Les Mille et Une Nuits/Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan
Un jour que le calife Haroun Alraschid étoit assis sur son trône, environné de toute sa cour, un esclave tenant à la main un diadème d’or, brodé de perles et enrichi de diamans, s’avança jusqu’au pied du trône ; et frappant la terre de son front : « Souverain Commandeur des croyans, dit-il, Zobéïde, votre illustre épouse, m’a ordonné de venir vous présenter ses hommages. Votre Majesté sait qu’elle s’occupe depuis long-temps à finir ce diadême : il n’y manque plus que le diamant du milieu ; elle a cherché dans tous vos trésors un diamant assez gros pour remplir son dessein ; mais toutes ses perquisitions ont été inutiles.
Le calife ordonna aussitôt à ceux de ses principaux officiers qui étoient présens, de chercher de tous côtés les plus beaux diamans. Ils obéirent ; mais ils n’en purent trouver aucun digne de couronner le riche diadême formé par Zobéïde. Le calife, piqué de voir que les recherches qu’il avoit fait faire n’étoient pas plus heureuses que celles de la princesse, dit avec humeur : « Comment, la moitié de la terre est soumise à ma puissance, et je ne possède pas dans mes trésors un diamant tel que le désire mon épouse ! Allez, informez-vous chez tous les joailliers de Bagdad, s’ils en ont un qui puisse la satisfaire. »
Les joailliers, interrogés, répondirent tous qu’on ne pouvoit trouver un pareil diamant que chez un homme de Basra, nommé Abou Mohammed Alkeslan. Le calife commanda aussitôt à un de ses visirs d’envoyer un exprès à l’émir Mohammed Alzobeïdy, gouverneur de Basra, avec ordre de faire conduire sur-le-champ à Bagdad cet Abou Mohammed Alkeslan.
Mesrour, chef des eunuques, chargé de cette dépêche, fit tant de diligence, qu’il arriva en peu de temps à Basra : s’étant présenté devant l’émir, et l’ayant informé du sujet de son arrivée, celui-ci s’empressa d’exécuter l’ordre du calife, et envoya quelques-uns de ses officiers avec Mesrour jusqu’à la maison d’Abou Mohammed Alkeslan.
Mesrour ayant frappé à la porte de la rue, un esclave vint ouvrir. « Va dire à ton maître, lui dit Mesrour, que le souverain Commandeur des croyans le demande. » L’esclave ayant informé son maître de ce qui se passoit, Abou Mohammed Alkeslan vint lui-même recevoir Mesrour et ceux qui l’accompagnoient.
Ayant appris d’eux plus particulièrement le sujet de leur venue, il les invita à entrer ; mais ils le refusèrent, sous prétexte que l’ordre du calife ne pouvoit souffrir aucun délai, et que ce prince attendoit impatiemment son arrivée. « Du moins, permettez-moi, leur dit Alkeslan, de me mettre en état de paroître décemment devant sa Majesté ; cela ne sera pas long, et je vous prie d’entrer pour vous reposer un moment. »
Mesrour et ceux qui l’accompagnoient s’étant, après bien des difficultés, rendus à cette invitation, aperçurent à droite et à gauche, en entrant sous le vestibule, des portières de soie verte, brodées en or depuis le haut jusqu’en bas. Abou Mohammed Alkeslan ordonna à un de ses esclaves de les conduire à un bain magnifique, placé dans l’intérieur de la maison.
Les murs et le pavé de ce bain étoient incrustés d’or et d’argent ; un superbe bassin de marbre blanc, rempli d’une eau parfumée avec de l’essence de rose, étoit creusé au milieu, et des esclaves élégamment vêtus s’empressoient d’obéir au moindre signal qu’on leur faisoit.
Mesrour et ses compagnons s’étant lavés et parfumés, furent revêtus d’habits tissus d’or et de soie, et introduits ensuite dans l’appartement du maître de la maison. Ils le trouvèrent assis sur un sofa magnifique, et appuyé sur des coussins où l’or brilloit de toutes parts. Au-dessus de sa tête s’élevoit un dais de brocard d’or, brodé de perles et de diamans.
Abou Mohammed Alkeslan reçut Mesrour de la manière la plus distinguée, et le fit asseoir à ses côtés. On apporta un repas, composé des mets les plus délicats et les plus recherchés. Ces mets étoient servis dans des plats d’or et de porcelaine de la Chine ; et la magnificence qui régnoit partout étoit telle, que Mesrour ne put s’empêcher de s’écrier qu’il n’en avoit jamais vu de pareille à la cour même du calife.
Après avoir passé très-agréablement la soirée, Mesrour et ceux qui l’accompagnoient reçurent de la part d’Abou Mohammed une bourse de mille pièces d’or. Le lendemain matin on les revêtit chacun d’une robe de soie verte brodée et ornée de franges d’or, et on s’empressa de leur faire les mêmes honneurs que la veille.
Mesrour étant entré dans l’appartement d’Abou Mohammed Alkeslan, le prévint qu’il ne pouvoit pas rester plus long-temps à Basra. Mohammed le pria de passer encore ce jour-là chez lui, et lui promit de se tenir prêt à partir le lendemain matin. Effectivement, dès qu’il fut jour, on lui amena une mule couverte d’une selle de brocard d’or, enrichie de perles et de diamans. Il monta dessus, fut prendre congé de l’émir Abou Mohammed Alzobeïdy, et sortit sur-le-champ de Basra, accompagné de Mesrour, qui disoit en lui-même : « Le calife sera bien surpris quand il verra Abou Mohammed dans un équipage aussi riche et aussi brillant ; il ne manquera pas, sans doute, de lui demander d’où peut lui venir une fortune aussi prodigieuse ? »
Arrivé à Bagdad, Mesrour s’empressa de présenter Abou Mohammed Alkeslan au calife. Ce prince le reçut avec bonté, le fit asseoir auprès de lui, et lui permit de l’entretenir. « Souverain Commandeur des croyans, dit Alkeslan, j’ai pris la liberté d’apporter quelques petits présens à votre Majesté, et je la supplie de me permettre de les lui offrir. »
Haroun Alraschid ayant demandé quels étoient ces présens, un esclave s’avança, chargé d’un petit coffre, et vint le déposer aux pieds de son maître. Alkeslan l’ayant ouvert, en tira plusieurs arbres artificiels, dont la tige et les branches étoient d’or, les feuilles d’émeraudes et les fruits de rubis, de topazes et de perles éblouissantes par leur blancheur. Il en tira ensuite, l’un après l’autre, beaucoup d’autres présens magnifiques qui s’y trouvoient renfermés par enchantement.
