Les Metteurs en scène (recueil)/Les Deux Autres

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Traduction par la baronne Jean de Bail.
Plon (p. 33-75).


LES DEUX AUTRES


I

Debout devant la cheminée, Waythorn attendait que sa femme descendît pour passer à la salle à manger. C’était leur première soirée sous son propre toit, et son frémissement intérieur, indice d’une agitation juvénile, l’étonnait lui-même. Il n’était assurément pas vieux, — à peine avait-il plus de trente-cinq ans, — mais il s’était cru arrivé à l’âge où les passions se calment. Cependant, il sentait comme un regain de jeunesse se mêler à la satisfaction tranquille que suscitaient en lui l’atmosphère de son salon fleuri et l’attente du dîner en tête à tête avec sa femme.

La maladie de Lily Haskett, fille d’un premier mariage de Mrs Waythorn, avait brusquement rappelé les nouveaux mariés au cours de leur voyage de noces. D’après le désir exprimé par Waythorn, l’enfant avait été installée chez lui le jour même où il épousait sa mère ; et aussitôt, le médecin leur annonçait qu’elle était atteinte de la typhoïde, une typhoïde légère, assurait-on, sans aucun symptôme inquiétant. Lily, dans toute la force de la santé et de ses douze ans, triompherait aisément d’une maladie qui promettait d’être bénigne. La garde émit le même avis, et parla sur un ton si rassurant que, le premier moment de frayeur passé, Alice Waythorn en avait pris son parti avec le plus grand sang-froid. Elle aimait tendrement Lily ; son affection pour sa fille avait été un de ses plus grands charmes aux yeux de Waythorn ; mais son système nerveux parfaitement équilibré, et dont avait hérité l’enfant, défendait à cette femme essentiellement raisonnable de perdre son temps en craintes vagues et chimériques. Aussi Waythorn s’attendait-il à la voir entrer dans le salon, un peu en retard sans doute pour avoir voulu jeter un dernier coup d’œil sur sa fille, mais aussi placide et parée que si ses lèvres se fussent posées sur un front d’enfant bien portant. Sa sérénité constante lui était un repos ; elle compensait la nervosité de sa nature, à lui, quelque peu impressionnable ; et tandis qu’il se la représentait penchée sur le lit de Lily, il pensait au baume que devait être sa présence auprès d’un malade ; sa démarche seule ramènerait à la santé.

La vie de Waythorn avait été terne, plutôt par l’effet de son tempérament que par celui des circonstances, et il s’était laissé attirer vers Alice par sa gaieté imperturbable, qui entretenait la fraîcheur de sa jeunesse et de son entrain à un âge où les énergies féminines prennent le plus souvent un caractère différent, soit que les femmes perdent de leur activité, soit qu’elles deviennent plus agitées.

Il savait ce que l’on disait d’elle ; car, malgré son excellente situation mondaine, la délation, quoique faible et timide, ne l’avait pas épargnée plus que d’autres. Lorsqu’elle avait fait son apparition dans le monde de New-York, il y avait quelque neuf ou dix ans, patronnée par Gus Varick, qui devait devenir son second mari et qui l’avait découverte on ne savait trop où, — à Pittsburg ou à Utica, — la société, tout en acceptant la jolie Mrs Haskett, s’était réservé le droit de désavouer au besoin sa propre sanction. Pourtant, les renseignements qu’on obtint sur elle établirent nettement sa parenté avec une famille parfaitement bien posée, et prouvèrent que son premier divorce était la conséquence inévitable d’un mariage imprudemment conclu à dix-sept ans ; et comme on ne savait rien de Mr Haskett, il était facile de le charger de tous les péchés d’Israël.

Le mariage d’Alice Haskett avec Gus Varick lui ouvrit les portes d’une société dont elle souhaitait ardemment faire partie, et pendant plusieurs années les Varick furent le ménage en vogue de la capitale. Malheureusement, l’union fut courte et orageuse, et cette fois le mari eut ses partisans, quoique ses défenseurs convinssent eux-mêmes qu’il n’était pas fait pour le mariage.

Les tribunaux de New-York n’accordant le divorce qu’en cas d’adultère, un divorce y est, pour celui qui l’obtient, comme un brevet de vertu, et Mrs Varick, grâce au demi-veuvage de sa seconde séparation, fut admise à confier ses dernières infortunes conjugales aux oreilles les plus prudes de la ville. Mais lorsqu’on apprit son remariage avec Waythorn il se produisit un revirement momentané. Ses meilleurs amis eussent préféré la voir se confiner dans ce rôle de femme offensée qui lui était aussi séant que des voiles de crêpe à une veuve blonde et rose. Il est vrai qu’un temps suffisant s’était écoulé, et que personne n’osa ou n’eut même l’idée d’insinuer que Waythorn avait supplanté son prédécesseur. Mais on hochait la tête en parlant de lui, et un de ses amis, — un envieux sans doute, — à qui il déclarait avoir pris cette décision en toute connaissance de cause et les yeux ouverts, lui répondit sur un ton narquois :

— Oui, les yeux ouverts et les oreilles bouchées !

Waythorn pouvait sourire devant ces allusions qu’il avait escomptées d’avance. Il savait que la société n’est pas encore faite aux conséquences du divorce, et que, jusqu’au moment où l’usage les aura fait admettre, toute femme qui use de la liberté que lui accorde la loi doit justifier socialement de ses actes par sa propre manière d’être. À ce point de vue, Waythorn avait une confiance complète dans l’habileté de sa femme. Son opinion fut pleinement confirmée, et avant même la célébration du mariage, le cercle d’Alice Varick s’était ouvertement rallié pour la défendre contre la malveillance générale. Elle montra en tout son calme habituel, surmontant les obstacles sans paraître même les voir, et Waythorn, étonné de son sang-froid, songeait avec surprise à toutes ces mesquineries de la vie auxquelles il avait attaché tant d’importance. Il éprouvait maintenant le sentiment de s’être réfugié dans le port du salut, en unissant sa nature moins vivante à celle de sa femme, plus riche et plus ardente, et il se laissait aller à une réelle satisfaction en pensant que, tout à l’heure, sa tâche auprès de Lily accomplie, elle ne rougirait pas de témoigner franchement du plaisir que lui causeraient un bon dîner et sa première soirée dans l’hôtel de son mari.

