravité angélique.

— Croire à quoi, ma chère enfant ?

Le regard de la jeune fille s’illumina :

— À une vie plus élevée, à l’affranchissement de l’individu, à la loi de fidélité envers soi-même ! s’écria-t-elle vivement.

Mrs Westall fut elle-même étonnée de se sentir rougir.

— Ma chère Una, dit-elle, vous ne comprenez pas le moins du monde de quoi il s’agit.

Miss Van Sideren la regarda fixement en rougissant à son tour :

— Ne comprenez-vous pas non plus ? murmura-t-elle.

Mrs Westall partit d’un éclat de rire :

— Pas toujours… ni complètement ! Mais donnez-moi donc un peu de thé.

Una la conduisit dans le coin où l’on servait les breuvages inoffensifs, et Julia, en prenant la tasse de la main de la jeune fille, scruta plus attentivement son visage, moins jeune qu’elle ne l’avait cru. Sur ce teint frais et rose les lignes commençaient déjà à s’accentuer ; Una devait bien avoir vingt-six ans. Pourquoi donc ne s’était-elle pas mariée ? Elle apporterait du reste comme dot un assez joli stock d’idées !… Si c’était là le complément de trousseau de la jeune fille moderne… Mrs Westall se ressaisit en tressaillant. Elle crut avoir entendu parler un étranger qui aurait emprunté sa propre voix. Puis, s’apercevant tout à coup que l’atmosphère était étouffante et le thé d’Una trop sucré, elle posa sa tasse et chercha le regard de Westall, comme elle avait coutume de le faire dans ses moments d’indécision. Elle le croisa une seconde, et remarqua qu’il se dirigeait vers un point plus éloigné. En effet, il s’était fixé sur le coin de l’atelier où Una était allée s’asseoir, un de ces coins fleuris, prédisposant au flirt, et qui faisaient tout le succès des samedis de Mrs Van Sideren.

Westall ne tarda pas à suivre le chemin parcouru par son regard, et Julia le vit s’asseoir à côté de la jeune fille.

Una, penchée en avant, parlait avec animation ; lui, rejeté en arrière, l’écoutait avec ce sourire légèrement moqueur qui seul pouvait lui permettre de supporter la flatterie à haute dose sans paraître par trop fat. Julia eut un peu honte d’interpréter ainsi son sourire.

Comme ils rentraient tous deux à la brune, à travers les rues désertes par ce soir d’hiver, Westall serra tout à coup, gaiement, le bras de sa femme.

— Leur ai-je un peu ouvert les yeux ? Leur ai-je bien dit ce que vous vouliez ? demanda-t-il d’un ton enjoué.

Presque inconsciemment elle détacha son bras du sien.

— Ce que je voulais ?…

— Comment ! ce n’était donc pas là de tout temps votre désir ? (Elle remarqua combien il avait l’air franchement surpris.) Je pensais que vous m’en vouliez de n’avoir pas déjà parlé plus ouvertement. Ne m’avez-vous pas fait parfois sentir que j’avais sacrifié mes principes à l’opportunité ?

Elle réfléchit avant de répondre, puis demanda avec calme :

— Qu’est-ce qui vous a décidé à rompre ce silence ?

Et elle sentit encore une légère surprise dans la voix de Westall.

— Mais, tout simplement le désir de vous être agréable, répondit-il avec une franchise trop voulue.

— Alors, il ne faut pas continuer, dit-elle brusquement.

Il s’arrêta net et, malgré l’obscurité, Julia sentit que son regard cherchait à la pénétrer.

— Ne pas continuer ?

— Hélez un hansom, je vous prie, je me sens lasse, dit-elle, brusquement dominée par la fatigue physique.

Aussitôt, plein de sollicitude, il sembla n’être occupé que d’elle. Il dit qu’en effet la minuscule salle avait été horriblement chaude, et puis cette diable de fumée de cigarette… il s’était bien aperçu une ou deux fois qu’elle était pâle ; non, il fallait qu’elle s’abstînt désormais de ces samedis… Et elle, déjà, se sentait prête à céder, subissant une fois de plus l’influence si pénétrante de l’amour de son mari pour elle, cherchant en l’homme qu’il était un appui et un soutien à sa propre faiblesse, avec la pleine conscience de ce complet abandon. Ils montèrent dans un hansom, et Julia glissa sa main dans celle de son mari ; quelques larmes lui vinrent aux yeux et elle les laissa couler. C’était tellement doux de pleurer sur des chagrins imaginaires !

Ce soir-là, après le dîner, elle fut surprise qu’il reparlât de sa conférence. Comme tous les hommes, il détestait s’appesantir sur les questions ennuyeuses, et savait les éluder avec une habileté toute féminine ; si donc il revenait sur ce sujet, c’est qu’il avait quelque raison spéciale de le faire.

— Vous ne semblez pas satisfaite de ce que j’ai dit cet après-midi. Ai-je mal exposé le sujet ?

— Non, vous l’avez très bien exposé.

— Alors pourquoi me demander de cesser ces conférences ?

Elle le regarda nerveusement, l’ignorance où elle était des intentions de son mari rendant plus profond encore le sentiment de sa propre faiblesse.

— Je n’aime pas beaucoup que ces choses soient discutées en public.

— Je ne saisis pas, s’écria-t-il.

Elle eut cette fois encore conscience que la surprise de Westall était réelle, et sa propre attitude ne lui en parut que plus gauche. Elle n’était plus bien sûre de se comprendre elle-même.

— Ne voulez-vous donc pas vous expliquer ? dit-il avec une nuance d’impatience.