Le calife, étonné de ce prodige, le fut encore bien davantage, quand Alkeslan ouvrit une seconde cassette qu’on venoit de lui apporter, et en fit sortir un pavillon de soie, brodé de perles et de rubis. Le fond en étoit d’or, enrichi d’émeraudes et de topazes, et les colonnes qui le soutenoient étoient faites d’un bois précieux des Indes. Ce superbe pavillon étoit orné de franges où brilloient les émeraudes et les saphirs. On y voyoit représentées au naturel les figures d’une multitude d’oiseaux et de bêtes sauvages de toutes espèces, dont le plumage et le poil étoient formés de perles, de rubis, d’émeraudes, de saphirs, de topazes, et de toutes sortes de pierres précieuses, mêlées et nuancées avec le plus grand art.
Le prince, de plus en plus surpris et ébloui par la vue de tant de richesses, ne savoit ce qu’il devoit penser de tout cela, lorsqu’Abou Mohammed Alkeslan lui dit : « Souverain Commandeur des croyans, ce n’est pas un sentiment de crainte, mais plutôt un sentiment de convenance qui me porte à vous faire de pareils présens. J’ai pensé que des objets aussi précieux ne pouvoient convenir à un simple particulier comme moi, et ne devoient appartenir qu’à votre Majesté ; et pour vous faire voir que la crainte n’entre pour rien dans l’hommage que je vous fais, je vais, si vous voulez me le permettre, vous montrer d’autres merveilles, qui vous feront connoître une partie de ma puissance. »
Le calife ayant accepté cette proposition avec joie, Abou Mohammed Alkeslan s’approcha d’une fenêtre, et s’inclina légèrement en remuant les lèvres, et levant les yeux vers la balustrade qui régnoit autour du palais. La balustrade parut aussitôt s’incliner elle-même comme pour lui rendre le salut. Abou Mohammed Alkeslan ayant ensuite fait un signe des yeux, toutes les portes des appartemens, qui étoient fermées à la clef, parurent s’agiter ; et quand il eut prononcé quelques paroles qu’on ne distingua pas, on entendit tout-à-coup le ramage d’une infinité d’oiseaux qui sembloient lui répondre.
Haroun, surpris au dernier point de tout ce qu’il voyoit et entendoit, demanda à l’habitant de Basra d’où pouvoit lui venir un pouvoir aussi merveilleux, et s’il n’étoit pas cet Abou Mohammed Alkeslan, si fameux par sa paresse, dont le père, chirurgien dans des bains publics, étoit mort dans la plus profonde misère, ne laissant pas un obole à sa femme et à son fils ?
« Sire, répondit Alkeslan, l’obscurité de ma naissance, mon ancienne pauvreté, et la paresse dans laquelle j’ai long-temps vécu, ajoutent au merveilleux de mon histoire. Elle est remplie d’événemens si étonnans, qu’elle mériteroit d’être écrite en caractères d’or, et méditée de tous ceux qui aiment à s’instruire par l’exemple, et à profiter des événemens arrivés aux autres. Si votre Majesté veut me permettre de la lui raconter, je ne doute pas qu’elle ne la trouve intéressante ? »
Le calife ayant témoigné qu’il entendroit ce récit avec beaucoup de plaisir, Abou Mohammed Alkeslan commença en ces termes :
« Mon père étoit effectivement un pauvre chirurgien, qui exerçoit sa profession dans les bains publics ; et tout ce qu’on a raconté à votre Majesté de mon excessive paresse est l’exacte vérité ; car dans mon enfance j’étois si paresseux, que quand je dormois, ce qui m’arrivoit souvent, si le soleil venoit à donner à-plomb sur ma tête, je n’avois pas le courage de me lever pour aller me mettre à l’ombre.
J’avois atteint ma quinzième année quand mon père mourut, et me laissa, ainsi que ma mère, dans la plus profonde indigence. Cette pauvre femme étoit obligée de faire le métier de servante dans le voisinage pour pouvoir subsister ; et malgré la détresse où elle se trouvoit, elle avoit cependant la bonté de m’apporter à boire et à manger, tandis que je n’avois pas honte de rester couché toute la journée.
Ma mère vint un jour me trouver, tenant dans sa main cinq pièces d’argent, fruit de ses épargnes, et me tint ce discours :
« Mon fils, je viens d’apprendre que le scheikh Aboul Mozaffer est sur le point de partir pour faire un voyage à la Chine. C’est un homme rempli de charité pour les pauvres, et très-connu par sa probité. Fais un effort sur toi-même, mon enfant, lève-toi ; viens avec moi lui porter ces cinq pièces d’argent, et le prier de t’acheter dans ce pays de la Chine, dont on raconte tant de merveilles, quelque chose qui puisse t’être utile. Si tu ne veux pas te lever et venir avec moi, je te jure que je ne reviendrai plus te voir, et que je te laisserai mourir de faim et de soif. »
Je vis bien, par ce discours, que ma mère étoit révoltée de ma paresse : je craignis l’effet de ses menaces, et je crus devoir faire un effort pour me tirer de l’engourdissement où je vivois ; car je ne crois pas qu’il y eût alors sur la terre un animal plus paresseux que moi. Je dis donc à ma mère : « Eh bien, ma mère, aidez-moi à me mettre sur mon séant ! » Tandis qu’elle me rendoit ce service, je gémissois et fondois en larmes, à cause de la violence que j’étois obligé de me faire.
» Je priai ensuite ma mère de m’apporter mes souliers ; elle eut la complaisance de me les mettre elle-même aux pieds, et de me prendre par-dessous les bras pour m’aider à me lever. Elle ne cessa de me pousser pour me faire marcher, et de me tirer par la manche de mon habit, que quand nous fûmes arrivés sur le bord de la mer, où nous trouvâmes le scheikh Aboul Mozaffer.
» Je saluai ce scheikh, et lui demandai, le plus poliment qu’il me fut possible, si c’étoit lui qui s’appeloit Aboul Mozaffer ; car j’avouerai à ma honte, que je ne connoissois pas de vue cet excellent homme. Sur sa réponse affirmative, je le priai de vouloir bien se charger des cinq pièces d’argent que je lui présentois, pour m’en acheter quelque chose dans le pays où il alloit.