Mais au moment où elle vint le retrouver, la charmante physionomie de Mrs Waythorn n’exprimait certes pas l’attente de ces joies nouvelles ; et bien qu’elle eût mis la robe d’intérieur qui lui allait le mieux, elle ne montrait pas le sourire qui aurait dû l’accompagner. Waythorn ne l’avait jamais vue aussi préoccupée.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Lily serait-elle moins bien ?

— Non ; je sors de sa chambre et je l’ai laissée endormie.

Puis, après une seconde d’hésitation :

— Il m’arrive un ennui, ajouta Mrs Waythorn.

Il avait pris ses mains, et les tenant serrées dans les siennes, il sentit que les doigts de sa femme froissaient un papier.

— Cette lettre ? demanda-t-il.

— Oui. Mr Haskett a écrit, ou du moins son avocat.

Waythorn, fort gêné, se sentit rougir. Il lâcha les mains d’Alice :

— À propos de quoi ?

— À propos de Lily, qu’il veut voir. Vous savez, le tribunal…

— Oui, oui, interrompit Waythorn, nerveux.

On ne savait rien de Haskett à New-York. On le supposait vaguement resté dans cette obscurité dont sa femme avait été tirée, et Waythorn seul savait qu’il avait abandonné ses affaires à Utica pour s’installer à New-York et se rapprocher ainsi de sa fille. Pendant le temps de sa cour, Waythorn avait bien souvent rencontré à la porte la petite Lily, rose et souriante, partant pour « aller voir papa ».

— Je suis désolée, murmura Mrs Waythorn.

Il se ressaisit :

— Que demande-t-il ?

— Il veut la voir. Vous savez qu’elle va chez lui une fois par semaine.

— Eh bien ! il ne suppose pas qu’elle puisse y aller en ce moment, je pense ?

— Non ; il a appris qu’elle est malade, et il compte venir ici.

Ici ?…

Mrs Waythorn rougit devant le regard de son mari. Ils détournèrent les yeux tous les deux.

— Je crains qu’il n’en ait le droit… Vous verrez…

Et elle lui tendit la lettre.

Waythorn fit un geste de refus. Il regardait vaguement dans le salon doucement éclairé qui, un moment auparavant, lui promettait une intimité si tendre.

— Je suis désolée, répéta Mrs Waythorn. Si Lily avait été transportable…

— Il ne peut en être question, répliqua-t-il avec impatience.

— J’en ai peur.

Ses lèvres se mirent à trembler, et Waythorn sentit qu’il avait été trop sec.

— Il faut qu’il vienne, bien entendu, dit-il. Quel jour ?

— Je crains… demain…

— Très bien. Envoyez un mot demain matin.

Le maître d’hôtel annonça le dîner. Waythorn se retourna.

— Venez, vous devez être fatiguée. C’est fort désagréable, mais tâchez d’oublier cela, lui dit-il, en attirant la main de sa femme sous son bras.

— Vous êtes si bon, mon ami ; oui, je tâcherai, murmura-t-elle.

Sa physionomie s’éclaira, et lorsqu’elle s’assit à table et regarda son mari par-dessus les fleurs, il vit sur ses lèvres un délicieux sourire.

— Comme tout est joli ici ! soupira-t-elle, avec une voix qui trahissait un sentiment de bien-être.

Waythorn s’adressa au maître d’hôtel.

— Le champagne tout de suite, dit-il. Mrs Waythorn est fatiguée.

Un instant après, leurs yeux se rencontrèrent au-dessus des coupes mousseuses ; et il comprit à la limpidité du regard d’Alice qu’elle avait obéi à son désir et avait déjà oublié.


II

Le lendemain matin, Waythorn sortit plus tôt que de coutume. Haskett ne viendrait probablement que dans l’après-midi, mais un sentiment d’appréhension lui fit quitter la maison, et il se proposa de rester dehors toute la journée, peut-être même de dîner à son club. Comme il fermait la porte, il pensa qu’avant qu’il la rouvrît, elle aurait donné accès à un autre homme qui avait autant de droits que lui à la franchir, et cette idée lui causa une véritable répugnance physique.

Il prit le chemin de fer aérien à l’heure des employés et se trouva comprimé au milieu de la cohue humaine. En passant à la Huitième Avenue, l’homme en face de lui descendit ; un autre monta à sa place, et Waythorn, levant la tête, reconnut Gus Varick. Ils étaient si près l’un de l’autre que Waythorn ne pouvait pas ne pas voir un léger signe de reconnaissance sur le visage de Varick, dont le genre de vie, plus bohème à présent, avait bouffi les traits autrefois si réguliers. Et après tout… pourquoi ne se seraient-ils pas salués ? Ils avaient toujours été en bons termes, et Varick était divorcé avant que Waythorn eût remarqué et courtisé sa femme. Tous deux échangèrent un mot banal sur le désagrément de ces trains perpétuellement bondés, et lorsqu’il se trouva une banquette vide à côté d’eux l’horreur instinctive de la foule grossière poussa Waythorn à s’y asseoir avec Varick.

Ce dernier eut un soupir de soulagement.

— Sapristi ! je me croyais vraiment passé à l’état de sardine !

Et il s’appuya en arrière, en regardant Waythorn avec insouciance.

— Je regrette que Sellers soit de nouveau malade, dit-il.

— Sellers ?

Waythorn sursauta en entendant le nom de son associé sur les lèvres de Varick.

Celui-ci parut étonné.

— Vous ne le saviez pas pris par une crise de goutte ? demanda-t-il.

— Non, j’étais absent, je ne suis revenu qu’hier soir.

Et Waythorn se sentit rougir en pressentant le sourire ironique de Varick.

— Ah ! oui, c’est vrai ; et Sellers a été pris il y a deux jours. Je crains qu’il ne soit fortement pincé. Et c’est très gênant pour moi en ce moment, car il m’assistait dans une affaire assez importante.

— Ah !

Waythorn se demanda depuis quand Varick s’occupait d’ « affaires importantes ». Jusqu’à présent, il ne s’était guère mêlé que de spéculations trop insignifiantes pour nécessiter l’intervention de la maison Sellers-Waythorn.

Il se dit que Varick parlait peut-être au hasard, afin de diminuer la contrainte que lui causait un voisinage gênant. Cette contrainte pesait de plus en plus sur Waythorn, et lorsque à Cortlandt Street il aperçut un visage connu et se rendit compte du ridicule de sa situation à côté de Varick, il se leva en marmottant une excuse.

