Les Mille et Une Nuits/Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar

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HISTOIRE
D’ABOULHASSAN ALI EBN BECAR ET DE SCHEMSELNIHAR, FAVORITE DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD.


Sous le règne du calife Haroun Alraschild, il y avoit à Bagdad un droguiste qui se nommoit Aboulhassan Ebn Thaher, homme puissamment riche, bien fait, et très-agréable de sa personne. Il avoit plus d’esprit et de politesse que n’en ont ordinairement les gens de sa profession ; et sa droiture, sa sincérité, et l’enjouement de son humeur, le faisaient aimer et rechercher de tout le monde. Le calife, qui connoissoit son mérite, avoit en lui une confiance aveugle. Il l’estimoit tant, qu’il se reposoit sur lui du soin de faire fournir aux dames ses favorites, toutes les choses dont elles pouvoient avoir besoin. C’étoit lui qui choisissoit leurs habits, leurs ameublemens et leurs pierreries, ce qu’il faisoit avec un goût admirable.

Ses bonnes qualités et la faveur du calife attiroient chez lui les fils des émirs et des autres officiers du premier rang ; sa maison étoit le rendez-vous de toute la noblesse de la cour. Mais parmi les jeunes seigneurs qui l’alloient voir tous les jours, il y en avoit un qu’il considéroit plus que tous les autres, et avec lequel il avoit contracté une amitié particulière. Ce seigneur s’appeloit Aboulhassan Ali Ebn Becar, et tiroit son origine d’une ancienne famille royale de Perse. Cette famille subsistoit encore à Bagdad depuis que par la force de leurs armes, les Musulmans avoient fait la conquête de ce royaume. La nature sembloit avoir pris plaisir à assembler dans ce jeune prince les plus rares qualités du corps et de l’esprit. Il avoit le visage d’une beauté achevée, la taille fine, un air aisé, et une physionomie si engageante, qu’on ne pouvoit le voir sans l’aimer d’abord. Quand il parloit, il s’exprimoit toujours en des termes propres et choisis, avec un tour agréable et nouveau ; le son de sa voix avoit même quelque chose qui charmoit tous ceux qui l’entendoient. Avec cela, comme il avoit beaucoup d’esprit et de jugement, il pensoit et parloit de toutes choses avec une justesse admirable. Il avoit tant de retenue et de modestie, qu’il n’avançoit rien qu’après avoir pris toutes les précautions possibles pour ne pas donner lieu de soupçonner qu’il préférât son sentiment à celui des autres.

Étant fait comme je viens de le représenter, il ne faut pas s’étonner si Ebn Thaher l’avoit distingué des autres jeunes seigneurs de la cour, dont la plupart avoient les vices opposés à ses vertus. Un jour que ce prince étoit chez Ebn Thaher, ils virent arriver une dame montée sur une mule noire et blanche, au milieu de dix femmes esclaves qui l’accompagnoient à pied, toutes fort belles, autant qu’on en pouvoit juger à leur air, et au travers du voile qui leur couvroit le visage. La dame avoit une ceinture couleur de rose, large de quatre doigts, sur laquelle éclatoient des perles et des diamans d’une grosseur extraordinaire ; et pour sa beauté, il étoit aisé de voir qu’elle surpassoit celle de ses femmes, autant que la pleine lune surpasse le croissant qui n’est que de deux jours. Elle venoit de faire quelqu’emplette ; et comme elle avoit à parler à Ebn Thaher, elle entra dans sa boutique qui étoit propre et spacieuse, et il la reçut avec toutes les marques du plus profond respect, en la priant de s’asseoir, et lui montrant de la main la place la plus honorable.

Cependant le prince de Perse ne voulant pas laisser passer une si belle occasion de faire voir sa politesse et sa galanterie, accommodoit le coussin d’étoffe à fond d’or qui devoit servir d’appui à la dame. Après quoi il se retira promptement pour qu’elle s’assît. Ensuite l’ayant saluée en baisant le tapis à ses pieds, il se releva et demeura debout devant elle au bas du sofa. Comme elle en usoit librement chez Ebn Thaher, elle ôta son voile, et fit briller aux yeux du prince de Perse une beauté si extraordinaire, qu’il en fut frappé jusqu’au cœur. De son côté, la dame ne put s’empêcher de regarder le prince, dont la vue fit sur elle la même impression. « Seigneur, lui dit-elle d’un air obligeant, je vous prie de vous asseoir. » Le prince de Perse obéit, et s’assit sur le bord du sofa. Il avoit toujours les yeux attachés sur elle, et il avaloit à longs traits le doux poison de l’amour. Elle s’aperçut bientôt de ce qui se passoit en son ame ; et cette découverte acheva de l’enflammer pour lui. Elle se leva, s’approcha d’Ebn Thaher, et après lui avoir dit tout bas le motif de sa venue, elle lui demanda le nom et le pays du prince de Perse. « Madame, lui répondit Ebn Thaher, ce jeune seigneur dont vous me parlez, se nomme Aboulhassan Ali Ebn Becar, et est prince de race royale. »