» Le scheikh, surpris de ma demande, se tourna vers ses compagnons de voyage, et leur demanda s’ils me connoissoient ? « Oui, Seigneur, lui répondirent-ils, c’est Abou Mohammed Alkeslan, si renommé pour sa paresse, que c’est sans doute aujourd’hui pour la première fois qu’il est sorti ; car on ne l’a jamais vu hors de sa maison. »
» Aboul Mozaffer reçut volontiers mes cinq pièces d’argent, et me promit, en riant, de s’acquitter de la commission dont je le chargeois. Je le remerciai, et m’en revins aussitôt chez moi, appuyé sur le bras de ma mère.
» Aboul Mozaffer, accompagné d’un grand nombre de marchands, se mit en mer, et après une navigation assez heureuse, débarqua sur les côtes de la Chine. Quand chacun se fut défait de ses marchandises, et en eut acheté d’autres, on mit à la voile pour revenir à Basra.
» Il y avoit déjà trois jours que le vaisseau voguoit en pleine mer, quand Mozaffer ordonna tout-à-coup de revirer de bord. Les marchands, surpris d’une pareille manœuvre, en demandèrent la raison. « Vous rappellez-vous, leur dit Aboul Mozaffer, la commission dont ce pauvre Abou Mohammed Alkeslan m’avoit chargé ? Eh bien, je l’ai totalement oubliée ! Il faut nécessairement que nous retournions lui acheter quelque chose qui puisse lui être utile, pour m’acquitter de la promesse que je lui ai faite. »
« De grâce, Seigneur, répondirent les marchands à Aboul Mozaffer, ne nous forcez point à retourner sur nos pas. L’espace que nous avons parcouru est trop considérable, pour nous exposer pour si peu de chose aux mauvais temps que nous avons déjà essuyés, et aux dangers que nous avons évités si heureusement jusqu’ici. »
Comme Aboul Mozaffer ne vouloit rien entendre, et persistoit toujours dans son dessein, les marchands lui offrirent de doubler chacun la somme que je lui avois remise. Aboul Mozaffer trouva la proposition si avantageuse pour moi, qu’il l’accepta. Les marchands continuèrent leur route, et abordèrent dans une isle extrêmement peuplée, où l’on faisoit un commerce considérable de perles et de diamans. Ayant jeté l’ancre dans une rade fort commode, ils descendirent tous à terre pour négocier leurs marchandises.
» En se promenant dans le bazar, Aboul Mozaffer aperçut un homme assis, qui avoit autour de lui un grand nombre de singes, parmi lesquels s’en trouvoit un qui étoit tout pelé. S’étant arrêté pour les examiner, il remarqua que quand ces animaux voyoient que leur maître n’avoit pas l’œil sur eux, ils se jetoient tous sur leur pauvre camarade, et le maltraitoient d’une manière étrange. Quand leur maître s’en apercevoit, il se levoit, et les battoit pour les faire finir ; mais il avoit beau châtier, et enchaîner les plus mutins, dès qu’il avoit le dos tourné, ils recommençoient leur manége.
» Aboul Mozaffer, touché de voir ce pauvre singe tourmenté de la sorte, s’approcha de son maître, et lui demanda s’il vouloit le lui vendre ? « Je vous en offre, dit-il, cinq écus que m’a remis un jeune orphelin pour lui acheter quelque chose. » « J’y consens très-volontiers, répondit le maître du singe, et je souhaite que cet achat soit avantageux à votre protégé. » Mozaffer ayant payé la somme convenue, emmena l’animal avec lui, et ordonna à un de ses esclaves de le conduire à bord du navire, et de l’attacher sur le tillac.
» Quand les marchands eurent fini leurs emplettes, ils remirent à la voile, et cinglèrent vers une autre isle, où ils n’eurent pas plutôt abordé, qu’ils se virent entourés de barques de plongeurs, qui venoient leur offrir leurs services. Ces hommes s’étant jetés à l’eau pour quelques pièces de monnoie, le singe qui les vit faire, s’agita tellement, qu’il parvint à se détacher, et s’élança dans la mer à leur exemple.
« Bon Dieu, s’écria Aboul Mozaffer, en voyant disparoître le singe, que dira ce pauvre Mohammed Alkeslan, qui ne verra pas seulement l’animal que j’avois acheté pour lui ? »
» Les plongeurs ayant bientôt reparu sur l’eau, le singe revint aussi avec eux, tenant entre ses pattes plusieurs nacres de perles, qu’il vint déposer aux pieds d’Aboul Mozaffer. Celui-ci, surpris d’une pareille action, ne put s’empêcher de croire que ce singe ne fût un être extraordinaire, et qui cachoit quelque mystère.
» Les marchands ayant remis à la voile, furent accueillis par une tempête qui les écarta de leur route, et les jeta sur la côte d’une isle, appelée l’isle des Zinges[1], dont les habitans étoient nègres et anthropophages. Lorsque ces Sauvages aperçurent le vaisseau, ils vinrent l’assaillir de tous côtés dans leurs barques, s’en emparèrent, garottèrent les marchands, et les conduisirent devant leur roi. Ce prince féroce ordonna de faire rôtir un certain nombre de ces malheureux, et se reput de leur chair avec les principaux de ses sujets ; le reste des marchands, après avoir été témoin du malheur de leurs compagnons, fut enfermé dans une hutte, et attendoit, en pleurant, le même sort.
» Vers le milieu de la nuit, le singe, qu’on avoit laissé en liberté, s’approcha d’Aboul Mozaffer, et le délivra de ses liens. Celui-ci s’avança aussitôt à tâtons vers ses infortunés camarades, qui, s’imaginant qu’il s’étoit lui-même détaché, s’écrièrent : « Le ciel prend pitié de nous, Aboul Mozaffer, puisqu’il a permis que vous puissiez briser vos liens, et devenir notre libérateur ! » « Mes amis, leur dit-il, ce n’est point moi qui ai brisé mes liens, mais le singe que j’ai acheté pour Mohammed Alkeslan. Je compte, pour témoigner ma reconnoissance à cet animal, lui donner une bourse de mille pièces d’or. » « Chacun de nous lui en donnera autant, s’écrièrent-ils tous, s’il nous rend un pareil service. »
» Le singe n’eut pas plutôt entendu ce que venoient de dire les marchands, qu’il se mit à les détacher les uns après les autres. Dès qu’ils se virent libres, ils se rendirent à bord de leur vaisseau, dont heureusement les Sauvages n’avoient rien emporté. Ils déployèrent aussitôt les voiles, et s’éloignèrent précipitamment d’un endroit qui avoit pensé leur être si funeste.
» Quand les marchands furent en pleine mer, Aboul Mozaffer les fit ressouvenir de la promesse qu’ils avoient faite au singe, et chacun d’eux s’empressa d’y satisfaire. Il tira lui-même mille pièces d’or de sa cassette, et les joignit à ce que les marchands lui avoient remis, ce qui fit une somme très-considérable. Le vent, qui avoit fait heureusement quitter aux marchands l’isle des Zinges, continua de leur être favorable, et ils abordèrent à Basra, après quelques jours de traversée.