— J’espère que vous trouverez Sellers mieux, lui dit poliment Varick.

Waythorn répondit en balbutiant :

— Si je puis vous aider en quoi que ce soit…

Et il se laissa entraîner sur le quai par la foule qui sortait.

En arrivant à son bureau, il apprit que Sellers, en effet, malade d’une crise de goutte, ne pourrait probablement pas quitter la chambre avant plusieurs semaines.

— Je regrette bien ce contretemps, monsieur Waythorn, lui dit le clerc principal avec un sourire significatif. M. Sellers était désolé à l’idée de vous donner un tel surcroît de besogne en ce moment.

— Oh ! cela ne fait rien, se hâta de répondre Waythorn.

Il se réjouissait secrètement de ce travail supplémentaire, et était tout soulagé de penser que, sa journée finie, il lui faudrait, en rentrant, s’arrêter chez son associé.

Comme il se trouva en retard pour déjeuner, il entra dans le premier restaurant qu’il rencontra, au lieu d’aller à son club, et le restaurant étant bondé, le maître d’hôtel le poussa dans le fond de la salle où restait une dernière table inoccupée. À travers la fumée épaisse des cigares, Waythorn ne distingua pas tout d’abord ses voisins, mais en regardant autour de lui il finit par reconnaître Varick. Cette fois, heureusement, ils étaient trop loin l’un de l’autre pour pouvoir causer, et Varick, tourné d’un autre côté, ne l’avait probablement pas vu ; mais cette proximité répétée paraissait ironique.

Varick passait pour un fin gourmet. Tandis que Waythorn ne faisait qu’une bouchée d’un repas sommaire, il regarda d’un œil d’envie cet homme qui dégustait lentement chacun des plats qui lui étaient présentés. Waythorn remarqua tout d’abord qu’il se servait délicatement un morceau de camembert crémeux et bien à point ; maintenant, il versait son « café double » d’une cafetière en terre brune à deux étages. Il le versait lentement, penchant en avant sa face rubiconde, tandis qu’il tenait le couvercle de la cafetière d’une main blanche et chargée de bagues ; puis il allongea l’autre main vers le flacon de cognac posé un peu plus loin, remplit un verre à liqueur, le porta d’abord à ses lèvres, et en versa le reste dans sa tasse.

Waythorn l’observait avec une espèce de fascination. À quoi songeait bien Varick ? Ne pensait-il qu’à savourer son café et son cognac ? Sa rencontre de la matinée n’avait-elle pas laissé plus de traces dans sa mémoire que sur son visage ? Avait-il assez complètement oublié sa femme pour que sa rencontre avec l’homme auquel elle était mariée depuis une semaine à peine ne fût pour lui qu’un simple incident de sa journée ?

Tandis qu’il méditait ainsi, une autre idée traversa son cerveau : Varick avait-il jamais rencontré Haskett, comme lui, Waythorn, venait de rencontrer Varick ? Cette pensée de Haskett le troubla ; il se leva et quitta le restaurant en faisant un détour pour éviter la douce ironie du salut de Varick.

Il était sept heures lorsque Waythorn rentra chez lui. Il se figura que le valet de pied qui lui ouvrit la porte le regardait d’un air narquois.

— Comment va miss Lily ? demanda-t-il vivement.

— Bien, monsieur… Un monsieur est venu…

— Dites à Barlow de retarder le dîner d’une demi-heure, interrompit brusquement Waythorn en se hâtant de monter.

Il entra dans sa chambre et s’habilla sans être allé voir sa femme. Lorsqu’il descendit au salon elle y était déjà, fraîche et radieuse. Lily avait passé une si bonne journée que le docteur ne reviendrait que le lendemain.

Pendant le dîner, Waythorn lui parla de la maladie de Sellers et des complications qu’elle entraînerait. Elle l’écouta avec une sympathie attentive, le conjurant de ne pas se laisser fatiguer par le travail supplémentaire, et lui posant quelques vagues questions de femme sur l’organisation de son bureau. Puis elle lui énuméra les détails de la journée de Lily, parla du médecin et de la garde, et lui nomma les personnes qui étaient venues prendre des nouvelles. Jamais il ne l’avait vue plus calme et plus sereine. La joie qu’elle lui témoignait d’être avec lui, joie si complète et si enfantine qu’elle lui contait les détails les plus insignifiants de sa journée, l’émut étrangement.

Après le dîner ils passèrent dans la bibliothèque, où le domestique apporta le café et les liqueurs, qu’il posa sur une table basse devant Alice. Elle paraissait tout particulièrement charmante et jeune dans sa robe rose pâle, qui se détachait sur le cuir de son grand fauteuil. Vingt-quatre heures plus tôt le contraste eût charmé Waythorn…

Il se retourna et choisit un cigare avec un soin affecté.

— Haskett est-il venu ? demanda-t-il en tournant le dos à sa femme.

— Oui, il est venu.

— Vous ne l’avez pas vu, naturellement ?

Elle hésita un instant.

— J’ai envoyé la garde lui parler.

Ce fut tout ; il ne restait rien à lui demander. Il revint vers elle et alluma son cigare. Enfin, dans tous les cas, cette visite ne se renouvellerait pas avant huit jours. Il tâcherait de n’y pas penser. Elle leva les yeux vers lui toute souriante, et le teint un peu plus coloré que de coutume.

— Vous voulez votre café, mon ami ?

Il s’appuya contre la cheminée et l’observa pendant qu’elle tenait la cafetière. La lumière se jouait sur ses bracelets et donnait des reflets d’or à ses cheveux blonds. Qu’elle était souple et mince, et comme chacun de ses mouvements se fondait dans le mouvement suivant ! Tout en elle formait un harmonieux ensemble, et Waythorn, perdant déjà le souvenir de Haskett, n’éprouvait plus en la regardant que la joie de la possession. Oui, elles étaient à lui, ces mains blanches aux gestes gracieux, à lui l’auréole de ces cheveux, à lui ces yeux et ces lèvres…

Elle posa la cafetière, et prenant le flacon de cognac, elle remplit un verre à liqueur, qu’elle versa dans le café de son mari.

Waythorn poussa une exclamation.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle interloquée.