La dame fut ravie d’apprendre que la personne qu’elle aimoit déjà passionnément, fût d’une si haute condition. « Vous voulez dire, sans doute, reprit-elle, qu’il descend des rois de Perse ? « « Oui, madame, repartit Ebn Thaher, les derniers rois de Perse sont ses ancêtres. Depuis la conquête de ce royaume, les princes de sa maison se sont toujours rendus recommandables à la cour de nos califes. » « Vous me faites un grand plaisir, dit-elle, de me faire connoître ce jeune seigneur. Lorsque je vous enverrai cette femme, ajouta-t-elle en lui montrant une de ses esclaves, pour vous avertir de me venir voir, je vous prie de l’amener avec vous. Je suis bien aise qu’il voie la magnificence de ma maison, afin qu’il puisse publier que l’avarice ne règne point à Bagdad parmi les personnes de qualité. Vous entendez bien ce que je vous dis. N’y manquez pas ; autrement je serai fâchée contre vous, et ne reviendrai ici de ma vie. « 

Ebn Thaher avoit trop de pénétration pour ne pas juger par ces paroles, des sentimens de la dame. « Ma princesse, ma reine, repartit-il, Dieu me préserve de vous donner jamais aucun sujet de colère contre moi. Je me ferai toujours une loi d’exécuter vos ordres. » À cette réponse, la dame prit congé d’Ebn Thaher en lui faisant une inclination de tête ; et après avoir jeté au prince de Perse un regard obligeant, elle remonta sur sa mule et partit…

La sultane Scheherazade se tut en cet endroit, au grand regret du sultan des Indes, qui fut obligé de se lever à cause du jour qui paroissoit. Elle continua cette histoire la nuit suivante, et dit à Schahriar :

CLXXXVIe NUIT.

Sire, le prince de Perse, éperdument amoureux de la dame, la conduisit des yeux tant qu’il put la voir, et il y avoit déjà long-temps qu’il ne la voyoit plus, qu’il avoit encore la vue tournée du côté qu’elle avoit pris. Ebn Thaher l’avertit qu’il remarquoit que quelques personnes l’observoient, et commençoient à rire de le voir en cette attitude. « Hélas, lui dit le prince, le monde et vous auriez compassion de moi, si vous saviez que la belle dame qui vient de sortir de chez vous, emporte avec elle la meilleure partie de moi-même, et que le reste cherche à n’en pas demeurer séparé ! Apprenez-moi, je vous en conjure, ajouta-t-il, quelle est cette dame tyrannique qui force les gens à l’aimer sans leur donner le temps de se consulter ? » « Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, c’est la fameuse Schemselnihar[1], la première favorite du calife notre maître. » « Elle est ainsi nommée avec justice, interrompit le prince, puisqu’elle est plus belle que le soleil dans un jour sans nuage. » « Cela est vrai, répliqua Ebn Thaher : aussi le Commandeur des croyans l’aime, ou plutôt l’adore. Il m’a commandé très-expressément de lui fournir tout ce qu’elle me demandera, et même de la prévenir, autant qu’il me sera possible, en tout ce qu’elle pourra désirer. »

Il lui parloit de la sorte afin d’empêcher qu’il ne s’engageât dans un amour qui ne pouvoit être que malheureux ; mais cela ne servit qu’à l’enflammer davantage. « Je m’étois bien douté, charmante Schemselnihar, s’écria-t-il, qu’il ne me seroit pas permis d’élever jusqu’à vous ma pensée. Je sens bien toutefois, quoique sans espérance d’être aimé de vous, qu’il ne sera pas en mon pouvoir de cesser de vous aimer. Je vous aimerai donc, et je bénirai mon sort d’être l’esclave de l’objet le plus beau que le soleil éclaire. »