» Le bruit du retour des marchands se répandit aussitôt dans la ville. Ma mère vint me trouver en diligence, et me dit : « Lève-toi vîte, mon fils, lève-toi ; Aboul Mozaffer est arrivé. Cours le saluer, et lui demander ce qu’il t’a apporté ? Peut-être est-ce quelque chose dont tu pourras tirer parti. »
« Aidez-moi donc, dis-je à ma mère, en me frottant les yeux, aidez-moi, de grâce, à me mettre sur mes jambes. Il y a loin d’ici au port, et vous savez que je ne vais pas vîte. » Ma mère me souleva, et me soutint jusqu’à ce que je fusse affermi sur mes jambes. Je fis ensuite un effort sur moi-même, et je m’acheminai vers le bord de la mer, où j’arrivai enfin après m’être embarrassé plus d’une fois dans mes habits.
» Dès qu’Aboul Mozaffer m’aperçut, il accourut vers moi, et me salua comme son libérateur, et celui de ses compagnons de voyage. « Prenez ce singe, me dit-il, je l’ai acheté pour vous ; allez m’attendre chez votre mère ; je ne tarderai pas à vous suivre. »
Surpris d’un pareil discours, et de l’accueil que je venois de recevoir, je pris le singe, et m’en retournai, en disant en moi-même : « Voilà, ma foi, une belle emplette que vient de faire pour moi Aboul Mozaffer, et qui me sera d’une grande utilité ! » Quand j’arrivai chez moi, je dis à ma mère : « La belle chose que le commerce ! Toutes les fois que vous me verrez dormir, ayez grand soin de me réveiller pour que j’aille courir au port. Regardez, ajoutai-je, en lui montrant le singe, voyez quelle marchandise on m’a rapportée de la Chine ! »
» À peine étois-je assis, que plusieurs esclaves d’Aboul Mozaffer entrèrent, et me demandèrent si j’étois Abou Mohammed Alkeslan ? J’avois à peine répondu oui, que j’aperçus Mozaffer lui-même qui les suivoit. Je me levai aussitôt, et m’avançai pour lui baiser la main ; mais il ne m’en donna pas le temps. Il se jeta à mon cou, et m’invita à l’accompagner jusque chez lui. Quoiqu’assez mécontent, j’acceptai néanmoins sa proposition, ne voulant pas désobliger un homme qui me faisoit tant de caresses.
» Lorsque nous fûmes arrivés à la maison d’Aboul Mozaffer, il ordonna à deux de ses esclaves d’aller chercher la somme qui m’étoit destinée. Ils obéirent sur-le-champ, et rentrèrent peu de temps après, chargés de deux cassettes assez lourdes. « Voilà, mon fils, me dit Mozaffer en m’en présentant les clefs, de quelle manière Dieu a fait fructifier les cinq pièces d’argent dont vous m’aviez chargé. La somme contenue dans ces deux cassettes vous appartient : retournez chez vous ; ces deux esclaves ont ordre de vous suivre. »
» Charmé au-delà de toute expression de ce que je venois d’entendre, je témoignai ma vive reconnoissance au généreux Aboul Mozaffer, et je retournai chez ma mère, à qui la vue des deux cassettes causa la plus agréable surprise.
« Vous voyez, mon fils, me dit-elle, que la Providence ne vous a pas abandonné. Méritez donc ses bienfaits, en faisant tous vos efforts pour vous défaire de cette indolence et de cette paresse dans laquelle vous avez vécu jusqu’ici. » Je promis à ma mère de suivre son conseil ; et le changement heureux qui venoit de s’opérer dans ma situation, me fit aisément tenir parole.
» Mon singe cependant paroissoit s’attacher davantage à moi de jour en jour ; il venoit s’asseoir sur le sofa où j’étois assis ; et quand je prenois mes repas, il mangeoit et buvoit avec moi ; mais ce que je trouvois d’inconcevable dans sa conduite, c’est qu’il disparoissoit dès le point du jour, et ne revenoit jamais avant midi. Il entroit alors dans ma chambre, tenant entre ses pattes une bourse de mille pièces d’or qu’il déposoit à mes pieds, et venoit s’asseoir à mes côtés. Il continua ce manège si long-temps, que je devins excessivement riche. J’achetai des terres et des maisons de campagne ; je fis construire plusieurs palais avec de vastes jardins, et je m’entourai d’un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe.
» Un jour que mon singe étoit assis à mes côtés, comme à son ordinaire, je le vis regarder avec curiosité à droite et à gauche, comme pour s’assurer que nous étions seuls. « Qu’est-ce que cela veut dire, pensai-je en moi-même ? » Mais, jugez de ma surprise, souverain Commandeur des croyans, quand je le vis remuer les lèvres, et que je l’entendis prononcer distinctement mon nom.
» Effrayé de ce prodige, j’étois prêt à m’élancer hors de l’appartement, lorsqu’il me dit : « Ne craignez rien, Abou Mohammed, et ne soyez pas étonné de m’entendre parler ; je ne suis pas un singe ordinaire. » « Qui es-tu donc, m’écriai-je ? »
« Je suis, me répondit-il, du nombre des génies rebelles. L’état de misère dans lequel vous viviez m’a touché de compassion, et je suis venu vers vous pour vous en faire sortir. Vous pouvez vous faire une idée de mon pouvoir, par les richesses que je vous ai prodiguées : richesses si immenses que vous n’en connoissez pas vous-même l’étendue ; mais j’ai dessein de faire encore plus pour vous, je veux vous faire épouser une femme dont la beauté surpasse tout ce que l’imagination peut se figurer de plus ravissant. »
« Comment pourrai-je obtenir la main de cette belle personne, lui demandai-je avec vivacité ? »
« Écoutez attentivement, reprit-il, ce que je vais vous dire. Vous vous habillerez demain de la manière la plus riche et la plus magnifique ; vous monterez sur votre mule, couverte d’une selle d’or brodée de perles et de diamans, et vous vous rendrez au bazar où l’on vend les fourrages. Là, vous vous informerez où est le magasin du schérif : vous entrerez chez lui, et vous lui direz que vous venez demander sa fille en mariage. S’il vous objecte que vous n’êtes pas assez riche pour prétendre à la main de sa fille, que vous êtes sans naissance et sans considération personnelle, présentez-lui une bourse de mille pièces d’or ; s’il en demande davantage, offrez-lui toutes les richesses qu’il pourra désirer, et ne craignez point de vous compromettre en offrant au-delà de vos facultés : j’aurai soin de pourvoir à tout, et je vous mettrai à portée de remplir vos engagemens. »
» Charmé d’une pareille ouverture, je promis de suivre de point en point les instructions de mon singe. Effectivement, dès que le jour parut, je mis mes habits les plus magnifiques, je montai sur une mule couverte d’une selle d’or, et je me rendis au bazar où l’on vend les fourrages. Ayant facilement trouvé le magasin du schérif, je descendis chez lui, et le saluai. Mon extérieur et les esclaves dont j’étois entouré lui en ayant imposé, il me rendit mon salut avec politesse, et me demanda s’il pouvoit faire quelque chose pour m’obliger ?