— Rien… seulement, je ne prends pas mon cognac dans mon café.

— Oh ! que je suis bête ! s’écria-t-elle.

Leurs yeux se rencontrèrent, et elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.


III

Dix jours plus tard, M. Sellers, toujours retenu à la chambre par la goutte, pria Waythorn de passer chez lui en allant à ses affaires.

Le chef de l’association, assis au coin de la cheminée avec son pied bandé, salua son visiteur d’un air embarrassé.

— Mon cher, je suis désolé d’être obligé de vous demander un service gênant.

Waythorn se tut, et l’autre reprit, après un silence pendant lequel il cherchait visiblement à préparer ses phrases :

— Le fait est que, lorsque je suis tombé malade, j’avais entrepris une affaire assez compliquée pour… Gus Varick.

— Oui… et après ? dit Waythorn, en voulant le mettre à l’aise.

— Eh bien ! voici ce qui s’est passé. Varick est venu me trouver la veille du jour où j’ai été pris par cette crise de goutte. Il devait avoir eu quelque bon « tuyau », car il avait précisément gagné environ cent mille dollars. Il vint me demander mon avis, et je lui conseillai de s’adresser à Vanderlyn.

— Ah ! diable ! s’écria Waythorn.

Il comprit en un clin d’œil ce qui s’était passé.

L’affaire était tentante, mais exigeait des négociations. Il écouta avec calme Sellers, qui lui expliquait la situation, et lorsque ce dernier eut terminé, il demanda :

— Vous croyez que je devrais voir Varick ?

— Je ne pense pas que je puisse le voir encore moi-même. Le docteur est inflexible sur ce point, et cette affaire ne peut attendre. Il m’en coûte de vous demander ce service, mais au bureau vous êtes le seul à connaître la chose à fond.

Waythorn resta un instant silencieux. Il lui importait fort peu que Varick fît de bons placements, mais il fallait aussi penser à la réputation de la maison Sellers-Waythorn, et il trouvait difficile de refuser à son associé le service qu’il lui demandait.

— Très bien, répondit-il, je le verrai.

Dans l’après-midi de ce même jour, Varick, appelé par téléphone, vint au bureau. Waythorn, l’attendant dans son cabinet, se demandait ce qu’en pensaient les jeunes clercs. Au moment de son mariage les journaux avaient appris au public tous les détails des précédentes mésaventures conjugales de Mrs Waythorn, et il se rendait compte des sourires qu’esquisseraient les visages des jeunes en introduisant Varick dans son cabinet.

Varick se comporta à merveille. Il paraissait à l’aise, sans pour cela manquer de dignité, et Waythorn avait conscience de faire lui-même moins bonne contenance. Varick n’ayant aucune habitude des affaires, l’entretien dura environ une heure, pendant laquelle Waythorn lui expliqua avec une précision scrupuleuse tous les détails de la transaction proposée.

— Je vous suis infiniment reconnaissant, lui dit Varick en se levant. Le fait est que je ne suis guère habitué à manier de grosses sommes d’argent, et je ne veux pas me laisser dindonner.

Il sourit, et Waythorn fut obligé de reconnaître la bonhomie de ce sourire.

— Il me paraît assez singulier et agréable de pouvoir payer comptant ce que je dois, continua Varick. J’aurais vendu mon âme il y a quelques années pour avoir cette chance-là.

Cette allusion fit tressaillir Waythorn.

Il avait bien entendu raconter qu’une des causes principales du divorce des Varick avait été un manque d’argent, mais cependant il ne lui semblait pas que Varick eût prononcé ces paroles avec intention. Il lui paraissait plus naturel d’admettre que le simple désir d’éviter la question délicate l’avait conduit à une phrase ambiguë. Waythorn ne voulut pas se montrer en reste de politesse.

— Nous ferons de notre mieux pour vous aider, dit-il. Je vous crois engagé dans une excellente affaire.

— Oh ! j’en suis convaincu. Et je vous remercie infiniment… — Varick s’arrêta embarrassé. — Je pense que la chose est réglée maintenant, mais si…

— S’il arrive quoi que ce soit avant la rentrée de Sellers à son bureau, je vous reverrai moi-même, répondit tranquillement Waythorn.

Il n’était pas fâché, en fin de compte, de paraître le plus à l’aise des deux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La maladie de Lily suivait tranquillement son cours, et à mesure que le temps s’écoulait Waythorn s’habituait à l’idée de la visite hebdomadaire de Haskett. La seconde fois, il était resté dehors très tard, et à son retour il avait questionné sa femme sur cette visite. Elle répondit aussitôt que Haskett s’était borné à voir la garde en bas, le médecin ne permettant à personne de pénétrer dans la chambre de l’enfant avant la fin de la période d’ascension de la fièvre.

La semaine suivante, Waythorn se souvint le matin du jour fixé pour la visite paternelle, mais il n’y pensait plus en rentrant dîner.

L’enfant parvint quelques jours plus tard à la période de déclin ; la fièvre diminua sensiblement, et la petite malade fut considérée comme hors de danger et en pleine voie de convalescence. Dans la joie de cette résurrection Waythorn oublia totalement les visites de Haskett, et un après-midi, en rentrant chez lui, il se rendit directement à la bibliothèque sans remarquer dans l’antichambre un parapluie et un chapeau défraîchi.

Il trouva dans la bibliothèque, assis au bord d’une chaise, un petit homme tout à fait quelconque, avec une barbiche grise et rare. L’étranger aurait pu être un accordeur de piano ou quelque employé subalterne préposé à l’entretien de la maison. Il regarda Waythorn à travers ses lunettes d’or et dit doucement :

— Monsieur Waythorn, je pense ? Je suis le père de Lily.

Waythorn rougit.

— Oh ! balbutia-t-il, fort gêné.

Il s’arrêta, ne voulant pas paraître mal élevé. Intérieurement, il cherchait à faire accorder le Haskett actuel avec l’image qu’il s’était figuré du premier mari de sa femme. Il se l’était représenté, d’après quelques mots d’Alice, comme un homme dur et violent.

— Je regrette de m’imposer ainsi, reprit Haskett, avec une politesse de petit boutiquier.

— Inutile de vous excuser, répondit Waythorn, se ressaisissant. Je suppose que la garde est prévenue.

— Je le pense ; je puis attendre, dit Haskett.