Pendant que le prince de Perse consacroit ainsi son cœur à la belle Schemselnihar, cette dame, en s’en retournant chez elle, songeoit aux moyens de voir le prince, et de s’entretenir en liberté avec lui. Elle ne fut pas plutôt rentrée dans son palais, qu’elle envoya à Ebn Thaher celle de ses femmes qu’elle lui avoit montrée, et à qui elle avoit donné toute sa confiance, pour lui dire de la venir voir, sans différer, avec le prince de Perse. L’esclave arriva à la boutique d’Ebn Thaher dans le temps qu’il parloit encore au prince, et qu’il s’efforçoit de le dissuader, par les raisons les plus fortes, d’aimer la favorite du calife. Comme elle les vit ensemble : « Seigneurs, leur dit-elle, mon honorable maîtresse Schemselnihar, la première favorite du Commandeur des croyans, vous prie de venir à son palais où elle vous attend. » Ebn Thaher, pour marquer combien il étoit prompt à obéir, se leva aussitôt sans rien répondre à l’esclave, et s’avança pour la suivre, non sans quelque répugnance. Pour le prince, il la suivit sans faire réflexion au péril qu’il y avoit dans cette visite. La présence d’Ebn Thaher, qui avoit l’entrée chez la favorite, le mettoit là-dessus hors d’inquiétude. Ils suivirent donc l’esclave qui marchoit un peu devant eux. Ils entrèrent après elle dans le palais du calife, et la joignirent à la porte du petit palais de Schemselnihar, qui étoit déjà ouverte. Elle les introduisit dans une grande salle, où elle les pria de s’asseoir.

Le prince de Perse se crut dans un de ces palais délicieux qu’on nous promet dans l’autre monde. Il n’avoit encore rien vu qui approchât de la magnificence du lieu où il se trouvoit. Les tapis de pied, les coussins d’appui et les autres accompagnemens du sofa, avec les ameublemens, les ornemens et l’architecture, étoient d’une beauté et d’une richesse surprenante. Peu de temps après qu’ils se furent assis, Ebn Thaher et lui, une esclave noire, fort propre, leur servit une table couverte de plusieurs mets très-délicats, dont l’odeur admirable faisoit juger de la finesse des assaisonnemens. Pendant qu’ils mangèrent, l’esclave qui les avoit amenés, ne les abandonna point : elle prit un grand soin de les inviter à manger des ragoûts qu’elle connoissoit pour les meilleurs ; d’autres esclaves leur versèrent d’excellent vin sur la fin du repas. Ils achevèrent enfin, et on leur présenta à chacun séparément un bassin et un beau vase d’or plein d’eau pour se laver les mains ; après quoi on leur apporta le parfum d’aloës dans une cassolette portative qui étoit aussi d’or, dont ils se parfumèrent la barbe et l’habillement. L’eau de senteur ne fut pas oubliée : elle étoit dans un vase d’or enrichi de diamans et de rubis, fait exprès pour cet usage, et elle leur fut jetée dans l’une et dans l’autre main, qu’ils se passèrent sur la barbe et sur tout le visage, selon la coutume. Ils se mirent à leur place ; mais ils étoient à peine assis, que l’esclave les pria de se lever et de la suivre. Elle leur ouvrit une porte de la salle où ils étoient, et ils entrèrent dans un vaste salon d’une structure merveilleuse. C’étoit un dôme d’une figure des plus agréables, soutenu par cent colonnes d’un beau marbre blanc comme de l’albâtre. Les bases et les chapiteaux de ces colonnes étoient ornés d’animaux à quatre pieds, et d’oiseaux dorés de différentes espèces. Le tapis de pied de ce salon extraordinaire, composé d’une seule pièce à fond d’or, rehaussé de bouquets de rose de soie rouge et blanche, et le dôme peint de même à l’arabesque, offroient à la vue un objet des plus charmans. Entre chaque colonne, il y avoit un petit sofa garni de la même sorte, avec de grands vases de porcelaine, de cristal, de jaspe, de jais, de porphire, d’agate, et d’autres matières précieuses, garnis d’or et de pierreries. Les espaces qui étoient entre les colonnes, étoient autant de grandes fenêtres avec des avances à hauteur d’appui, garnies de même que les sofas, qui avoient vue sur un jardin le plus agréable du monde. Ses allées étoient de petits cailloux de différentes couleurs, qui représentoient le tapis de pied, du salon en dôme ; de manière qu’en regardant le tapis en dedans et en dehors, il sembloit que le dôme et le jardin, avec tous les agrémens, fussent sur le même tapis. La vue étoit terminée à l’entour, le long des allées, par deux canaux d’eau claire comme de l’eau de roche, qui gardoient la même figure circulaire que le dôme, et dont l’un plus élevé que l’autre, laissoit tomber son eau en nappe dans le dernier ; et de beaux vases de bronze dorés, garnis l’un après l’autre d’arbrisseaux et de fleurs, étoient posés sur celui-ci d’espace en espace. Ces allées faisoient une séparation entre de grands espaces plantés d’arbres droits et touffus, où mille oiseaux formoient un concert mélodieux, et divertissoient la vue par leurs vols divers, et par les combats tantôt innocens et tantôt sanglans qu’ils se livroient dans l’air.