Le regard de Julia erra vaguement dans ce salon, témoin de leur intimité, de leurs confidences, et où le moindre détail lui était familier. La lumière des lampes tamisée par les abat-jour, les tentures aux tons effacés, les pâles fleurs de printemps, éparses çà et là dans les verres de Venise et les coupes de vieux Sèvres, évoquaient en elle par contraste, et sans qu’elle pût s’en expliquer la raison, le souvenir de la pièce où elle avait passé tant de soirées au début de son premier mariage. Dans celle-ci c’était une débauche de meubles de palissandre et de fauteuils capitonnés. Au-dessus de la cheminée, un tableau représentant une paysanne romaine, et entre les portes qui ouvraient à deux battants sur le salon du fond, une statue d’esclave grecque. C’était une pièce dans laquelle Julia s’était toujours sentie de passage, comme un voyageur dans une gare de chemin de fer, et voici que subitement, dans ce cadre même qui répondait si bien à ses plus profondes affinités, dans ce cher salon pour lequel elle avait quitté l’autre, elle se sentit tout aussi dépaysée et étrangère. Les étoffes, les fleurs, les tons adoucis des vieilles porcelaines, semblaient ne représenter qu’un raffinement superficiel et absolument en dehors des choses réelles et profondes de la vie.

Tout à coup, elle entendit son mari répéter sa question.

— Je ne crois pas pouvoir expliquer, dit-elle, troublée.

Westall avança son fauteuil vers la cheminée de manière à faire face à Julia ; et, à la lueur de la lampe, son fin visage semblait empreint de la même grâce factice que les bibelots qui l’entouraient.

— C’est donc que vous ne croyez plus à nos idées ? dit-il.

— À nos idées ?

— Les idées que je cherche à propager, les idées dont vous et moi sommes censés être les champions… (Il hésita un instant.) Les idées sur lesquelles a été fondé notre mariage, ajouta-t-il.

Le sang afflua au visage de Julia. Donc il y avait une raison ; oui, elle en était sûre maintenant. Dans ces dix années de mariage, combien de fois avait-il songé aux idées sur lesquelles reposait leur union ? Un homme creuse-t-il le soubassement de sa maison pour s’assurer que les fondations sont solides ? Elles existent, ces fondations, bien entendu, et c’est sur elles qu’est construite la maison ; mais on habite au-dessus et non dans le souterrain. C’était elle, à vrai dire, qui dans les débuts avait parfois insisté pour étudier la situation, récapitulant les raisons qui justifiaient sa propre conduite et proclamant parfois son attachement à la religion d’indépendance personnelle ; mais elle avait depuis longtemps cessé de sentir le besoin d’un point de vue aussi abstrait : elle avait accepté le fait de son mariage aussi franchement et aussi naturellement que si elle avait cru à la nécessité de cet acte traditionnel.

— Naturellement, j’ai toujours foi en nos idées, s’écria-t-elle.

— Alors, je vous le répète, je ne comprends plus. Notre opinion sur le mariage devait, selon vous, être hautement proclamée. Avez-vous changé d’avis à ce sujet ?

Elle hésita :

— Cela dépend des circonstances… du public auquel on s’adresse. Dans le milieu des Van Sideren, peu importe que la doctrine soit vraie ou fausse ; c’est la nouveauté qui attire.

— Et cependant c’est dans ce milieu-là que nous nous sommes rencontrés, vous et moi, et que nous avons appris l’un de l’autre la vérité.

— C’était tout différent.

— Dans quel sens ?

— D’abord je n’étais pas une jeune fille. Il est tout à fait inconvenant que des jeunes personnes soient présentes à… ces moments-là, et entendent discuter de telles questions.

— Vous considériez pourtant comme une des plus grandes injustices sociales que précisément ces questions-là ne fussent jamais discutées devant des jeunes filles ; mais nous nous écartons du sujet, car je ne me souviens pas en avoir vu une seule dans mon auditoire, aujourd’hui…

— Excepté Una Van Sideren !

Il se retourna légèrement et repoussa un peu la lampe près de laquelle s’appuyait son coude.

— Oh ! miss Van Sideren — naturellement.

— Pourquoi naturellement ?

— La fille de la maison ? Vous auriez voulu qu’on l’envoyât faire une promenade avec sa gouvernante ?

— Si j’avais une fille, je n’autoriserais pas de semblables choses chez moi !

Westall caressa sa moustache en souriant un peu et se pencha en arrière.

— Je m’imagine, dit-il, que miss Van Sideren est parfaitement capable de se garder.

— Aucune jeune fille ne sait se garder, ou, lorsqu’elle le sait, il est trop tard…

— Et cependant vous lui refusez délibérément le meilleur moyen de savoir se défendre.

— Qu’appelez-vous le meilleur moyen de savoir se défendre ?

— Quelques notions préliminaires sur la nature humaine dans ce qui a rapport aux liens du mariage.

Elle eut un geste d’impatience.

— Aimeriez-vous à épouser une jeune fille de ce genre ?

— Oui, beaucoup, si elle me convenait sur d’autres points.

Julia reprit l’argument sous une autre face.

— Vous vous trompez étrangement en supposant que de telles conversations n’ont pas d’influence sur les jeunes filles. Una était dans un état d’exaltation absurde…

Elle s’arrêta, se demandant pourquoi elle avait parlé.

Westall rouvrit une revue qu’il avait mise de côté au début de leur discussion.

— Ce que vous me dites là est extrêmement flatteur pour mon talent oratoire, mais je crains que vous n’exagériez son effet. Je vous assure que miss Van Sideren n’a pas besoin que l’on pense pour elle. Je la crois très capable de penser toute seule.

— Vous me semblez connaître bien à fond sa mentalité, laissa imprudemment échapper sa femme.

Westall leva tranquillement les yeux :

— Je le voudrais bien, répondit-il ; elle m’intéresse.


II

S’il y a une distinction morale à être incompris du vulgaire, cette distinction fut refusée à Julia Westall lorsqu’elle quitta son premier mari. Tout le monde se montra prêt à l’excuser et même à la défendre. Le monde dont elle faisait l’ornement fut d’avis que John Arment était « impossible », et les maîtresses de maison poussèrent un soupir de satisfaction à la pensée qu’elles ne seraient plus condamnées à l’inviter à dîner.

Le divorce n’avait été motivé par aucun scandale : aucune des parties n’avait accusé l’autre de griefs sérieux. De fait, les Arment avaient été forcés de porter leur cause dans un État qui reconnaissait la désertion comme un cas de divorce, et qui en interprétait les conditions d’une manière si large qu’aucune union ne résistait à l’examen. Même en se remariant, Mrs Arment ne semblait pas avoir porté la moindre atteinte à la morale traditionnelle. On savait qu’elle n’avait rencontré son second mari qu’après avoir été séparée du premier, et elle avait de plus échangé un homme riche contre un homme pauvre.