« Seigneur, répondis-je au schérif, mon bonheur et mon repos sont entre vos mains. J’ai entendu parler de votre fille de la manière la plus avantageuse, et je viens vous la demander en mariage. »
« Pardonnez-moi, me dit le schérif, si j’ose m’informer de votre naissance, de votre rang, et sur-tout de vos facultés. Je n’ai pas l’honneur de vous connoître, et l’on ne peut marier une fille sans être instruit de toutes ces choses. »
» Je tirai alors de mon sein une bourse de mille pièces d’or, et je la présentai au schérif. « Voilà, lui dis-je, ma naissance et ma qualité[2]. L’homme riche n’a pas besoin d’autre recommandation ; l’argent répond à toutes les objections. Vous connoissez ce mot du prophète : La meilleure ressource c’est l’argent.[3] Un de nos poètes a heureusement exprimé en quatre vers les avantages de la richesse.
« Quand un riche parle, chacun s’écrie : « Vous avez raison, » lors même qu’il ne sait ce qu’il dit.
» Quand un pauvre parle, on répond : « Cela est faux, » lors même qu’il a pour lui la raison.
» L’argent, dans tous les pays, fait admirer et respecter les hommes.
» C’est une langue pour celui qui veut parler, et une flèche pour celui qui veut tuer. »[4]
» À ces mots, le schérif baissa les yeux, et se mit à réfléchir. Un moment après, il me dit : « Puisqu’il est ainsi, trouvez bon, Seigneur, que je vous demande encore deux mille pièces d’or. » « Vous allez être obéi, lui dis-je. « Et aussitôt je dépêchai un de mes esclaves chez moi, qui revint un moment après, chargé de plusieurs bourses pareilles à celle que j’avois d’abord présentée au schérif.
» À la vue de l’or que je fis briller à ses yeux, le schérif parut satisfait. Il se leva, et ordonna à un de ses esclaves de fermer le magasin. Ayant ensuite rassemblé ses parens et ses amis, il fit dresser mon contrat de mariage, et me promit que les noces se célébréroient chez lui dans dix jours, et que dans dix jours il me rendroit l’heureux possesseur de sa fille.
» Transporté de joie, je m’en retournai chez moi ; et m’étant renfermé seul avec mon singe, je lui fis part du succès de mon mariage. Il me félicita sur le bonheur dont j’allois jouir, et donna les plus grands éloges à la manière dont je m’étois conduit.
» La vieille du jour fixé par le schérif, mon singe m’ayant trouvé seul, m’aborda avec un air d’inquiétude et d’embarras qu’il avoit peine à dissimuler. « Demain, me dit-il, tous vos vœux seront comblés. Puis-je espérer qu’en commençant à jouir du bonheur que je vous ai préparé, vous voudrez bien me rendre un service ? Si vous me l’accordez, vous pourrez exiger de moi tout ce que vous voudrez. »
« Qu’est-ce que c’est, lui dis-je assez surpris ? Parlez : je n’ai rien à vous refuser. »
« Dans l’appartement où vous devez passer la nuit avec votre épouse, me répondit-il en baissant la voix, est pratiqué un cabinet, sur la porte duquel est un anneau de cuivre. Au-dessous de cet anneau vous trouverez un petit paquet de clefs, à l’aide desquelles vous pourrez ouvrir la porte. En entrant dans ce cabinet, vous apercevrez un coffre de fer dont les quatre coins sont surmontés de quatre petits drapeaux enchantés. Dans ce coffre est un bassin de cuivre rempli d’or et de pierreries, à côté duquel il y a onze serpens. Au milieu du bassin est attaché un coq d’une blancheur éblouissante. À côté du coffre, vous apercevrez un cimeterre : ramassez-le, tuez le coq, mettez en pièces les quatre drapeaux, renversez le coffre, et sortez ensuite pour aller rejoindre votre épouse. Voilà tout ce que j’exige de vous pour les services que je vous ai rendus, et pour ceux que je me propose de vous rendre encore. »
» Je promis de me conformer à ce que desiroit le singe, sans chercher à en pénétrer les motifs. Le lendemain je me rendis à la maison du schérif ; et après la cérémonie du mariage, on m’introduisit dans l’appartement de mon épouse. J’aperçus aisément la porte et l’anneau dont le singe m’avoit parlé.
» Quand je me trouvai seul avec mon épouse, et qu’elle eut levé son voile, je restai muet d’étonnement à la vue de tant de beautés et de perfections réunies. Jamais la nature n’avoit formé une créature plus charmante. La régularité de ses traits, sa taille, son maintien, sa rougeur, son sourire, firent une telle impression sur moi, que j’oubliai presque le singe et ses instructions.
» Cependant la voix de la reconnoissance s’étant fait entendre à son tour, je ne voulus pas m’endormir avant d’avoir exécuté ce que m’avoit demandé mon bienfaiteur. Sur le minuit, voyant mon épouse profondément endormie, je me lève avec précaution, je détache les clefs qui étoient sous l’anneau de cuivre ; et ayant ouvert le cabinet, je ramasse le cimeterre que je trouve à mes pieds, j’égorge le coq, je mets en pièces les quatre petits drapeaux enchantés, et je renverse le coffre.
» Dans ce moment, mon épouse se réveille en sursaut, et apercevant la porte du cabinet ouverte, et le coq étendu sans vie à mes pieds : « Grand Dieu, s’écrie-t-elle, me voilà donc la victime de ce génie perfide ! » À peine avoit-elle prononcé ces paroles, que le génie rebelle qu’elle paroissoit craindre, parut tout-à-coup dans l’appartement, et l’enleva à mes yeux.
» Les cris de mon épouse et les miens réveillèrent le schérif, qui entra dans l’appartement, et devina facilement le sujet de ma frayeur en ne voyant plus sa fille, et en apercevant la porte du cabinet ouverte.