Le prince de Perse et Ebn Thaher s’arrêtèrent long-temps à examiner cette grande magnificence. À chaque chose qui les frappoit, ils s’écrioient pour marquer leur surprise et leur admiration, particulièrement le prince de Perse qui n’avoit jamais rien vu de comparable à ce qu’il voyoit alors. Ebn Thaher, quoiqu’il fût entré quelquefois dans ce bel endroit, ne laissoit pas d’y remarquer des beautés qui lui paroissoient toutes nouvelles. Enfin, ils ne se lassoient pas d’admirer tant de choses singulières, et ils en étoient encore agréablement occupés, lorsqu’ils aperçurent une troupe de femmes richement habillées. Elles étoient toutes assises au-dehors et à quelque distance du dôme, chacune sur un siège de bois de platane des Indes, enrichi de fil d’argent à compartiment, avec un instrument de musique à la main ; et elles n’attendoient que le moment qu’on leur commandât d’en jouer.

Ils allèrent tous deux se mettre dans l’avance d’où on les voyoit en face, et en regardant à la droite, ils virent une grande cour d’où l’on montoit au jardin par des degrés, et qui étoit environnée de très-beaux appartemens. L’esclave les avoit quittés ; et comme ils étoient seuls, ils s’entretinrent quelque temps. « Pour vous, qui êtes un homme sage, dit le prince de Perse, je ne doute pas que vous ne regardiez avec bien de la satisfaction toutes ces marques de grandeur et de puissance. À mon égard, je ne pense pas qu’il y ait rien au monde de plus surprenant ; mais quand je viens à faire réflexion que c’est ici la demeure éclatante de la trop aimable Schemselnihar, et que c’est le premier monarque de la terre qui l’y retient, je vous avoue que je me crois le plus infortuné de tous les hommes. Il me paroît qu’il n’y a point de destinée plus cruelle que la mienne, d’aimer un objet soumis à mon rival, et dans un lieu où ce rival est si puissant, que je ne suis pas même en ce moment assuré de ma vie. »

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le lendemain elle reprit la parole, et dit au sultan des Indes :

CLXXXVIIe NUIT.

Sire, Ebn Thaher entendant parler le prince de Perse de la manière que je disois hier à votre Majesté, lui dit : « Seigneur, plût à Dieu que je pusse vous donner des assurances aussi certaines de l’heureux succès de vos amours, que je le puis de la sûreté de votre vie. Quoique ce palais superbe appartienne au calife qui l’a fait bâtir exprès pour Schemselnihar, sous le nom de Palais des Plaisirs Éternels, et qu’il fasse partie du sien propre, néanmoins il faut que vous sachiez que cette dame y vit dans une entière liberté. Elle n’est point obsédée d’eunuques qui veillent sur ses actions. Elle a sa maison particulière dont elle dispose absolument. Elle sort de chez elle pour aller dans la ville, sans en demander permission à personne ; elle rentre lorsqu’il lui plaît ; et jamais le calife ne vient la voir qu’il ne lui ait envoyé auparavant Mesrour, chef de ses eunuques, pour lui en donner avis et se préparer à le recevoir. Ainsi vous devez avoir l’esprit tranquille et donner toute votre attention au concert dont je vois que Schemselnihar veut vous régaler. »