Bien que Clément Westall fût en passe de faire son chemin comme avocat, sa fortune ne croissait pas aussi rapidement que sa réputation. Il était à prévoir que les Westall seraient toujours condamnés à une existence plutôt modeste et à prendre des fiacres pour dîner en ville. Quelle meilleure preuve aurait-on pu donner du parfait désintéressement de Mrs Arment ?

Le raisonnement par lequel ses amis justifiaient sa conduite était peut-être plus simple et moins complexe que le sien propre, mais toutes les explications aboutissaient à la même conclusion : John Arment était « impossible ». Et s’il était, au point de vue mondain, classé parmi les gens ennuyeux, combien plus profondément devait-il l’être pour elle !

Pour s’excuser de son mariage par une plaisanterie, elle avait dit un jour qu’au moins en l’épousant elle avait été débarrassée de son voisinage forcé dans les dîners…

Elle ne se rendait pas compte à ce moment-là du prix auquel elle payait cette immunité.

John Arment était « impossible », parce qu’autour de lui tout devait descendre à son niveau. Par un inconscient procédé d’élimination, il avait exclu du monde ce dont il ne sentait pas personnellement le besoin. Il était devenu pour ainsi dire une atmosphère dans laquelle ne survivaient que ses propres exigences. Ceci aurait pu impliquer un égoïsme voulu, mais il n’y avait rien de tel chez Arment, être aussi instinctif qu’un animal ou un enfant, et cette inconscience presque enfantine empêchait qu’on ne se fît toujours sur lui une opinion juste. N’était-il pas tout simplement retardé dans son développement intellectuel ? Il avait, en tout cas, cette finesse inattendue qui fait dire d’un homme un peu court que ce n’est pourtant pas un imbécile, et c’était précisément cette qualité qui portait le plus sur les nerfs de sa femme.

Même pour le naturaliste, il est ennuyeux de voir ses déductions troublées par quelque déviation de forme ou de fonction ; combien plus pour la femme dont l’opinion qu’elle a d’elle-même est si inévitablement liée au jugement qu’elle porte sur son mari !

La finesse d’Arment n’impliquait en effet aucune faculté intellectuelle latente, mais plutôt des virtualités de sentir, de souffrir même, d’une manière aveugle et rudimentaire, auxquelles Julia préférait ne pas songer.

Elle était absolument pénétrée des raisons qui lui faisaient abandonner son mari, et pas un instant elle ne pensa que ces raisons pouvaient bien ne pas être aussi compréhensibles pour lui que pour elle. Et pourtant, lorsqu’elle réfléchissait au passé, elle revoyait toujours le regard, plein d’une perplexité qu’il eût été incapable d’exprimer, par lequel il avait acquiescé à ses justifications. Mais, il faut l’avouer, ces moments étaient rares. Son mariage avait été trop malheureux pour être examiné à un point de vue philosophique.

Et son infortune, bien que causée par un ensemble de raisons complexes, était aussi réelle que si les raisons en eussent été simples. L’âme est plus facile à meurtrir que la chair, et Julia était blessée dans toutes les fibres de son être moral. La nullité écrasante de son mari l’anéantissait de plus en plus, obscurcissant son horizon, raréfiant son atmosphère ; ses rêves, morts faute d’aliment, ressemblaient à un amas de corps en décomposition parmi lesquels on l’aurait emprisonnée ! Elle se sentait victime d’un guet-apens vieux comme le monde, et dans lequel son corps et son âme seraient tombés pour être impitoyablement asservis. Si le mariage était réellement la rançon d’une dette contractée dans l’ignorance, et si cette rançon devait durer autant que la vie, alors le mariage était un crime contre la nature humaine.

Quant à elle, jamais elle ne participerait au maintien d’une erreur dont elle avait été la victime, cette erreur qui contraint un homme et une femme aux relations les plus intimes jusqu’à la fin de leur vie, bien qu’ils se sentent, l’un et l’autre, comprimés comme l’arbre croissant dans le cercle de fer qui soutenait l’arbrisseau.

C’était dans le premier élan de son indignation qu’elle avait rencontré Clément Westall. Elle s’était bien vite aperçue qu’elle l’intéressait et s’était débattue contre les conséquences de cette découverte, craignant de se laisser prendre de nouveau dans les lacs des relations convenues. Pour éviter ce danger, elle avait exposé ses opinions à Westall avec une précipitation presque indiscrète, et avait vu avec surprise qu’il les partageait. La franchise d’un prétendant qui, tout en faisant sa cour, avouait ne pas croire au mariage, était pour elle un attrait de plus. Quant à Westall, les pires audaces de Julia ne le surprenaient pas, tant il avait réfléchi à tout ce qu’elle sentait ; tous deux en étaient donc arrivés aux mêmes conclusions. En effet, comme disait Westall, la croissance n’étant pas égale pour tous, tel joug trop large pour l’un devient vite trop étroit pour l’autre. Le divorce n’a pas d’autre but que de réajuster les relations personnelles, et dès que l’on aura reconnu que ces relations doivent forcément être transitoires, elles gagneront en dignité aussi bien qu’en harmonie. On n’aura plus besoin de recourir à ces ignobles connivences, à ces perpétuels sacrifices de sensibilité personnelle et de fierté morale sur lesquels on étaie les mariages boiteux. Chaque partenaire du contrat mettra son point d’honneur à être le plus parfait modèle de développement individuel, sous peine de perdre le respect et l’affection de l’autre. La nature inférieure, ne pouvant plus abaisser vers elle celle qui lui est supérieure, sera forcée de s’élever, à moins de rester isolée à son niveau inférieur. La seule condition nécessaire pour rendre un mariage harmonieux est donc de reconnaître franchement cette vérité, et d’exiger des parties contractantes le solennel engagement d’être fidèles à leur promesse, et de se séparer dès que l’accord le plus complet aura cessé d’exister. C’est un adultère d’un nouveau genre que d’être infidèle à soi-même.