« Malheureux Abou Mohammed, me dit-il en s’arrachant les cheveux, hélas, qu’avez-vous fait ? Est-ce donc là la récompense que vous nous destiniez à ma fille et à moi, pour la manière dont nous avons agi à votre égard ? J’avois composé moi-même ce talisman ; je l’avois placé dans ce cabinet pour empêcher ce maudit génie d’exécuter ses sinistres projets sur ma fille. Depuis six ans, il avoit fait de vains efforts pour s’emparer d’elle ; mais c’en est fait, maintenant je n’ai plus de fille ; je n’ai plus aucune consolation dans le monde… Allez donc, sortez à l’instant d’ici ; car il m’est impossible de souffrir votre vue plus long-temps. »
» Je me retirai chez moi, profondément affligé d’avoir été l’instrument de la perte d’une personne qui m’étoit devenue si chère, quoique je ne l’eusse vue que quelques instans. Je cherchai partout mon singe pour lui raconter mon aventure ; mais toutes mes perquisitions furent inutiles. Je reconnus alors que c’étoit lui qui m’avoit enlevé mon épouse, après m’avoir engagé par ses insinuations perfides à briser le talisman qui mettoit obstacle à l’exécution de ses desseins sur elle. Furieux d’être le dupe de ce génie rebelle, je déchirai mes vêtemens, je me meurtris le visage, et résolus de ne pas rester plus long-temps dans un pays où j’avois perdu ce que j’avois de plus cher au monde.
» Je sortis donc de la ville, je m’enfonçai dans un désert, et je marchois encore lorsque la nuit me surprit. Ne sachant où j’étois ni où j’allois, je cherchois alors quelque abri pour me mettre à couvert, quand j’aperçus au clair de la lune, et tout près de moi, deux énormes serpens, l’un roux et l’autre blanc, qui se battoient. Touché de compassion, sans savoir pourquoi, en faveur du serpent blanc, je ramassai une grosse pierre, et la lançant de toutes mes forces, je visai si juste, que j’écrasai la tête de l’autre serpent.
» Le serpent blanc s’enfuit aussitôt en sifflant, et disparut à mes yeux ; mais il revint un moment après, accompagné de dix autres serpens aussi blancs que lui. Ils s’approchèrent de l’animal terrible que j’avois étendu mort sur la poussière ; et après l’avoir mis en pièces, et ne lui avoir laissé que la tête, ils prirent la fuite, et s’éloignèrent avec la rapidité d’une flèche.
» Comme j’étois occupé à réfléchir sur la singularité de cette aventure, j’entendis tout près de moi, sans néanmoins voir personne, une voix qui prononça ce vers :
Ne crains pas la fortune et ses rigueurs : le ciel te promet le bonheur et la joie.
» Cette voix, qui sembloit sortir du sein de la terre, me glaça de frayeur au lieu de me rassurer. Seul dans ce lieu désert, je ne savois si je devois fuir ou rester, quand j’entendis distinctement une autre voix prononcer derrière moi ces deux autres vers :
Musulman, toi qui as le bonheur de parler la langue du coran, calme ta frayeur, et ne crains rien de satan et de ses complices. Tu es sous la sauvegarde des génies fidèles, dont la religion est la même que la tienne.
« Au nom du Dieu que vous adorez comme moi, m’écriai-je, faites-moi donc connoître plus particulièrement qui vous êtes ? »
» À peine avois-je achevé ces paroles, que je vis paroître un fantôme vêtu d’une longue robe blanche, qui me tint ce discours :
Nous avons éprouvé votre bienfaisance et votre générosité. Tous les génies fidèles à Dieu et à son prophète, partagent notre reconnoissance. Si vous avez besoin de nous, parlez, nous sommes prêts à vous secourir, et à faire pour vous tout ce qui seroit en notre pouvoir.
« Hélas, m’écriai-je, qui a plus besoin que moi de secours, et qui éprouva jamais un malheur semblable au mien ? Y a-t-il sur la terre un infortuné plus à plaindre que moi ? »
« N’êtes-vous pas Abou Mohammed Alkeslan, me demanda le génie ? » « Il n’est que trop vrai, lui répondis-je, en poussant un profond soupir. »
« Eh bien, me dit-il, consolez-vous, vous avez trouvé des protecteurs. Sachez que je suis le frère du serpent blanc à qui vous venez de rendre un si grand service en le débarrassant de son ennemi. Nous sommes quatre frères issus du même père et de la même mère, et tous quatre nous sommes disposés à vous servir, et à vous témoigner notre reconnoissance. Le génie, caché sous la figure du singe avec lequel vous avez vécu si long-temps, est un des génies rebelles à Dieu. Sans la ruse qu’il a employée, jamais il n’auroit pu se rendre maître de votre épouse, pour qui ce perfide avoit conçu depuis long-temps une passion effrénée. Il avoit tenté plusieurs fois de l’enlever ; mais le talisman que le schérif son père avoit composé, a toujours mis obstacle à l’exécution de son projet jusqu’au moment où vous l’avez brisé. Quoiqu’il soit maintenant le maître de la destinée de cette belle personne, nous ne désespérons pas cependant de vous rapprocher d’elle, et de faire périr son ravisseur. Le service que vous nous avez rendu nous fait un devoir d’employer toute notre puissance pour vous servir dans cette occasion. »
» En finissant ces paroles, le génie poussa un cri si terrible, que la terre en fut ébranlée, et que j’eus beaucoup de peine à me tenir sur mes pieds. Une troupe de gens armés ayant paru aussitôt, il leur demanda s’ils savoient où le singe s’étoit retiré ? « Il a fixé sa résidence, répondit l’un d’eux, dans la ville d’Airain, dans cette ville que le soleil n’éclaire jamais de ses rayons. »
« Abou Mohammed, me dit le génie, je vais vous donner un de nos esclaves pour vous conduire. Il vous enseignera les moyens que vous devez employer pour retrouver la jeune dame que vous avez épousée ; mais faites bien attention à ne pas prononcer le nom de Dieu en traversant avec lui les airs ; car cet esclave est du nombre des génies révoltés qui sont soumis à notre puissance ; et si par hasard vous oubliez de suivre le conseil que je vous donne, il disparoîtra aussitôt, et en tombant vous courrez risque de perdre la vie. »
» Je montai donc sur le dos du génie rebelle, en me promettant bien de faire la plus grande attention à ce qui m’étoit prescrit. Il m’enleva rapidement dans les airs, et me fit perdre bientôt la terre de vue. Je n’aperçus plus qu’un espace immense, où les astres, semblables à de hautes montagnes, faisoient autour de moi leurs révolutions ; et je m’élevai si haut, que j’entendis distinctement les concerts des anges, qui chantoient des hymnes au pied du trône du Tout-Puissant. Mon conducteur m’expliquoit la nature et les propriétés des objets qui s’offroient de toutes parts à ma vue : il m’entretenoit sans cesse du nombre infini des choses créées, pour éloigner de mon esprit l’idée du Créateur, et s’efforçoit, par ses vains raisonnemens et ses discours, de m’empêcher d’exprimer mon admiration pour tout ce que je voyois, en prononçant le nom de Dieu.