Il parlait sur un ton résigné, comme si la vie avait usé sa force de résistance.

Waythorn restait sur le seuil de la pièce, ôtant ses gants nerveusement.

— Je regrette qu’on vous ait fait attendre, répliqua-t-il. Je vais envoyer chercher la garde.

Et comme il ouvrait la porte, il ajouta avec un effort :

— Je suis content que nous puissions vous donner de bonnes nouvelles de Lily.

Il glissa sur le mot « nous » que Haskett ne parut pas remarquer.

— Merci, monsieur Waythorn. Cela a été, en effet, pour moi, une grande préoccupation.

— Enfin, ce cauchemar est passé maintenant, et Lily sera bientôt en état d’aller vous voir.

Waythorn salua et sortit.

En entrant dans sa chambre il se jeta dans un fauteuil en soupirant lourdement. Cette sensibilité presque féminine qui lui était naturelle, et le faisait souffrir profondément des circonstances de la vie, lui était odieuse. Il savait bien en se mariant que les précédents maris de sa femme étaient de ce monde, il savait qu’avec les contacts si fréquents de l’existence moderne il avait cent chances contre une de rencontrer l’un ou l’autre, et cependant ce rapide tête-à-tête avec Haskett le bouleversait autant que si la loi n’avait pas aimablement aplani pour eux tous les embarras d’une rencontre.

Waythorn se leva tout d’un coup de son siège et se mit à arpenter la chambre. Il n’avait certainement pas autant souffert de ses deux rencontres avec Varick. C’était sans doute la présence de Haskett dans sa propre maison qui rendait la situation intolérable. Il s’arrêta, entendant des pas dans le corridor.

— Par ici, monsieur, s’il vous plaît, disait la garde. On conduisait Haskett là-haut ! Tous les coins de sa maison lui étaient ouverts ! Waythorn s’affaissa dans un autre fauteuil, regardant devant lui dans le vide. Sur sa table de toilette était une photographie d’Alice, faite au moment où il avait commencé à la connaître. Elle s’appelait alors Alice Varick, et comme il voyait en elle une créature fine et exquise ! Elle portait au cou les perles de Varick, ces perles que, sur les instances de Waythorn, elle lui avait rendues avant son mariage. Haskett lui avait-il donné des bijoux ? et dans ce cas, qu’étaient-ils devenus ? se demandait Waythorn. Il ne connaissait rien de la situation passée et présente de cet homme, mais d’après son apparence et sa manière de parler Waythorn pouvait reconstituer avec assez de précision les débuts du premier mariage d’Alice. Et il se rendit compte avec un tressaillement pénible qu’il y avait, à l’arrière-plan de son existence, une page de sa vie toute différente de celle où il l’avait rencontrée pour la première fois. Varick, quels qu’aient été ses torts, était un « monsieur » dans le sens convenu et traditionnel du terme, dans le sens qui, chose curieuse ! paraissait à ce moment même avoir une importance capitale aux yeux de Waythorn. Lui et Varick avaient les mêmes habitudes sociales, parlaient le même langage, comprenaient les mêmes allusions. Mais l’autre !… Malgré lui, Waythorn avait remarqué que l’autre portait au cou une cravate toute faite, monté sur élastique. Pourquoi ce détail grotesque symboliserait-il l’individu ? Waythorn s’en voulait de cette remarque mesquine de sa part, mais ce détail de la cravate s’imposait à lui comme une clef qui lui ouvrait la porte sur le passé d’Alice. Il la voyait Mrs Haskett, assise dans le « front parlour » bourgeois, avec son meuble de peluche, son piano et un exemplaire de « Ben-Hur » sur la table du milieu. Il se la figurait partant pour le théâtre avec Haskett, ou peut-être même à un « church sociable » : elle, avec un grand chapeau à plumes, Haskett en redingote fripée, et au cou le nœud tout fait monté sur élastique. Au retour, il les voyait s’arrêter devant les magasins brillamment éclairés, ou s’attardant aux photographies des actrices en vogue de New-York. Le dimanche après-midi, Haskett devait emmener sa femme se promener, en poussant devant lui la voiture laquée de l’enfant, et Waythorn se représentait les gens avec lesquels ils devaient flâner et causer. Il se figurait Alice, toujours jolie dans sa robe adroitement confectionnée d’après un journal de modes de New-York, mais irritée contre son existence mesquine, regardant les autres femmes avec mépris, et se sentant faite pour une situation sociale toute différente.

Ce qui le frappait, surtout, c’était la manière dont elle s’y était prise pour dissimuler cette période de sa vie passée avec Haskett. Il lui semblait que toute sa personne, tous ses mouvements, toutes ses allusions, toutes ses paroles fussent la négation voulue de cette phase de sa vie. Si elle avait nié avoir été la femme de Haskett elle n’eût guère été plus convaincue de mensonge que par la dissimulation systématique de cette partie de son existence.

Waythorn se leva, ne voulant pas s’arrêter à cette analyse cruelle. De quel droit se représentait-il Alice sous ce jour fantastique, et la jugeait-il ensuite d’après cette image ?

Elle n’avait parlé que vaguement de son premier mariage ; elle s’était bornée à dire, et avec des réticences, que son union avait été malheureuse, que Haskett avait fauché ses jeunes illusions… Il était regrettable pour la tranquillité d’esprit de Waythorn que l’apparence inoffensive de Haskett fût venue éclairer d’un jour imprévu la nature de ces illusions. Un homme aime mieux s’imaginer que sa femme a été martyrisée par son premier mari que de croire le contraire.


IV

— Monsieur Waythorn, je n’aime pas cette gouvernante française de Lily.

Haskett, humble et soumis, se tenait debout dans la bibliothèque, tournant et retournant entre ses mains son chapeau défraîchi.

Waythorn, surpris dans son fauteuil, un journal du soir sur les genoux, jeta un regard interloqué sur son visiteur.

— Excusez-moi de vous avoir demandé, continua Haskett ; c’est la dernière fois que je viens ici, et j’ai pensé que, si je pouvais vous dire deux mots, cela vaudrait mieux que d’écrire à l’avoué de Mrs Waythorn.

Waythorn se leva, mal à l’aise. Il n’aimait pas non plus la gouvernante française, mais là n’était pas la question.

— Je n’en suis pas aussi sûr, répondit-il sèchement ; mais puisque vous me le demandez, j’exprimerai votre désir à ma femme.