Or Westall venait de rappeler à Julia que leur mariage avait été contracté sur cette base, la cérémonie en elle-même n’ayant été qu’une concession sans importance à des préjugés sociaux. Maintenant que le divorce existait, le mariage n’était plus une impasse, et l’engagement que l’on prenait n’amoindrissait en aucune façon le respect de soi-même.

La nature de leur attachement plaçait Westall et Julia tellement au-dessus de semblables éventualités qu’il leur était facile d’en discuter librement. Ils avaient même à tel point le sentiment de leur parfaite sécurité que Julia avait pris l’habitude d’insister tendrement sur la promesse que lui avait faite Westall de réclamer son dégagement quand il cesserait de l’aimer. L’échange de ces vœux semblait les rendre, dans un sens, les champions de la nouvelle loi, les pionniers dans le pays encore inexploré de la liberté individuelle : ils sentaient qu’ils avaient en quelque sorte atteint la félicité sans avoir passé par le martyre.

À cet instant où elle se remémorait son passé, Julia voyait nettement que telle avait été son attitude théorique vis-à-vis du mariage. C’était inconsciemment, insidieusement, que ses dix ans de bonheur avec Westall avaient produit une autre conception de ces liens, et comme un retour au vieil instinct de possession et de dépendance passionnée qui, aujourd’hui, la faisait bondir à la seule pensée de changement.

Changement ? Renouvellement ? Étaient-ce bien les mots qu’ils avaient employés dans leur absurde jargon ? C’eût été bien plutôt destruction, extermination qu’il eût fallu nommer le fait de rompre les myriades de liens qui relient un être à un autre. Un autre ? Mais non ! Lui et elle ne faisaient qu’un, dans ce sens mystique qui seul peut donner au mariage sa raison d’être. La nouvelle loi n’était pas faite pour eux, mais pour les êtres séparés, condamnés à une union dérisoire. L’évangile qu’elle s’était crue appelée à propager n’avait aucun rapport avec son propre cas…

Un peu honteuse de son exaltation croissante, inexplicable, elle fit appeler un médecin et lui demanda un calmant pour les nerfs.

Elle s’empressa de le prendre… mais il ne calma pas ses appréhensions. Elle ne savait pas au juste ce qu’elle redoutait, et cela rendait son anxiété de plus en plus envahissante.

Son mari n’avait plus fait allusion à ses conférences du dimanche. Moins nerveux et plus maître de lui que d’habitude, il se montrait particulièrement bon et attentif ; mais ses égards avaient une nuance de timidité qui suscitait en Julia de nouvelles terreurs. Elle avait beau se dire que c’était sans doute à cause de la visite du médecin et de la potion calmante que son mari montrait tant de déférence pour ses moindres fantaisies, mais cette explication devenait une source de nouvelles appréhensions.

La semaine passa lentement, sans rien d’anormal. Le samedi, le courrier du matin apporta un mot de Mrs Van Sideren. La chère Julia serait-elle assez aimable pour prier M. Westall de venir le lendemain une demi-heure plus tôt, parce qu’il devait y avoir de la musique après sa « conférence » ? Westall partait justement pour son étude au moment où sa femme venait de lire ce billet. Elle ouvrit la porte du salon et le rappela pour lui transmettre le message. Westall jeta un coup d’œil sur la lettre et la rendit à sa femme :

— Quel ennui ! Il me faudra abréger mon jeu de paume. Enfin je suppose qu’il est impossible de faire autrement. Voulez-vous répondre que c’est entendu ?

Julia hésita un instant, sa main se crispant sur le dossier de la chaise contre lequel elle s’appuyait.

— Vous avez l’intention de continuer ces conférences ? demanda-t-elle.

— Moi ? pourquoi pas ? répondit-il.

Cette fois, il sembla à sa femme que sa surprise n’était pas tout à fait sincère, et cette constatation lui donna la force de parler.

— Vous aviez dit que vous les aviez commencées dans l’intention de m’être agréable…

— Eh bien ?

— Je vous ai dit la semaine dernière qu’elles ne me plaisaient pas.

— La semaine dernière. Oh ! (Il sembla faire un effort de mémoire.) J’ai cru que vous étiez nerveuse, alors ; n’avez-vous pas, dès le lendemain, fait venir le médecin ?

— Ce n’était pas le médecin dont j’avais besoin ; c’était de votre assurance…

— Mon assurance ?

Elle sentit tout à coup le sol lui manquer, et s’effondra dans le fauteuil, la gorge serrée. Les mots qu’elle voulait prononcer, les idées qu’elle cherchait à exprimer, lui échappaient comme des fétus de paille qu’un torrent eût entraînés.

— Clément, s’écria-t-elle, ne vous suffit-il pas de savoir que je déteste la chose ?

Il fit un pas en arrière pour fermer la porte, puis il s’approcha d’elle et s’assit.

— Que détestez-vous donc tellement ? demanda-t-il avec douceur.

Elle faisait un effort désespéré pour rallier les raisonnements qu’elle avait préparés.

— Je ne puis supporter de vous entendre parler comme si… comme si… notre mariage était de l’autre espèce, de la fausse espèce. Quand je vous ai entendu, l’autre jour, proclamer devant tous ces gens curieux et bavards que les maris et les femmes ont le droit de se quitter quand ils sont las l’un de l’autre ou quand ils ont vu une autre personne leur plaisant…

Westall demeurait immobile, les yeux fixés sur une rosace du tapis.

— Alors vous avez changé d’opinion ? dit-il. Vous ne croyez plus que des maris et des femmes ont le droit de se séparer dans ces conditions ?

— Dans ces conditions ? balbutia-t-elle. Oui, je le crois encore ; mais comment pouvons-nous juger pour les autres ? Que pouvons-nous savoir des circonstances ?

Il l’interrompit :

— Notre credo n’a-t-il pas pour article fondamental que les circonstances pouvant résulter d’un tel mariage n’entraveront pas la complète affirmation de la liberté individuelle ? (Il s’arrêta un instant.) Je croyais que c’était cette raison qui vous avait fait quitter Arment, ajouta-t-il.

Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Cela ne ressemblait guère à Westall de renforcer l’argument par une allusion personnelle…

— J’avais mes raisons, dit-elle simplement.

— Eh bien ! pourquoi vous refusez-vous aujourd’hui à reconnaître leur validité ?

— Je ne refuse pas… non… je dis seulement qu’on ne peut pas juger pour les autres.

Il fit un geste d’impatience.

— C’est un casse-tête. Vous voulez dire, je pense, que, la doctrine ayant servi vos vues, vous la répudiez maintenant.

— Soit ! s’écria-t-elle, en rougissant de nouveau, admettons que oui. Que vous importe ?

Westall se leva. Il était excessivement pâle et avait, vis-à-vis de sa femme, la réserve un peu gênée d’un étranger.

— Il m’importe à moi, dit-il à mi-voix, étant donné que je ne la répudie pas.

— Eh bien ?

— Et aussi parce que j’avais eu l’intention de l’invoquer…

Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, tandis qu’elle se taisait, presque assourdie par les battements de son cœur.

Il continua :

… Comme une complète justification du parti que je vais prendre.

Julia demeurait immobile :

— Quel est ce parti ? demanda-t-elle.

Il raffermit sa voix :

— J’ai l’entention de réclamer l’exécution de votre promesse.

À cet instant, un voile passa sur les yeux de Julia, et autour d’elle les objets se confondirent ; puis elle retrouva subitement une netteté de vision telle que tous les détails qui l’environnaient lui infligeaient chacun un genre de torture particulier, depuis le tic tac de la pendule et le rayon de soleil sur le mur, jusqu’au bras du fauteuil auquel elle se cramponnait.

— Ma promesse ? bégaya-t-elle.

— Votre part dans la convention mutuelle que nous avons faite de nous rendre la liberté dès que l’un des deux la désirerait.

Elle redevint silencieuse. Lui, attendit un instant, changea nerveusement de position, puis ajouta avec un peu d’irritabilité :

— Je pense que vous reconnaissez avoir pris cet engagement ?

Ces paroles lui portèrent le coup fatal. Elle releva fièrement la tête :

— Oui, je reconnais avoir pris cet engagement.

— Et vous ne comptez pas le répudier ?

Une bûche tomba sur le devant du foyer : il la repoussa machinalement du pied.

— Non, répondit Julia lentement, je ne compte pas le répudier.

Il se fit un silence pendant lequel Westall resta près du feu, le coude sur le manteau de la cheminée. Sous sa main se trouvait une petite coupe de jade qu’il lui avait donnée à un de leurs anniversaires de mariage. Elle se demanda vaguement s’il l’avait remarquée…

— Alors, vous avez l’intention de me quitter ? dit-elle enfin.

Par un geste involontaire, il sembla vouloir se défendre contre une accusation aussi directe.

— Pour épouser quelqu’un d’autre ? poursuivit-elle.

Et cette fois encore Westall protesta du regard et du geste. Julia se leva et alla se placer devant lui.

— Pourquoi craignez-vous de me le dire ? Serait-ce Una Van Sideren ?

Il garda le silence.

— Je vous souhaite bonne chance, dit-elle simplement.


III

Julia leva les yeux et se trouva seule. Elle ne se rappelait ni quand ni comment son mari avait quitté le salon, ni depuis combien de temps elle y était. Le feu couvait encore dans le foyer, mais le rayon de soleil avait disparu du mur. La première pensée qu’elle put ressaisir fut qu’elle n’avait pas manqué à sa parole, qu’elle avait rempli leur engagement à la lettre. Elle ne s’était pas récriée, n’avait pas récriminé sur le passé et n’avait tenté ni de temporiser, ni de reculer le dénouement ; elle avait courageusement marché au-devant de l’ennemi.

Mais maintenant qu’elle se trouvait seule, elle eût voulu en finir… Elle regardait autour d’elle, cherchant à réaliser le présent. Son identité semblait lui échapper comme dans une syncope physique. « Ceci est mon salon, — ceci est ma maison, » disait une voix en elle. Son salon ? sa maison ? Elle entendait presque les murs lui répondre ironiquement.

Elle se leva, lasse jusque dans la moelle des os. Le silence de la pièce l’impressionna. Elle se rappela alors comme un vague écho avoir longtemps auparavant entendu la grande porte se fermer. Son mari devait avoir quitté la maison, alors… Son « mari » ? Elle ne savait plus comment exprimer sa pensée. Les phrases les plus simples étaient pleines d’amertume ! Elle retomba exténuée sur sa chaise. La pendule sonna dix heures. Il n’était que dix heures ! Tout à coup elle se souvint qu’elle n’avait pas commandé le dîner… ou bien dînaient-ils dehors ce soir-là ?… Dîner ? dîner dehors ? La vieille phraséologie la poursuivait donc ? Il lui fallait pourtant penser à elle comme elle penserait à quelqu’un d’autre, à quelqu’un qui n’aurait plus aucun lien avec la routine familière du passé et dont il faudrait étudier peu à peu les besoins et les habitudes, tel un animal inconnu.

La pendule sonna de nouveau ; il était onze heures cette fois. Julia se leva et se dirigea vers la porte pour aller dans sa chambre. « Sa » chambre ? Une fois de plus ce mot lui parut une dérision. Elle ouvrit pourtant la porte, traversa l’antichambre et monta l’escalier. Elle remarqua en passant les cannes et les parapluies de Westall, puis une paire de ses gants oubliée sur la table. C’était bien toujours le même tapis qui couvrait les marches de l’escalier ; c’était la même vieille gravure française dans son étroit cadre noir qui lui faisait face sur le palier.