Dans le temps qu’Ebn Thaher achevoit ces paroles, le prince de Perse et lui virent venir l’esclave confidente de la favorite, qui ordonna aux femmes qui étoient assises devant eux, de chanter et de jouer de leurs instrumens. Aussitôt elles jouèrent toutes ensemble comme pour préluder ; et quand elles eurent joué quelque temps, une seule commença de chanter, et accompagna sa voix d’un luth dont elle jouoit admirablement bien. Comme elle avoit été avertie du sujet sur lequel elle devoit chanter, les paroles se trouvèrent si conformes aux sentimens du prince de Perse, qu’il ne put s’empêcher de lui applaudir à la fin du couplet. « Seroit-il possible, s’écria-t-il, que vous eussiez le don de pénétrer dans les cœurs, et que la connoissance que vous avez de ce qui se passe dans le mien, vous eût obligée à nous donner un essai de votre voix charmante par ces mots ? Je ne m’exprimerois pas moi-même en d’autres termes. » La femme ne répondit rien à ce discours. Elle continua et chanta plusieurs autres couplets dont le prince fut si touché, qu’il en répéta quelques-uns les larmes aux yeux ; ce qui faisoit assez connoître qu’il s’en appliquoit le sens. Quand elle eut achevé tous les couplets, elle et ses compagnes se levèrent et chantèrent toutes ensemble, en marquant par leurs paroles, que « la Pleine Lune alloit se lever avec tout son éclat, et qu’on la verroit bientôt s’approcher du Soleil. » Cela signifioit que Schemselnihar alloit paroître, et que le prince de Perse auroit bientôt le plaisir de la voir.

En effet, en regardant du côté de la cour, Ebn Thaher et le prince de Perse remarquèrent que l’esclave confidente s’approchoit, et qu’elle étoit suivie de dix femmes noires qui apportoient avec bien de la peine un grand trône d’argent massif et admirablement travaillé, qu’elle fit poser devant eux à une certaine distance ; après quoi les esclaves noires se retirèrent derrière les arbres à l’entrée d’une allée. Ensuite vingt femmes toutes belles et très-richement habillées d’une parure uniforme, s’avancèrent en deux files, en chantant et en jouant d’un instrument qu’elles tenoient chacune, et se rangèrent auprès du trône autant d’un côté que de l’autre.

Toutes ces choses tenoient le prince de Perse et Ebn Thaher dans une attention d’autant plus grande, qu’ils étoient curieux de savoir à quoi elles se termineroient. Enfin, ils virent paroître à la même porte par où étoient venues les dix femmes noires qui avoient apporté le trône et les vingt autres qui venoient d’arriver, dix autres femmes également belles et bien vêtues qui s’y arrêtèrent quelques momens. Elles attendoient la favorite, qui se montra enfin, et se mit au milieu d’elles…

Le jour qui commençoit à éclairer l’appartement de Schahriar, imposa silence à Scheherazade. La nuit suivante elle poursuivit ainsi :

CLXXXVIIIe NUIT.

Schemselnihar se mit donc au milieu des dix femmes qui l’avoient attendue à la porte. Il étoit aisé de la distinguer autant par sa taille et par son air majestueux, que par une espèce de manteau, d’une étoffe fort légère, or et bleu céleste, qu’elle portoit attaché sur ses épaules, par-dessus son habillement, qui étoit le plus propre, le mieux entendu et le plus magnifique que l’on puisse imaginer. Les perles, les diamans et les rubis qui lui servoient d’ornement, n’étoient pas en confusion : le tout étoit en petit nombre, mais bien choisi et d’un prix inestimable. Elle s’avança avec une majesté qui ne représentoit pas mal le soleil dans sa course au milieu des nuages qui reçoivent sa splendeur sans en cacher l’éclat, et vint s’asseoir sur le trône d’argent qui avoit été apporté pour elle.

Dès que le prince de Perse aperçut Schemselnihar, il n’eut plus d’yeux que pour elle : « On ne demande plus de nouvelles de ce que l’on cherchoit, dit-il à Ebn Thaher, d’abord qu’on le voit, et l’on n’a plus de doute sitôt que la vérité se manifeste. Voyez-vous cette charmante beauté ? C’est l’origine de mes maux : maux que je bénis, et que je ne cesserai de bénir, quelque rigoureux et de quelque durée qu’ils puissent être ! À cet objet, je ne me possède plus moi-même ; mon ame se trouble, se révolte, je sens qu’elle veut m’abandonner. Pars donc, ô mon ame, je te le permets ! Mais que ce soit pour le bien et la conservation de ce foible corps. C’est vous, trop cruel Ebn Thaher, qui êtes cause de ce désordre : vous avez cru me faire un grand plaisir de m’amener ici ; et je vois que j’y suis venu pour achever de me perdre. Pardonnez-moi, continua-t-il en se reprenant, je me trompe, j’ai bien voulu venir, et je ne puis me plaindre que de moi-même. » Il fondit en larmes en achevant ces paroles. « Je suis bien aise, lui dit Ebn Thaher, que vous me rendiez justice. Quand je vous ai appris que Schemselnihar étoit la première favorite du calife, je l’ai fait exprès pour prévenir cette passion funeste que vous vous plaisez à nourrir dans votre cœur. Tout ce que vous voyez ici, doit vous en dégager, et vous ne devez conserver que des sentimens de reconnoissance de l’honneur que Schemselnihar a bien voulu vous faire en m’ordonnant de vous amener avec moi. Rappelez donc votre raison égarée, et vous mettez en état de paroître devant elle, comme la bienséance le demande. La voilà qui approche. Si c’étoit à recommencer, je prendrois d’autres mesures ; mais puisque la chose est faite, je prie Dieu que nous ne nous en repentions pas. Ce que j’ai encore à vous représenter, ajouta-t-il, c’est que l’amour est un traître qui peut vous jeter dans un précipice d’où vous ne vous tirerez jamais. »