Il hésita à employer le pronom possessif en s’adressant à Haskett. Ce dernier soupira.

— Je ne sais si cela servira à grand’chose ; elle n’a pas paru s’en soucier quand je lui ai parlé.

Waythorn rougit :

— Quand l’avez-vous vue ? demanda-t-il brusquement.

— Pas depuis le premier jour où je suis venu voir Lily, dès qu’elle est tombée malade. J’ai fait observer ce jour-là à Mrs Waythorn que la gouvernante me déplaisait.

Waythorn ne répondit pas. Il se rappela très clairement avoir demandé à sa femme, après la première visite de Haskett, si elle l’avait vu. Elle lui avait donc menti ce jour-là, mais elle avait, depuis, respecté ses volontés, et cet incident jetait une lumière nouvelle sur son caractère. Il était persuadé qu’elle n’aurait pas vu Haskett ce jour-là si elle eût soupçonné la répugnance de son mari pour cette entrevue ; mais ce manque de perspicacité de sa part fut aussi désagréable à Waythorn que la découverte du mensonge.

— Je n’aime pas cette personne, répétait Haskett avec une douce insistance. Elle n’est pas franche, monsieur Waythorn, elle apprendra à l’enfant la dissimulation. J’ai déjà remarqué en Lily un changement fâcheux ; elle cherche trop à être agréable à tout le monde, et elle ne dit plus toujours la vérité, elle qui était la plus droite au monde, monsieur Waythorn… — Il s’arrêta, la voix, un peu étranglée. — Non pas que je veuille l’empêcher de recevoir une éducation soignée, ajouta-t-il.

Waythorn fut touché.

— Je regrette, monsieur Haskett, mais je ne vois franchement pas ce que je peux faire.

Haskett hésita. Puis il posa son chapeau sur la table, et s’avança devant la cheminée où se tenait Waythorn. Il n’y avait rien d’agressif dans son attitude : c’était seulement un homme timide, résolu à prendre une décision nette dans une affaire d’importance.

— Vous pouvez faire une chose, monsieur Waythorn, dit-il. Vous pouvez rappeler à Mrs Waythorn que, par un décret du tribunal, j’ai voix au chapitre en ce qui concerne l’éducation de Lily.

Il s’arrêta et reprit :

— Je ne suis pas de ceux qui mettent toujours leurs droits en avant, monsieur Waythorn ; je le trouverais d’ailleurs déplacé de la part d’un homme qui n’a pas su les maintenir. Mais, en ce qui concerne l’enfant, c’est différent. Je n’ai jamais cédé sur ce point, et je ne céderai jamais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette scène avait fortement ébranlé Waythorn. Honteusement, et par des voies indirectes, il avait appris sur le passé de Haskett beaucoup de détails qu’il ignorait jusqu’alors ; et tout ce qu’il découvrait sur lui lui était favorable. Ce petit homme, pour être près de sa fille, avait vendu sa part dans une affaire des plus prospères à Utica et accepté un modeste emploi de commis dans une fabrique de New-York. Il habitait en meublé une rue pauvre de la ville et ne voyait presque personne. Sa passion pour Lily était l’unique objet de sa vie. Waythorn eut l’impression que ses investigations sur Haskett ressemblaient fort à une inquisition ténébreuse faite à la faveur d’une lanterne sourde dans le passé de sa femme. Mais il voyait maintenant qu’il y restait des profondeurs que sa lanterne n’avait pas explorées. Il ne s’était jamais enquis des circonstances exactes du premier divorce d’Alice. En apparence tout avait été correct et honorable. C’était elle qui avait obtenu le divorce et la garde de l’enfant. Mais Waythorn savait fort bien toutes les restrictions que peut dissimuler un verdict de ce genre ; et le simple fait que Haskett conservait un droit sur sa fille impliquait un compromis non avoué. Waythorn était un idéaliste. Il se refusait toujours à croire aux éventualités désagréables jusqu’au moment où il se trouvait en face d’elles, et il en déduisait alors une série de conséquences fantastiques. Les journées qui suivirent sa découverte furent hantées par d’effrayants fantômes, et il résolut, pour les chasser, d’évoquer tous ces spectres en présence de sa femme. Lorsqu’il lui fit part de la requête de Haskett, une flamme de colère éclaira le visage habituellement placide de Mrs Waythorn, mais elle se ressaisit aussitôt, et s’exprima seulement avec un léger frémissement de mère outragée.

— Il n’agit vraiment pas en homme du monde, dit-elle.

Le mot irrita Waythorn.

— Cela n’a rien à y voir. C’est une question de droit.

Elle murmura :

— Ce n’est pas comme s’il pouvait jamais être d’aucune utilité à Lily.

Cette réponse froissa Waythorn plus profondément.

— La question est celle-ci : quelle autorité a-t-il sur elle ? répéta-t-il.

Elle baissa les yeux, en se tortillant un peu sur sa chaise.

— Je veux bien le voir ; je croyais que vous vous y opposiez, balbutia-t-elle.

En un clin d’œil il comprit qu’elle connaissait l’étendue des droits de Haskett ; peut-être n’était-ce pas la première fois qu’elle y résistait.

— Que je m’y oppose ou non, cela n’importe en rien, répondit-il froidement. Si Haskett a voix au chapitre, il faut le consulter.

Elle éclata en sanglots, et il vit qu’elle s’attendait à être considérée par lui comme une victime.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Haskett n’abusa pas de ses droits. Dans son for intérieur, Waythorn avait prévu qu’il ne le ferait pas. Mais la gouvernante fut renvoyée, et, de temps en temps, le petit homme demandait à voir Alice. Après la première explosion d’indignation elle accepta la situation avec la facilité d’assimilation qui lui était habituelle. Waythorn avait une fois pris Haskett pour un accordeur de piano, et au bout d’un ou deux mois Mrs Waythorn parut, elle aussi, le considérer comme faisant partie du personnel de la maison. Waythorn ne pouvait s’empêcher de respecter cette ténacité paternelle. Au début il avait cherché à se persuader que Haskett « mijotait un coup », qu’il poursuivait un but déterminé en voulant s’assurer l’entrée de la maison. Mais au fond de son cœur Waythorn était bien convaincu de la sincérité de sentiments de Haskett, et il devinait même, en ce dernier, un mépris profond des avantages que ses relations avec les Waythorn pourraient lui offrir. Sa droiture d’intention rendait cet homme invulnérable, et son successeur dut l’accepter comme une charge attachée à la propriété.