L’obstination avec laquelle ces objets s’imposaient à elle devint intolérable. Au fond d’elle-même : un abîme béant ; autour d’elle : la même apparence calme et familière. Elle sentit qu’il lui faudrait s’éloigner pour ressaisir ses pensées ; mais une fois dans sa chambre, elle s’assit sur la chaise longue et se laissa envahir par une espèce de torpeur. Puis, graduellement, sa vision s’éclaircit. Il s’était passé beaucoup de choses dans l’intervalle. Il y avait eu en Julia un vrai conflit d’émotions, d’arguments, d’idées s’entre-choquant, d’impulsions violentes qui s’émoussaient d’elles-mêmes. Elle avait bien essayé de rallier, d’organiser ses forces désordonnées ; — qu’elle pût seulement dompter ses révoltes intérieures et elle entreverrait sans doute la délivrance ! Sa vie ne pouvait être ainsi brisée pour un caprice, une lubie ; la loi elle-même serait pour elle, la défendrait. La loi ? Mais quel droit y avait-elle ? N’était-elle pas fatalement prisonnière d’une loi dont elle avait été le propre auteur ? Ne devenait-elle pas aujourd’hui la victime prédestinée du code qu’elle avait inventé ? Mais non, tout ceci n’était qu’une fantasmagorie grotesque, intolérable, une folle erreur dont elle ne pouvait être rendue responsable ! La loi qu’elle avait méprisée existait toujours et pouvait encore être invoquée… Invoquée ? Dans quel dessein ? Pouvait-elle lui demander d’enchaîner Westall à elle ? N’avait-il pas été permis à Julia de se rendre libre quand elle avait réclamé sa liberté ?… Montrerait-elle moins de magnanimité qu’elle n’en avait exigé ? Ce mot de magnanimité la cingla de son ironie. On ne prend pas une attitude quand on lutte pour la vie… Et Julia prévoyait déjà que pour garder son mari elle consentirait aux pires compromis, cédant sur tout pour conserver son bonheur passé. Ah ! mais c’était plus difficile qu’elle ne le pensait ! La loi ne pouvait plus lui servir. Sa propre apostasie deviendrait inutile ! Julia était la victime des théories qu’elle reniait. Elle se sentait déjà prise dans l’engrenage d’une machine gigantesque qu’elle aurait fabriquée elle-même…

L’après-midi elle sortit et marcha vite, sans but, redoutant de rencontrer des visages connus. La journée était radieuse, le ciel bleu d’acier : c’était une de ces journées américaines toutes vibrantes de lumière, par lesquelles on aime à se sentir vivre. Mais les rues lui parurent vides, affreuses ; et sous ce ciel éclatant tout lui sembla prendre des proportions exagérées. Elle héla un hansom qui passait devant elle et donna au cocher l’adresse de Mrs Van Sideren. Elle ne s’expliquait pas bien ce qui lui avait inspiré cet acte, mais elle se sentait tout à coup décidée à parler, à avertir la jeune fille. Il était trop tard pour se sauver elle-même, mais il était encore temps de parler à Una.

Le hansom roula vers la Cinquième Avenue, tandis qu’assise, les yeux fixes, elle cherchait à éviter les regards des gens qu’elle connaissait. Arrivée chez les Van Sideren, elle sauta de la voiture et sonna ; la clarté s’était faite dans son cerveau à mesure qu’elle agissait, et elle se sentait maintenant calme et maîtresse d’elle-même ; elle savait exactement ce qu’elle allait dire !

Ces dames étaient sorties toutes deux… la parlour-maid étendit la main pour recevoir la carte de Julia. Mais elle balbutia quelques mots vagues, tourna le dos à la porte et s’attarda un instant sur le trottoir. Puis elle se rappela qu’elle n’avait pas payé le cocher et, tirant un dollar de son porte-monnaie, elle le lui tendit. Le cocher porta la main à son chapeau et repartit, la laissant seule dans la rue déserte. Elle erra vers l’ouest, vers des rues peu fréquentées où elle n’aurait aucune chance de rencontrer des gens de connaissance, sans aucun but et n’en voulant pas avoir. Un moment, elle se trouva perdue dans la foule qui, l’après-midi, se presse dans Broadway ; elle passa vite devant les boutiques, les étalages voyants, les affiches de théâtre, ne regardant même pas les physionomies banales des gens qui la croisaient.

Elle se rappela soudain qu’elle n’avait pas déjeuné. Dans une rue aux maisons délabrées, elle vit sur une fenêtre de sous-sol l’enseigne : « Restaurant de Dames » et à l’étalage une tarte à côté d’un plat de dough-nuts desséchés.

Elle entra dans la salle, où une jeune fille à la bouche insignifiante et aux yeux hardis se hâta de lui débarrasser une table près de la fenêtre.

Cette table était recouverte d’une nappe rouge et blanche, sur laquelle on avait placé, près de la salière remplie de sel grisâtre, un verre grossier d’où sortait une branche de céleri.

Julia se commanda du thé et l’attendit longtemps. Elle était heureuse de se sentir loin du brouhaha des rues, dans cette salle vide. Seules, deux ou trois jeunes filles aux visages pâles et impertinents flânaient dans le fond et bavardaient à voix basse, tout en lui jetant parfois un coup d’œil. Enfin on lui servit le thé dans une théière de métal désargenté. Elle s’en versa une tasse qu’elle but hâtivement. Le thé était noir et amer, mais il agit sur elle comme un réconfortant ; et bientôt Julia s’exalta jusqu’à en avoir le vertige. Mais ce ne fut que pour retomber ensuite dans l’abattement le plus complet.

Elle but une seconde tasse de thé, plus noir et plus amer encore, et de nouveau la lucidité lui revint ; elle se sentit aussi énergique, aussi décidée que sur le seuil de la maison Van Sideren ; mais elle n’avait aucune envie d’y retourner, voyant bien l’inutilité d’une telle tentative et l’humiliation à laquelle elle s’exposait…

Et maintenant elle ne savait plus à quoi se résoudre. La courte journée d’hiver touchait à sa fin… elle ne pouvait, sans attirer l’attention, s’attarder davantage dans le restaurant.

Elle paya donc son thé et sortit. Les réverbères étaient déjà allumés, et çà et là, du soubassement d’une boutique, jaillissait une lueur oblongue qui se reflétait sur le pavé. Ainsi vue à la nuit, la rue avait un aspect sinistre, et Julia se hâta de revenir vers la Cinquième Avenue. Elle n’était pas habituée à être dehors seule à cette heure-là.