Ebn Thaher n’eut pas le temps d’en dire davantage, parce que Schemselnihar arriva. Elle se plaça sur son trône et les salua tous deux par une inclination de tête. Mais elle arrêta ses yeux sur le prince de Perse, et ils se parlèrent l’un et l’autre un langage muet entremêlé de soupirs, par lequel en peu de momens ils se dirent plus de choses qu’ils n’en auroient pu se dire en beaucoup de temps. Plus Schemselnihar regardoit le prince, plus elle trouvoit dans ses regards de quoi se confirmer dans la pensée qu’il ne lui étoit pas indifférent ; et Schemselnihar déjà persuadée de la passion du prince, s’estimoit la plus heureuse personne du monde. Elle détourna enfin les yeux de dessus lui pour commander que les premières femmes qui avoient commencé de chanter, s’approchassent. Elles se levèrent ; et pendant qu’elles s’avançoient, les femmes noires qui sortirent de l’allée où elles étoient, apportèrent leurs siéges et les placèrent près de la fenêtre de l’avance du dôme où étoient Ebn Thaher et le prince de Perse ; de manière que les sièges ainsi disposés avec le trône de la favorite et les femmes qu’elle avoit à ses côtés, formèrent un demi-cercle devant eux.

Lorsque les femmes qui étoient assises auparavant sur ces sièges, eurent repris chacune leur place avec la permission de Schemselnihar qui le leur ordonna par un signe, cette charmante favorite choisit une de ses femmes pour chanter. Cette femme, après avoir employé quelques momens à mettre son luth d’accord, chanta une chanson dont le sens étoit : Que deux amans qui s’aimoient parfaitement, avoient l’un pour l’autre une tendresse sans bornes ; que leurs cœurs en deux corps différens n’en faisoient qu’un, et que lorsque quelqu’obstacle s’opposoit à leurs désirs, ils pouvoient se dire les larmes aux yeux : « Si nous nous aimons, parce que nous nous trouvons aimables, doit-on s’en prendre à nous ? Qu’on s’en prenne à la destinée ! »

Schemselnihar laissa si bien connoître dans ses yeux et par ses gestes, que ces paroles devoient s’appliquer à elle et au prince de Perse, qu’il ne put se contenir. Il se leva à demi, et s’avançant par-dessus le balustre qui lui servoit d’appui, il obligea une des compagnes de la femme qui venoit de chanter de prendre garde à son action. Comme elle étoit près de lui : « Écoutez-moi, lui dit-il, et me faites la grâce d’accompagner de votre luth la chanson que vous allez entendre. » Alors il chanta un air dont les paroles tendres et passionnées exprimoient parfaitement la violence de son amour. D’abord qu’il eut achevé, Schemselnihar suivant son exemple, dit à une de ses femmes : « Écoutez-moi aussi, et accompagnez ma voix. » En même temps, elle chanta d’une manière qui ne fit qu’embraser davantage le cœur du prince de Perse, qui ne lui répondit que par un nouvel air encore plus passionné que celui qu’il avoit déjà chanté.

Ces deux amans s’étant déclaré par leurs chansons leur tendresse mutuelle, Schemselnihar céda à la force de la sienne. Elle se leva de dessus son trône, tout hors d’elle-même, et s’avança vers la porte du salon. Le prince qui connut son dessein, se leva aussitôt et alla au-devant d’elle avec précipitation. Ils se rencontrèrent sous la porte, où ils se donnèrent la main, et s’embrassèrent avec tant de plaisir qu’ils s’évanouirent. Ils seroient tombés, si les femmes qui avoient suivi Schemselnihar, ne les en eussent empêchés. Elles les soutinrent et les transportèrent sur un sofa où elles les firent revenir à force de leur jeter de l’eau de senteur au visage, et de leur faire sentir plusieurs sortes d’odeurs.