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Sellers s’embarqua pour l’Europe pour se remettre de sa goutte, et l’affaire de Varick resta aux mains de Waythorn. Les négociations furent longues et compliquées, et nécessitèrent des entretiens fréquents entre les deux hommes ; l’intérêt de l’association empêcha Waythorn de conseiller à son client de transférer l’affaire dans une autre maison. Varick fit bonne contenance jusqu’au bout. Pendant les moments de relâche la vulgarité de son naturel reparaissait, et Waythorn redoutait ses éclats de gaieté ; mais dans les discussions d’affaires Varick montrait de l’intelligence, de la précision, et faisait preuve d’une déférence flatteuse pour le jugement de Waythorn. Leurs relations étant établies sur un tel pied d’affabilité, il aurait été absurde de la part des deux hommes de s’ignorer dans le monde. La première fois qu’ils se rencontrèrent dans un salon, Varick renoua avec Waythorn avec tant d’aisance que le coup d’œil reconnaissant de la maîtresse de maison obligea celui-ci d’y répondre avec la même bonne grâce. À partir de ce moment, ils se croisèrent fréquemment, et un soir, pendant un bal, Waythorn, errant dans un des salons éloignés, trouva Varick assis à côté d’Alice. Elle rougit un peu et balbutia quelques mots, mais Varick salua Waythorn sans se lever, et ce dernier continua sa promenade.

Au retour, dans la voiture, sa nervosité éclata.

— Je ne savais pas que vous parliez à Varick, dit-il.

Elle répondit, légèrement émue :

— C’est la première fois. Le hasard a voulu qu’il fût à côté de moi ; je ne savais que faire. C’est si gênant de se trouver partout ensemble, et il m’a dit que vous aviez été très aimable pour lui dans une question d’affaires.

— Ceci est différent, dit Waythorn.

Elle se tut un instant.

— Je ferai ce qui vous plaira, répondit-elle avec soumission. Je croyais seulement moins gênant de lui parler quand nous nous rencontrons.

Cette docilité commençait à exaspérer Waythorn. N’avait-elle donc aucune volonté ? Ne s’était-elle pas tracé une ligne de conduite envers ces deux hommes ? Elle avait accepté Haskett, accepterait-elle aussi Varick ? C’était « moins gênant »  », disait-elle, et son instinct la poussait à éviter ou à tourner les difficultés. D’un trait de lumière, Waythorn comprit comment cet instinct s’était développé en elle. Cette élasticité à tout accepter n’était que le résultat de trop de tensions diverses. Alice Haskett, Alice Varick, Alice Waythorn, elle avait été tour à tour ces trois personnes, et elle avait perdu sous chacun de ces noms un peu de son caractère, un peu de sa personnalité, un peu de ce « moi » intime où se cache le dieu inconnu.

— Oui, vous avez raison, il vaut mieux parler à Varick, répondit Waythorn d’un ton las.


V

L’hiver s’avançait, et dans le monde on profitait de la cordialité de Waythorn à l’égard de Varick. Les maîtresses de maison leur étaient reconnaissantes d’aplanir ainsi une difficulté sociale, et l’on tint Mrs Waythorn pour un modèle de tact et de bon goût. Quelques esprits caustiques ne purent résister à la plaisanterie de jeter Varick dans les bras de son ancienne femme ; d’autres déclarèrent que tous deux trouvaient du sel à ces nouvelles relations. Mais la conduite de Mrs Waythorn demeurait irréprochable ; elle n’évitait ni ne recherchait Varick, et Waythorn lui-même fut obligé de reconnaître qu’elle avait découvert la solution du problème social le plus récent.

Il n’avait d’ailleurs guère songé à ce problème en l’épousant, et s’imaginait naïvement qu’une femme peut, comme un homme, rompre avec son passé. Mais il constatait à présent qu’Alice était liée au sien par des nœuds qui ne se pouvaient défaire, et par les marques ineffaçables que lui avaient imprimées ses deux maris. Avec une ironie amère Waythorn se compara à un membre de syndicat. Il avait plusieurs parts sur la personnalité de sa femme, et ses prédécesseurs étaient ses associés dans l’affaire. Si la passion avait été un des facteurs de cette transaction il ne se serait pas senti aussi amoindri ; mais le fait qu’Alice changeait de mari comme on change de domestique donnait à sa situation un cachet de médiocrité humiliante. Il aurait pu lui pardonner des fautes, des folies ; il aurait admis qu’elle résistât à Haskett, qu’elle cédât à Varick, mais il ne comprenait pas sa passivité et son tact constant. Elle lui rappelait le jongleur qui jongle avec des lames : seulement, cette fois, les lames étaient émoussées, et elle savait qu’elles ne la blesseraient jamais.

Puis, peu à peu, l’habitude revêtit sa sensibilité d’une enveloppe protectrice : s’il achetait la paix de son ménage par la perte de ses illusions, il attachait chaque jour plus de prix à cette paix et sacrifiait ses illusions avec moins de regrets. Il avait petit à petit accepté sa situation et ne s’indignait plus de ses rapports forcés avec Haskett et Varick, se contentant, comme d’une faible vengeance, de tourner la chose en ridicule. Il en arrivait même à se demander s’il ne valait pas mieux posséder le tiers d’une femme qui a appris par expérience à rendre son mari heureux, qu’une femme entière, forcément moins experte en cet art.

Car il le considérait comme un art, fait, ainsi que tous les autres, de concessions, d’éliminations, d’embellissements, de lumières et d’ombres habilement ménagées. Sa femme était passée maîtresse en cet art, et il savait parfaitement à quelle école elle devait son talent.

Il cherchait même à remonter à la source de ses expériences, et à distinguer les diverses influences qui s’étaient combinées pour créer la joie de son foyer. Il comprenait que la nature commune de Haskett faisait apprécier à Alice la bonne éducation, tandis que le cynisme et les théories libérales de Varick sur le mariage lui avaient appris à aimer les vertus conjugales ; de sorte que Waythorn se sentait redevable à ses prédécesseurs des différents avantages qui rendaient sa vie facile, sinon romanesque.

