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Les Mille et Une Nuits/Histoire d’Alaeddin

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Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 9 (p. 171-344).

HISTOIRE D’ALAEDDIN.


Il y avoit autrefois en Égypte un marchand nommé Schemseddin, qui faisoit un commerce fort étendu, et qui jouissoit du plus grand crédit par son exactitude à tenir sa parole. Il possédoit d’immenses richesse, avoit un grand nombre d’esclaves à son service, et tenoit le premier rang parmi les négocians du Caire, qui l’avoient choisi pour leur syndic.

À tous ces avantages, Schemseddin joignoit celui d’avoir une épouse qu’il aimoit beaucoup, et qui le payoit du plus tendre retour ; mais quoiqu’ils fussent mariés depuis plus de vingt ans, ils n’avoient point encore eu d’enfans.

Cette privation affligeoit sensiblement Schemseddin. Il s’en prenoit secrètement à sa femme ; mais il n’avoit jamais osé lui adresser sur cela le moindre reproche. Un jour qu’il étoit assis dans son magasin, et qu’il regardoit ses voisins, qui avoient tous plus ou moins d’enfans, il sentit plus vivement le chagrin de n’en pas avoir, et se trouva par conséquent plus indisposé contre son épouse.

C’étoit un vendredi : Schemseddin se rendit aux bains ; et après s’être baigné, il se fit parfumer, raser la tête, et arranger la barbe comme il avoit coutume de faire tous les vendredis. Tandis qu’il étoit entre les mains du garçon de bain, il prit le miroir, et se mit à considérer sa figure. Sa barbe, qui commençoit à grisonner, augmenta le chagrin qu’il éprouvoit de se voir sans enfans. Il s’en retourna chez lui avec beaucoup d’humeur.

L’épouse du marchand, qui savoit l’heure où il devoit rentrer, avoit eu l’attention de se baigner aussi, et de se parer de ses plus beaux habits pour le recevoir. Quand il rentra, elle s’avança vers lui avec empressement, et lui souhaita le bon soir ; mais il la reçut fort mal, et lui dit qu’il n’avoit pas besoin de son bon soir.

Interdite d’un accueil aussi froid, elle fit servir le souper, et le pria de se mettre à table. « Je ne veux rien manger, lui répondit-il. » En même temps il repoussa du pied la table où le souper étoit servi. « Pourquoi donc, lui dit-elle, ne voulez-vous pas souper, et quel sujet vous donne tant d’humeur aujourd’hui ? »

« Vous-même, répondit le marchand avec aigreur. Ce matin, en ouvrant mon magasin, j’ai vu tous les marchands nos voisins entourés de leurs enfans, et je me suis dit en moi-même : « J’ai été bien bon de jurer à ma femme, la première nuit de nos noces, que je n’en épouserois point d’autre qu’elle, qu’aucune esclave ne deviendroit sa rivale ; enfin, que je ne passerois jamais une nuit hors de chez moi. Je ne prévoyois pas alors que ma femme seroit stérile, et ne me donneroit jamais d’enfans. »

« Qu’appellez-vous stérile, lui répondit la femme en colère : c’est plutôt vous qui ne pouvez avoir d’enfans ! »

Le marchand, étonné de cette repartie, et du ton d’assurance avec lequel elle fut faite, commença à concevoir quelques soupçons sur ce qui le concernoit, et dit à sa femme : « Seroit-il possible, et n’y auroit-il pas, en ce cas, quelque spécifique qui pût me faire avoir des enfans ? Je suis prêt à l’acheter, quel qu’en soit le prix, et à en faire l’essai. »

« Je crois, lui répondit sa femme, qu’il y a de ces spécifiques ; et vous en trouverez, je pense, chez les apothicaires. »

Le marchand passa toute la nuit à réfléchir sur ce que sa femme venoit de lui dire. Ils étoient tous deux intérieurement fâchés des reproches qu’ils s’étoient adressés mutuellement. Le mari se leva de grand matin, et se rendit au marché. Étant entré chez un apothicaire, il le salua, et lui demanda s’il avoit quelque drogue qui eût la propriété de faire avoir des enfans. « J’en avois il n’y a pas long-temps, lui répondit l’apothicaire, mais je n’en ai plus : j’ai tout vendu. Si vous voulez vous donner la peine de passer chez mon voisin, peut-être aura-t-il ce que vous cherchez. »

Le marchand alla de boutique en boutique, répétant sa demande à chaque apothicaire qu’il rencontroit ; mais tous lui rirent au nez, et se moquèrent de lui. Voyant que sa course étoit inutile, il revint s’asseoir dans sa boutique, le cœur accablé de tristesse.

Le chef des courtiers, homme adroit et rusé, nommé Scheikh Mohammed, l’ayant aperçu, le salua, et lui demanda la cause de l’abattement où il le voyoit plongé. Le marchand lui raconta la conversation qu’il avoit eue la veille avec sa femme, et se plaignit beaucoup de ce qu’étant marié avec elle depuis plus de vingt ans, il n’en avoit point encore eu d’enfant. « Elle prétend que c’est ma faute, ajouta-t-il, et m’a fait chercher toute la matinée une drogue qui ait la propriété de faire avoir des enfans ; mais il m’a été impossible d’en trouver. »

« J’ai votre affaire, dit Mohammed ; mais quelle récompense donnerez-vous à celui qui pourra vous procurer le bonheur d’être père, après plus de vingt ans de mariage ? » « Comptez, répondit le marchand, sur toute ma reconnoissance et sur ma générosité. » Scheikh Mohammed lui demanda préalablement un sequin ; et au lieu d’un, le marchand lui en présenta deux.

Mohammed prit alors un grand vase, dans lequel il mit de la canelle, du girofle, du cardamome, du gingembre, du poivre blanc, et quelques autres drogues. Il y joignit de la poudre de crocodile de montagne ; et ayant broyé tout cela ensemble, il le fit bouillir dans d’excellente huile d’olive. Il prit ensuite trois onces d’encens mâle, et une petite mesure d’une certaine graine noire. Il mêla le tout avec du miel, et en fit une espèce de pâte qu’il renferma dans le vase. Il présenta le vase au marchand, et lui dit de faire usage de ce qu’il contenoit, en guise de beurre frais, après avoir mangé de la viande de mouton et des pigeons domestiques. « Vous aurez soin, ajouta-t-il, de boire un grand verre de vin par-dessus. »

Le marchand, résolu de suivre exactement ce conseil, apporta à sa femme du mouton et des pigeons, qu’il la pria de faire cuire pour le souper, et lui remit le vase qui renfermoit la drogue que Mohammed avoit préparée, en lui recommandant d’en avoir grand soin.

Le soir étant venu, on servit le souper. Le marchand, après avoir fait honneur au mouton et aux pigeons, demanda le vase qu’il avoit apporté, mangea, au grand étonnement de sa femme, presque tout ce qu’il contenoit, et but par-dessus un grand verre de vin de Chypre. Après ce souper, le marchand et sa femme se mirent au lit.

Au bout de quelques mois, la femme du marchand s’aperçut qu’elle étoit enceinte. Le moment de ses couches étant arrivé, on appela une sage-femme, qui la délivra heureusement d’un beau garçon. La sage-femme, en bonne Musulmane, n’oublia pas, en détachant l’enfant, de prononcer le nom d’Ali et de Mahomet ; elle lui cria ensuite de toutes ses forces dans les oreilles : « Allah acbar ![1]» et le donna à sa mère, qui lui présenta le sein. L’enfant le prit très-bien, teta long-temps, et s’endormit.

Au bout de trois jours, la femme du marchand fut en état de se lever. Le marchand entra dans l’appartement, félicita son épouse sur sa convalescence, et voulut voir l’enfant. Quand on le lui présenta, il fut surpris de sa beauté et de sa force ; car, quoiqu’il n’eût que deux jours, on auroit dit en le voyant que c’étoit un enfant d’un an.

« Quel nom lui avez-vous donné, dit le marchand à sa femme ? » « Si c’eût été une fille, répondit-elle, je lui en aurois déjà donné un ; mais puisque c’est un garçon, c’est à vous à le nommer. »

C’étoit alors la coutume de donner aux enfans les noms qu’on entendoit prononcer par hasard. Le marchand ayant entendu dans ce moment quelqu’un crier dans la rue : « Monsieur Alaeddin ! » il dit qu’il vouloit appeler son fils Alaeddin. Il lui donna ensuite le surnom d’Aboulschamat, à cause d’un signe que l’enfant avoit sur chaque joue. Le petit Alaeddin ne connut pendant deux ans et demi d’autre nourriture que le lait. Il marcha de bonne heure, et devenoit de jour en jour plus fort et plus vigoureux. Plus il profitoit, plus son père qui l’aimoit à l’excès, et qui étoit un peu crédule, craignoit qu’il ne lui arrivât quelque accident. Il appréhendoit sur-tout pour lui les regards malins des envieux. Pour l’y soustraire, il résolut de le faire élever dans un souterrain, et de ne l’en laisser sortir que quand sa barbe seroit entièrement poussée. En conséquence, il le remit entre les mains d’une esclave et d’un vieux serviteur, qu’il chargea d’avoir soin de lui, de l’amuser, et de lui donner tout ce qui lui étoit nécessaire.

Quand Alaeddin eut atteint l’âge de sept ans, son père le fit circoncire, et fit venir un savant pour lui apprendre à écrire, lui expliquer le Coran, et l’initier dans les sciences. Le jeune Alaeddin se livra dans sa retraite avec application à l’étude, et fit de grands progrès.

Le vieux serviteur ayant un jour oublié de fermer après lui la porte du souterrain, Alaeddin, profitant de cette occasion, monta les degrés, et entra par hasard dans l’appartement de sa mère, où il y avoit ce jour-là un grand cercle de dames de la première distinction.

À l’apparition de ce jeune homme, qui s’avançoit comme un esclave ivre, ces dames baissèrent promptement leurs voiles, et dirent à sa mère : « Comment, Madame, pouvez-vous laisser entrer ici cet insolent, au mépris de la pudeur et des lois sacrées du prophète ? »

« Mesdames, leur répondit-elle, ce jeune homme est mon fils ; c’est le fils de mon mari Schemseddin, syndic des marchands de cette ville. » « Mais, Madame, répliquèrent-elles, jamais nous ne vous avons connu d’enfans ! »

« Mon mari, répondit l’épouse du marchand, craignant pour son fils les regards funestes de l’envie, l’a fait élever, jusqu’à présent, dans un souterrain, d’où il vient de s’échapper je ne sais comment ; car notre intention étoit de l’y tenir renfermé, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge viril. » Les dames satisfaites de cette réponse, la félicitèrent de tout leur cœur d’avoir un si bel enfant.

Le jeune homme étant sorti de l’appartement de sa mère, entra dans la cour intérieure de la maison, et ayant aperçu plusieurs esclaves qui menoient une mule à l’écurie, il leur demanda quelle étoit cette mule ? Un de ces esclaves lui dit que c’étoit la mule de son père, sur laquelle ils l’avoient conduit à son magasin, et qu’ils ramenoient à l’écurie.

Alaeddin demanda avec vivacité quel étoit l’état de son père ? Et le même esclave lui ayant appris qu’il étoit le syndic des marchands du Caire, il courut chez sa mère, et lui fit la même question.

« Mon fils, lui répondit-elle, votre père est le syndic des marchands du Caire, et le prince des arabes de ce pays. À la tête de son magasin est un esclave qui ne le consulte que sur le prix des marchandises qui excèdent la valeur de mille pièces d’or ; il a la liberté de vendre à sa fantaisie toutes celles qui sont d’un prix inférieur. Aucune marchandise étrangère, de quelque qualité qu’elle soit, ne peut entrer dans ce pays sans passer entre les mains de votre père ; c’est lui seul qui en règle la destination, et aucun ballot ne sauroit sortir de cette ville sans sa permission. L’étendue de son commerce et la confiance dont il a su s’environner, lui ont procuré des richesses incalculables. »

« Dieu soit loué, s’écria Alaeddin, de m’avoir donné pour père un homme aussi distingué ! Mais, Madame, pourquoi donc m’avez-vous fait élever dans un souterrain, et m’y avez-vous laissé renfermé si long-temps ? »

« Nous ne vous y avons placé, mon cher fils, lui répondit sa mère, que pour vous soustraire à la maligne influence des regards des méchans ; car ce qu’on dit des funestes effets de cette influence n’est que trop véritable. C’est elle qui conduit tant de personnes au tombeau. »

« Ma mère, reprit Alaeddin, il n’y a point d’asile qui puisse soustraire les hommes aux décrets de la Providence, et ce qui est écrit dans le ciel doit nécessairement arriver. Nous sommes tous destinés à mourir. Mon père, plein de santé aujourd’hui, peut nous être enlevé demain ; et si je veux prendre sa place, les marchands pourront-ils ajouter foi à mes paroles quand je leur dirai : « Je suis Alaeddin, fils de Schemseddin. » Ne m’objecteront-ils pas, avec raison, que jamais ils ne lui ont connu d’enfant ? Et le trésor public ne viendra-t-il pas me dépouiller de tous les biens de mon père ? Promettez-moi donc, Madame, d’engager mon père à me prendre avec lui, à me lever une boutique, et à m’initier dans tous les détails du commerce. »

La mère d’Alaeddin promit à son fils d’employer le crédit qu’elle avoit sur l’esprit de son mari, pour l’engager à souscrire à la demande qu’il venoit de faire. Le marchand étant entré sur ces entrefaites, et ayant trouvé son fils dans l’appartement de sa femme, demanda à celle-ci pourquoi elle l’avoit fait sortir du souterrain ?

« Ce n’est pas moi, répondit-elle, qui l’ai fait sortir ; l’esclave chargé de le servir, a oublié de fermer la porte. Votre fils est sorti, et est monté chez moi dans un moment où j’étois en grande compagnie. »

Après cette explication, la femme du marchand l’informa de la conversation qu’elle venoit d’avoir avec son fils. Le marchand promit de l’emmener le lendemain avec lui, et lui recommanda de faire attention à la manière dont se traitent les affaires, et à étudier la politesse en usage parmi les marchands.

Alaeddin, au comble de la joie, attendit le lendemain avec impatience. Son père le conduisit au bain dès le matin, et lui donna un habillement magnifique. Après le déjeûner, il le fit monter sur une mule, et prit avec lui le chemin du quartier des marchands.

En voyant passer leur syndic, suivi d’un beau jeune homme qu’ils ne connoissoient pas, les marchands se mirent à jaser sur son compte, et à concevoir la plus mauvaise opinion de ses mœurs. « Notre syndic, disoient-ils, n’a-t-il pas de honte de se conduire ainsi à son âge ? » Le naquib, ou chef des marchands, qui jouissoit d’une grande considération parmi eux, leur dit aussitôt : « Nous ne devons pas souffrir qu’un homme qui s’affiche ainsi publiquement soit désormais notre syndic. »

Les marchands avoient alors coutume de se réunir tous les matins dans le marché, où leur naquib leur lisoit le premier chapitre de l’Alcoran, et de se rendre au magasin de leur syndic, auquel ils souhaitoient le bonjour après lui avoir fait une seconde lecture de ce même chapitre. Ils se séparoient ensuite, et chacun retournoit à ses affaires.

Schemseddin étant entré dans son magasin, et ne voyant point venir les marchands comme à leur ordinaire, appela le naquib, et lui en demanda la raison. « Tous les marchands, lui répondit le naquib, sont décidés à vous déposer de votre charge de syndic ; et c’est pour cela qu’ils ne viennent pas vous lire le chapitre d’usage. «  « Quelle raison, reprit vivement Schemseddin, peut les porter à me faire cet affront ? »

« Ce jeune homme qui vous accompagne, répondit le naquib, a blessé leurs regards. Vous êtes déjà sur l’âge, et vous occupez le premier rang parmi les marchands. Ce jeune homme n’est point un esclave, et n’appartient point à votre femme ; vous avez tort de lui marquer publiquement tant d’affection. »

« Que dis-tu, malheureux, s’écria Schemseddin, tu oses ainsi parler de mon fils ! » « Mais, dit le naquib, jamais nous ne vous avons connu d’enfant. »

« C’est, reprit Schemseddin, parce que je redoutois pour lui les regards funestes des envieux, et que je l’ai fait élever dans un souterrain. Mon intention n’étoit point de l’en faire sortir avant que sa barbe ne fût entièrement poussée ; mais sa mère n’a pas voulu l’y retenir davantage ; et hier elle m’a pressé de lui lever une boutique et de lui apprendre le commerce. »

Le naquib ayant entendu ces paroles, s’empressa de réunir les marchands, et de venir avec eux devant le syndic pour lui lire le chapitre d’usage. Ils le félicitèrent tous sur ce qu’ils venoient d’apprendre au sujet de ce jeune homme, et firent des vœux pour la prospérité du père et du fils. Un d’entr’eux s’adressant à Schemseddin, lui dit que les pauvres, à la naissance d’un garçon ou d’une fille, avoient coutume d’inviter, en signe de réjouissance, leurs parens et leurs amis à venir manger la bouillie avec eux. Schemseddin comprit ce que vouloit dire le marchand, et répondit que son intention étoit aussi de les réunir tous dans un de ses jardins.

Il fit en conséquence meubler, le lendemain matin, une salle basse et un appartement au premier dans son jardin, où il fit porter tout ce qui étoit nécessaire pour un grand festin. Il ordonna de dresser deux tables, l’une dans la salle basse, et l’autre dans l’appartement du premier ; et ayant pris sa ceinture, et ordonné à son fils de prendre aussi la sienne, il lui dit : « À mesure que les vieillards entreront, je les recevrai, et je les ferai placer à la table qui est au premier : pour vous, mon fils, ayez soin de recevoir les jeunes gens à mesure qu’ils se présenteront ; faites-les placer à la table qui est dans la salle basse. »

« Pourquoi donc, mon père, dit Alaeddin, avez-vous fait préparer deux tables, l’une pour les pères, et l’autre pour les enfans ? » « C’est que les jeunes gens, répondit Schemseddin, seront plus libres étant seuls, et que les hommes seront bien aises de se trouver tous ensemble. » Alaeddin, satisfait de cette réponse, s’empressa d’exécuter les ordres de son père, et de faire les honneurs de la salle des jeunes gens.

Le repas fut servi avec magnificence et profusion, et les convives s’y amusèrent infiniment. Après qu’on eut pris le sorbet et brûlé des parfums, les vieillards se mirent à converser sur divers sujets d’histoire et de littérature.

Pendant la conversation, un marchand, nommé Mahmoud Albalkhy, dévot à l’extérieur, mais impie et libertin au fond de l’âme, descendit dans la salle où étoient les jeunes gens. Il y vit Alaeddin, fut frappé de sa bonne mine, et conçut pour lui une passion honteuse. Il fit en même temps réflexion qu’il ne pourroit faire connoissance avec ce jeune homme tant qu’il seroit chez son père, et résolut de lui inspirer le dessein de voyager, se promettant bien de suivre ses pas, et de chercher l’occasion de se lier avec lui.

Alaeddin avant été obligé de sortir pour quelques instans, Mahmoud Albalkhy profita de cette occasion, s’adressa aux jeunes gens, et leur dit que s’ils pouvoient déterminer Alaeddin à voyager avec lui, il feroit présent à chacun d’eux d’un habillement magnifique. Les jeunes gens ayant accepté sa proposition, il les quitta, et fut rejoindre sa compagnie.

Alaeddin étant rentré, tous les jeunes gens allèrent à sa rencontre ; et l’ayant fait asseoir au milieu d’eux, ils se mirent à parler de commerce. Un d’entr’eux adressant la parole à celui qui étoit assis à côté de lui, lui demanda comment il s’étoit procuré les fonds dont il étoit actuellement possesseur ?

« Lorsque j’eus atteint l’âge de puberté, répondit le jeune homme à qui cette question étoit adressée, je pressai mon père de m’acheter des marchandises ; mais comme il ne pouvoit rien m’avancer, il me dit de m’adresser à un négociant de ses amis, de lui emprunter mille pièces d’or, de les convertir en marchandises, et de m’appliquer à acquérir toutes les connoissances qui peuvent faire réussir dans le négoce. Je suivis son conseil : je m’adressai à un marchand qui me prêta mille pièces d’or, avec lesquelles j’achetai des étoffes, et je partis pour la Syrie. J’y vendis mes marchandises avec assez de bonheur ; car je gagnai deux cents pour cent. Voyant mon capital doublé, je pris des marchandises de Syrie que je fus vendre à Halep, où je fis encore de bonnes affaires. J’ai continué mon commerce jusqu’à ce jour, et je suis parvenu, à force de soins, à me faire un capital de dix mille pièces d’or. »

Chacun des jeunes gens raconta une histoire à peu près pareille, jusqu’à ce qu’enfin le tour d’Alaeddin arrivât.

« Vous connoissez tous, leur dit-il, mon histoire. Elle n’est pas longue. Je ne suis sorti que de cette semaine du souterrain où j’ai été élevé, et je n’ai fait qu’aller et venir du magasin à la maison, et de la maison au magasin. »

« Vous devez, lui dit un des jeunes gens, avoir bien envie de voyager ? »

« Qu’ai-je besoin de voyager, reprit Alaeddin ? Ne puis-je pas rester tranquille chez moi sans me donner tant de peine ? »

Les jeunes gens se mirent à rire de sa réponse, et le taxèrent entr’eux, mais assez haut pour qu’il pût l’entendre, de couardise et de timidité. Il ressemble, disoit l’un au poisson qui meurt hors de l’eau : il ne pourroit vivre s’il quittoit la maison paternelle. Il ne sait pas, disoit un autre, que ce sont les voyages qui forment les hommes, qu’on ne s’instruit qu’en voyageant, et qu’un marchand qui n’a pas parcouru les pays les plus éloignés ne peut pas savoir le commerce, ni jouir dans son état d’aucune considération.