Quand ils eurent repris leurs esprits, la première chose que fit Schemselnihar, fut de regarder de tous côtés ; et comme elle ne vit pas Ebn Thaher, elle demanda avec empressement où il étoit. Ebn Thaher s’étoit écarté par respect, tandis que les femmes étoient occupées à soulager leur maîtresse, et craignoit en lui-même avec raison quelque suite fâcheuse de ce qu’il venoit de voir. Dès qu’il eut ouï que Schemselnihar le demandoit, il s’avança et se présenta devant elle…

La sultane Scheherazade cessa de parler en cet endroit, à cause du jour qui paroissoit. La nuit suivante elle poursuivit de cette manière :

CLXXXIXe NUIT.

Schemselnihar fut bien aise de voir Ebn Thaher. Elle lui témoigna sa joie dans ces termes obligeans : « Ebn Thaher, je ne sais comment je pourrai reconnoître les obligations infinies que je vous ai. Sans vous je n’aurois jamais connu le prince de Perse, ni aimé ce qu’il y a au monde de plus aimable. Soyez persuadé pourtant que je ne mourrai pas ingrate, et que ma reconnoissance, s’il est possible, égalera le bienfait dont je vous suis redevable. » Ebn Thaher ne répondit à ce compliment que par une profonde inclination, et qu’en souhaitant à la favorite l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvoit désirer.

Schemselnihar se tourna du côté du prince de Perse qui étoit assis auprès d’elle, et le regardant avec quelque sorte de confusion, après ce qui s’étoit passé entr’eux : « Seigneur, lui dit-elle, je suis bien assurée que vous m’aimez ; et de quelqu’ardeur que vous m’aimiez, vous ne pouvez douter que mon amour ne soit aussi violent que le vôtre. Mais ne nous flattons point : quelque conformité qu’il y ait entre vos sentimens et les miens, je ne vois et pour vous et pour moi, que des peines, que des impatiences, que des chagrins mortels. Il n’y a pas d’autre remède à nos maux que de nous aimer toujours, de nous en remettre à la volonté du ciel, et d’attendre ce qu’il lui plaira d’ordonner de notre destinée. » « Madame, lui répondit le prince de Perse, vous me feriez la plus grande injustice du monde, si vous doutiez un seul moment de la durée de mon amour. Il est uni à mon ame de manière que je puis dire qu’il en fait la meilleure partie, et que je le conserverai après ma mort. Peines, tourmens, obstacles, rien ne sera capable de m’empêcher de vous aimer. » En achevant ces mots, il laissa couler des larmes en abondance, et Schemselnihar ne put retenir les siennes.

Ebn Thaher prit ce temps-là pour parler à la favorite. « Madame, lui dit-il, permettez-moi de vous représenter qu’au lieu de fondre en pleurs, vous devriez avoir de la joie de vous voir ensemble. Je ne comprends rien à votre douleur. Que sera-ce donc, lorsque la nécessité vous obligera de vous séparer ? Mais, que dis-je, vous obligera ? Il y a long-temps que nous sommes ici ; et vous savez, madame, qu’il est temps que nous nous retirions. » « Ah, que vous êtes cruel, repartit Schemselnihar ! Vous qui connoissez la cause de mes larmes, n’auriez-vous pas pitié du malheureux état où vous me voyez ? Triste fatalité ! Qu’ai-je commis pour être soumise à la dure loi de ne pouvoir jouir de ce que j’aime uniquement ? »

Comme elle étoit persuadée qu’Ebn Thaher ne lui avoit parlé que par amitié, elle ne lui sut pas mauvais gré de ce qu’il lui avoit dit ; elle en profita même. En effet, elle fit un signe à l’esclave sa confidente, qui sortit aussitôt, et apporta peu de temps après une collation de fruits sur une petite table d’argent qu’elle posa entre sa maîtresse et le prince de Perse. Schemselnihar choisit ce qu’il y avoit de meilleur, et le présenta au prince, en le priant de manger pour l’amour d’elle. Il le prit et le porta à sa bouche par l’endroit qu’elle avoit touché. Il présenta à son tour quelque chose à Schemselnihar qui le prit aussi et le mangea de la même manière. Elle n’oublia pas d’inviter Ebn Thaher à manger avec eux ; mais se voyant dans un lieu où il ne se croyoit pas en sûreté, il auroit mieux aimé être chez lui, et il ne mangea que par complaisance. Après qu’on eut desservi, on apporta un bassin d’argent avec de l’eau dans un vase d’or, et ils se lavèrent les mains ensemble. Ils se remirent ensuite à leur place ; et alors trois des dix femmes noires apportèrent chacune une tasse de cristal de roche pleine d’un vin exquis, sur une soucoupe d’or qu’elles posèrent devant Schemselnihar, le prince de Perse et Ebn Thaher.