À partir de ce moment il accepta tout, complètement et sans la moindre révolte. Il cessa de se satiriser lui-même, le temps calmant l’ironie de la situation et la plaisanterie perdant sa saveur en même temps que son acuité. La vue du chapeau de Haskett, dans l’antichambre, ne le troublait même plus, et le chapeau s’y voyait fréquemment à présent, car il avait été jugé préférable que le père de Lily vînt rendre visite à sa fille au lieu de recevoir l’enfant chez lui. Waythorn, consulté à ce sujet, avait accepté l’arrangement, et fut même surpris de n’en être pas affecté. Haskett restait toujours d’une discrétion parfaite, et les quelques personnes qui le rencontraient dans l’escalier ignoraient même qui il était. Waythorn ne savait pas si Alice le voyait souvent, mais lui-même se trouvait rarement devant lui.

Pourtant, un après-midi, il apprit, en rentrant, que le père de Lily l’attendait, et il trouva dans la bibliothèque Haskett, comme toujours assis au bord d’une chaise. Waythorn lui était d’ailleurs reconnaissant de son attitude réservée.

— J’espère que vous m’excuserez, monsieur Waythorn, dit Haskett en se levant. Je voulais voir Mrs Waythorn à propos de Lily, et votre domestique m’a prié de l’attendre ici.

— C’est tout naturel, répondit Waythorn, se rappelant que la rupture d’un tuyau, le matin même, avait livré le salon aux ouvriers.

Il ouvrit son étui à cigares et le tendit à Haskett ; ce dernier y prit un cigare, et ce simple fait parut resserrer davantage les relations des deux hommes.

La fin de cette journée de printemps ayant ramené un peu de fraîcheur, Waythorn invita Haskett à se rapprocher du feu. Il cherchait une excuse pour se retirer et le laisser seul ; mais il était fatigué, il avait froid, et, après tout, le petit personnage insignifiant ne le gênait plus.

Tout en fumant, les deux hommes s’étaient laissé aller à une intimité presque inconsciente, quand la porte s’ouvrit brusquement, et Varick entra.

Waythorn se leva. C’était la première fois que Varick pénétrait dans sa maison, et l’étonnement de le voir, joint à l’inopportunité singulière de sa venue, fit renaître la sensibilité émoussée de Waythorn. Il regarda fixement son interlocuteur sans rien dire.

Varick paraissait trop préoccupé pour remarquer l’embarras du maître de la maison.

— Mon cher ami ! s’écria-t-il d’un ton plein d’expansion, je vous fais toutes mes excuses de fondre sur vous de cette manière ; mais il était trop tard pour vous joindre à votre bureau et j’ai pensé…

Il aperçut Haskett et s’arrêta en rougissant jusqu’à la racine de ses rares cheveux blonds. En un clin d’œil il eut repris son sang-froid et salua légèrement. Haskett rendit le salut, et Waythorn cherchait encore à retrouver l’usage de la parole, lorsqu’un valet de pied entra, portant la table à thé.

Cette diversion fut d’un heureux effet sur les nerfs de Waythorn.

— Pourquoi diable apportez-vous cela ici ? demanda-t-il sèchement.

— Je prie monsieur de m’excuser, mais les plombiers travaillent encore dans le salon, et Mrs Waythorn a donné l’ordre de préparer le thé ici.

Le ton respectueux du domestique rappela Waythorn à la raison.

— Ah ! très bien, dit-il.

Et le valet de pied se mit en devoir de déplier la table et d’y poser les accessoires indispensables du thé. Pendant le temps de ces préparatifs, les trois hommes restèrent debout, suivant machinalement des yeux les mouvements du domestique. Waythorn, pour rompre le silence, demanda à Varick :

— Puis-je vous offrir un cigare ?

Waythorn chercha une allumette, mais n’en voyant pas, il alluma avec son propre cigare celui du nouveau venu. Haskett, un peu en arrière, restait tranquillement à sa place, regardant de temps en temps le feu de son cigare, et s’approchant quelquefois de la cheminée pour y secouer ses cendres.

Enfin le valet de pied se retira et Varick commença, sans attendre davantage :

— Si je pouvais vous dire deux mots de cette affaire…

— Parfaitement, bégaya Waythorn… dans la salle à manger…

Mais au moment où il mettait la main sur le bouton de la porte, elle s’ouvrit de nouveau, livrant passage à Mrs Waythorn.

Alice s’avançait, fraîche et souriante dans son costume de ville, tandis que de son boa rejeté en arrière s’échappait un parfum subtil.

— Prendrons-nous le thé ici ? demanda-t-elle.

Puis elle aperçut Varick, et accentua son sourire, comme pour voiler par là son tressaillement de surprise.

— Tiens ! comment allez-vous ? dit-elle d’un ton dégagé.

Pendant qu’elle tendait la main à Varick, elle vit Haskett derrière lui. Son sourire se glaça un instant, pour reparaître bien vite, accompagné d’un regard oblique lancé à Waythorn.

— Comment allez-vous, monsieur Haskett ? dit-elle, en lui donnant une poignée de main sensiblement moins cordiale.

Les trois hommes, fort gênés, restèrent debout devant elle. Varick, toujours le plus maître de lui, finit par se lancer dans une phrase explicative.

— Nous… j’avais à voir Waythorn un instant au sujet d’une affaire, balbutia-t-il en rougissant.

Haskett s’avança, avec son air habituel de doux entêtement :

— Je suis désolé de vous importuner, mais vous m’aviez fixé vous-même le rendez-vous à cinq heures.

Et il indiquait avec résignation la pendule de la cheminée.

Alice dissipa la gêne générale avec son geste charmant d’aimable maîtresse de maison.

— Je suis navrée, dit-elle, je suis toujours en retard, — mais il faisait si beau dehors !

Elle ôta ses gants, gracieuse, et cherchant à se faire pardonner, répandant autour d’elle une atmosphère d’aise et de bien-être qui fit disparaître le ridicule de la situation.

— Mais avant de parler affaires, ajouta-t-elle gaiement, je suis sûre que vous avez tous besoin d’une tasse de thé.

Elle se laissa choir dans sa chaise basse près de la table à thé, et les deux visiteurs, attirés par son sourire, s’avancèrent pour prendre de ses mains les tasses qu’elle leur offrait.

Elle regarda Waythorn, qui s’approcha aussi, et prit la troisième tasse en riant.