» Tout-à-coup un esprit céleste, couvert d’un manteau bleu d’azur, et dont les cheveux blonds tomboient en grosses boucles sur ses épaules, se présenta devant moi. Son visage étoit éclatant de lumière, et il tenoit à la main une lance d’où jaillissoient de toutes parts des étincelles de feu. « Abou Mohammed, me dit-il, prononce sur-le-champ la formule : Il n’y a point d’autre Dieu que le souverain, auteur de toutes choses, ou je vais te frapper de cette lance. » Effrayé de sa menace, j’oubliai toutes mes résolutions, et proferai les paroles qui devoient causer ma perte. Soudain l’ange de lumière frappa de sa lance le génie rebelle, et le réduisit en cendres. Pour moi, je descendis aussitôt rapidement vers la terre, et tombai dans les flots.
» Étourdi de ma chute, je restai quelque temps sous l’eau. Ayant ensuite repris mes esprits, je me mis à nager de toutes mes forces ; mais j’aurois infailliblement perdu la vie, si je n’avois été aperçu par quelques matelots qui se trouvoient par hasard dans une barque à peu de distance de l’endroit où j’étois tombé. Ils vinrent aussitôt à mon secours ; et m’ayant saisi par mes habits, ils parvinrent à me mettre à bord.
» Ces hommes parloient un langage qui m’étoit tout-à-fait inconnu : ils m’adressèrent plusieurs fois la parole ; mais je leur fis comprendre, par signes, que je ne les entendois pas. Vers le soir, ils jetèrent leurs filets à la mer, et attrapèrent une grande quantité de poissons qu’ils firent rôtir, et dont je mangeai avec grand appétit. Le lendemain matin ils cinglèrent vers la terre ; et étant débarqués, ils me conduisirent dans une ville très-peuplée, et me présentèrent à leur roi, qui me reçut de la manière la plus flatteuse et la plus distinguée. M’étant informé du nom de la ville où je me trouvois, j’appris qu’elle s’appeloit Henad, et que c’était une des villes maritimes les plus considérables de la Chine.
» Le roi recommanda expressément à un de ses visirs de prendre le plus grand soin de moi, et de me faire voir toutes les curiosités du pays. On me raconta que dans les anciens temps les habitans de cette ville étoient livrés à toutes sortes de superstitions, et que pour les punir, Dieu les avoit métamorphosés en pierres. Ce qui me surprit le plus, fut la beauté des arbres fruitiers qui croissoient aux environs en si grande quantité, que je ne me rappelle pas en avoir jamais autant vu ailleurs.
» Je passai environ un mois à m’amuser et à me divertir dans cette ville. Un jour que je me promenois sur les bords du fleuve qui en baigne les murs, j’aperçus un cavalier qui venoit à toute bride de mon côté. « N’êtes-vous pas Abou Mohammed Alkeslan, me demanda-t-il quand il fut près de moi ? » Sur ma réponse affirmative, il me dit de ne pas m’effrayer, qu’il étoit un de mes amis, et qu’il vouloit me témoigner sa reconnoissance pour un service que je lui avois rendu.
« Qui êtes-vous donc lui demandai-je avec surprise ? » « Je suis, me répondit-il, le frère du serpent blanc, et je viens vous apprendre que vous n’êtes pas fort éloigné du lieu où votre épouse est renfermée. » En même temps, il me couvrit de son manteau, et me fit monter derrière lui. Il partit comme un éclair, et nous nous enfonçâmes dans une vaste forêt.
» Après avoir galoppé assez long-temps, il s’arrêta tout-à-coup, et me fit descendre de cheval. « Vous voyez ces deux montagnes, me dit-il, côtoyez-les jusqu’à ce que vous aperceviez la ville d’Airain ; mais gardez-vous bien de vouloir y entrer avant que je vienne vous revoir, et que je vous donne un moyen d’y pénétrer sans danger. » En disant cela il disparut, et me laissa dans une solitude épouvantable.
» Je marchois péniblement dans une plaine aride où, sans doute, avant moi aucun mortel n’avoit encore pénétré, et j’aperçus enfin la ville dont le génie m’avoit parlé. Les murs en étoient d’airain, et si élevés qu’ils se perdoient dans les nues. Je m’en approchai, et j’en fis le tour, dans le dessein de découvrir un endroit par où l’on pût y entrer ; mais toutes mes recherches furent inutiles. Dans ce moment, le frère du serpent blanc parut devant moi, et me présenta une épée enchantée, avec laquelle je pourrois, me dit-il, pénétrer dans la ville sans être aperçu. Je pris l’épée, et le génie disparut sans me laisser le temps de lui répondre.
» Un bruit confus de voix ayant peu après frappé mes oreilles, je me retournai, et j’aperçus une troupe d’hommes qui avoient les yeux au milieu de la poitrine. Dès qu’ils me virent, ils s’approchèrent de moi, et me demandèrent qui j’étois, et qui avoit pu m’amener en cet endroit ? Je satisfis à leurs questions, et leur racontai mes aventures. Ils me dirent que la jeune dame dont je venois de leur parler étoit effectivement renfermée avec le génie rebelle dans la ville d’Airain ; mais qu’ils ignoroient de quelle manière il l’avoit traitée. Quant à nous, ajoutèrent-ils, vous n’avez rien à craindre de notre part ; car nous sommes attachés au service des frères du serpent blanc. Si vous voulez pénétrer au-delà de ces murs, allez vers cette fontaine, examinez de quel côté vient l’eau, et suivez son cours : il vous conduira dans la ville ; c’est le seul chemin que vous puissiez prendre pour y entrer.
» Je suivis le conseil des génies, et j’aperçus un aqueduc : j’y entrai, et j’en parcourus toute la longueur. À peine avois-je fait quelques pas hors de l’aqueduc, que je vis mon épouse dans une vaste prairie, assise sur un coussin de brocard d’or, et couverte d’un voile de soie dont les bords représentoient un superbe jardin planté d’arbres chargés de fruits d’or et de perles.