Ces railleries piquèrent si vivement Alaeddin, qu’il sortit sur-le-champ, les larmes aux yeux, monta sur sa mule, et rentra chez lui le cœur serré. Sa mère l’aperçut, et voyant qu’il avoit l’air chagrin, lui demanda ce qui lui étoit arrivé ?

Alaeddin rendit compte à sa mère de la conversation qu’il venoit d’avoir avec les jeunes marchands, des railleries qu’ils s’étoient permises sur son compte, et lui témoigna qu’il vouloit absolument voyager. Sa mère tâcha d’abord de le détourner de ce dessein ; mais voyant qu’elle ne pouvoit réussir, elle lui demanda où il avoit dessein d’aller ? « Je veux, répondit Alaeddin, me rendre à Bagdad, où, selon ce que je viens d’entendre, l’on pourroit facilement doubler son capital. »

Quoique sensiblement affligée de se séparer d’un fils qu’elle aimoit tendrement, la mère d’Alaeddin lui promit de parler à son père, et de l’engager à lui donner une pacotille proportionnée à sa fortune. Alaeddin, déjà impatient de partir, conjura sa mère de lui donner elle-même des objets dont elle pouvoit disposer, et de les faire emballer sur-le-champ. Elle y consentit, fit venir des esclaves, et les envoya chercher des emballeurs qui firent dix ballots des étoffes qu’elle leur donna.

Cependant Schemseddin étant entré dans la salle basse, et ne voyant pas son fils, demanda aux jeunes gens ce qu’il étoit devenu ; ayant appris qu’il les avoit quittés brusquement, et étoit monté sur sa mule pour retourner au logis, il fit seller sur-le-champ sa monture, et courut après lui. Ayant aperçu en entrant les dix ballots, il demanda à sa femme à qui ils appartenoient ? Celle-ci lui raconta ce qui étoit arrivé à son fils avec les jeunes marchands, et le dessein où il étoit de voyager.

Schemseddin se tournant alors vers son fils, lui représenta les fatigues et les dangers des voyages, et lui dit que les sages conseilloient de ne pas même s’éloigner de chez soi à la distance d’un mille. Le jeune homme persista dans sa résolution, et alla jusqu’à dire, que si on ne vouloit pas le laisser partir, il se feroit derviche, et iroit demander l’aumône de contrée en contrée.

« Je ne m’opposerai pas davantage, mon fils, à votre désir, reprit Schemseddin ; je suis bien éloigné d’être pauvre, et de ne pouvoir vous fournir les moyens de voyager de la manière la plus agréable et la plus avantageuse. Je possède au contraire des richesses considérables. » Schemseddin conduisit son fils dans tous ses magasins, où il lui montra des étoffes précieuses et des marchandises propres à chaque pays. Elles étoient renfermées dans quarante ballots, sur chacun desquels étoit une étiquette, qui marquoit que le prix de chaque ballot étoit de mille pièces d’or.

« Prends, mon fils, lui dit-il, ces quarante ballots, et les dix que ta mère t’a fait, et pars sous la sauvegarde et la protection de Dieu. Cependant je ne puis te dissimuler mes craintes. En allant à Bagdad, tu seras obligé de passer par la forêt du Lion, et de descendre dans la vallée de Benou Kelab. Ces endroits sont très-dangereux : on n’entend parler que des assassinats qu’y commettent tous les jours les Arabes Bédouins qui infestent toutes les routes. »

Alaeddin ne répondit autre chose, sinon qu’il s’en remettoit à la volonté de Dieu par rapport à ce qui pourroit lui arriver. Son père le voyant absolument déterminé, l’emmena avec lui au marché où l’on vend les bêtes de somme.

Ils y rencontrèrent un akam, ou entrepreneur pour le transport des bagages, nommé Kemaleddin, qui n’eut pas plutôt aperçu Schemseddin, qu’il descendit de dessus sa mule, et vint le saluer. « Seigneur, lui dit-il, il y a long-temps que vous n’êtes venu nous voir, et que vous ne m’avez procuré l’occasion de vous offrir mes services. » « Chaque chose a son temps, répondit Schemseddin : celui des voyages est passé pour moi ; mais mon fils, que vous voyez, a l’intention de voyager, et je serois bien aise que vous voulussiez l’accompagner, et lui servir de père. »

L’akam ayant consenti volontiers à cette proposition, Schemseddin lui remit cent pièces d’or pour les distribuer à ses esclaves. Il acheta ensuite soixante mules, et fit l’emplette d’un cierge pour le déposer sur le tombeau du bienheureux Abdalcader Algilani[2]. Il recommanda à son fils d’obéir exactement à l’akam, et de le regarder désormais comme son père. Étant rentré chez lui, suivi de ses esclaves et des mules qu’il avoit achetées, il fit préparer un grand festin, et voulut que cette soirée-là se passât dans la joie.

Le lendemain matin il fit présent à son fils de dix mille pièces d’or, et lui dit de s’en servir dans le cas où, en arrivant à Bagdad, il ne trouveroit pas l’occasion de vendre ses marchandises d’une manière avantageuse. Quand les mules furent chargées, Alaeddin dit adieu à ses parens, et sortit du Caire avec l’akam.

Mahmoud Albalkhy, qui épioit tout ce qui se passoit, avoit aussi disposé de son côté tout ce qui étoit nécessaire pour voyager ; et le jour même du départ d’Alaeddin, il avoit fait partir ses bagages, et dresser ses tentes hors des murs de la ville. Schemseddin, qui ne se doutoit pas de ses desseins perfides, lui avoit fait présent d’une bourse de mille pièces d’or, dès qu’il avoit appris qu’il se disposoit à aller à Bagdad, et lui avoit recommandé son fils d’une manière particulière.

Alaeddin et Mahmoud se rencontrèrent à quelque distance du Caire. Mahmoud avoit fait dire adroitement au cuisinier d’Alaeddin de ne rien apporter pour son maître. Il profita de la circonstance pour offrir au jeune homme, et à ceux qui l’accompagnoient, les rafraîchissemens qu’il avoit lui-même fait apporter en abondance.

La petite caravane s’étant mise en marche, traversa heureusement le désert, et déjà s’approchoit de Damas. Mahmoud, outre la maison qu’il avoit au Caire, en avoit une à Damas, une troisième à Halep, et une quatrième à Bagdad.

Comme la caravane étoit campée sous les murs de Damas, Mahmoud envoya un de ses esclaves à Alaeddin, pour l’inviter à venir manger chez lui. L’esclave trouva le jeune homme assis dans sa tente, et occupé à lire. S’étant avancé, et l’ayant salué respectueusement, il lui dit que son maître le prioit de lui faire l’honneur de venir se rafraîchir chez lui. Alaeddin ne voulut point se rendre à cette invitation, sans avoir auparavant consulté l’akam Kemaleddin qui lui tenoit lieu de père. Celui-ci lui conseilla de n’en rien faire, et de ne point interrompre leur voyage. Le docile Alaeddin partit sur-le-champ, et arriva bientôt à Halep avec tous ses gens.

Mahmoud Albalkhy, ayant rejoint la caravane, fit préparer à Halep un grand festin, et envoya prier Alaeddin de s’y rendre. Le jeune homme consulta encore son guide ; mais en homme prudent, il ne voulut point qu’on s’arrêtât. Ils partirent aussitôt d’Halep, et marchèrent à grandes journées vers Bagdad. À quelque distance de cette ville, Mahmoud envoya encore une fois un esclave à Alaeddin pour l’inviter à venir dîner chez lui. Le jeune homme en demanda la permission à son guide, qui la lui refusa positivement.

Alaeddin, piqué de ce refus, voulut se rendre à une invitation réitérée tant de fois ; il s’arma de son cimeterre, et s’avança vers la tente de Mahmoud. Le vieux marchand le reçut de la manière la plus polie et la plus amicale, et lui fit servir les mets les plus délicats.

Lorsque le repas fut fini, et qu’on se fut lavé les mains, Mahmoud se pencha vers Alaeddin et voulut l’embrasser. Le jeune homme le repoussa, et lui demanda avec surprise l’explication d’une pareille conduite. Celui-ci balbutia quelques mots, et voulut une seconde fois l’embrasser. Alaeddin, rempli d’indignation, tira son cimeterre, et adressa les reproches les plus sanglans au vieillard : « Scélérat, lui dit-il, j’avois tant de confiance en toi que les marchandises que j’aurois vendues à un autre au poids de l’or, je te les aurois données presque pour rien ; mais dorénavant je ne veux plus avoir aucun commerce avec toi. »

En finissant ces mots, Alaeddin s’éloigna de la tente de Mahmoud, et revint vers Kemaleddin, à qui il raconta ce qui venoit de se passer. Il lui dit ensuite qu’il ne vouloit plus voyager de compagnie avec cet odieux vieillard.

« Mon fils, lui dit Kemaleddin, je vous avois bien dit de ne point vous rendre à son invitation ; mais la résolution que vous prenez de vous séparer de lui si brusquement n’est pas sage ; car, si vous le quittez, notre caravane deviendra trop peu nombreuse pour pouvoir nous rendre sans danger jusqu’à Bagdad. »

« N’importe, répartit Alaeddin, je ne veux jamais le revoir. » Et aussitôt il fit charger les bagages, et voulut qu’on se remit en route.

Lorsque la petite caravane fut descendue dans la vallée de Benou Kelab, Alaeddin donna l’ordre d’y dresser les tentes. En vain Kemaleddin lui représenta le danger qu’il y avoit à s’arrêter dans cet endroit, et l’assura qu’ils avoient encore assez de temps devant eux, s’ils faisoient diligence, pour arriver à Bagdad avant qu’on en fermât les portes ; car, ajouta-t-il, on les ferme tous les soirs au coucher du soleil, et on ne les ouvre qu’au grand jour, parce que les habitans craignent sans cesse que les Persans ne viennent surprendre la ville, et ne jettent dans le Tigre tous les livres qui traitent des sciences.

Alaeddin s’obstina à rester, et répondit qu’il n’étoit point venu dans ces contrées simplement pour commercer, mais pour s’y amuser et voir du pays. Comme son guide lui peignoit vivement tout ce qu’il avoit à craindre de la part des Arabes Bédouins, il lui répondit avec fierté : « Lequel est le maître, de vous ou de moi ? Je ne veux entrer dans Bagdad qu’en plein jour, afin de me faire connoître des habitans, et d’étaler à leurs yeux mes marchandises et mes richesses. » Kemaleddin ne crut pas devoir insister davantage, et dit à Alaeddin : « Conduisez-vous maintenant comme vous voudrez ; je vous ai fait les représentations qu’il étoit de mon devoir de vous faire : je crains que vous ne reconnoissiez trop tard la sagesse de mes conseils. »

Alaeddin ordonna de décharger les mules, et de dresser les tentes. Vers le milieu de la nuit, il fut obligé de se lever, et aperçut quelque chose qui brilloit dans le lointain. Il vint aussitôt en informer son guide, et lui demanda ce que ce pouvoit être ? Kemaleddin se leva ; et en examinant attentivement, il vit que cette lumière étoit produite par l’éclat des lances et des cimeterres dont une troupe d’Arabes Bédouins étoit armée.

Ils se virent bientôt investis par les brigands, qui fondirent sur eux en criant : « Ô fortune ! Ô butin ! » Kemaleddin leur cria de son côté : « Retirez-vous, fuyez loin d’ici, infames voleurs, les plus vils et les plus méprisables des Arabes ! » Et en même temps il s’avança à leur rencontre ; mais le chef de la troupe, nommé le Scheikh Aglan Abou Nab, lui porta un si rude coup de lance, que le fer traversa sa poitrine de part en part, et le renversa mort à l’entrée de sa tente. Le sacca[3], ou serviteur, chargé d’abreuver les animaux, s’étant ensuite présenté devant les brigands, en criant pareillement, et en faisant éclater son mépris pour eux, un Arabe le frappa sur le cou avec son cimeterre, et l’étendit mort à ses pieds.

Alaeddin, saisi de teneur à ce spectacle, resta immobile dans un coin de sa tente, et échappa ainsi à la fureur des brigands. Les Bédouins massacrèrent impitoyablement tous ses gens, rechargèrent promptement les mules, les attachèrent à la queue l’une de l’autre, et s’éloignèrent.

Alaeddin ayant repris ses esprits, dit en lui-même : « Les brigands peuvent revenir, et ne m’épargneront pas s’ils m’aperçoivent. » Il ôta donc son habit, ne garda que sa chemise et son caleçon, et se jeta ainsi par terre, au milieu du sang et des cadavres dont la terre étoit jonchée.

Comme les Bédouins s’éloignoient avec leur butin, Abou Nab leur demanda si la caravane qu’ils venoient d’attaquer venoit d’Égypte, ou si elle sortoit de Bagdad ? Quand ils lui eurent dit qu’elle venoit d’Égypte, il les invita à retourner sur le champ de bataille : « Car, dit-il, je soupçonne fort que le chef de cette caravane n’est pas mort. »

Les Bédouins revinrent aussitôt sur leurs pas, et se mirent à retourner et à frapper les cadavres avec la pointe de leurs lances. Quand ils arrivèrent auprès d’Alaeddin, un d’eux, qui s’aperçut qu’il étoit en vie, s’écria : « Ah, ah, tu contrefais donc le mort ; mais attends, je vais bientôt t’expédier ! » En disant cela, il se mit en devoir de lui enfoncer sa lance dans la poitrine.

Dans cet instant critique, Alaeddin ayant adressé une fervente prière au bienheureux Abdalcader Algilani, aperçut une main qui détournoit la lance du Bédouin de sa poitrine sur celle de son guide Kemaleddin alakam. Le Bédouin retira sa lance avec violence, et revint sur Alaeddin ; mais la même main dirigea le coup sur la poitrine du sacca ; et le brigand croyant avoir frappé sa victime, rejoignit ses camarades, qui s’éloignèrent au plus vite.

Alaeddin avant levé la tête, et voyant que les Arabes avoient disparu avec leur butin[4], se leva, et se mit à courir de toutes ses forces. Abou Nab s’étant retourné dans ce moment, s’écria : « Camarades, je vois quelqu’un s’enfuir ! » Un des brigands se détacha aussitôt de la bande, et cria de toutes ses forces : « Tu as beau fuir, je t’aurai bientôt attrapé. » En même temps il piqua son cheval, et courut à toute bride sur Alaeddin.

Alaeddin aperçut alors devant lui un réservoir d’eau, près duquel étoit une citerne. Il grimpa vivement sur le mur de cette citerne, s’y étendit de tout son long, et fit semblant de dormir. Il se recommanda à Dieu, et le supplia de le dérober à tous les regards. Le Bédouin s’étant approché de lui, et s’étant dressé sur ses étriers pour le saisir, Alaeddin fit une seconde prière semblable à celle qu’il venoit de faire. Aussitôt un scorpion sortit de son trou, et piqua si vivement la main du Bedouin, qu’il se mit à appeler ses camarades, et à leur crier qu’il étoit mort. Les brigands étant accourus, et l’ayant trouvé étendu par terre, le remirent sur son cheval, et s’informèrent de l’accident qui venoit de lui arriver.

Ayant appris qu’il avoit été piqué par un scorpion, ils craignirent que cet endroit n’en fût rempli, et ne songèrent qu’à s’enfuir. Ils emmenèrent promptement leur camarade, et rejoignirent le reste de la troupe qui disparut bientôt. Pour Alaeddin, comme il étoit accablé de fatigue, il s’endormit profondément sur le mur de la citerne.

Cependant Mahmoud Albalkhy, après le brusque départ d’Alaeddin, avoit fait charger ses bagages, et avoit continué sa route vers Bagdad. Arrivé dans la forêt du Lion, il éprouva un sentiment de joie à la vue des cadavres dont il vit la terre couverte. Comme il approchoit du réservoir et de la citerne, sa mule, pressée par la soif, se pencha pour boire ; mais voyant dans l’eau l’ombre d’Alaeddin, elle recula tout effrayée. Mahmoud ayant levé les yeux, aperçut Alaeddin en chemise et en caleçon, qui dormoit sur le bord de la citerne. L’ayant réveillé, il lui demanda qui pouvoit l’avoir réduit dans un si triste état ? Alaeddin lui ayant dit que c’étoient les Arabes Bedouins, le vieux marchand le consola, l’invita à descendre, et le fit monter sur une de ses mules. Ils prirent ensemble le chemin de Bagdad, où ils arrivèrent d’assez bonne heure. Mahmoud conduisit Alaeddin à sa maison, et le fit entrer dans une salle de bain. Au sortir du bain il l’introduisit dans un appartement, où l’or brilloit de tous côtés, et qui étoit meublé d’une manière magnifique. « Les Arabes vous ont tout pris, lui dit-il ; vous avez perdu vos richesses et vos bagages ; mais si vous voulez être docile, je vous donnerai plus de richesses que vous n’en possédiez. »

On servit un souper délicat ; Mahmoud et Alaeddin se mirent à table. Après le repas, le vieux marchand s’approcha du jeune homme, et voulut l’embrasser ; mais celui-ci le repoussa et lui dit avec fermeté :

« Je croyois vous avoir fait assez connoître l’horreur que m’inspirent de pareils sentimens, pour vous obliger à y renoncer. » Mahmoud, sans se rebuter encore, crut pouvoir profiter de l’état malheureux où étoit Alaeddin, et lui fit entendre que les habillemens, la mule, les marchandises qu’il devoit lui donner, méritoient de sa part quelque reconnoissance. « Garde tes vêtemens, ta mule et tes marchandises, répondit fièrement Alaeddin, et fais-moi ouvrir la porte pour que je m’éloigne à jamais de ta présence. » Mahmoud, déconcerté par la résolution d’Alaeddin, lui fit ouvrir les portes.

Alaeddin ayant fait quelques pas dans la rue, se trouva près d’une mosquée, et se retira sous le vestibule. Au bout de quelque temps, il aperçut de loin une lumière qui paroissoit se diriger vers l’endroit où il étoit. Il reconnut bientôt que cette lumière étoit produite par les flambeaux qu’on portoit devant deux marchands, dont l’un étoit un vieillard d’une figure majestueuse, et l’autre un jeune homme.

« Mon cher oncle, disoit le jeune homme au vieillard, au nom de Dieu, rendez-moi ma cousine ! » « Je vous ai déjà dit plusieurs fois, lui répondit le vieillard, que cela étoit impossible : n’avez-vous pas vous-même fait prononcer le divorce ? »

Le vieillard ayant aperçu en ce moment Alaeddin, fut surpris de sa beauté et de sa bonne grâce, et le salua d’une manière gracieuse. Alaeddin lui ayant rendu très-poliment son salut, le vieillard lui demanda qui il étoit ?

« Je me nomme Alaeddin, répondit-il ; je suis fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Ayant fait connoître à mon père l’envie que j’avois de faire le commerce, il m’a fait préparer cinquante ballots de marchandises et d’étoffes précieuses, et m’a donné dix mille pièces d’or. J’ai quitté le Caire, et j’ai dirigé ma route vers ces contrées ; mais à peine suis-je entré dans la forêt du Lion, qu’une troupe d’Arabes Bedouins est venue attaquer ma petite caravane, et m’a enlevé tout ce que je possédois. Je viens d’entrer dans cette ville ne sachant où passer la nuit ; j’ai aperçu cette mosquée, et suis venu me mettre à l’abri sous le vestibule. »

« Que diriez-vous, dit le vieillard qui l’avoit écouté attentivement, si je vous donnois un habit complet du prix de mille pièces d’or, une mule qui en vaudroit autant, et une bourse garnie d’une pareille somme ? »

« Quel seroit le but d’une pareille générosité, demanda Alaeddin ? »

« Vous voyez ce jeune homme, reprit le vieillard en montrant le jeune marchand, c’est le fils de mon frère dont il étoit l’idole. J’ai une fille que j’aime aussi avec passion, nommée Zobéïde, qui, outre sa grande beauté, possède au suprême degré le talent de la musique. Je l’ai mariée à mon neveu, qui en est devenu passionnément amoureux ; mais elle n’a jamais pu le souffrir. Piqué de son indifférence, il a demandé trois fois le divorce, et l’a quittée. Maintenant il veut la reprendre, et me fait supplier par tout le monde de la lui rendre. Je lui ai répété déjà plusieurs fois que cela étoit impossible tant qu’un autre homme ne l’aura pas épousée et répudiée ; et je me suis engagé à chercher un étranger pour lui rendre ce service, afin qu’on glose moins sur son compte. Puisque le hasard nous fait vous rencontrer ici, et que vous êtes étranger, venez avec nous chez le cadi, nous dresserons le contrat de votre mariage avec ma fille ; vous passerez la nuit avec elle ; et demain matin quand vous l’aurez répudiée, je vous donnerai tout ce que je vous ai promis. »

Alaeddin dit en lui-même : « Ne vaut-il pas mieux passer la nuit dans un bon lit, auprès d’une jolie femme, que de la passer dans la rue ou sous un vestibule ? » En conséquence il accepta la proposition, et se rendit avec eux chez le cadi, qui, charmé de sa bonne mine, prit aussitôt le plus vif intérêt à ce qui le regardoit. « Que voulez-vous, dit le cadi en s’adressant au vieillard ? » « Je veux, répondit celui-ci, marier ma fille avec ce jeune homme ; mais à condition qu’il la répudiera demain matin, et la rendra à son premier mari. Pour cela, je veux qu’il s’engage à payer demain à ma fille une dot de cinquante mille pièces d’or. L’impossibilité où il est de payer cette somme le forcera de remplir la convention ; et alors je m’engage à lui donner un habillement complet du prix de mille pièces d’or, une mule de la même valeur, et une bourse qui renferme une pareille somme. »

Comme ils étoient tous d’accord sur ces articles, le cadi passa le contrat, et remit entre les mains du père de la jeune fille l’obligation d’Alaeddin. Le vieillard emmena avec lui son nouveau gendre, lui fit présent d’un habillement magnifique, et le conduisit à sa maison. Il entra d’abord chez sa fille pour la prévenir, et lui dit, en lui montrant l’obligation qu’il avoit à la main, qu’il venoit de la marier à un jeune homme charmant, nommé Alaeddin Aboulschamat. Après lui avoir recommandé de le bien recevoir, il la quitta, et se retira dans son appartement.