Au coin de la Cinquième Avenue, elle s’arrêta pour regarder passer les voitures. À la fin, un sergent de ville l’aperçut et lui fit signe qu’il la ferait traverser. Elle n’avait pas eu l’intention de traverser, mais elle obéit automatiquement et se trouva tout à coup au coin opposé. Là, elle s’arrêta encore un instant ; mais, s’imaginant que le sergent de ville la regardait, elle se décida à tourner dans la rue la plus proche… et elle marcha ensuite longtemps et sans but…

La nuit était tombée et elle apercevait parfois à travers les vitres des voitures qui passaient un coin de gilet blanc qui se détachait dans l’obscurité, ou le reflet d’une sortie de bal pailletée.

Tout à coup elle se trouva dans une rue connue et s’arrêta brusquement, ayant tourné le coin sans remarquer où cela la menait. À quelques mètres devant elle, se trouvait la maison dans laquelle elle avait vécu autrefois… la maison de son premier mari. Les volets en étaient fermés, et une faible lueur seulement indiquait les vitres de l’imposte au-dessus de la porte. Et tandis qu’elle était là debout, immobile, elle entendit un pas et vit passer à côté d’elle un homme qui se dirigeait vers la maison. Il avançait lentement, avec la démarche alourdie d’un homme entre deux âges, la tête un peu enfoncée entre les épaules, le pli rouge de sa nuque bien marqué au-dessus du col de fourrure de son pardessus. Il traversa la rue, monta les marches, tira de sa poche un passe-partout et entra…

La rue était déserte ; Julia s’attarda un instant au coin, les yeux fixés sur la façade de la maison. Une faiblesse physique l’envahissait de nouveau, mais la vigueur factice que lui avaient donnée ses deux tasses de thé rendait encore ses idées d’une lucidité extraordinaire. Tout à coup, elle entendit un bruit de pas qui se rapprochait, et aussitôt elle traversa la rue et monta les marches de la maison. Le mouvement impulsif qui l’avait menée ici se prolongea jusque dans le geste par lequel elle pressa le bouton électrique, — puis elle se sentit subitement faible et tremblante, et saisit la balustrade pour se soutenir. La porte s’ouvrit et un jeune valet de pied avec une figure fraîche et inexpérimentée se présenta. Julia vit aussitôt qu’il la laisserait entrer.

— J’ai vu passer M. Arment tout à l’heure, dit-elle. Voulez-vous lui demander de me recevoir un instant ?

Le valet de pied hésita.

— Je crois que M. Arment est monté s’habiller pour le dîner, madame.

Julia s’avança dans le vestibule.

— Je suis sûre qu’il me recevra… Je ne le retiendrai pas longtemps.

Elle parlait avec calme, en prenant ce ton auquel un domestique stylé ne se méprend pas. Le valet de pied avait déjà la main sur la porte du salon.

— Je le lui dirai, madame. Qui aurai-je l’honneur d’annoncer ?

Julia trembla. Elle n’y avait pas pensé.

— Dites simplement : « une dame », répondit-elle.

Le valet de pied hésita de nouveau et elle se crut perdue ; mais au même instant la porte du salon s’ouvrit et John Arment parut. Il se retira brusquement en la voyant, sa figure colorée devenue toute pâle d’émotion ; puis le sang lui remonta au visage, faisant enfler les veines de ses tempes et rougissant les lobes de ses oreilles épaisses.

Il y avait longtemps que Julia ne l’avait pas vu et elle fut frappée de son changement. Devenu encore plus vulgaire, il était complètement envahi par la graisse. Mais elle ne s’en aperçut que petit à petit, car son unique préoccupation était, maintenant qu’elle le tenait en face d’elle, de ne pas le laisser échapper avant qu’il ne l’eût entendue. Toutes les facultés de son être semblaient concentrées sur cette unique idée.

— Il faut que je vous parle, dit-elle, en s’avançant vers lui, tandis qu’il reculait.

Arment hésita, rouge et balbutiant. Julia jeta un coup d’œil sur le domestique et son regard agit sur Arment comme un avertissement. L’horreur instinctive d’une scène domina chez lui tout autre sentiment, et il dit avec lenteur :

— Voulez-vous venir par ici ?

Il la suivit dans le salon et ferma la porte. Julia, en avançant, se rendit vaguement compte que la pièce n’avait pas été changée. Le temps n’avait rien diminué de l’horreur qu’elle lui avait inspirée. La « contadina » souriait toujours sur la cheminée, et l’esclave grecque obstruait le seuil du salon du fond. Tout était vivant de souvenirs : elle les retrouvait dans chaque pli des rideaux de satin jaune, dans chaque coin du mobilier de palissandre. Mais tandis que quelque obscur intermédiaire lui transmettait ces impressions, tous les efforts de sa volonté se concentraient dans le seul acte de dominer Arment. La crainte qu’il ne refusât de l’écouter montait comme une fièvre à son cerveau. Elle sentait son but même lui échapper ; et dans son désir aveugle, intense, les mots et les arguments se heurtaient confusément.

Un instant, la parole lui manqua, et elle s’imagina être rebutée avant de pouvoir parler ; mais comme elle cherchait ses mots, Arment lui poussa une chaise et dit tranquillement :

— Vous n’êtes pas bien ?

Le son de sa voix rendit à Julia un peu d’aplomb. Cette voix n’était ni douce, ni sévère : c’était la voix d’un homme qui suspendait son jugement, en attendant des explications ultérieures. Elle s’appuya contre le dossier de la chaise et soupira profondément.

— Faut-il envoyer chercher un remède ? continua-t-il, avec une politesse froide et embarrassée.

Julia leva la main pour l’implorer :

— Non… non… merci. Je vais très bien.

Il s’arrêta à mi-chemin de la sonnette et se retourna vers elle.

— Alors ?

Elle reprit :

— Il y a une chose qu’il faut que je vous dise.

Arment continua à la scruter.