» Dès qu’elle m’aperçut, elle se leva avec empressement, et me demanda qui avoit pu m’introduire dans un lieu inaccessible à tous les mortels ? Quand mes premiers transports furent calmés, je lui racontai dans le plus grand détail ce qui m’étoit arrivé depuis notre séparation, et je la priai de satisfaire à son tour ma curiosité, et de m’indiquer, s’il lui étoit possible, les moyens qu’il falloit employer pour sa délivrance.
« L’extrême passion que ce maudit génie a conçue pour moi, me dit mon épouse, ne lui a pas permis de me rien cacher de ce qui peut lui nuire ou lui être utile. Il m’a dévoilé tous ses secrets, et j’ai appris de sa propre bouche qu’il y a près d’ici un talisman qui soumet à sa puissance tout ce que cette ville contient dans ses murs. Au moyen de ce talisman, rien ne résiste à ses ordres. Il est renfermé dans une colonne… » « Où est cette colonne, m’écriai-je vivement en l’interrompant ? » « La voilà, me dit-elle en me la montrant du doigt ; c’est là que la puissance de notre ennemi est concentrée. »
» Enchanté de connoître un secret qui pouvoit m’être aussi utile, je m’informai exactement en quoi consistoit ce talisman ? « C’est un aigle, me dit mon épouse, sur lequel sont gravés des caractères que je ne connois pas. Si vous pouvez parvenir à vous en rendre maître, approchez-vous sur-le-champ d’un réchaud ardent, jettez-y quelques pincées de musc, et présentez l’aigle à la fumée qui s’en élèvera. Tous les génies paroîtront alors devant vous, prêts à exécuter ce que vous voudrez leur commander. »
» Je m’avançai aussitôt vers la colonne sans crainte d’être aperçu, à cause de l’épée enchantée qui me rendoit invisible ; et m’étant emparé de l’aigle, je voulus éprouver aussitôt sa vertu. Les génies s’étant présentés devant moi, je leur ordonnai de retourner pour le moment à leur poste, et de se tenir prêts à m’obéir à l’avenir, toutes les fois que j’aurois besoin de leur ministère. Je retournai près de mon épouse, et lui demandai si elle vouloit m’accompagner ? Elle y consentit avec joie. Nous sortîmes par le même chemin par où j’étois entré, et nous fûmes rejoindre les hommes extraordinaires qui me l’avoient indiqué. Je les priai de m’enseigner la route que je devois prendre pour retourner dans mon pays. Ils le firent de la meilleure grâce du monde, et poussèrent même la complaisance jusqu’à me conduire sur le bord de la mer, où ils me fournirent un vaisseau et des provisions.
» Nous montâmes dans le vaisseau, qui étoit près de mettre à la voile ; le vent nous fut constamment favorable, et nous arrivâmes fort heureusement à Basra. Le schérif, charmé de revoir sa fille bien aimée, nous reçut à bras ouverts, et nous combla d’amitiés et de caresses.
» Après m’être reposé quelque temps des fatigues que j’avois essuyées, je m’enfermai seul un jour dans mon appartement ; je pris l’aigle que j’avois conservé avec le plus grand soin, et je me mis à faire les fumigations nécessaires. Aussitôt les génies accoururent de toutes parts, et se prosternèrent devant moi. Je leur ordonnai de transporter à Basra toutes les richesses, les pierreries et les diamans qui étoient renfermés dans la ville d’Airain : ce qu’ils exécutèrent avec toute la promptitude imaginable.
» Voulant ensuite me venger du génie rebelle qui avoit pris, pour me tromper si cruellement, la forme d’un singe, je commandai aux génies fidèles de m’amener sur-le-champ cet esprit pervers. Il se présenta devant moi d’un air humble et suppliant ; mais je ne me laissai pas toucher par ses prières. Après lui avoir fait les reproches que sa trahison méritoit, je le fis enfermer dans un vase de cuivre scellé avec du plomb, et le fis jeter à la mer.
» Depuis ce moment nous jouissons, mon épouse et moi, de la tranquillité la plus parfaite, et rien ne manque à notre bonheur. Tous les souhaits que je puis former sont aussitôt accomplis, et toutes les richesses que je puis désirer me sont apportées sur-le-champ par les génies soumis à mes ordres. Telles sont, souverain Commandeur des croyans, les faveurs singulières que je tiens de la bonté divine, et dont je ne cesse de lui rendre grâces. »
Le calife Haroun Alraschid, charmé du récit d’Abou Mohammed Alkeslan, accepta d’autant plus volontiers les présens qu’il lui avoit offerts, qu’il avoit remarqué parmi ces présens plusieurs diamans dont la grosseur et la beauté surpassoient beaucoup les désirs de Zobéïde. Il donna, de son côté, à Abou Mohammed les marques les plus éclatantes de sa générosité et de sa bienveillance, et le renvoya à Basra, comblé d’honneurs et de bienfaits.
« Ma sœur, dit Dinarzade, aussitôt que la sultane eut achevé l’histoire d’Abou Mohammed Alkeslan, vous savez que le sultan aime beaucoup ces aventures qui arrivoient au calife Haroun Alraschid, lorsqu’il sortoit le soir de son palais. Je me rappelle de vous avoir entendu parler d’une rencontre qu’il fit, et dans laquelle il fut un moment tenté de douter s’il étoit le véritable calife de Bagdad, le souverain Commandeur des croyans. » « Vous voulez parler, ma sœur, répondit Scheherazade, de l’histoire d’Ali Mohammed le joaillier, ou du faux calife ; je me la rappelle très-bien, et je pourrai vous la raconter demain, si le sultan des Indes veut bien encore me laisser la vie. » L’annonce que venoit d’entendre Schahriar avoit excité sa curiosité ; il résolut, pour la satisfaire, de différer de nouveau la mort de la sultane.
- ↑ Peut-être l’isle de Zanzibar, près de la côte du Zanguebar, ou de la Cafrerie.
- ↑ Hadha nasbi wa hhasbi. Allusion assez plaisante à un trait de la vie de Moez le Dinallah, le premier des califes Fathiunites en Égypte. Ce prince ayant convoqué une grande assemblée pour se faire reconnoître calife, jeta en l’air plusieurs poignées d’or, en disant : Hadha nashi ; voilà ma généalogie. Il tira ensuite son épée, en disant : Hadha hhashi ; voilà mon titre, ou ceci me suffit.
- ↑ Naam al hhasb al mal.
- ↑ Iuna algani idha takallama bilkhithat, etc. etc.