Le cousin de cette jeune dame avoit mis dans ses intérêts une vieille intrigante qui alloit souvent la voir. Il fut trouver cette vieille, et l’engagea à employer quelque ruse pour empêcher sa cousine de recevoir Alaeddin. « Car, disoit-il, dès qu’elle aura jeté les yeux sur ce beau jeune homme, elle ne voudra plus me revoir. »

La vieille rassura le cousin, et lui promit d’éloigner Alaeddin. En effet, elle fut trouver sur-le-champ ce dernier, et lui tint ce discours :

« L’intérêt, que m’inspirent votre jeunesse et votre bonne mine, m’engage à vous donner, mon fils, un conseil dont je désire que vous fassiez votre profit. La jeune dame que vous venez d’épouser a un extérieur qui peut séduire, mais je vous conseille de ne pas l’approcher. Je vous dirai plus : votre santé court le plus grand risque, si vous avez quelque commerce avec elle. Laissez-la, croyez-moi, se coucher seule, et gardez-vous de vouloir partager son lit. »

« Pourquoi donc, demanda Alaeddin surpris, et quel danger ma santé peut-elle courir auprès d’une jeune dame ? »

« Tout son corps, reprit la vieille, est couvert d’une lèpre dégoûtante, qu’elle vous communiqueroit infailliblement, si vous aviez l’imprudence de la toucher le moins du monde. » « Je puis bien vous assurer, dit vivement Alaeddin, que je me tiendrai à une telle distance de cette belle, qu’elle ne pourra me rien communiquer. »

La vieille ayant laissé Alaeddin dans une disposition si favorable à ses intentions, alla trouver la jeune dame, et lui fit le même conte qu’elle venoit de faire à Alaeddin. « Soyez bien tranquille, ma bonne, lui dit Zobéïde, je profiterai de votre avis. Ce monsieur pourra coucher seul, s’il veut, et demain matin il aura la complaisance de s’en aller comme il est venu. » La jeune dame ayant ensuite appelé une de ses esclaves, lui ordonna de mettre le couvert, et de faire souper Alaeddin.

Après avoir mangé avec appétit, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin de l’appartement, et lut à haute voix le chapitre du Coran, intitulé Yas.[5] La jeune dame l’ayant écouté attentivement, trouva qu’il avoit la voix fort belle, et dit en elle-même :

« La vieille a été vraisemblablement induite en erreur par ceux qui lui ont dit que ce jeune homme étoit attaqué de la lèpre. Ceux qui sont atteints d’une telle maladie n’ont assurément pas une voix aussi pure et aussi fraîche que la sienne. Tout ce qu’elle est venue me conter à son sujet n’est que mensonge et fausseté. »

La jeune dame sentant alors moins d’éloignement pour Alaeddin, voulut l’engager à s’approcher d’elle. Elle prit une guitare fabriquée dans les Indes, et, déployant une voix si harmonieuse que les oiseaux même s’arrêtoient au milieu des airs pour l’écouter, elle chanta ces deux vers :


VERS.


« J’aime un faon au regard tendre, à la démarche légère, qui tantôt me fuit, et tantôt me poursuit. Qu’on est heureuse de posséder un tel faon ![6] »

Alaeddin, charmé au-delà de toute expression, répondit aussitôt par ce vers :


VERS.


« Que j’aime cette taille élégante, et ces roses qui brillent sur ses joues ! »

La jeune dame, sensible à ces complimens, leva son voile, et laissa voir les traits les plus réguliers, et la figure la plus séduisante. Comme Alaeddin paroissoit frappé de sa beauté, elle s’avança vers lui ; Alaeddin la repoussa doucement. Elle découvrit alors, à ses yeux, deux bras aussi blancs que la neige, aussi polis que l’ivoire. Alaeddin, de plus en plus transporté, voulut à son tour s’approcher de la jeune dame : elle le pria de s’éloigner, en lui disant que, comme il étoit attaqué de la lèpre, son voisinage pouvoit être dangereux pour elle.

Alaeddin, tout étonné, demanda à la jeune dame quelle étoit la personne qui avoit pu lui faire un pareil conte ? « C’est, lui dit-elle, une vieille femme qui vient souvent ici. » « Bon, reprit Alaeddin, c’est sûrement elle qui m’a dit aussi que vous étiez attaquée de la même maladie. » Les deux époux reconnurent alors le stratagème, et ne craignirent plus de se donner mutuellement des marques de la tendresse qu’ils avoient conçue l’un pour l’autre.

Le lendemain matin, Alaeddin trouva que son bonheur avoit passé avec la rapidité de l’oiseau qui fend l’air, et se plaignit de la nécessité il se trouvoit de se séparer de son épouse. « Je n’ai plus que quelques momens à jouir de votre présence, lui dit-il, les larmes aux yeux. » La jeune dame l’ayant prié de s’expliquer :

« Votre père, dit-il, m’a fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour votre dot. Si je ne le paie pas, il me fera conduire en prison ; et maintenant je ne possède pas la moindre partie de cette somme. »

« Vous avez cependant des moyens de défense, lui dit Zobéïde. » « Cela est vrai, répondit Alaeddin ; mais comment faire sans argent ? »

« Cela est moins difficile que vous ne pensez, reprit Zobéïde. Rassurez-vous, et montrez de la fermeté. Prenez toujours ces cent pièces d’or : si j’en avois davantage, je vous les offrirois de tout mon cœur ; mais mon père, qui affectionne beaucoup son neveu, m’a pris tout ce que je possédois, pour me forcer à retourner avec lui. L’huissier du tribunal va sans doute venir vous trouver de leur part dans le courant de la matinée. Si mon père ou le cadi vouloient vous forcer à prononcer le divorce, demandez-leur hardiment quelle est la religion qui peut contraindre celui qui se marie le soir à répudier sa femme le lendemain matin ? En même temps faites un petit présent à chacun des juges ; approchez-vous respectueusement du cadi ; mettez-lui dix pièces d’or dans la main, et soyez sûr qu’ils prendront tous vivement vos intérêts. Si on vous demande pourquoi vous ne voulez pas accepter les mille pièces d’or, la mule et le vêtement stipulés dans le contrat que vous avez passé hier, répondez que chaque cheveu de la tête de votre femme est plus précieux pour vous que mille pièces d’or ; que vous avez pris la ferme résolution de ne jamais vous séparer d’elle, et que vous ne voulez recevoir ni mule, ni vêtement. Et si mon père exigeoit le paiement de la dot, dites-lui que vous vous trouvez trop gêné dans ce moment pour le satisfaire. »

Pendant qu’ils s’entretenoient ainsi, ils entendirent frapper assez fort à la porte de la rue. Alaeddin étant descendu pour ouvrir, aperçut l’huissier du tribunal qui venoit l’inviter, de la part de son beau-père, à se rendre à l’audience. Alaeddin lui demanda, en lui mettant cinq pièces d’or dans la main, s’il y avoit une loi qui le forçât à répudier le matin la femme qu’il avoit épousée la veille ? L’huissier lui répondit qu’il n’existoit aucune loi de cette espèce, et s’offrit poliment à lui servir de défenseur, dans le cas où il ne seroit pas en état de se défendre lui-même.

Ils se rendirent ensuite tous deux à la salle d’audience. Le cadi exigea d’Alaeddin le paiement de la dot, puisqu’il refusoit de répudier la jeune dame. Celui-ci, sans se déconcerter, demanda qu’on le fît jouir du délai accordé par la loi. Le juge lui fit l’observation que ce délai n’etoit que de trois jours.

« Trois jours ne me suffiront pas, dit Alaeddin, j’en demande dix. » Comme cette demande étoit raisonnable, on la lui accorda, mais sous la condition qu’à l’expiration de ce terme, il payeroit la dot, ou qu’il répudieroit sa femme.

Alaeddin ayant accepté l’alternative, sortit de l’audience, se pourvut de viande, de riz, de beurre et des autres provisions nécessaires pour le souper. Étant rentré chez lui, il raconta à la jeune dame ce qui venoit de se passer. Zobéïde lui dit qu’il arrivoit des choses bien étonnantes dans l’intervalle du soir au matin, et qu’en attendant elle alloit donner ses ordres pour le souper. En effet, elle fit bientôt servir une table chargée des mets les plus délicats, et des liqueurs les plus exquises.

Sur la fin du repas, Alaeddin pria Zobéïde de lui chanter un air en s’accompagnant de la guitare. La jeune dame s’empressa de le satisfaire ; elle prit l’instrument, et en tira des sons si harmonieux, que les murs même de l’appartement parurent sensibles à ses accords.

Tout-à-coup ils entendirent heurter assez rudement à la porte de la rue. Alaeddin alla ouvrir, et aperçut quatre derviches dans une attitude suppliante. Leur ayant demandé ce qu’ils vouloient, un d’entr’eux lui répondit :

« Seigneur, nous sommes des derviches étrangers dans cette ville, et nous desirerions passer la nuit chez vous. Dès le point du jour nous reprendrons notre route. Vous attirerez sur vous les bénédictions de Dieu en nous accordant cette faveur : et peut-être n’en sommes-nous pas indignes ; car il n’y a pas un seul d’entre nous qui ne sache par cœur les poëmes et les vers les plus fameux, et qui ne soit amateur passionné de la musique et des instrumens. »

« Je suis obligé de consulter quelqu’un sur la demande que vous me faites, leur dit Alaeddin. » Et sur-le-champ il vint informer Zobeïde de ce qui se passoit. Zobéïde lui dit de les laisser entrer.

Alaeddin les ayant introduits, il les fit asseoir, et les traita avec beaucoup de politesse. « Seigneur, lui dirent-ils, notre état ne nous empêche pas de jouir des plaisirs de la société, et il ne faut pas que nous interrompions vos plaisirs. En passant auprès de votre maison, une musique délicieuse se faisoit entendre, et quand nous sommes entrés, elle a cessé tout-à-coup. Oserions-nous vous demander si la personne qui l’exécutoit est une esclave blanche ou noire, ou quelque jeune dame de distinction ? »

« C’est mon épouse, répondit Alaeddin. » Aussitôt il leur raconta son aventure, la manière dont son beau-père lui avoit fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or, et l’embarras où il se trouvoit pour les payer, n’ayant pu obtenir qu’un délai de dix jours.

« N’ayez aucune inquiétude, lui dit un des derviches. Je suis le chef de quarante derviches sur lesquels j’exerce une puissance absolue. Je les engagerai facilement à me procurer les cinquante mille pièces d’or dont vous avez besoin. Je vous les remettrai, et vous pourrez remplir l’engagement que vous avez contracté avec votre beau-père ; mais si c’étoit un effet de votre complaisance de nous faire entendre la voix de la jeune dame, vous nous procureriez une jouissance bien douce ; car la musique est, pour de certaines personnes, aussi agréable que les mets les plus exquis, et, pour d’autres, c’est un délassement qu’ils préfèrent à tout. »

Le derviche qui faisoit de si belles promesses, étoit bien en état de les réaliser ; car c’étoit le calife Haroun Alraschid lui-même, accompagné du visir Giafar, du Scheikh Mohammed Abou Naouas[7], et de Mansour, exécuteur de ses jugemens. Le calife ayant ce soir-là l’esprit fatigué, avoit fait venir ces personnages pour se distraire, et parcourir avec eux les rues de Bagdad. Ils s’étoient déguisés en derviches ; et en passant auprès de la maison d’Alaeddin, ils avoient entendu l’air qu’exécutoit Zobéïde. Le calife, enchanté de la beauté de la voix, et des sons harmonieux de l’instrument, avoit été curieux de connoître et d’entendre à loisir la personne qui possédoit à un si haut degré le talent de la musique.

Alaeddin ayant consenti à la demande des derviches, ils passèrent toute la nuit à s’amuser, et à converser de la manière la plus spirituelle. Le lendemain matin le calife glissa sous le coussin sur lequel il étoit assis, une bourse de cent pièces d’or, et se retira avec ses compagnons. Zobéïde ayant aperçu, en levant le coussin, la bourse qui étoit dessous, la porta à son mari, et lui dit qu’elle soupconnoit un des derviches de l’avoir glissée, à leur insçu, avant de s’en aller, sous le coussin où elle venoit de la trouver. Alaeddin la prit, et fut acheter la viande, le riz, et les autres provisions nécessaires pour passer cette seconde soirée.

Quand on eut allumé les bougies, il dit à sa femme qu’il croyoit que les derviches lui en avoient imposé, et qu’ils ne lui apporteroient pas les cinquante mille pièces d’or. Pendant qu’il parloit encore, les derviches vinrent frapper à la porte. Zobéïde lui dit d’aller ouvrir ; et lorsqu’il les eut fait monter dans son appartement, il leur demanda s’ils venoient remplir la promesse qu’ils lui avoient faite ?

« Nos confrères, lui dirent les derviches, n’ont pas voulu se prêter à ce que nous desirions ; mais ne craignez rien, demain, dans la matinée, nous ferons une opération de chimie pour nous procurer cet argent. Laissez-nous seulement jouir, ce soir, du plaisir d’entendre chanter votre épouse ; car la complaisance qu’elle a eue pour nous hier, nous fait désirer vivement de l’entendre encore. »

Zobéïde ayant pris sa guitare, s’empressa de les satisfaire, et les charma par les sons qu’elle tira de cet instrument. Ils passèrent la nuit dans la joie et le plaisir ; et au point du jour, le calife ayant mis une seconde bourse de cent pièces d’or sous le coussin, s’en retourna au palais avec ses compagnons.

Les derviches continuèrent à venir ainsi passer la soirée chez Alaeddin, et le calife ne manqua jamais de déposer une bourse de cent pièces d’or sous le coussin.

Le dixième jour le calife envoya chercher un des plus fameux marchands de Bagdad, et lui ordonna de préparer sur-le-champ cinquante ballots des plus riches étoffes et des marchandises qui viennent ordinairement d’Égypte, et de mettre sur chaque ballot une étiquette qui indiquât que le prix en étoit de mille pièces d’or. Ce prince manda ensuite un de ses esclaves auquel il fit remettre un vêtement magnifique et une cuvette d’or avec son aiguière. Il lui confia le soin des cinquante ballots, et lui donna en même temps une lettre adressée à Alaeddin, en lui commandant de se rendre avec les ballots, dans une rue qu’il lui désigna, et de s’informer où étoit la maison du syndic des marchands, qui étoit en même temps le beau-père d’Alaeddin. « Quand tu auras trouvé la maison, ajouta le calife, tu demanderas au syndic où demeure le seigneur Alaeddin ton maître ? » Le calife informa ensuite l’esclave des autres choses qu’il devoit dire pour bien jouer son rôle, et s’acquitter habilement de sa commission.

Ce jour-là même le cousin de Zobéïde étoit venu trouver le père de cette jeune dame, et l’avoit invité à se rendre avec lui chez Alaeddin, pour le forcer à répudier sa cousine. Comme ils s’y rendoient tous deux, ils aperçurent un esclave monté sur une mule, qui conduisoit cinquante autres mules chargées de ballots d’étoffes riches et précieuses. Ayant demandé à l’esclave pour qui étoient ces ballots, il leur répondit qu’ils appartenoient à son maitre Alaeddin Aboulschamat ; et aussitôt il ajouta :

« Le père de mon maître lui avoit donné des marchandises, et l’avoit envoyé à Bagdad ; mais des voleurs Arabes l’ont attaqué dans la forêt du Lion, et lui ont enlevé tout ce qu’il possédoit. Cette funeste nouvelle étant parvenue à son père, il m’a envoyé vers lui avec ces cinquante mules, et m’a chargé de lui remettre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet qui renferme un habillement complet, aussi riche que celui dont les voleurs l’ont dépouillé, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. »

Le père de la jeune dame, étonné de cette rencontre, et émerveillé du détail de tant de richesses, s’empressa de dire à l’esclave qu’il étoit le beau-père d’Alaeddin, et lui proposa de le conduire à la maison qu’il cherchoit.

Dans ce moment, Alaeddin, renfermé avec son épouse, se livroit aux plus cruelles réflexions, et étoit en proie au plus violent désespoir. Ayant entendu tout-à-coup un grand bruit à la porte de la rue, il s’écria : « Ma chère Zobéïde, c’est assurément ton père qui envoie ici les archers et les gens de justice, pour me forcer à me séparer de toi ! » « Voyez, lui dit Zobéïde, quels peuvent être ces gens-là ? »

Alaeddin descendit les degrés à pas lents, et ouvrit tristement la porte. Il fut d’abord étonné de voir son beau-père à pied, accompagné d’un esclave abyssin, monté sur une mule ; mais il le fut encore bien davantage, quand cet esclave, dont la figure, quoique noire, ne laissoit pas d’avoir quelque chose d’agréable, sautant légèrement à terre, vint lui baiser la main.

« Que veux-tu, lui demanda Alaeddin ? » « Seigneur, répondit l’esclave, je suis le serviteur de mon maître Alaeddin Aboulschamat, fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Son père m’a envoyé vers lui avec cette lettre de créance. En même temps, il présenta une lettre à Alaeddin, qui la reçut avec empressement, l’ouvrit et y lut ce qui suit :

« Schemseddin, syndic des marchands du Caire, à son fils bien-aimé Alaeddin Aboulschamat,

SALUT :

» Je viens d’apprendre, mon cher fils, la funeste nouvelle du combat où tous tes gens ont péri, et dans lequel on t’a ravi tout ce que tu possédois ; mais console-toi, je t’envoie cinquante autres ballots des plus riches étoffes de mon magasin, une mule, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. Bannis donc de ton cœur les inquiétudes que tu peux avoir conçues ; les richesses qu’on t’a enlevées t’ont servi de rançon. Ta mère et tous les gens de la maison jouissent d’une parfaite santé, et te font bien leurs complimens. J’ai appris aussi, mon cher fils, qu’on venoit de te faire épouser une jeune dame, nommée Zobéïde, habile musicienne, à condition que tu la répudierois, et que, dans le dessein seulement de t’y contraindre, on t’avoit fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour la dot. J’ai confié cette somme à ton fidèle esclave Selim, qui doit te la remettre entre les mains, ainsi que les cinquante ballots de marchandises. »


Schemseddin.

Après avoir lu cette lettre, Alaeddin se tourna vers son beau-père, et lui dit : « Prenez les cinquante mille pièces d’or stipulées pour la dot de Zobéïde, et négociez à votre profit les cinquante ballots de marchandises, en me tenant compte seulement du capital. » Le père de Zobéïde, sensible à la générosité d’Alaeddin, ne voulut pas néanmoins en profiter. « Je ne puis rien accepter de ce que vous m’offrez, lui dit-il. Quant à la dot, elle appartient à ma fille, et vous pouvez en faire tous les deux ce que bon vous semblera. »

Comme Alaeddin et son beau-père étoient occupés à faire entrer les ballots, Zobéïde demanda à son père à qui ils appartenoient ?

« Ma chère fille, répondit le vieillard, ils appartiennent à Alaeddin ton époux. Son père vient de les lui envoyer pour le dédommager de la perte de ceux que les Arabes lui ont enlevés. Il lui a envoyé en outre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet renfermant des objets précieux, une pelisse de martre zibeline, une mule, et une cuvette d’or avec son aiguière de même métal. Vous pouvez tous les deux disposer de ces objets à votre fantaisie ; et la dot en particulier est entièrement à ta disposition. »

Alaeddin ouvrit aussitôt la cassette, et en tira les cinquante mille pièces d’or qu’il remit à son épouse.

Le cousin de la jeune dame, stupéfait et confondu de ce qui venoit d’arriver, et voyant toutes ses espérances renversées, demanda avec humeur à son oncle, s’il n’étoit plus disposé à forcer Alaeddin à lui rendre sa femme ?

« Cela est maintenant impossible, répondit le vieillard ; car la loi est tout en faveur d’Alaeddin, qui, comme vous le voyez, a rempli ses engagemens. »

Le cousin, atterré par cette réponse, s’en retourna chez lui, le désespoir dans l’ame. Il tomba bientôt malade, et mourut de chagrin au bout de quelque temps.