— J’aurais pensé, répondit-il, que toute communication de vous à moi aurait pu être faite par nos hommes d’affaires.

— Nos hommes d’affaires ! (Elle rit nerveusement.) Je ne pense pas qu’ils puissent être pour moi d’aucun secours.

La figure d’Arment prit l’expression de quelqu’un qui est décidé à ne pas se laisser attendrir.

— S’il est question de secours, bien entendu…

Elle se rappela avoir vu cette même expression sur son visage quand quelque miséreux venait frapper à sa porte avec un livre de quête. S’imaginait-il par hasard qu’elle venait mendier un peu de sympathie comme on vient mendier une aumône ? Cette pensée la fit encore sourire. Elle vit le regard d’Arment devenir de plus en plus perplexe. Toutes les transformations qui se faisaient sur son visage étaient lentes, et elle se rappela subitement comme cela l’avait divertie autrefois de changer d’un mot cette pénible mise en scène. Elle se rendit compte pour la première fois qu’elle avait été cruelle.

— Oui, il s’agit de secourir, dit-elle sur un ton plus doux, et vous pouvez le faire en m’écoutant… J’ai une chose à vous dire…

Arment ne cédait pas encore.

— Ne serait-il pas plus facile d’écrire ? suggéra-t-il.

Elle secoua la tête :

— Il n’y a pas le temps d’écrire… et ce ne sera pas long.

Elle leva la tête et leurs yeux se rencontrèrent.

— Mon mari m’a quittée, dit-elle.

— Westall ? balbutia-t-il en rougissant encore.

— Oui… Ce matin… exactement comme je vous ai laissé, parce qu’il était fatigué de moi.

Ces mots, prononcés à voix basse, semblèrent porter jusqu’au fond de la pièce. Arment regarda du côté de l’antichambre, puis son regard embarrassé se fixa de nouveau sur Julia.

— J’en suis très fâché, dit-il gauchement.

— Merci, murmura-t-elle.

— Mais je ne saisis pas…

— Non… mais vous saisirez… dans un instant. Ne voulez-vous pas m’écouter ? Je vous en prie !

Instinctivement elle avait changé de position, se plaçant entre la porte et lui.

— Cela s’est passé ce matin, continua-t-elle, s’exprimant en phrases courtes, haletantes. Je ne soupçonnais rien… Je croyais que nous étions… parfaitement heureux… Tout à coup, il m’a dit qu’il était fatigué de moi… il me préfère une jeune fille… Il est allé la rejoindre…

Comme elle parlait, une angoisse latente l’envahit, la dominant à l’exclusion de toute autre émotion. Ses yeux brûlaient, sa gorge se gonflait et deux larmes douloureuses coulèrent sur ses joues.

La contrainte d’Arment augmentait visiblement.

— C’est… c’est très malheureux, dit-il. Mais il me semble que la loi…

— La loi ? répondit-elle ironiquement. Quand il demande sa liberté ?

— Vous n’êtes pas forcée de la lui rendre, répondit Arment.

— Vous non plus, vous n’étiez pas forcé de me rendre la mienne, et pourtant vous l’avez fait.

Il eut un geste de protestation.

— Vous avez vu que la loi ne pouvait vous servir, n’est-ce pas ? continua-t-elle. C’est ce que moi je vois aussi maintenant. La loi représente des droits matériels : son effet ne s’étend pas au delà. Si nous ne reconnaissons pas une loi intérieure… si nous ne reconnaissons pas les obligations que crée l’amour… — et le fait d’être aimé tout autant que d’aimer — nous entassons fatalement des ruines autour de nous… N’est-ce pas ?

Elle releva la tête avec le regard plaintif d’un enfant égaré.

— C’est ce que je vois aujourd’hui… ce que je voulais vous dire. Il me quitte parce qu’il est fatigué de moi… mais moi, je n’étais pas fatiguée de lui ; et je ne comprends pas pourquoi il l’est. C’est ce qu’il y a de plus affreux… ne pas comprendre. Je n’en avais pas saisi l’horreur. Mais j’y ai pensé toute la journée, et il m’est revenu à la mémoire des choses que je n’avais pas remarquées… quand vous et moi…

Elle se rapprocha de lui et le fixa avec ce regard qui cherche à pénétrer plus profondément que les paroles :

— Je vois maintenant que vous non plus, vous n’avez pas compris… n’est-ce pas ?

De leur regard jaillit tout à coup la lumière ; le voile qui les séparait sembla se lever ; les lèvres d’Arment tremblèrent.

— Non, dit-il, je n’ai pas compris.

Elle poussa presque un cri de triomphe :

— Je le savais, je le savais bien ! Vous étiez étonné… vous avez essayé de me le dire… mais aucun mot n’est venu… vous avez vu votre vie brisée… tout ce qui vous entourait en ruines… et vous ne pouviez ni parler, ni bouger !

Elle se laissa tomber sur la chaise contre laquelle elle s’était appuyée.

— Maintenant, je sais… oui, je sais, répétait-elle.

— Je suis désolé pour vous, entendit-elle balbutier à Arment.

Elle lui jeta un coup d’œil triste.

— Je ne suis pas venue pour cela. Je ne vous demande pas d’être désolé. Je suis venue vous demander de me pardonner… de n’avoir pas compris que vous ne me compreniez pas… C’est tout ce que j’avais à vous dire.

Elle se leva avec le vague sentiment que c’était fini et elle tendit la main vers la porte.

Arment restait là, immobile. Elle se retourna vers lui, s’efforçant à sourire.

— Vous me pardonnez ? dit-elle.

— Il n’y a rien à pardonner…

— Alors vous me donnerez une poignée de main avant que je ne vous quitte ?

La main qu’Arment mit dans la sienne était une main inerte, sans volonté.

— Au revoir ! dit-elle. Je comprends maintenant.

Elle passa dans le vestibule. Arment fit un pas en avant ; mais, juste au même moment, le valet de pied, qui connaissait son service, s’avança. Julia entendit Arment qui se retirait.

Le valet de pied ouvrit la porte toute grande, et elle se trouva dehors dans la nuit…