Après avoir fait entrer les ballots, Alaeddin alla faire les provisions nécessaires pour un repas semblable à ceux des soirées précédentes. Étant de retour, il dit à Zobéïde : « Je ne m’étois pas trompé dans mes conjectures. Ces derviches sont des imposteurs qui m’ont fait des promesses en l’air. Vous voyez comment ils ont tenu leur parole ! »

« Cessez d’avoir une aussi mauvaise opinion d’eux, lui répondit sa femme. Vous êtes le fils du syndic des marchands du Caire, et cependant hier encore vous ne possédiez pas la plus petite pièce de monnaie. Dans quel embarras ces derviches, pauvres comme ils sont, ne doivent-ils donc pas être pour se procurer cinquante mille pièces d’or ? »

« Dieu merci nous n’avons plus besoin d’eux, reprit Alaeddin : ils n’ont qu’à venir maintenant, je leur fermerai la porte au nez. »

« Pourquoi donc, dit Zobéïde ? Je suis persuadée au contraire que c’est leur présence qui nous a porté bonheur ; et chaque soir ne glissoient-ils pas, à notre insu, une bourse de cent pièces d’or sous un coussin ? »

À la fin du jour, quand les bougies furent allumées, Alaeddin pria son épouse de prendre son luth, et de jouer un de ses airs favoris. Zobéïde, qui se plaisoit à prévenir ses moindres désirs, s’empressa de le satisfaire. Elle accorda son instrument, et se mit à chanter. Dans ce moment, on frappa assez rudement à la porte de la rue. Zobéïde pria son mari d’aller voir ce que c’étoit. Lorsqu’il eut ouvert, et qu’il eut aperçu les derviches : « Ah, ah, s’écria-t-il en riant, entrez, messieurs les imposteurs, entrez ! »

Les derviches s’étant assis, Alaeddin fit servir la collation. « Seigneur, lui dit l’un d’eux, l’impossibilité où nous nous sommes trouvés de faire ce que nous voulions, n’empêche pas que nous ne prenions le plus vif intérêt à ce qui vous regarde : racontez-nous donc, de grâce, ce qui vous est arrivé avec votre beau-père ? »

« Dieu, répondit Alaeddin, nous a comblés de plus de faveurs que nous n’avions osé l’espérer ! »

« Nous en sommes charmés, reprit le faux derviche ; car nous étions fort inquiets par rapport à vous ; et vous devez être persuadé que si nous avions pu rassembler la somme que nous vous avions promise, nous l’aurions fait de tout notre cœur. »

« Dieu m’a procuré les moyens de me tirer d’affaire, dit Alaeddin. Mon père vient de m’envoyer cinquante mille pièces d’or, et cinquante ballots des étoffes les plus précieuses, chacun de la valeur de mille pièces d’or, comme le porte l’étiquette qui est dessus. Il m’a aussi envoyé un habillement complet fort riche, une pelisse de martre zibeline, une mule, un esclave, et une cuvette d’or avec son aiguière. En outre, je viens de me réconcilier avec mon beau-père ; et ce qui met le comble à ma félicité, c’est de posséder une femme charmante, dont je suis tendrement aimé. Vous voyez donc que Dieu ne m’a pas abandonné dans cet instant critique. »

Alaeddin ayant achevé ces paroles, le calife fit semblant d’avoir besoin de sortir un moment. Le visir Giafar, se penchant alors vers Alaeddin, l’avertit de ne rien dire qui pût blesser ses hôtes, et sur-tout celui qui venoit de sortir. Alaeddin lui demanda pourquoi il lui donnoit un pareil avis ? « Il me semble, ajouta-t-il, que je vous ai témoigné à tous autant d’égards et de politesse que j’en pourrois témoigner au calife. »

« La personne qui vient de sortir, reprit Giafar, est le calife lui-même. Je suis le visir Giafar, et l’un des deux personnages que vous voyez à côté de moi, est le Scheikh Mohammed Abou Naouas, et l’autre est Mansour, exécuteur des jugemens de sa Majesté. »

Alaeddin parut fort étonné de cette aventure, et ne savoit que penser.

« Seigneur Alaeddin, poursuivit le visir, faites-moi le plaisir de réfléchir un moment, et de me dire combien il y a de journées de chemin entre le Caire et Bagdad ? » Alaeddin répondit qu’il y en avoit quarante-cinq. « Comment donc, reprit Giafar, vos marchandises ont-elles pu faire ce trajet en dix jours ? Comment est-il possible que votre père ait été informé de votre désastre, qu’il ait fait emballer les étoffes que vous avez reçues, et qu’elles vous soient parvenues dans l’espace de dix jours, lorsqu’il en faut quarante-cinq pour les apporter seulement du Caire ici ? »

« Vous avez raison, Seigneur, s’écria Alaeddin, mon erreur étoit grossière. Je me perds maintenant dans tout ceci, et je n’y connois rien. »

« Tout cela, dit le visir, s’est fait par ordre du souverain Commandeur des croyans. C’est lui-même qui vous a fait tous ces présens, par l’affection extrême qu’il a conçue pour vous. »

Le calife étant rentré sur ces entrefaites, Alaeddin se jeta à ses pieds, et lui témoigna sa vive reconnoissance. « Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria-t-il, et répande à jamais ses bienfaits sur elle pour la générosité dont elle a usé envers son esclave ! »

Le calife ayant fait relever Alaeddin, le pria de lui faire entendre encore une fois la voix de Zobéïde, pour le récompenser de ce qu’il venoit de faire pour eux. Zobéïde s’empressa de répondre à une invitation aussi flatteuse. Elle prit son luth, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife ne pouvoit se lasser de l’entendre. Il passa une partie de la nuit dans cet amusement, et il invita Alaeddin, en se retirant, à se rendre le lendemain au divan.

Alaeddin se rendit donc le lendemain au divan, accompagné de dix esclaves qui portoient chacun sur leurs têtes un bassin rempli des objets les plus précieux. En entrant, il se prosterna le visage contre terre ; et s’étant relevé, il adressa un compliment très-flatteur au calife, qui étoit assis sur son trône, environné de toute sa cour. Il le supplia ensuite d’accepter les présens qu’il venoit lui offrir.

Le calife fit à Alaeddin l’accueil le plus gracieux, et reçut avec plaisir ce qu’il lui présentoit. Il le fit revêtir d’une robe d’honneur, le nomma sur-le-champ syndic des marchands de Bagdad, et lui fit prendre place au divan en cette qualité.

Dans ce moment, le beau-père d’Alaeddin, qui étoit auparavant revêtu de cette charge, étant entré dans la salle, et ayant aperçu son gendre assis à sa place, et couvert d’une robe d’honneur, prit la liberté de demander au calife ce que cela signifioit ?

« Je viens de nommer Alaeddin, répondit ce prince, syndic des marchands. Les charges et les dignités n’appartiennent pas exclusivement et pour toujours à ceux qui en sont revêtus, et j’ai jugé à propos de vous déposer. »

« Votre Majesté a très-bien fait, dit le vieillard. Au surplus, l’honneur qu’elle vient de faire à mon gendre, rejaillit sur moi ; et c’est Dieu même qui a dirigé son choix : il élève, quand il lui plaît, les petits aux plus grands honneurs. Combien de fois n’a-t-on pas vu les grands venir baiser la main de celui qu’ils dédaignoient la veille ! »

Le calife ayant confirmé, par un ordre exprès, l’élection d’Alaeddin, et ayant remis cet ordre entre les mains du lieutenant de police pour le faire exécuter, celui-ci le donna à un de ses officiers, qui publia dans le divan, que désormais on eût à reconnoître Alaeddin Aboulschamat comme syndic des marchands, et à lui rendre les honneurs et l’obéissance qu’on lui devoit en cette qualité.

Vers la fin du jour, lorsque le divan fut congédié, le lieutenant de police, précédé d’un crieur, et marchant devant Alaeddin, parcourut en grande pompe les rues de Bagdad. Le crieur publioit dans tous les carrefours, que le calife venoit de nommer syndic des marchands le seigneur Alaeddin Aboulschamat, et que lui seul maintenant pouvoit remplir les fonctions de cette place.

Le lendemain, Alaeddin leva une superbe boutique, à la tête de laquelle il mit un de ses esclaves qu’il chargea des détails du commerce. Pour lui, il ne s’occupoit que du soin d’assister régulièrement au divan. Un jour qu’il venoit de s’y rendre, comme à son ordinaire, un des officiers du calife vint annoncer à ce prince la mort soudaine d’un de ses conseillers intimes.

Le calife envoya aussitôt chercher Alaeddin, le fit revêtir d’un caftan[8], et lui donna la place de celui qui venoit de mourir, avec une pension de mille pièces d’or. Alaeddin, attaché de plus près à la personne du calife, s’avança de plus en plus dans ses bonnes grâces.

Un jour qu’il étoit au divan, un émir, tenant une épée à la main, vint annoncer au calife la mort du chef du conseil suprême des Soixante. Ce prince fit aussitôt revêtir Alaeddin d’un superbe caftan, et le nomma chef de la cour des Soixante. Comme le personnage qui venoit de mourir ne laissoit après lui ni femme ni enfans, Alaeddin, par ordre du calife, hérita de tous ses esclaves et de tous ses trésors, à condition seulement qu’il prendroit soin de ses funérailles. Le calife ayant agité son mouchoir, le divan se sépara.

En sortant de la salle du divan, Alaeddin trouva une compagnie de quarante hommes des gardes du corps du prince, qui se disposoient à l’escorter par honneur, et dont le chef, nommé Ahmed Aldanaf, vint se placer à ses côtés. Alaeddin, qui connoissoit le pouvoir de cet officier, et la confiance que le calife avoit en lui, profita de cette occasion pour l’engager à se lier étroitement ensemble, et à vouloir bien le regarder comme son fils. Ahmed Aldanaf, qui s’étoit senti de l’inclination et de l’attachement pour Alaeddin du moment qu’il l’avoit vu paroître à la cour, fut flatté de sa demande, et y consentit volontiers. Il lui promit même, pour lui donner une marque éclatante de l’intérêt qu’il prenoit à lui, de le faire escorter par ses soldats toutes les fois qu’il se rendroit au divan, ou qu’il en sortiroit.

Alaeddin, comblé d’honneurs à la cour du calife, se rendit tous les jours près de ce prince, avec lequel il vivoit dans la plus étroite intimité. Un soir qu’étant rentré chez lui, et ayant congédié les soldats d’Ahmed Aldanaf, il étoit assis près de son épouse, elle le quitta, en disant qu’elle alloit revenir dans l’instant. Peu après un cri perçant se fit entendre. Alaeddin sortit pour voir d’où partoit ce cri, et trouva sa chère Zobéïde étendue par terre. Il s’approcha d’elle pour la relever ; mais quelles furent sa surprise et son horreur, quand il s’aperçut qu’elle étoit déjà privée de sentiment !

L’appartement du père de Zobéïde étoit en face de celui d’Alaeddin. Le vieillard avant entendu le cri de sa fille, ouvrit sa porte, et demanda à son gendre ce que cela vouloit dire. « Vous n’avez plus de fille, s’écria Alaeddin, ma chère Zobéïde n’est plus ! »

Le vieillard, quoique profondément affligé lui-même de la perte de sa fille, fut tellement affecté de la douleur dont son gendre paroissoit pénétré, qu’il chercha à le consoler, et lui dit que la dernière marque qu’ils pouvoient donner de leur affection à la personne qui venoit de leur être enlevée d’une manière si soudaine et si funeste, étoit de prendre soin de ses funérailles. Ils s’occupèrent donc l’un et l’autre à lui rendre les derniers devoirs, et cherchèrent à se consoler mutuellement. Mais laissons maintenant Zobéïde dormir en paix ; peut-être aurons-nous occasion de revenir sur cette catastrophe.

Alaeddin prit le deuil, et s’abandonna tellement à sa douleur, qu’il cessa tout-à-fait d’aller au divan. Le calife, étonné de son absence, demanda au visir Giafar la raison pour laquelle Alaeddin ne venoit plus au palais ?

« Souverain Commandeur des croyans, répondit le visir, c’est le chagrin de la perte de son épouse qui l’en empêche : il est occupé jour et nuit à la pleurer. » « Il faut aller le voir, dit le calife. »

Le calife et Giafar s’étant aussitôt déguisés tous deux, se rendirent à la demeure d’Alaeddin. Ils le trouvèrent assis, la tête appuyée sur ses deux mains, et enfoncé dans ses tristes pensées. Alaeddin se leva pour les recevoir ; et ayant reconnu le calife, il se jeta à ses pieds. Ce prince le fit relever avec bonté, et lui dit affectueusement qu’il pensoit sans cesse à lui. « Que Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria Alaeddin les yeux baignés de larmes ! »

« Pourquoi, dit le calife à Alaeddin, avez-vous cessé de venir nous voir, et vous êtes-vous absenté si long-temps du divan ? » « Sire, répondit Alaeddin, je suis inconsolable de la perte de mon épouse Zobéïde. »

« Il ne faut pas vous abandonner ainsi à la douleur, reprit le calife, et vous devez vous soumettre aux décrets de la Providence. Les larmes que vous versez sont inutiles, et ne pourront pas rendre la vie à votre épouse. » « Je ne cesserai de la pleurer, dit Alaeddin, en poussant un profond soupir, que quand la mort nous aura réunis pour jamais. »

Le calife, en le quittant, lui recommanda expressément de se rendre au divan comme à l’ordinaire, et de ne pas le priver plus long-temps de sa présence.

Touché de la bonté du prince, Alaeddin monta le lendemain à cheval, et se rendit au divan. En entrant dans la salle, il se prosterna la face contre terre. Le calife en l’apercevant, descendit de son trône, et s’avança pour le faire relever. Il le reçut de la manière la plus distinguée, et lui fit reprendre sa place ordinaire. « J’espère, lui dit-il avec bonté, que vous serez des nôtres ce soir. »

Après le divan, le calife en rentrant au sérail, fit appeler une esclave, nommée Cout alcouloub[9], et lui dit : « Alaeddin vient de perdre son épouse Zobéïde, qui, par ses talens pour la musique, faisoit le charme de sa vie, et bannissoit la tristesse de son cœur. Je desirerois que vous fissiez entendre ce soir, sur votre luth, quelque morceau de musique qui pût l’égayer un moment. »

Le soir, Cout alcouloub, cachée derrière un rideau, ayant accordé son luth, s’accompagna avec tant de grâce, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife enthousiasmé se tourna avec vivacité vers Alaeddin, et lui demanda ce qu’il pensoit du talent de cette esclave ?

« Elle chante fort bien, répondit Alaeddin ; mais sa voix ne me fait pas la même impression que celle de Zobéïde. » « Je le conçois, reprit le calife ; mais enfin sa voix vous plaît-elle ? »

« Sire, répondit-il avec embarras, il faudroit que je fusse bien difficile à contenter, pour ne pas avoir quelque plaisir à l’entendre. » « Eh bien, reprit le calife, c’est un présent que je vous fais. Je vous la donne, ainsi que toutes les esclaves qui sont à son service. » Alaeddin de plus en plus surpris, s’imagina que le calife vouloit s’amuser, et se retira chez lui l’esprit frappé de cette idée.

Le lendemain le calife entra dans l’appartement de Cout alcouloub, et lui dit qu’il venoit de la donner à Alaeddin, ainsi que toutes les femmes qui étoient à son service. L’esclave en fut charmée ; car ayant eu le loisir d’examiner Alaeddin à travers le rideau qui la déroboit à ses regards, elle l’avoit trouvé fort à son gré, et n’avoit pu s’empêcher de l’aimer.

Le calife commanda aussitôt de transporter tous les effets de Cout alcouloub chez Alaeddin, et de l’y conduire elle-même. On la fit monter en litière, ainsi que toutes ses femmes, qui étoient au nombre de quarante, et on l’installa dans le palais d’Alaeddin, pendant que celui-ci étoit au divan, qui fut fort long ce jour-là ; car le calife ne leva la séance qu’à la fin du jour, et revint fort tard au sérail.

En entrant chez Alaeddin, accompagnée de quarante de ses femmes, Cout alcouloub avoit fait placer des deux côtés de la porte deux des gardes du calife, et leur avoit prescrit d’annoncer son arrivée à Alaeddin quand il se présenteroit, et de le prier de passer chez elle.

Alaeddin, qui ne pensoit déjà plus à Cout alcouloub, fut fort surpris, en rentrant chez lui, de trouver à sa porte deux gardes du corps du calife. « Qu’est-ce que cela signifie, dit-il en lui-même ? Ne me trompé-je point ? Est-ce bien là ma maison ? »

Les deux gardes s’étant avancés dans ce moment, et ayant baisé respectueusement la main à Alaeddin, l’un d’eux lui dit : « Nous sommes au service de Cout alcouloub, favorite du calife : elle nous charge de vous annoncer que ce prince vient de vous la donner, ainsi que toutes ses femmes, et elle vous prie de vouloir bien passer chez elle. »

« Allez dire à votre maîtresse, répondit Alaeddin, qu’elle est la bien venue ; mais prévenez-la en même temps que tant qu’il lui plaira de rester chez moi, je ne prendrai point la liberté d’aller la voir ; car ce qui convient au maître ne convient pas à l’esclave. Priez-la aussi, de ma part, de vouloir bien me dire quelle étoit la somme qu’elle touchoit chaque jour par ordre du calife. »

Les deux gardes s’étant acquittés de leur commission, revinrent dire à Alaeddin que la pension de Cout alcouloub étoit de cent pièces d’or par jour. « J’avois bien besoin, dit-il alors en lui-même, que le calife me fit un pareil présent ! »

Cout alcouloub resta assez long-temps chez Alaeddin, qui lui faisoit remettre exactement tous les matins cent pièces d’or. Un jour que, tout entier à la douleur et aux regrets que lui causoit la perte de Zobéïde, il avoit manqué de se rendre au divan, le calife dit à Giafar :

« Visir, n’ai-je pas fait présent à Alaeddin de Cout alcouloub pour le consoler de la perte de son épouse ? Pourquoi donc ne vient-il pas nous voir comme à son ordinaire ? »

« Sire, répondit le visir, on a bien raison de dire qu’un amant oublie bientôt ses anciens amis auprès de sa maîtresse. »

Giafar ne tarda pas à être détrompé ; car ayant été le lendemain rendre visite à Alaeddin, celui-ci lui fit part de ses chagrins, et lui dit : « Qu’ai-je donc fait au calife pour l’engager à me donner Cout alcouloub ? Je me serois fort bien passé d’un pareil présent. »

Le visir ayant répondu à Alaeddin que c’étoit l’extrême affection du calife pour lui qui l’avoit porté à lui donner cette esclave, lui demanda en confidence, s’il alloit quelquefois la voir ? « En vérité, répondit Alaeddin, je ne l’ai pas encore vue, et je vous promets que je ne la verrai jamais. » Le visir l’ayant prié de lui expliquer la raison d’une pareille retenue, il lui dit, pour toute réponse : ce qui convient au maître ne convient pas à l’esclave.

Giafar ne manqua pas de faire part de ce qu’il venoit d’apprendre au calife, qui voulut sur-le-champ aller voir Alaeddin avec son visir. Alaeddin les ayant aperçus, alla au-devant du prince, se jeta à ses pieds, et lui baisa les mains. Le calife ayant remarqué sur son visage l’empreinte du plus profond chagrin, lui dit en le faisant relever :

« Vous verrai-je donc toujours accablé de tristesse, mon cher Alaeddin ? Est-ce que Cout alcouloub n’a rien fait pour vous consoler ? » « Souverain Commandeur des croyans, répondit Alaeddin, ce qui convient au maître ne convient pas à l’esclave. Je vous jure que je n’ai point approché d’elle, et que je n’en approcherai jamais ; et si j’osois vous demander une grâce, ce seroit de me dispenser de la garder plus long-temps. » « Je voudrois bien la voir un moment, dit le calife. »

Alaeddin s’empressa de conduire le calife à l’appartement de Cout alcouloub. Ce prince, en entrant, lui demanda si Alaeddin étoit venu la voir. Cout alcouloub lui ayant dit qu’elle avoit prié Alaeddin de passer chez elle, mais qu’il n’avoit pas voulu se rendre à son invitation, le calife ordonna sur-le-champ de la reconduire au sérail ; et ayant invité Alaeddin à venir le voir, il rentra bientôt lui-même dans son palais.

Alaeddin, content d’être délivré de Cout alcouloub, passa la nuit un peu plus tranquillement qu’à son ordinaire, et reprit le lendemain son rang au divan. Le calife fit appeler son trésorier, et lui ordonna de remettre dix mille pièces d’or au grand visir Giafar. « Visir, dit-il à celui-ci, je vous charge d’aller au bazar, et d’y acheter pour Alaeddin une esclave du prix de dix mille pièces d’or. » Le visir se disposa à exécuter l’ordre du calife sur-le-champ ; et ayant pris Alaeddin avec lui, ils se rendirent tous deux au marché des esclaves.

Pour l’intelligence de la suite de cette histoire, il faut savoir que le waly, ou lieutenant de police de Bagdad, nommé l’émir Khaled, avoit de son épouse Khatoun un fils excessivement laid, appelé Habdalum Bezaza. Ce fils, quoiqu’ayant atteint sa vingtième année, étoit encore extrêmement ignorant, et ne s’étoit adonné à aucun des exercices convenables aux jeunes gens de son rang ; car à peine savoit-il se tenir à cheval : bien différent en cela de son père, qui passoit pour un des meilleurs cavaliers de son temps, et qui s’étoit toujours fait distinguer par ses manières polies, ses connoissances et sa bravoure.

Bezaza ayant atteint l’âge de songer au mariage, sa mère eut envie de le marier, et fit part de son projet à son mari. Celui-ci, qui connoissoit tous les défauts de son fils, représenta à sa femme que leur enfant étant si disgracié de la nature, du côté du corps et de l’esprit, ils ne pourroient jamais trouver de jeune personne qui voulût l’épouser. La réponse de Khatoun fut : « Il faut lui acheter une esclave. »

Le hasard voulut que le jour où le grand visir Giafar et Alaeddin allèrent au bazar pour y acheter une esclave, fût précisément celui où l’émir Khaled et son fils s’y rendirent dans le même dessein. Au moment de leur arrivée, le crieur tenoit par la main une jeune esclave de la plus grande beauté, dont la taille svelte et dégagée, la fraîcheur et la modestie frappèrent tellement le visir, qu’il en offrit sur-le-champ mille pièces d’or. Lorsque le crieur passa auprès de l’émir Khaled, son fils Habdalum Bezaza ayant aperçu cette esclave en devint tout-à-coup éperduement amoureux, et supplia son père de la lui acheter.

Khaled ayant fait signe au crieur de s’approcher, lui demanda quel étoit le nom de cette esclave. Ayant appris qu’elle s’appeloit Jasmin, et qu’on en offroit déjà mille pièces d’or, il se tourna vers son fils, et lui dit que s’il vouloit l’acheter il falloit enchérir. Habdalum Bezaza dit au crieur qu’il en offroit une pièce d’or de plus. Alaeddin la mit aussitôt à deux mille pièces d’or ; et chaque fois que le fils de l’émir enchérissoit d’une pièce, Alaeddin en offroit mille de plus.

Habdalum Bezaza, indigné de voir qu’on osoit enchérir sur lui, demanda au crieur, d’un air hautain, le nom de l’enchérisseur. « C’est le grand visir Giafar, répondit celui-ci ; il veut acheter cette esclave pour le seigneur Alaeddin Aboulschamat. » Dans ce moment, Alaeddin ayant offert dix mille pièces d’or, le maître de l’esclave la lui adjugea, et fut aussitôt payé par ordre du visir. Alaeddin ne se vit pas plutôt en possession de cette belle personne, qu’il lui donna la liberté, l’épousa, et l’emmena chez lui.

Le crieur, après avoir reçu sa récompense, repassa devant l’émir Khaled et son fils, et leur apprit qu’Alaeddin avoit acheté l’esclave dix mille pièces d’or, qu’il lui avoit rendu la liberté, et venoit de l’épouser.

Bezaza s’en retourna chez lui, désespéré de cette nouvelle. À peine étoit-il arrivé, qu’il se sentit dévoré d’une fièvre violente, et fut obligé de se mettre au lit. Sa mère, qui ne savoit pas encore ce qui venoit de se passer, lui demanda quelle étoit la cause de sa maladie ? « Achetez-moi Jasmin, lui répondit-il d’une voix foible. » Sa mère, le croyant en délire, lui promit, pour l’apaiser, de lui acheter un beau bouquet de jasmin dès que le marchand de fleurs passeroit. « Il est bien question de bouquets, s’écria-t-il avec impatience, c’est l’esclave Jasmin que je vous demande ; sans elle je ne puis plus vivre. »

La mère de Bezaza, empressée de le satisfaire, alla trouver son mari, qui lui apprit quelle étoit Jasmin, et comment son fils en étoit devenu amoureux. Khatoun n’écoutant que la tendresse maternelle, ne put s’empêcher de faire quelques reproches à son mari, d’avoir laissé acheter par un autre, une esclave que son fils desiroit avec tant d’ardeur. « Ce qui convient au maître, répondit l’émir, ne convient pas à l’esclave : il ne m’a pas été possible de l’acheter, puisqu’Alaeddin Aboulschamat, chef du conseil suprême des Soixante, desiroit l’avoir. »

La maladie d’Habdalum Bezaza devenoit plus grave de jour en jour. Sa mère voyant qu’il ne vouloit plus rien prendre, et qu’il alloit périr d’inanition, se revêtit d’habits lugubres, et fit paroître toutes les marques du plus grand deuil et de la plus profonde tristesse. Tandis qu’elle s’abandonnoit ainsi à l’excès de sa douleur, elle reçut la visite d’une femme qu’on appeloit la mère d’Ahmed Comacom le voleur.

Cet Ahmed Comacom devant jouer un assez grand rôle dans la suite de cette histoire, il est nécessaire de le faire ici connoître. Exercé au vol et à la filouterie depuis sa jeunesse, il étoit devenu si adroit, qu’il auroit pu enlever de dessus les sourcils le collyre qu’on y applique, sans que la personne s’en aperçût. Hardi et dissimulé avec cela, il avoit su cacher si bien ses mauvaises inclinations, et gagner la confiance de quelques gens en place, qu’on l’avoit nommé commandant du guet ; mais comme il voloit et pilloit le peuple au lieu de le défendre, le wali en ayant été informé, le fit garrotter, et conduire devant le calife, qui le condamna à perdre la tête.

Ahmed Comacom, qui connoissoit l’humanité du visir Giafar, et qui savoit que son intercession auprès du calife n’étoit jamais vaine, le fit supplier de vouloir bien s’intéresser pour lui.

Lorsque le visir en parla au calife, ce prince lui dit : « Puis-je rendre à la société un pareil fléau, et laisser un libre cours à tant de brigandages ? » « Sire, dit le visir, condamnez-le à une prison perpétuelle. L’inventeur des prisons fut un homme sage : ce sont des tombeaux où sont ensevelis tout vivans ceux que le bien public prescrit de retrancher de la société. »

Le calife se rendit au sentiment de son visir. Il commua la peine de mort portée contre Ahmed Comacom en une prison perpétuelle, et fit écrire sur sa chaîne : condamné aux fers jusqu’à la mort.

On avoit donc renfermé Ahmed Comacom pour le reste de ses jours ; et sa mère, en même temps qu’elle avoit, par suite de la pitié qu’elle inspiroit, un libre accès dans la maison de l’émir Khaled, wali de Bagdad, prenoit soin de porter à manger à son fils dans sa prison, et lui reprochoit souvent de n’avoir point suivi les avis qu’elle lui avoit autrefois donnés.

« Ma mère, lui dit-il un jour, personne ne peut éviter sa destinée ; mais vous qui allez et venez chez le wali, tâchez d’engager son épouse à lui parler en ma faveur. »

La vieille étant donc entrée dans l’appartement de la femme du wali, et l’ayant trouvée habillée de deuil, et plongée dans la plus profonde tristesse, lui en demanda le sujet ? « Ah, ma bonne, s’écria-t-elle, je vais perdre mon cher fils Habdalum Bezaza ! » La vieille s’étant informée de la cause de la maladie, la femme du wali raconta ce qui étoit arrivé à Bezaza. La vieille jugea l’occasion favorable pour obtenir la liberté de son fils, et résolut d’en profiter.

« Madame, dit-elle à la femme du wali, je connois un moyen assuré de rendre la vie à votre fils. Ahmed Comacom est capable d’enlever l’esclave Jasmin, et de la lui remettre entre les mains. Mais malheureusement il est condamné à une prison perpétuelle. Tâchez de lui faire rendre la liberté ; employez pour cela tout le crédit que vous avez sur l’esprit de votre mari, et je vous promets que votre fils sera bientôt satisfait. »

La femme du wali remercia la vieille, et lui promit de faire tout son possible pour obtenir la liberté de Comacom. En effet, elle parla dès le même jour à son mari, lui témoigna que Comacom étoit pénétré du plus sincère repentir, déplora le sort de sa malheureuse mère, et finit en lui disant : « Si vous parvenez à faire rendre la liberté à ce prisonnier, vous ferez une bonne œuvre, qui, je n’en doute pas, attirera sur nous les bénédictions du ciel, et rendra la santé à mon cher Bezaza. »

Le wali se laissa toucher par les prières et les larmes de son épouse. Il se rendit le lendemain matin à la prison d’Ahmed Comacom, et lui demanda s’il se repentoit sincèrement de sa vie passée, et s’il étoit dans la ferme résolution de se mieux conduire à l’avenir.

Ahmed Comacom répondit d’un ton hypocrite, que Dieu avoit touché son cœur depuis long-temps ; que s’il étoit rendu à la société, il tâcheroit, par la régularité de sa conduite, par son zèle à poursuivre les méchans et par son attachement inviolable à ses devoirs, de réparer les fautes qu’il avoit commises, et d’effacer la mauvaise opinion qu’on pouvoit avoir conçue de lui. Sur cette assurance, le wali le fit sortir de prison, et l’emmena au divan, sans cependant oser prendre sur lui de faire briser ses chaînes.

En entrant dans la salle, le wali se prosterna la face contre terre, et présenta ensuite au calife Ahmed Comacom, qui s’avança en agitant ses chaînes.

« Comment, malheureux, lui dit le prince avec indignation, tu respires encore ? » « Sire, répondit Comacom, la vie de l’infortuné semble se prolonger avec ses souffrances. »

« Émir Khaled, s’écria le calife, pourquoi avez-vous amené ce scélérat devant moi ? » « Souverain Commandeur des croyans, répondit le wali, sa pauvre mère, privée de tout secours, et qui n’a d’espérance qu’en lui, supplie votre Majesté de faire ôter les chaînes à ce malheureux, qui se repent de ses fautes, et de le rétablir dans la place qu’il occupoit avant sa disgrâce. »

« Se repent-il sincèrement de sa conduite passée, demanda le calife ? »

« Souverain monarque du monde, répondit Comacom, Dieu est témoin de la sincérité de mon repentir, et du désir que j’ai de réparer le mal que j’ai commis. »

Le calife, naturellement bon, et touché du sort de la mère de ce malheureux, fit venir un forgeron pour rompre ses chaînes. Non content de lui rendre la liberté, il le fit revêtir d’un caftan, et le rétablit dans ses fonctions, en lui recommandant de se mieux conduire à l’avenir, et de ne jamais s’écarter des sentiers de la droiture et de l’équité.

Ahmed Comacom, au comble de la joie, se prosterna devant le calife, et pria Dieu de lui accorder un règne long et heureux. On fit aussitôt proclamer dans Bagdad qu’Ahmed Comacom venoit d’être rétabli dans la charge qu’il possédoit auparavant.

Quelques jours s’étoient écoulés depuis l’élargissement de Comacom. La femme du wali ayant vu la vieille, la pressa de remplir les promesses qu’elle lui avoit faites au nom de son fils. Celle-ci alla aussitôt trouver Comacom, qui étoit alors occupé à boire, lui représenta vivement les obligations qu’il avoit à la femme du wali, et lui dit : « C’est à cette dame seule que tu dois ta liberté, et elle ne s’est intéressée en ta faveur, que d’après l’assurance que je lui ai donnée que tu enleverois l’esclave Jasmin, actuellement en la possession d’Alaeddin, pour la remettre à son fils qui en est passionnément amoureux. » Ahmed Comacom promit à sa mère de s’occuper de cette affaire dans la nuit même.

Cette nuit étoit précisément la première du mois ; et le calife avoit coutume de la passer auprès de son épouse, après l’avoir sanctifiée par un acte de bienfaisance, comme de rendre la liberté à un esclave de l’un ou de l’autre sexe, ou à quelqu’un de ses gardes. Le calife avoit encore habitude, avant de passer dans l’appartement de Zobéïde, de déposer sur un sofa son manteau royal, son chapelet, le sceau de l’état et ses autres bijoux. Il avoit sur-tout un flambeau d’or, enrichi de trois gros diamans, auquel il étoit très-attaché. Ce soir-là, ayant remis ces objets sous la surveillance de ses gardes, il s’étoit retiré d’assez bonne heure dans l’appartement de la sultane Zobéïde.

Ahmed Comacom ayant attendu que la nuit eût épaissi ses voiles, et que l’étoile de Canopus eût perdu peu à peu son éclat, profita du moment où tous les mortels étoient plongés dans les douceurs du sommeil, et où Dieu seul pouvoit être témoin de ses actions. Il tira son épée, et s’avança vers le pavillon où étoit l’appartement du calife. Ayant dressé une échelle contre le mur, il monta hardiment au-dessus de l’appartement ; et étant parvenu à soulever une des planches du plafond, il trouva les gardes endormis, et descendit doucement. Ayant fait respirer aux gardes une poudre soporifique, il se saisit du manteau royal, du chapelet, du mouchoir, du sceau de l’état, et du flambeau d’or, enrichi de diamans. Il sortit aussi heureusement qu’il étoit entré, et dirigea sur-le-champ ses pas vers le palais d’Alaeddin Aboulschamat.

Alaeddin étoit couché cette même nuit près de sa chère Jasmin. Ahmed Comacom s’étant introduit furtivement dans son appartement, leva un des carreaux de marbre du plancher, et ayant fait un trou, il y déposa les effets qu’il avoit pris chez le calife, après les avoir entortillés dans un mouchoir ; il ne se réserva que le flambeau d’or, enrichi de diamans. Ayant replacé le carreau de marbre comme il l’avoit trouvé, il parvint à s’évader sans que personne l’eût aperçu.

Comacom se rendit alors à la maison du waly. Chemin faisant, il regardoit le flambeau, et se disoit en lui-même : « Quand je voudrai m’amuser à boire, je placerai ce flambeau devant moi, et je verrai la liqueur de mon verre briller de tout l’éclat de l’or et des diamans dont il est enrichi. »

Le lendemain matin le calife trouva ses gardes endormis par l’effet de la poudre qu’Ahmed Comacom leur avoit fait respirer. Il les réveilla, et voulut prendre les objets qu’il avoit déposés sur le sofa. Il fut surpris de ne rien trouver, et se mit aussitôt dans une colère terrible. S’étant habillé tout de rouge, pour montrer à tous les yeux son indignation, il se rendit au divan, et s’assit sur son trône, environné de tout l’appareil de sa puissance.

Le grand visir Giafar étant entré, et s’étant aperçu que le calife étoit irrité, se prosterna respectueusement le visage contre terre, et dit : « Que Dieu préserve votre Majesté de tout mal, et éloigne d’elle tout ce qui peut lui déplaire et exciter son courroux ! » « Visir, dit le calife, le mal est grand ! » « Qu’est-il donc arrivé, Sire, demanda Giafar ? »

Comme le calife alloit raconter à son visir l’événement qui avoit excité sa colère, le wali entra dans la salle, suivi d’Ahmed Comacom.

« Émir Khaled, lui dit le prince, dans quel état se trouve Bagdad aujourd’hui ? » « Sire, répondit-il, tout est calme et tranquille. » « Vous m’en imposez, reprit le calife. » « Souverain Commandeur des croyans, reprit humblement l’émir en se prosternant, oserois-je demander à votre Majesté le sujet de l’agitation où je la vois ? »

Le calife lui raconta ce qui s’étoit passé, et ajouta : « Je vous ordonne de faire vos diligences pour me rapporter tous ces effets. Votre vie me répond de votre exactitude à exécuter mes ordres. » « Sire, répondit le wali, avant de prononcer ma sentence, ne seroit-il pas juste de punir de mort Ahmed Comacom ? Personne ne doit mieux connoître les voleurs et les traîtres que celui qui est chargé de les rechercher et de les poursuivre. »

À ces mots, Ahmed Comacom s’étant avancé, dit au calife : « Souverain Commandeur des croyans, vous pouvez dispenser l’émir Khaled du soin de retrouver les objets qu’on vous a dérobés. Je me charge de cette commission, en vous suppliant néanmoins de m’adjoindre deux juges et deux témoins ; car celui qui a commis une pareille action, ne redoute pas sans doute votre puissance, et encore moins celle du wali ou de tout autre. »

Le calife approuva la demande de Comacom, et dit qu’il vouloit que, dans la recherche qui alloit se faire, on commençât par visiter son propre palais, ensuite celui du grand visir, et ceux des membres du conseil suprême des Soixante. Ahmed Comacom ayant observé que peut-être le voleur avoit l’honneur d’approcher souvent la personne du calife, ce prince jura sur sa tête qu’il feroit mourir le coupable, dût-il être son propre fils.

Ahmed Comacom eut soin de se munir de l’ordre exprès du calife, pour pouvoir pénétrer sans obstacle dans toutes les maisons, et les fouiller. Armé d’un gros bâton ferré par le bout, il commença ses recherches par visiter les palais des soixante membres du conseil suprême, ainsi que celui du grand visir Giafar. Il parcourut ensuite les maisons des chefs de la garde du calife, et des principaux seigneurs de la cour, et se rendit enfin à celle d’Alaeddin Aboulschamat.

Alaeddin, qui étoit dans l’appartement de sa femme, entendant un grand bruit dans la rue, descendit promptement, ouvrit la porte, et aperçut le wali accompagné de tous ses gens.

« Qu’y a-t-il donc de nouveau, seigneur Khaled, demanda-t-il avec empressement ? » Le wali lui ayant fait part de l’ordre dont il étoit chargé : « Vous pouvez entrer, lui dit Alaeddin, et faire dans ma maison toutes les recherches que vous jugerez convenables. »

« Je vous demande mille excuses, Seigneur, dit le wali un peu embarrassé, vous êtes au-dessus de tout soupçon, et à Dieu ne plaise qu’une personne comme vous puisse se rendre coupable de perfidie et de trahison. » « Exécutez votre commission, répliqua Alaeddin : aucune considération ne doit vous en dispenser. »

Le wali, les juges et les témoins entrèrent donc dans la maison d’Alaeddin, conduits par Comacom, qui dirigea leurs recherches vers l’appartement où il s’étoit introduit pendant la nuit. S’étant approché du carreau de marbre sous lequel il avoit enfoui les objets qu’il avoit volés lui-même, il laissa tomber exprès son lourd bâton ferré sur ce carreau, qui se brisa en éclats. L’émir Khaled ayant aperçu quelque chose de brillant, s’écria : « Seigneur Alaeddin, c’est Dieu même qui a dirigé nos pas vers cet endroit ; car nous venons de découvrir un trésor qui vous appartient : approchez, et venez voir ce qu’il peut renfermer. »

Tous les gens du wali s’étant réunis, et ayant reconnu les objets volés, on dressa un procès-verbal, qui constatoit que ces objets avoient été trouvés enfouis dans la maison d’Alaeddin Aboulschamat. Les gens du wali se jetèrent ensuite sur Alaeddin, lui arrachèrent son turban ; et lui ayant garotté les mains derrière le dos, mirent le scellé sur tous ses effets.

Ahmed Comacom ne perdit pas de vue l’exécution de son projet principal. Il monta rapidement à l’appartement de la belle Jasmin, l’en arracha avec violence, quoiqu’elle fût enceinte, et la conduisit à la vieille, en lui recommandant de la remettre sur-le-champ entre les mains de Khatoun, femme du wali : ce qui fut exécuté sur-le-champ.

Quand Habdalum Bezaza aperçut celle qu’il aimoit si éperdument, il sentit renaître ses forces, et fit paroître la joie la plus vive. Il voulut s’approcher d’elle pour lui témoigner la satisfaction qu’il éprouvoit en la voyant ; mais Jasmin indignée, lui dit que s’il ne s’éloignoit pas sur-le-champ, elle ne répondoit pas des mouvemens que sa vue lui inspiroit. « Je me tuerois plutôt, s’écria-t-elle, que d’appartenir à un monstre tel que toi ! » « Belle Jasmin, dit Habdalum tout tremblant, de grâce, n’attentez pas à une vie qui m’est si précieuse. »

La femme du wali voulant calmer l’agitation violente où elle voyoit la belle Jasmin, lui dit avec douceur : « Souffrez, belle esclave, que mon fils puisse vous témoigner toute l’ardeur que vous lui avez inspirée ; il ne peut plus vivre sans vous. » « Malheureux, s’écria Jasmin, puis-je donc appartenir à la fois à deux maîtres ? Et depuis quand les chiens entreroient-ils impunément dans la demeure des lions ? »

Habdalum Bezaza, au désespoir, se laissa tomber sur un sofa, et fit craindre plus que jamais pour sa vie. À cette vue, la femme du wali, furieuse, s’avança vers l’esclave : « Malheureuse, lui dit-elle, tu veux donc me priver de mon fils ? Mais tu ne jouiras pas long-temps de ma douleur : bientôt ton Alaeddin finira ses jours honteusement sur un gibet. » « Eh bien, s’écria Jasmin, je m’estimerai heureuse de lui prouver mon amour en le suivant au tombeau ! »

Khatoun, à ces paroles, suffoquée par la colère, s’élança sur Jasmin, lui arracha ses riches habits, ses parures, ses bijoux, et la fit revêtir d’une chemise de poil, et d’une robe de bure grossière. Elle la condamna à servir dans la cuisine, et la mit au rang de ses plus viles esclaves, en lui disant que désormais son emploi seroit de fendre du bois, d’éplucher les oignons et les légumes, et de faire du feu sous la marmite.

Jasmin répondit tranquillement à Khatoun, que l’emploi le plus vil et les travaux les plus rudes lui sembleroient toujours préférables à la vue de son odieux fils. Les esclaves dont la belle Jasmin étoit devenue la compagne, ne furent pas insensibles à son sort. Sa douceur, sa patience et sa résignation touchèrent tellement leurs cœurs, qu’elles s’empressèrent à l’envi de la soulager dans le service pénible qu’elle étoit obligée de faire.

Cependant le wali et ses gens, chargés des effets volés, emmenoient avec eux l’infortuné Alaeddin Aboulschamat, et le conduisoient au divan, où le calife étoit assis sur son trône, environné de toute sa cour. Quand le wali lui présenta son manteau royal et ses autres effets, ce prince lui demanda chez qui ils les avoient retrouvés ? « Chez Alaeddin Aboulschamat, répondit le wali. » À ces paroles, le calife irrité ayant ouvert le paquet, et ne trouvant pas le flambeau d’or, orné de pierreries, lança sur Alaeddin un regard furieux. « Malheureux, lui dit-il, qu’est devenu mon flambeau ? »

« Sire, répondit Alaeddin avec fermeté, je puis vous protester que je n’ai jamais touché aux effets qu’on m’accuse d’avoir volés, et qu’il m’est impossible de vous donner de renseignemens sur aucun d’eux. »

« Traître, lui dit le calife, c’est donc là la récompense des faveurs dont je t’ai comblé ? Je t’avois donné toute ma confiance, et tu m’as trahi ! »

Le calife commanda ensuite au wali de faire pendre Alaeddin, et de le conduire sur-le-champ au supplice.

Le wali et ses gens emmenèrent Alaeddin, et s’avancèrent vers le lieu de l’exécution, précédés d’un crieur, qui publioit dans toutes les rues par où ils passoient : « Voilà la récompense de ceux qui osent trahir les califes de la maison des Abbassides. » Tout le peuple de Bagdad se porta avec empressement vers la place où alloit se faire l’exécution.

Cependant Ahmed Aldanaf qui chérissoit Alaeddin comme son fils, ignorant ce qui se passoit, étoit tranquillement assis dans un de ses jardins, lorsqu’un des buvetiers du divan arriva tout hors d’haleine. « Seigneur, lui cria-t-il, tandis que vous êtes assis tranquillement ici, un précipice s’est ouvert sous les pieds de votre meilleur ami. » « Qu’y a-t-il donc de nouveau, demanda Ahmed Aldanaf surpris ? » « On conduit dans ce moment Alaeddin à la potence, répondit le buvetier. » Ahmed, s’étant informé du crime qu’on lui imputoit, se tourna vers son ami le capitaine Hassan Schouman, et lui demanda, avec inquiétude, ce qu’il pensoit de cette affaire ? « Seigneur, répondit celui-ci, je parierois, sur ma tête, qu’Alaeddin est innocent, et que tout cela n’est qu’une ruse infernale de ses ennemis qui cherchoient à le faire périr. Il n’y a pas un instant à perdre pour le sauver ; et je vais, si vous voulez, vous en fournir le moyen. »

En effet, Hassan Schouman se rendit à la prison, et ordonna au geolier de lui remettre sur-le-champ un des criminels condamnés à mort, et confiés à sa garde. Par bonheur le criminel que lui remit le geolier avoit un peu de la tournure d’Alaeddin. Lui ayant couvert la tête d’un voile, Ahmed Aldanaf le plaça entre lui et un de ses gardes, nommé Aly Alzibac Almisri, et se rendit en diligence au lieu où Alaeddin alloit être exécuté. Ayant percé la foule, et s’étant approché très-près du bourreau, il lui marcha assez rudement sur le pied. « Seigneur, lui dit celui-ci, reculez-vous un peu, et laissez-moi la facilité de faire mon devoir. » « Malheureux, dit Ahmed Aldanaf, prends l’homme que je te présente, et exécute-le à la place d’Alaeddin Aboulschamat, qui est innocent du crime qu’on lui impute. Souviens-toi qu’Isaac fut racheté par un bélier. » Le bourreau n’osant répliquer, s’empara de l’homme qu’on lui présentoit, et le pendit à la place d’Alaeddin.

Ahmed Aldanaf et Aly Alzibac Almisri emmenèrent avec eux Alaeddin, et, ayant traversé la foule sans être reconnus, se rendirent heureusement à la maison du premier. Comme Alaeddin témoignoit sa reconnoissance à son bienfaiteur, celui-ci l’interrompit, et lui reprocha vivement d’avoir commis une action aussi basse. Alaeddin lui protesta qu’il étoit innocent du vol qu’on lui imputoit, et qu’il ne savoit comment ces objets s’étoient trouvés cachés chez lui.

« Pardonnez mon emportement, lui dit alors Ahmed : le trouble que votre danger m’a causé, a pu seul me dicter des reproches indignes de vous et de moi. J’avois bien pensé d’abord que tout ceci n’étoit qu’un stratagême abominable, l’ouvrage de la haine et de la scélératesse. Puisse l’auteur de cette perfidie être un jour puni comme il le mérite ! Quoi qu’il en soit, mon cher Alaeddin, vous ne pouvez rester maintenant à Bagdad ; car les rois ne reviennent pas volontiers sur les jugemens qu’ils ont une fois portés, et il est presque impossible que celui qu’ils cherchent puisse leur échapper. J’ai dessein de vous conduire à Alexandrie : c’est un lieu sûr et de facile accès, où vous pourrez facilement vous cacher. »

« Je suis prêt à vous suivre, lui dit Alaeddin, et je m’abandonne entièrement à vous pour la conservation d’une vie que vous venez de sauver. »

Ahmed Aldanaf se tournant alors vers Hassan Schouman, lui dit : « Si le calife me demande, vous lui répondrez que je suis allé faire ma ronde dans les provinces. »

Ahmed Aldanaf et Alaeddin s’éloignèrent à l’instant même de Bagdad. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux juifs, percepteurs du calife dans cette province, qui étoient montés chacun sur une mule. Ahmed Aldanaf leur ayant demandé, d’un ton d’autorité, la recette qu’ils venoient de faire, ils refusèrent d’abord de la lui donner ; mais quand il leur eut dit qu’il étoit le receveur-général de la province, ils s’empressèrent de lui remettre chacun cent pièces d’or.

Ahmed Aldanaf craignant ensuite que les rapports que pourroient faire les deux juifs, ne compromissent sa sûreté et celle d’Alaeddin, ne crut pas devoir leur laisser la vie : il s’empara de leurs mules, monta sur l’une, et donna l’autre à Alaeddin.

Ils arrivèrent ainsi près de l’endroit où ils devoient s’embarquer, et y passèrent la nuit dans un caravansérail. Le lendemain matin, Alaeddin vendit sa mule ; et ayant confié celle d’Ahmed Aldanaf au portier de l’endroit où ils avoient couché, ils se rendirent tous deux au port d’Aïasse[10], et s’embarquèrent sur un vaisseau qui faisoit voile pour Alexandrie, où ils abordèrent en peu de temps.

Comme ils parcouroient les rues de cette ville, ils entendirent un crieur qui mettoit à l’enchère une petite boutique attenant à un magasin qui donnoit sur la rue. L’enchère étoit en ce moment à neuf cent cinquante drachmes. Alaeddin en ayant offert mille, le marché fut bientôt conclu ; car cette boutique appartenoit au trésor public.

Alaeddin ayant reçu les clefs de la boutique, l’ouvrit sur-le-champ ; et il fut très-satisfait de la voir toute meublée. Il trouva dans le magasin toutes sortes d’armures, des boucliers, des sabres, des épées, des mâtures, des voiles, des ballots de toile de chanvre, des ancres, des cordages, des valises, des sacs pleins de coquillages et de pierreries servant à orner les harnois, des étriers, des masses d’armes, des couteaux, des ciseaux, et autres choses de cette espèce ; car le maître de la boutique, qui venoit de mourir, faisoit le métier de brocanteur.

Alaeddin ayant pris possession de cette boutique et du magasin, Ahmed Aldanaf lui conseilla de s’occuper du commerce, et de se résigner à la volonté de Dieu. Ayant passé trois jours avec Alaeddin, il prit congé de lui le quatrième jour pour retourner à Bagdad, et lui recommanda de rester dans cette boutique jusqu’à ce qu’il vînt le retrouver, et lui rapporter des nouvelles du calife, avec un sauf-conduit de la part de ce prince. Il lui promit en même temps de s’occuper jour et nuit à découvrir celui qui lui avoit joué un tour aussi perfide ; et lui ayant dit un dernier adieu, il s’embarqua pour l’Aïasse, où il arriva en peu de temps, poussé par un vent favorable.

Ahmed Aldanaf ayant ensuite repris sa mule, se rendit en diligence à Bagdad, et rejoignit Hassan Schouman et sa compagnie des gardes. Comme il étoit souvent obligé de parcourir les provinces les plus éloignées de l’empire, le calife n’avoit pas été étonné de son absence. Il reprit son service ordinaire, et s’occupa, sans relâche, des recherches qui pouvoient lui faire découvrir l’auteur du vol fait au calife, et le mettre en état de prouver l’innocence de son cher Alaeddin. Mais revenons un moment au calife.

Ce prince se trouvant seul avec Giafar, le jour où Alaeddin devoir être exécuté, dit à ce ministre : « Que dis-tu, visir, de l’action d’Alaeddin ? Est-il possible de concevoir tant de bassesse et de perfidie ? »

« Sire, répondit Giafar, vous l’avez puni comme il le méritoit, et votre Majesté ne doit plus s’occuper de ce malheureux. » « N’importe, dit le calife, j’aurois envie de le voir attaché au gibet. »

Le calife se rendit donc avec son visir à la place publique. Ayant levé les yeux sur celui qu’on venoit d’exécuter, il crut s’apercevoir que ce n’étoit pas Alaeddin. « Visir, s’écria-t-il, qu’est-ce que cela veut dire : ce n’est certainement pas là Alaeddin ? » « Pourquoi donc, Sire, demanda Giafar ? »

« Alaeddin étoit petit, reprit le calife, et celui que je vois est fort grand. » « Sire, répondit Giafar, le corps de ceux qu’on pend s’alonge toujours un peu. »

« Mais, poursuivit le calife, Alaeddin avoit la peau fort blanche, et le visage de cet homme est tout noir ? » « Souverain Commandeur des croyans, repartit Giafar, vous n’ignorez pas que la mort défigure les hommes, et donne aux cadavres une teinte livide et noirâtre. »

Malgré tous les raisonnemens de son visir, le calife voulut qu’on détachât le corps du gibet : on le visita, et on trouva écrit sur sa poitrine le nom des deux Scheikhs[11].

« Eh bien, visir, dit le calife, persistes-tu encore dans ton sentiment ? Tu sais qu’Alaeddin étoit Sunnite, et ce malheureux, tu le vois, étoit sectateur d’Aly. »

« Dieu seul, s’écria le visir, connoît ce qui est caché, et je vois effectivement qu’il est bien difficile de décider si ce cadavre est celui d’Alaeddin, ou de quelqu’autre. »

Le calife ayant ordonné de rendre les derniers devoirs au corps, rentra dans son palais ; et le soin des affaires de l’empire effaça bientôt de son esprit le souvenir d’Alaeddin. Voyons donc ce qui se passoit dans la maison du wali.

Habdalum Bezaza ne profita pas du crime qui l’avoit rendu possesseur de l’esclave d’Alaeddin. L’amour et le désespoir de voir sa passion si peu payée de retour, le firent descendre en peu de temps au tombeau.

L’infortunée Jasmin, ayant atteint le terme de sa grossesse, accoucha d’un enfant beau comme le jour. Ses compagnes lui ayant demandé quel nom elle vouloit lui donner ? « Hélas, répondit-elle, si son père vivoit, il le nommeroit lui-même ; mais puisqu’il n’est plus, je veux que ce cher enfant s’appelle Aslan ! »

Jasmin allaita elle-même le petit Aslan, et ne le sevra qu’au bout de deux ans et demi, lorsqu’il se traînoit déjà de tous côtés sur ses petites mains, et commencoit même à marcher tout seul.

Un jour que Jasmin étoit occupée, comme à son ordinaire, au service de la cuisine, le petit Aslan, qui grimpoit déjà partout, ayant aperçu l’escalier qui conduisoit au salon, se mit à monter les degrés du mieux qu’il put, et vint, en sautant, près de l’endroit où l’émir Khaled étoit assis.

Le wali, surpris de la beauté de cet enfant, et charmé de sa gentillesse, le prit entre ses bras, et le fit asseoir sur ses genoux. En considérant attentivement ses traits, il fut étonné de sa ressemblance avec Alaeddin Aboulschamat.

Jasmin, inquiète de ne pas voir son fils autour d’elle, le chercha d’abord dans la cuisine et dans les cours ; mais ne le trouvant nulle part, elle s’avisa de monter au salon, et fut extrêmement surprise, en entrant, de voir l’émir Khaled qui le tenoit sur ses genoux, et s’amusoit à jouer avec lui. L’enfant, en apercevant sa mère, voulut aller se jeter à son cou ; mais le wali le retint entre ses bras, et demanda à Jasmin à qui il appartenoit ?

« C’est mon fils, Seigneur, répondit Jasmin en tremblant. » « Quel est donc son père, reprit vivement le wali ? » « C’est l’infortuné Alaeddin Aboulschamat, répondit Jasmin. Maintenant cet enfant n’a plus d’autre père, ni d’autre protecteur que vous. »

« Quoi, dit le wali, je m’intéresserois au fils d’un traître ! » « Ah, Seigneur, s’écria Jasmin, connoissez mieux mon maître et mon époux ! Alaeddin ne fut point un traître. C’étoit un des plus fidèles et des plus zélés serviteurs du calife, et jamais il n’eut la pensée de trahir la confiance de son maître. »

Le wali, touché du sort de cet enfant, et sentant augmenter l’amour qu’il avoit d’abord conçu pour lui, dit à sa mère : « Quand votre fils sera plus grand, et qu’il vous demandera qui est son père, dites-lui que c’est l’émir Khaled, wali de Bagdad. »

Jasmin, charmée de ce qu’elle venoit d’entendre, éleva son fils avec le plus grand soin. Dès qu’il eut atteint l’âge de sept ans, le wali le fit circoncire, et lui donna les maîtres les plus habiles, qui s’appliquèrent à l’envi à développer son intelligence, et à l’instruire d’une manière convenable au fils d’un des premiers émirs de la cour du calife. Le wali se réserva le soin de lui apprendre lui-même à monter à cheval et à faire des armes ; et toutes les fois qu’il faisoit faire des évolutions à ses soldats, il l’emmenoit avec lui, et le formoit ainsi à tous les exercices militaires.

À l’âge de dix-huit ans, le jeune Aslan étoit un cavalier parfait. Les principaux seigneurs de la cour le regardant comme le fils de l’émir Khaled, et charmés de son air noble et distingué, lui faisoient l’accueil le plus flatteur. Ahmed Comacom ne fut pas des derniers à lui faire sa cour ; il sut même tellement s’insinuer dans ses bonnes grâces, qu’ils devinrent bientôt inséparables.

Un jour qu’ils étoient tous deux à la taverne, Ahmed Comacom tira de son sein le flambeau d’or, enrichi de pierreries, que le calife avoit tant regretté : il le plaça devant lui, mit dessus son verre, et s’amusa à considérer, à travers la liqueur, l’éclat de l’or et des diamans. Il répéta plusieurs fois cet amusement, but ainsi plusieurs coups, et s’enivra.

Aslan, charmé lui-même à la vue d’un bijou si précieux, pria Comacom de lui en faire présent. « Cela m’est impossible, lui dit Comacom. »

« Impossible ! Pourquoi donc cela, demanda Aslan avec curiosité ? » « Je ne peux pas vous le donner, répondit Ahmed ; car il a été déjà cause de la mort d’un homme. » « De quel homme, reprit Aslan étonné ? » « D’un étranger qui étoit venu dans ce pays, et que le calife avoit élevé au rang de chef du conseil suprême des Soixante. Il se nommoit Alaeddin Aboulschamat. » « Mais comment ce flambeau a-t-il été cause de la mort de cet homme ? »

« Vous aviez un frère, dit Ahmed Comacom, en baissant la voix, appelé Habdalum Bezaza. Quand il fut en âge de se marier, votre père, l’émir Khaled, voulut lui acheter une esclave… » Là-dessus, Ahmed Comacom se mit à raconter à Aslan ce qui s’étoit passé au sujet de l’esclave Jasmin, la funeste passion d’Habdalum Bezaza, le vol fait au calife, le dépôt des effets volés dans la maison d’Alaeddin, et le supplice de celui-ci.

Aslan, surpris au dernier point de ce qu’il venoit d’entendre, et commençant à soupçonner la vérité, dit en lui-même : « Cette esclave Jasmin est celle-là même qui m’a donné le jour, et mon père ne peut être autre que le malheureux Alaeddin Aboulschamat. » Rempli de cette idée, il se leve avec indignation, et quitte brusquement Ahmed Comacom.

Comme il s’en retournoit chez lui précipitamment, il rencontra le capitaine Ahmed Aldanaf. Frappé du port et de l’air de ce jeune homme, Ahmed s’arrêta, et dit tout haut : « Mon Dieu, comme il lui ressemble ! » « De qui parlez-vous donc, Seigneur, demanda Hassan Schouman qui l’accompagnoit ? Qui peut vous causer une pareille surprise ? » « C’est ce jeune homme, répondit Ahmed : il est impossible de ressembler davantage à Alaeddin Aboulschamat. »

Ahmed Aldanaf s’étant approché d’Aslan, le pria de vouloir bien lui dire le nom de son père. « Mon père, répondit Aslan, est l’émir Khaled, wali de Bagdad.

« Et votre mère, reprit Ahmed Aldanaf avec intérêt, voudriez-vous bien me dire aussi son nom ? » « Ma mère, répondit Aslan est une des esclaves du wali, appelée Jasmin. » « Ô ciel, s’écria Ahmed, Jasmin est votre mère ! Apprenez, puisqu’il est ainsi, que votre père est certainement Alaeddin Aboulschamat. Au reste, allez trouver votre mère, et interrogez-la : elle vous apprendra bien des choses qu’il est nécessaire que vous sachiez. »

Aslan, de plus en plus surpris, alla trouver sa mère ; et s’étant enfermé seul avec elle, la pria de lui dire le nom de son père ? « Votre père, mon fils, répondit Jasmin avec émotion, est l’émir Khaled, wali de Bagdad. » « Non, non, s’écria Aslan, vous me trompez, c’est Alaeddin Aboulschamat. »

À ce nom, prononcé avec feu, et qui lui rappeloit de si douloureux souvenirs, Jasmin se mit à fondre en larmes, et demanda à son fils quelle étoit la personne qui avoit pu lui découvrir un secret qu’elle cachoit depuis si long-temps au fond de son cœur ? « C’est Ahmed Aldanaf, répondit-il. » Et alors il raconta à sa mère tout ce qui venoit de se passer.

« Mon fils, dit Jasmin, quand Aslan eut achevé son récit, la vérité se découvrira sans doute un jour, et le mensonge sera confondu. Oui, mon cher fils, Alaeddin Aboulschamat est votre père ; et l’émir Khaled, qui vous en a tenu lieu jusqu’ici, et qui vous a fait élever avec tant de soin, n’est que votre père adoptif. »

Aslan, certain de son origine, s’empressa d’aller trouver Ahmed Aldanaf. Il lui baisa les mains en l’abordant, et lui dit : « Jasmin m’a confirmé ce que vous m’avez annoncé le premier. Sa bouche a prononcé le nom de mon père, le nom d’Alaeddin. Je connois l’attachement que vous aviez pour lui, et je viens vous supplier de m’aider à venger sa mort, à punir son assassin. » « Quel est son assassin, demanda Ahmed Aldanaf étonné ? » « C’est l’infame Comacom, répondit Aslan. » « Comment donc, mon fils, avez-vous fait cette découverte, reprit Aldanaf ? »

« J’ai vu, dit Aslan avec véhémence, j’ai vu entre les mains de Comacom le flambeau d’or, orné de pierreries, qui a été volé au calife. Surpris de l’éclat de ce bijou, je le lui ai demandé ; mais il n’a pas voulu me le donner. Ce flambeau, a-t-il dit, a déjà coûté la vie à quelqu’un ; et il m’a raconté de quelle manière il l’avoit dérobé au calife avec d’autres effets, et avoit été les enterrer dans l’appartement de mon père. »

« Mon fils, dit Ahmed Aldanaf, il faut user de prudence dans cette conjoncture, et tâcher de vous faire connoître avantageusement du calife avant de lui rien découvrir. Retenez bien ce que je vais vous dire. Quand vous verrez l’émir Khaled prendre son uniforme, et s’armer de toutes pièces, priez-le de vous faire habiller comme lui, et de vous permettre de l’accompagner. Lorsque vous serez en présence de toute la cour, tâchez de vous distinguer par quelque trait de bravoure, ou par quelqu’action d’éclat qui vous fasse remarquer du calife. Si ce prince vous dit : « Aslan, je suis content de toi ; demande-moi ce que tu voudras, » suppliez-le alors de vous venger de l’assassin de votre père. Trompé par la commune opinion, il vous répondra que votre père se porte bien ; informez-le alors, sans hésiter, que vous êtes le fils d’Alaeddin Aboulschamat, que l’émir Khaled n’est que votre père adoptif, et racontez-lui dans le plus grand détail votre aventure avec Ahmed Comacom. Pour prouver ce que vous avancez, suppliez-le de faire fouiller sur-le-champ ce scélérat. »

Aslan, muni de ces instructions, rentra chez l’émir Khaled ; et l’ayant trouvé tout prêt à se rendre à une revue que devoit passer le calife, il le pria de le faire habiller comme lui, et de le mener à la revue. L’émir, qui aimoit le jeune Aslan comme s’il eût été réellement son fils, consentit volontiers à sa demande. Ils se rendirent dans une plaine hors de la ville, où le calife avoit fait dresser des tentes et des pavillons magnifiques. Toute la cour s’y trouva rassemblée, et l’armée y étoit déjà rangée en bataille.

Pendant la revue, Aslan se tint constamment auprès de l’émir Khaled. Après quelques évolutions militaires, on voulut donner au prince le spectacle du jeu de mail. On apporta des boules et des mails, et plusieurs cavaliers se mirent à faire preuve d’adresse en se renvoyant réciproquement les boules.

Parmi ces cavaliers, se trouvoit un homme envoyé secrètement par des ennemis du calife, et qui étoit venu dans le dessein de le tuer. Il saisit une boule, et la frappa de toutes ses forces, en la dirigeant droit au visage du prince. Aslan, attentif à tout ce qui se passoit autour du calife, détourna le coup, et renvoya la boule avec tant de vigueur vers celui qui l’avoit lancée, qu’il l’atteignit au milieu de la poitrine, et le renversa de dessus son cheval.

Le calife s’aperçut du danger qu’il avoit couru, et dit tout haut : « Béni soit celui à qui je suis redevable de la vie. » Le jeu cessa aussitôt ; tous les officiers descendirent de cheval ; et lorsqu’on eut apporté des siéges, le calife ordonna de faire comparoître devant lui le téméraire qui avoit osé diriger la boule sur sa personne.

« Cavalier, lui dit-il, qui a pu te pousser à commettre un pareil attentat ? Es-tu ami ou ennemi ? »

« Ennemi, répondit fièrement le cavalier, et j’en voulois à ta personne. »

« Pour quelle raison, demanda le prince ? Tu n’es donc pas un vrai Musulman ? »

« Non pas Musulman comme tu l’entends, répondit-il ; mais je me fais gloire d’être sectateur d’Aly. »

À ces mots, le calife rempli d’indignation, ordonna qu’on le fît mourir sur-le-champ. Se tournant ensuite vers Aslan : « Brave jeune homme, lui dit-il, je te dois la vie, demande-moi ce que tu voudras. »

« Souverain Commandeur des croyans, dit Aslan en s’inclinant respectueusement, je vous conjure de me venger de l’assassin de mon père. » « Mais ton père, le voilà, reprit le prince en montrant l’émir Khaled, et Dieu merci il se porte bien. »

« Vous êtes dans l’erreur, Sire, repartit Aslan, l’émir Khaled n’est que mon père adoptif : je suis le fils de l’infortuné Alaeddin Aboulschamat. » « Le fils d’un traître, dit vivement le calife ! »

« Mon père, répondit Alaeddin, ne fut jamais un traître, mais bien le plus fidèle et le plus dévoué de vos serviteurs. » « Ne m’a-t-il pas volé mon manteau et mes bijoux les plus précieux, dit le calife ? »

« Souverain Commandeur des croyans, dit Aslan avec fierté, mon père ne fut jamais un voleur. Je supplie votre Majesté de me dire si son flambeau d’or, enrichi de pierreries, s’est trouvé parmi les bijoux qu’on lui a rapportés. » « Je n’ai jamais pu le retrouver, répondit le calife surpris de cette demande. »

« Eh bien, Sire, continua Aslan, je l’ai vu ce flambeau entre les mains d’Ahmed Comacom. Je le lui ai demandé ; mais il n’a pas voulu me le donner. Ce flambeau, a-t-il dit, a déjà coûté la vie à quelqu’un. »

Là-dessus Aslan raconta au calife la passion d’Habdalum, fils de l’émir Khaled pour la jeune esclave Jasmin, et la maladie qui en fut la suite ; de quelle manière Ahmed Comacom étoit sorti de prison, et comment il avoit volé le manteau royal, le flambeau d’or et les autres bijoux. « Sire, ajouta-t-il en terminant son récit, je vous conjure donc encore une fois, par tout ce qu’il y a de plus sacré, de me venger de l’assassin de mon père. »

Le calife donna aussitôt l’ordre d’arrêter Ahmed Comacom, et de l’amener en sa présence. Lorsqu’il aperçut ce scélérat, il se tourna vers ses gardes, et chercha des yeux Ahmed Aldanaf. Ne le voyant pas, il dépêcha quelqu’un pour le faire venir ; et quand il parut, il lui commanda de fouiller Comacom.

Aldanaf ayant porté la main dans le sein de Comacom, en retira le flambeau d’or, enrichi de pierreries, À cette vue, le calife irrité, s’écria : « Traître, d’où te vient ce bijou ? » « Je l’ai acheté, répondit effrontément Comacom. » « Tu es un imposteur, dit le prince avec indignation ; c’est pour faire périr Alaeddin Aboulschamat, le plus fidèle de mes serviteurs, que tu as commis une pareille atrocité. »

Le calife ordonna aussitôt qu’on donnât la bastonnade à Comacom. Après quelques coups, il avoua qu’il étoit l’auteur du vol, et fut conduit en prison.

Le calife soupçonnant que l’émir Khaled étoit de connivence avec Comacom, vouloit aussi le faire arrêter. « Souverain Commandeur des croyans, dit le wali, je suis innocent du crime dont vous me soupçonnez : je n’ai fait qu’exécuter vos ordres en conduisant Alaeddin à la mort, et je vous jure que je n’ai eu aucune connoissance de la trame ourdie contre lui. Ahmed Comacom aura imaginé cet affreux stratagème pour s’emparer de l’esclave Jasmin ; mais je n’en ai aucune connoissance. »

Le wali en achevant ces mots, se tourna vers Aslan, et lui dit : « Si vous êtes sensible à l’amour que je vous ai témoigné, et au soin que j’ai pris de vous depuis votre enfance jusqu’à ce jour, c’est à vous d’interceder pour moi. »

Le jeune homme, touché de la situation où il voyoit son bienfaiteur, s’empressa d’implorer la clémence du calife en sa faveur. Ce prince demanda au wali ce qu’étoit devenue Jasmin, mère d’Aslan ? Ayant appris qu’elle étoit toujours restée chez lui : « Ordonnez, lui dit-il, à votre femme de la faire habiller d’une manière convenable au rang que tenoit son époux, et de lui rendre sur-le-champ la liberté. Pour vous, allez lever les scellés que vous avez mis dans le palais d’Alaeddin, et faites rendre à son fils tous les effets, et toutes les richesses qu’il possédoit. »

Le wali exécuta ponctuellement les ordres du calife. Il se rendit chez lui, et prescrivit à sa femme de remettre Jasmin en liberté, et de l’habiller convenablement ; ensuite il alla lui-même lever les scellés qui étoient sur les effets d’Alaeddin, et remit toutes les clefs du palais à Aslan.

Le calife, non content de ces actes de justice, dit à Aslan de lui demander, encore une fois, ce qu’il voudroit, et qu’il le lui accorderoit sur-le-champ. Aslan ayant répondu qu’il n’avoit qu’une chose à désirer, c’étoit de revoir son père. « Hélas, mon fils, dit le prince les yeux baignés de larmes, ton père n’est plus ! Que je voudrois moi-même qu’il fût encore en vie, et que je donnerois volontiers à celui qui m’annonceroit cette bonne nouvelle, tout ce qu’il pourroit me demander ! »

À ces mots, Ahmed Aldanaf s’étant prosterné aux pieds du calife : « Souverain Commandeur des croyans, dit-il, puis-je parler sans crainte ? » « Vous le pouvez, répondit le prince. »

« J’ose assurer votre Majesté, reprit Ahmed, qu’Alaeddin Aboulschamat est plein de vie, et se porte parfaitement bien. » « Que dites-vous là, s’écria le calife en reculant de surprise ! » « Sire, reprit Aldanaf, je jure par votre tête sacrée que je viens de dire la vérité. J’ai arraché à la mort Alaeddin en faisant exécuter un criminel à sa place ; et je l’ai conduit à Alexandrie, où je lui ai acheté une boutique. » « Je veux le voir, dit le calife, transporté de joie ; partez sur-le-champ pour Alexandrie, et amenez-le ici. » Ahmed Aldanaf s’inclina profondément, en témoignant qu’il étoit prêt à obéir, et qu’on ne pouvoit le charger d’une commission plus agréable. Le prince lui fit remettre une bourse de mille pièces d’or, et il se mit en route pour Alexandrie.

Alaeddin Aboulschamat s’occupoit dans cette ville à vendre les divers objets qui garnissoient sa boutique. Il en avoit déjà vendu un grand nombre, lorsqu’il aperçut, dans un coin assez obscur, une petite bourse de cuir ; l’ayant ramassée et secouée, il en vit sortir une pierre précieuse assez grosse pour remplir le creux de la main, et qui étoit suspendue à une petite chaîne d’or. Cette pierre avoit cinq faces, sur chacune desquelles étoient gravés des noms et des caractères magiques assez semblables aux traces que les fourmis font en rampant sur la poussière. Surpris de trouver chez lui un pareil bijou, Alaeddin reconnut aisément que c’étoit un talisman ; mais il eut beau en frotter les cinq faces, aucun génie ne parut à ses ordres. Rebuté de voir tous ses efforts inutiles, il la suspendit dans sa boutique, et se mit à rêver à la situation où il se trouvoit.

Un consul, ou négociant franc, qui passoit dans la rue, ayant aperçu la perle qu’Alaeddin venoit de suspendre, s’approcha de sa boutique, et lui demanda si cette perle étoit à vendre ? « Tout ce qui est dans ma boutique est à vendre, Seigneur, répondit Alaeddin. » « Eh bien, dit le consul, je vous en offre quatre-vingt mille ducats. » « Je ne veux point la céder à ce prix. » « En voulez-vous cent mille ? »

« Je les accepte, dit Alaeddin, ébloui d’une pareille offre. » « Bien vendre et bien livrer, reprit le consul, c’est tout ce que peut faire un marchand ; actuellement c’est à moi à vous payer. » « Je suis prêt à recevoir votre argent, répondit Alaeddin. » « Vous sentez, continua le consul, que je ne puis vous apporter une pareille somme. Vous n’ignorez pas que la ville d’Alexandrie est remplie de brigands et de soldats insolens ; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusqu’à mon vaisseau, je vous gratifierai, par-dessus le marché, d’une pièce de camelot, d’une pièce de satin, d’une autre de velours, et d’une de drap à votre choix. »

Alaeddin ayant consenti à cette proposition, remit la pierre précieuse entre les mains du consul, ferma sa boutique, et en confia les clefs à un de ses voisins, en le priant de vouloir bien s’en charger jusqu’à son retour. « Je vais, lui dit-il, accompagner ce consul à son vaisseau, pour toucher le prix d’une pierre que je viens de lui vendre ; si par hasard je tardois un peu, et que le seigneur Ahmed Aldanaf, qui m’a amené ici, et établi dans cette boutique, arrivât pendant mon absence, je vous prie de lui remettre les clefs, et de l’informer de la raison pour laquelle je suis sorti. »

Alaeddin suivit donc le consul jusqu’à son vaisseau. Dès qu’ils furent montés à bord, on leur présenta des siéges ; le consul se fit apporter sa cassette, en tira la somme convenue, et la remit à Alaeddin, ainsi que les quatre pièces d’étoffes qu’il lui avoit promises. « Voudriez-vous, lui dit-il ensuite, me faire le plaisir d’accepter un morceau, et de vous rafraîchir ? » « Je prendrai volontiers une tasse de sorbet, si vous en avez, répondit Alaeddin. »

Le consul, ou plutôt le capitaine, qui s’étoit déguisé en marchand pour mieux tromper Alaeddin, fit signe à un de ses domestiques d’apporter le sorbet ; mais il avoit eu soin d’y jeter auparavant une poudre soporifique dont Alaeddin ressentit l’effet sur-le-champ ; car il n’eut pas plutôt vuidé la tasse, qu’il tomba à la renverse sur son siége.

Les matelots, prévenus de ce qu’ils devoient faire, levèrent aussitôt l’ancre, et déployèrent les voiles. Le vent, qui les favorisoit, les porta bientôt en pleine mer. Le capitaine ayant ordonné d’emporter Alaeddin de dessus le tillac, et de le descendre dans le vaisseau, lui fit respirer une poudre dont la vertu détruisoit l’effet de celle qu’il avoit prise.

Alaeddin, en ouvrant les yeux, demanda avec étonnement où il étoit ? Le consul, devenu capitaine, lui répondit avec un sourire amer : « Vous êtes maintenant en mon pouvoir. » « Qui êtes-vous, lui demanda Alaeddin ? » « Je suis le capitaine de ce vaisseau, répondit le franc, et je suis venu exprès de Gênes à Alexandrie pour vous enlever, et vous conduire à la bien aimée de mon cœur. »

On signala quelques jours après un vaisseau marchand, monté par quarante négocians d’Alexandrie. Le capitaine commanda aussitôt de lui donner la chasse. L’ayant atteint, et pris à l’abordage, il le fit remorquer, et continua sa route vers la ville de Gênes.

Avant d’entrer dans le port, le capitaine se fit descendre à terre, et s’avança seul vers la porte d’un palais qui donnoit sur le bord de la mer. Une jeune dame, couverte d’un grand voile, et dont il étoit impossible de distinguer les traits, s’étant présentée à cette porte, lui demanda s’il apportoit la pierre précieuse, et s’il avoit amené avec lui celui qui en étoit possesseur. Le capitaine lui dit qu’il avoit heureusement exécuté les ordres qu’elle lui avoit donnés, et lui remit la pierre précieuse entre les mains. Il revint ensuite au vaisseau, qui entra triomphant dans le port.

Le roi du pays ayant été informé de l’arrivée du capitaine, se rendit sur son bord, accompagné de ses gardes, et lui demanda si son voyage avoit été heureux ? Très-heureux, répondit le capitaine ; car j’ai capturé un vaisseau marchand, monté par quarante et un Musulmans. Le roi ordonna qu’on les fît descendre à terre. Ils sortirent du vaisseau, enchaînés deux à deux, traversèrent une partie de la ville, et furent conduits au divan. Le roi les suivoit à cheval, accompagné du capitaine et des principaux seigneurs de sa cour.

Le roi s’étant assis sur son trône, et ayant fait placer le capitaine à côté de lui, sur un siége plus bas, fit avancer les pauvres Musulmans, et demanda au premier qui se présenta, d’où il étoit ? Il n’eut pas plutôt répondu qu’il étoit d’Alexandrie, que le bourreau, d’après un signal du prince, lui fit voler la tête de dessus les épaules. Le second, le troisième et les suivans, jusqu’au quarantième, ayant tous fait la même réponse, éprouvèrent le même sort.

Il ne restoit plus qu’Alaeddin Aboulschamat, qui, témoin du triste sort de ses compagnons d’infortune, déploroit leur commun malheur, et attendoit son tour, en priant Dieu d’avoir pitié de lui. « C’en est fait de toi, pauvre Alaeddin, disoit-il en lui-même ; dans quel maudit piége t’es-tu laissé prendre ? » « De quel pays es-tu, Musulman, lui demanda le roi d’un air sévère ? » « D’Alexandrie, répondit-il. » « Bourreau, faites votre devoir, cria le roi. »

Déjà le bourreau avoit le bras levé, et alloit abattre la tête d’Alaeddin, lorsqu’une vieille religieuse s’avança tout-à-coup jusqu’au pied du trône ; et s’adressant au roi qui s’étoit levé ainsi que toute l’assemblée pour lui faire honneur :

« Prince, lui dit-elle, ne vous avois-je pas dit de penser au couvent, lorsque le capitaine ameneroit quelques captifs, et d’en réserver un ou deux pour le service de l’église ? »

« Vous venez un peu tard, ma mère, répondit le roi ; cependant en voici encore un qui reste, vous pouvez en disposer. »

La religieuse s’étant tournée vers Alaeddin, lui demanda s’il vouloit se charger du service de l’église, ajoutant que s’il ne vouloit pas s’en charger, elle alloit le laisser mettre à mort comme ses autres camarades. Alaeddin consentit à suivre la religieuse, qui sortit avec lui de l’assemblée, et le conduisit sur-le-champ à l’église.

Arrivé sous le vestibule, Alaeddin demanda à sa conductrice quelle étoit l’espèce de service qu’elle exigeoit de lui ?

« Au point du jour, lui dit-elle, vous prendrez cinq mulets que vous conduirez dans la forêt voisine, et là, après avoir abattu et fendu du bois sec, vous les en chargerez, et vous le rapporterez à la cuisine du couvent. Ensuite vous ramasserez les nattes et les tapis, vous les battrez et les brosserez ; et après avoir balayé et frotté le pavé de l’église et les marches des autels, vous étendrez les tapis et les replacerez comme ils étoient. Après cela, vous criblerez deux boisseaux de froment, vous les moudrez, et après avoir pétri la farine vous en ferez de petits pains pour les religieux du couvent ; puis vous éplucherez vingt-quatre boisseaux de lentilles, et vous les ferez cuire ; vous remplirez d’eau les quatre bassins, et vous en porterez dans les trois cent soixante auges de pierre qui sont dans la cour. Quand cela sera fait, vous nettoyerez les verres des lampes, vous les remplirez d’huile, et vous aurez grand soin de les allumer au premier coup de la cloche ; ensuite vous préparerez trois cent soixante-six écuelles, dans lesquelles vous couperez vos petits pains, vous verserez dessus le bouillon des lentilles, et vous irez porter une écuelle à chaque religieux et à chaque prêtre du couvent. Ensuite… »

« Ah, Madame, s’écria Alaeddin en l’interrompant, remenez-moi, de grâce, au roi, et qu’il me fasse mourir s’il le veut ! »

« Rassurez-vous, lui dit la religieuse : si vous vous acquittez exactement de votre devoir, je vous promets que tout ira bien, et que vous ne vous en repentirez pas ; si au contraire vous mettiez de la négligence dans votre service, je me verrois forcée de vous remettre entre les mains du roi qui vous feroit mourir sur-le-champ. »

La religieuse l’ayant quitté dans ce moment, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin, et se mit à rêver à sa triste situation. Il y avoit dans cette église dix pauvres aveugles estropiés. Un d’entr’eux ayant entendu marcher Alaeddin, le pria de lui donner le pot-de-chambre. Alaeddin se vit obligé de lui donner le pot-de-chambre, et de le vuider ensuite. « Dieu bénisse, dit l’aveugle, le serviteur de cette église. »

La vieille religieuse étant rentrée sur ces entrefaites, demanda avec humeur à Alaeddin pourquoi il ne s’étoit pas acquitté de tous ses devoirs ? » Eh, Madame, répondit-il, quand j’aurois cent bras, il me seroit impossible de faire tout ce qu’on exige de moi ! » « Pourquoi donc, imbécille, vous ai-je amené ici, reprit la vieille ? N’est-ce pas pour faire ce que je vous ai prescrit ? »

La vieille religieuse se radoucit un peu, et dit à Alaeddin : « Prenez, mon fils, prenez ce bâton (c’étoit un bâton de cuivre, au haut duquel étoit une croix) ; sortez de l’église, et si vous rencontrez le wali de cette ville, arrêtez-le, et dites-lui : « Je te requiers pour le service de l’église : prends ces cinq mules, et va dans la forêt les charger de bois sec. » S’il fait résistance, tuez-le sur-le-champ sans rien craindre ; car je me charge des conséquences que cela pourroit avoir. Si vous apercevez le grand visir, courez à lui, frappez la terre avec ce bâton devant son cheval, et dites-lui : « Je vous somme, au nom du Messie, de faire ce que le service de l’église exige. » Vous obligerez ainsi le visir de cribler le blé, de le moudre, de tamiser la farine, de la pétrir, et d’en faire de petits pains ; et quiconque refusera de vous obéir, tuez-le sur-le-champ sans crainte ; car je me charge de tout. »

Alaeddin ne manqua pas, dès le lendemain, de profiter de l’avis que venoit de lui donner la vieille. Aucun de ceux auxquels il s’adressa, n’osèrent se refuser à ce qu’il exigeoit d’eux, et il se vit par-là soulagé des ouvrages les plus pénibles. Il passa ainsi dix-sept ans, contraignant à son gré, et mettant en réquisition les grands et les petits pour le service du monastère. Un jour qu’il étoit occupé à laver et à frotter le pavé de l’église, la vieille religieuse entra, et lui commanda brusquement de s’éloigner.

« Où voulez-vous que j’aille, lui répondit-il ? » « Il faut, mon ami, dit la vieille, que vous alliez passer la nuit à la taverne, ou chez quelqu’un de vos amis. » « Pourquoi donc, repartit Alaeddin, voulez-vous me faire sortir de l’église ? » « C’est, répondit la vieille, parce que la fille du roi de cette ville veut venir faire ses prières ce soir ; et comme il n’est permis à personne de se trouver sur son passage, je me vois forcée de vous congédier pour cette nuit. »

Ce discours excita la curiosité d’Alaeddin, qui dit en lui-même, tout en faisant semblant d’obéir à l’ordre de la religieuse : « Je me garderai bien de sortir de cette église à laquelle je suis attaché depuis si long-temps, dans une circonstance aussi intéressante ; je veux jouir de la vue de la princesse, et savoir si les femmes de ce pays ressemblent aux nôtres, ou bien si elles les surpassent en beauté. » Alaeddin, au lieu de sortir de l’église, chercha un endroit favorable à son dessein, et se cacha dans un coin, d’où il pouvoit tout observer à son aise.

La princesse ne tarda pas à paroître. Alaeddin, ébloui de sa beauté, soupira plusieurs fois, et crut voir la lune dans tout son éclat sortir du sein des nuages. Après l’avoir long-temps considérée, il porta ses regards sur une femme qui l’accompagnoit, et entendit la princesse qui lui disoit : « Eh bien, ma chère Zobéïde, commencez-vous à vous accoutumer à vivre avec moi ? » Alaeddin, ayant entendu prononcer le nom de Zobéïde, fixa plus attentivement la jeune dame ; mais quelle fut sa surprise en reconnoissant son épouse, sa chère Zobéïde, qu’il croyoit morte depuis si long-temps !

La princesse prit alors une guitare, et la présentant à Zobéïde, la pria de chanter un air en s’accompagnant de cet instrument. « Il m’est impossible de chanter, Madame, répondit Zobéïde, avant que vous ayez accompli la promesse que vous m’avez faite depuis si long-temps ? » « Que vous ai-je donc promis, reprit la princesse ? » « Vous m’avez promis, Madame, repartit Zobéïde, de me réunir à mon époux, à mon fidèle Alaeddin Aboulschamat. » « Cessez de vous affliger, Zobéïde, dit la princesse, et livrez-vous à la joie. L’instant qui doit vous réunir à ce que vous avez de plus cher n’est peut-être pas si éloigné que vous le pensez. Chantez-nous donc un air vif et gai pour célébrer cette heureuse réunion. » « Où est-il, où est-il, demanda vivement Zobéïde ? » « Il est dans ce coin, lui répondit tout bas la princesse qui avoit aperçu Alaeddin, et il ne perd pas un mot de notre entretien. »

Zobéïde, au comble de la joie de ce qu’elle venoit d’apprendre, et pouvant à peine retenir ses transports, chanta un air si tendre, et s’accompagna d’une manière si ravissante, qu’Alaeddin, hors de lui, s’élança tout-à-coup vers elle, et la serra contre son cœur. Zobéïde et son époux, trop foibles pour soutenir les mouvemens tumultueux et passionnés qui s’élevoient dans leurs âmes, tombèrent sans sentiment dans les bras l’un de l’autre.

La princesse et ses femmes s’empressèrent de les secourir. Lorsqu’ils furent revenus à eux, la princesse les félicita sur leur réunion.

« Madame, lui dit Alaeddin, c’est à vous, je le vois, que je suis redevable de mon bonheur. » Jetant ensuite des regards passionnés sur son épouse : « Vous respirez encore, ma chère Zobéïde, lui dit-il ! »

« Jamais, cher époux, répondit-elle d’une voix émue, je n’ai cessé de vivre et de soupirer après l’instant qui devoit nous réunir. Je fus dérobée à votre amour, et transportée en ces lieux par un de ces génies qui obéissent aux ordres des génies qui sont au-dessus d’eux. Le fantôme que vous prîtes pour moi étoit celui d’un autre génie, qui ayant pris ma taille et mes traits, feignit d’être mort. Quand vous l’eûtes déposé dans le tombeau, il en sortit aussitôt après, et revint trouver sa souveraine, la princesse Husn Merim, ma bienfaitrice, que vous voyez devant vous. Lorsque j’ouvris les yeux, et que je l’aperçus à mes côtés, je lui demandai pourquoi l’on m’avoit amenée ici ?

« Madame, me répondit-elle, le sort me destine à devenir l’épouse d’Alaeddin Aboulschamat ; daignez me permettre de partager avec vous son cœur. Je viens de découvrir, par la puissance de mon art, qu’un grand malheur est prêt à fondre sur sa tête ; et comme il m’est impossible de m’y opposer, j’ai voulu du moins vous en dérober la vue, et je vous ai fait transporter ici pour pouvoir nous consoler mutuellement d’une séparation qui n’aura qu’un temps. Vos talens pour la musique charmeront nos ennuis, ajouta-t-elle obligeamment. »

« Je suis donc restée auprès de cette aimable princesse, jusqu’au moment où je viens de vous retrouver dans cette église. »

Husn Merim, s’adressant alors à Alaeddin, lui demanda s’il consentoit à la recevoir pour épouse ? « Hélas, Madame, répondit-il, je suis Musulman, et vous êtes Chrétienne ! » « La bonté de Dieu a levé cet obstacle, Seigneur, dit la princesse : il y a déjà dix-huit ans que je suis Musulmane ; et pénétrée des principes de l’Islamisme, je le regarde comme la seule véritable religion. » « Je voudrois, reprit alors Alaeddin en soupirant, retourner à Bagdad ! »

« Seigneur, répliqua la princesse, c’est l’arrêt du destin, et bientôt vos vœux seront accomplis. Ayant découvert les malheurs qui vous menaçoient, et auxquels il ne m’étoit pas permis de vous soustraire, j’ai attendu que le cours en fût terminé. Maintenant je puis vous apprendre des choses que vous ignorez, et qui vont vous combler de joie. Sachez donc, Seigneur, que vous avez un fils âgé de dix-huit ans, nommé Aslan, qui remplit le poste que vous occupiez auprès du calife. La vérité a paru dans tout son jour ; et les complots de la méchanceté et de la perfidie ont été confondus. Dieu a fait retomber sur la tête du coupable le châtiment dû à son crime. On a découvert celui qui a volé les effets du calife. C’est l’infame Ahmed Comacom, qui maintenant est chargé de fers, et enfermé dans un noir cachot. Sachez, Seigneur, que c’est moi qui vous ai fait parvenir la pierre précieuse, renfermée dans la petite bourse de cuir que vous avez trouvée dans votre boutique. C’est moi qui ai donné l’ordre au capitaine de me rapporter cette pierre précieuse, et de vous amener avec lui. Ce capitaine, épris du peu d’attraits que le ciel m’a donné en partage, vouloit m’épouser ; mais je lui déclarai que jamais je ne le rendrois maître de ma personne, à moins qu’il ne m’apportât la pierre, et ne m’amenât celui qui en étoit le possesseur. Je lui donnai cent bourses pour la racheter, et le fis partir, déguisé en négociant. Quand le roi mon père, après la mort de vos quarante compatriotes, voulut vous faire trancher la tête, c’est encore moi qui envoyai cette vieille religieuse pour vous sauver la vie. »

« Ah, Madame, s’écria Alaeddin, combien ne vous dois-je pas ! Le don de votre main mettra le comble à tous vos bienfaits. »

Après que la princesse eut renouvelé entre les mains d’Alaeddin sa profession de foi et d’attachement à la religion de Mahomet, il la pria de lui faire connoître les vertus de la pierre précieuse qu’elle possédoit, et de quelle manière elle étoit d’abord parvenue entre ses mains ?

« Seigneur, répondit la princesse, cette pierre est un véritable trésor. Elle est douée de cinq propriétés que je vous ferai connoître, et qui nous serviront en temps et lieu. La mère du roi mon père, instruite dans tous les secrets de l’art magique, sachant déchiffrer parfaitement les talismans les plus compliqués, et pouvant pénétrer à son gré dans les trésors de tous les rois de la terre, la trouva un jour par hasard dans un trésor où elle étoit conservée avec le plus grand soin. Quand je fus devenue grande, et que j’eus atteint ma quatorzième année, on me fit étudier l’Évangile ; mais ayant lu le nom de Mahomet (que Dieu répande sur lui ses grâces et ses bénédictions !) dans les livres sacrés du Pentateuque, des Évangiles, des Pseaumes et du coran, je crus en lui ; je devins Musulmane, et je fus intimement convaincue qu’on ne pouvoit adorer, d’une manière convenable, le Dieu très-haut, que dans la religion Musulmane, qui est la seule véritable religion. Ma grand’mère étant tombée malade, me donna cette pierre précieuse, et m’en découvrit les cinq vertus. La maladie de ma grand’mère ayant augmenté, mon père vint la voir comme elle étoit sur le point d’expirer, et la supplia de lui découvrir, par la puissance de son art, quels étoient les événemens qui devoient lui arriver, et de quelle manière sur-tout il termineroit sa carrière ? »

« Mon fils, lui dit-elle, il vaudroit mieux pour vous ignorer l’avenir que de chercher à le pénétrer ; mais puisque vous me forcez, par vos prières, à vous dire la vérité, sachez que vous devez périr de la main d’un étranger qui viendra d’Alexandrie. »

« Mon père jura dès-lors de faire mourir tous les habitans d’Alexandrie qui tomberoient au pouvoir de ses sujets. Il fit venir le capitaine qui vous a conduit ici, lui ordonna d’attaquer tous les vaisseaux Musulmans qu’il rencontreroit, de s’en emparer, et de mettre à mort tous les prisonniers qu’il reconnoîtroit pour être d’Alexandrie. Le barbare capitaine ne se conforma que trop bien à cet ordre sanguinaire ; car il a déjà fait périr autant de Musulmans qu’il a de cheveux à la tête. Après la mort de ma grand’mère, je voulus connoître quel étoit celui que le ciel me destinoit pour époux ; et par les secrets de mon art, je reconnus que ce devoit être le seigneur Alaeddin Aboulschamat, le confident et l’ami du calife Haroun Alrashid. Les temps sont accomplis, Seigneur, et je m’estime heureuse de toucher au moment qui doit combler tous mes vœux. »

Alaeddin, surpris et touché de ce discours, fit éclater sa joie de devenir l’époux d’une princesse qui lui avoit rendu de si grands services, et que le ciel avoit comblée de tant de faveurs ; mais en même temps il lui témoigna de nouveau le vif desir qu’il avoit de retourner à Bagdad. La princesse lui dit qu’elle alloit tout préparer pour leur départ, et le pria de la suivre. Elle le conduisit au palais par des chemins qu’elle seule connoissoit, l’enferma dans un des cabinets de son appartement, et se rendit chez son père.

Ce prince étoit alors à table. Il montra beaucoup de joie de voir sa fille, et l’invita à rester auprès de lui pour lui tenir compagnie. Husn Merim y ayant consenti, le roi fit retirer tout le monde, et s’enferma seul avec elle. La princesse, profitant de la circonstance et de la bonne humeur où elle le voyoit, lui versa si souvent à boire qu’elle parvint à l’enivrer. Lorsqu’elle le vit au point où elle le souhaitoit, elle lui présenta un verre de liqueur, dans lequel elle avoit jeté une certaine dose d’une poudre assoupissante. Le prince ne l’eut pas plutôt vuidé, qu’il tomba à la renverse, privé de sentiment.

La princesse courut aussitôt à son appartement, fit sortir Alaeddin du cabinet où elle l’avoit caché, et lui raconta ce qu’elle venoit de faire. Alaeddin se fit aussitôt conduire à l’appartement du prince, lui lia fortement les pieds et les mains, et lui fit respirer une poudre propre à dissiper l’effet de celle qu’il avoit avalée.

En reprenant ses esprits, le roi fut très-étonné de se trouver garrotté, et de voir un étranger qu’il ne reconnoissoit pas. Alaeddin, prenant aussitôt la parole, lui reprocha sa cruauté envers les Musulmans, et lui dit que le seul moyen d’expier tant de crimes, étoit d’embrasser l’Islamisme. Le roi rejeta cette proposition avec horreur, et s’emporta en blasphèmes contre Mahomet. Alaeddin ne pouvant alors contenir son indignation, tira son poignard, lui en perça le cœur, et l’étendit mort à ses pieds.

Alaeddin écrivit ensuite un billet, dans lequel il exposoit brièvement les événemens qui venoient d’avoir lieu, et la manière merveilleuse dont Dieu avoit puni la barbarie du roi. Il déposa ce billet sur le front du cadavre, et retourna joindre la princesse.

Husn Merim s’étoit emparée, pendant ce temps-là, des objets les plus précieux, et ne songeoit plus qu’à s’éloigner. Elle prit la pierre précieuse qu’elle gardoit soigneusement, et ayant fait remarquer à Alaeddin un sofa gravé sur une des facettes, elle frotta un peu cette facette ; aussitôt un sofa parut devant eux. Elle s’y assit la première, fit asseoir à ses côtés Alaeddin et Zobéïde, et prononça ces paroles : Par la vertu des caractères magiques tracés sur cette pierre, je souhaite que ce sofa s’élève dans les airs. Sur-le-champ le sofa s’éleva dans les airs, et les porta rapidement au-dessus d’une vallée profonde. La princesse ayant tourné vers la terre la face de la pierre où le sofa étoit gravé, et les quatre autres vers le ciel, ils descendirent aussitôt avec rapidité dans la vallée. La princesse alors frotta la face qui représentoit une tente ; et ils virent se dresser devant eux, une tente superbe sous laquelle ils se mirent à couvert.

Comme la vallée où ils se trouvoient n’étoit qu’un désert affreux, où il n’y avoit pas une seule goutte d’eau, la princesse tourna quatre faces de la pierre vers le ciel, et mit au-dessous celle qui représentoit un fleuve, en souhaitant de le voir paroître. Ils aperçurent aussitôt une vaste étendue d’eau dont les vagues s’entre-heurtoient, et venoient se briser à leurs pieds. Après s’être lavés et purifiés dans cette eau merveilleuse, ils firent leur prière, et se désaltérèrent. Ensuite la princesse frotta la face où étoit représentée une table toute servie, et souhaita de la voir paroître. Aussitôt une table, chargée des mets les plus délicats, et les plus recherchés, se trouva dressée devant eux ; ils s’en approchèrent, et se mirent à manger et à boire, en s’entretenant du bonheur qu’ils alloient bientôt goûter.

Cependant le fils du roi étant entré le lendemain dans l’appartement de son père, recula d’abord d’horreur en le trouvant baigné dans son sang. S’étant ensuite approché, et ayant aperçu le petit billet qu’Alaeddin avoit écrit, il le ramassa, et le lut. Rempli d’étonnement et d’indignation, il courut aussitôt chez sa sœur ; mais ne l’ayant pas trouvée, il se rendit précipitamment à l’église pour questionner la vieille religieuse. Ayant appris qu’elle n’avoit pas vu la princesse ni Alaeddin depuis la veille, il rassembla un grand nombre de soldats, leur raconta ce qui venoit de se passer, et leur commanda de monter à cheval sur-le-champ pour poursuivre les fugitifs. S’étant mis à leur tête, ils firent tant de diligence, qu’ils arrivèrent en peu de temps à la vallée, et aperçurent de loin la tente sous laquelle la princesse, Alaeddin et Zobéïde se reposoient.

Husn Merim ayant en ce moment levé les yeux, aperçut un nuage épais de poussière, et reconnut bientôt son frère, à la tête d’une troupe de soldats qui crioient : « Arrêtez, perfides, vous ne pouvez maintenant nous échapper ! » Elle se tourna vers Alaeddin, et lui demanda s’il étoit en état de tenir tête à tous ces gens-là ?

« Hélas, Madame, répondit Alaeddin, je n’ai jamais combattu de ma vie ; et quand je serois le plus vaillant des hommes, il me seroit impossible de résister à tant de monde ! »

La princesse ayant frotté un côté de la pierre précieuse qui représentoit un cheval et un cavalier, on vit aussitot sortir du sein de la terre un cavalier tout armé, qui chargea avec tant de furie le prince et ses soldats, qu’il les dispersa, et les mit en fuite en un clin d’œil.

Lorsque le repas fut terminé, la princesse demanda à Alaeddin où il vouloit se rendre ? Alaeddin lui ayant répondu que son intention étoit de se rendre d’abord à Alexandrie, ils se replacèrent sur le sofa, qui les transporta en un instant dans une caverne aux environs de cette ville, où ils s’arrêtèrent. Alaeddin alla chercher de grands voiles pour les dames. Il les fit ensuite entrer dans la ville, et les conduisit à sa boutique, où ils trouvèrent Ahmed Aldanaf.

Ahmed fut charmé de revoir Alaeddin. Il lui raconta, dans le plus grand détail, tous les événemens qui s’étoient passés depuis qu’il avoit été obligé de s’éloigner de Bagdad, et lui fit part des dispositions du calife à son égard, et du desir que son fils Aslan avoit de le voir.

Alaeddin, de son côté, surprit beaucoup Ahmed Aldanaf par le récit de ses aventures. S’étant défait le lendemain de sa boutique, il ne songea plus qu’à continuer son voyage. Quoiqu’il eût le plus grand désir d’embrasser son fils, et de se rendre aux instances du calife, qui le pressoit de revenir à la cour, il résolut néanmoins d’aller auparavant au Caire pour voir son père et sa mère. Ils se placèrent en conséquence tous ensemble sur le sofa, qui les déposa en un clin d’œil dans une rue du Caire assez étroite.

Alaeddin ayant frappé à la porte de la maison où il avoit passé son enfance, entendit avec un plaisir inexprimable la voix de sa mère, qui demanda, sans ouvrir : « Qui est là ? Que veut-on à d’infortunés parens qui ont perdu ce qu’ils avoient de plus cher au monde ? » « C’est votre fils Alaeddin, lui cria-t-il. » « Alaeddin, dit-elle avec un soupir, est mort il y a long-temps ! » « Ma mère, dit-il en élevant la voix, de grâce, ouvrez-moi, je suis votre fils Alaeddin. »

À ces mots, qui pénétrèrent son âme de la joie la plus vive, la pauvre mère ouvrit la porte avec précipitation. Son fils se jeta dans ses bras, et ne s’en arracha que pour tomber dans ceux de son père. Quand les premiers transports de la joie et de la tendresse se furent calmés, Alaeddin présenta à ses parens ses deux épouses, et son ami Ahmed Aldanaf.

Au bout de trois jours, Alaeddin témoigna à ses parens le desir qu’il avoit de se rendre avec eux à Bagdad. Ils voulurent d’abord l’engager à rester au Caire ; mais Alaeddin leur ayant représenté qu’il étoit obligé de retourner à la cour, ils consentirent à le suivre. Alaeddin fit donc tout préparer pour leur départ, et en peu de jours il se rendit à Bagadad avec son père et sa mère, ses deux femmes et Ahmed Aldanaf.

Haroun Alraschid ayant été informé de l’arrivée d’Alaeddin, alla au-devant de lui, accompagné d’Aslan, et des principaux seigneurs de sa cour, et le reçut à bras ouverts. Ayant ensuite fait venir Ahmed Comacom chargé de fers, il dit à Alaeddin : « Je n’ai laissé vivre jusqu’à présent ce scélérat, qu’afin que vous puissiez le punir vous-même. » Enflammé de colère à la vue d’un homme qui avoit causé tous ses malheurs, Alaeddin tira son cimeterre, et lui fit voler la tête de dessus les épaules.

Le calife voulut ensuite entendre de la bouche d’Alaeddin le récit des aventures qui lui étoient arrivées depuis le fatal événement qui les avoit séparés. Alaeddin s’empressa de le satisfaire. Lorsqu’il eut achevé, le calife le félicita de ce qu’il alloit devenir l’époux de la princesse Husn Merim, et voulut que le contrat de mariage fût dressé en sa présence. Il y eut à cette occasion des fêtes et des réjouissances qui durèrent pendant sept jours. Alaeddin fut de nouveau comblé d’honneurs, et son fils devint chef du conseil suprême des Soixante.

Les malheurs que le favori venoit d’éprouver, augmentèrent l’attachement que son maître avoit pour lui. Il lui témoignoit une confiance sans bornes, que rien ne put par la suite altérer.

Alaeddin, heureux à la cour par la faveur constante du calife, ne le fut pas moins dans tout ce qui l’entouroit. Jasmin, dont l’amour s’étoit montré si fidèle, Zobéïde et Husn Merim, vécurent toutes les trois dans la meilleure intelligence, et lui furent toutes également chères.


Scheherazade, en racontant l’histoire d’Alaeddin Aboulschamat, s’étoit aperçue que le sultan des Indes avoit écouté fort attentivement ce qui concernoit la princesse Husn Merim, le talisman qu’elle possédoit, et ses vertus extraordinaires : elle pensa qu’il n’écouteroit pas avec moins de plaisir les aventures merveilleuses d’Abou Mohammed Alkeslan, et s’empressa de les lui annoncer. Le sultan consentit volontiers à entendre le lendemain ce récit.


  1. Dieu est très-grand. L’avantage de ces contes étant de faire connoître les usages des Orientaux, j’ai cru devoir conserver les détails qui se trouvent ici, qu’on chercheroit vainement dans des ouvrages plus sérieux.
  2. Docteur Musulman, dont la sainteté est en grande réputation. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 5.
  3. Porteur d’eau.
  4. Mot à mot : que les oiseaux s’étoient envolés avec leur proie.
  5. C’est le trente-sixième chapitre du Coran. Ce chapitre traite principalement de la résurrection ; et celui qui le lit dévotement, mérite autant que s’il avoit lu vingt-deux fois le Coran tout entier.
  6. Taâshactou dhabyan naîs altarf ahwara, etc.
  7. Poète célèbre sous le règne du calife Haroun, qui lui avoit donné un appartement dans son palais.
  8. Robe d’honneur.
  9. La nourriture des cœurs.
  10. Vulgairement Laïasse, sur le golfe du même nom, autrefois le golfe d’Issus.
  11. Hassan et Hossaïn, les deux fils aînés d’Ali.