Pour être plus en particulier, Schemselnihar retint seulement auprès d’elle les dix femmes noires avec dix autres qui savoient chanter et jouer des instrumens ; et après qu’elle eut renvoyé tout le reste, elle prit une des tasses, et la tenant à la main, elle chanta des paroles tendres qu’une des femmes accompagna de son luth. Lorsqu’elle eut achevé, elle but ; ensuite elle prit une des deux autres tasses, et la présenta au prince en le priant de boire pour l’amour d’elle, de même qu’elle venoit de boire pour l’amour de lui. Il la reçut avec des transports d’amour et de joie ; mais avant que de boire, il chanta à son tour une chanson qu’une autre femme accompagna d’un instrument, et en chantant, les pleurs lui coulèrent des yeux abondamment ; aussi lui marqua-t-il par les paroles qu’il chantoit, qu’il ne savoit si c’étoit le vin qu’elle lui avoit présenté qu’il alloit boire, ou ses propres larmes. Schemselnihar présenta enfin la troisième tasse à Ebn Thaher, qui la remercia de sa bonté, et de l’honneur qu’elle lui faisoit.

Après cela, elle prit un luth des mains d’une de ses femmes et l’accompagna de sa voix d’une manière si passionnée, qu’il sembloit qu’elle ne se possédoit pas ; et le prince de Perse, les yeux attachés sur elle, demeura immobile comme s’il eût été enchanté. Sur ces entrefaites l’esclave confidente arriva tout émue, et s’adressant à sa maîtresse : « Madame, lui dit-elle, Mesrour et deux autres officiers avec plusieurs eunuques qui les accompagnent, sont à la porte et demandent à vous parler de la part du calife. » Quand le prince de Perse et Ebn Thaher eurent entendu ces paroles, ils changèrent de couleur et commencèrent à trembler comme si leur perte eût été assurée. Mais Schemselnihar qui s’en aperçut, les rassura par un soupir…

La clarté du jour qui paroissoit, obligea Scheherazade d’interrompre là sa narration. Elle la reprit le lendemain de cette sorte :

CXCe NUIT.

Schemselnihar, après avoir rassuré le prince de Perse et Ebn Thaher, chargea l’esclave sa confidente d’aller entretenir Mesrour et les deux autres officiers du calife, jusqu’à ce qu’elle se fût mise en état de les recevoir, et qu’elle lui fît dire de les amener. Aussitôt elle donna ordre qu’on fermât toutes les fenêtres du salon, et qu’on abaissât les toiles peintes qui étoient du côté du jardin ; et après avoir assuré le prince et Ebn Thaher qu’ils y pouvoient demeurer sans crainte, elle sortit par la porte qui donnoit sur le jardin, qu’elle tira et ferma sur eux. Mais quelqu’assurance qu’elle leur eût donnée de leur sûreté, ils ne laissèrent pas de sentir les plus vives alarmes, pendant tout le temps qu’ils furent seuls.

D’abord que Schemselnihar fut dans le jardin avec les femmes qui l’avoient suivie, elle fit emporter les siéges qui avoient servi aux femmes qui jouoient des instrumens, à s’asseoir près de la fenêtre, d’où le prince de Perse et Ebn Thaher les avoient entendus ; et lorsquelle vit les choses dans l’état qu’elle souhaitoit, elle s’assit sur son trône d’argent. Alors elle envoya avertir l’esclave sa confidente d’amener le chef des eunuques, et les deux officiers ses subalternes.

Ils parurent suivis de vingt eunuques noirs tous proprement habillés avec le sabre au côté, avec une ceinture d’or large de quatre doigts. De si loin qu’ils aperçurent la favorite Schemselnihar, ils lui firent une profonde révérence, qu’elle leur rendit de dessus son trône. Quand ils furent plus avancés, elle se leva, et alla au-devant de Mesrour qui marchoit le premier. Elle lui demanda quelle nouvelle il apportoit ; il lui répondit : « Madame, le Commandeur des croyans, qui m’envoie vers vous, m’a chargé de vous témoigner qu’il ne peut vivre plus long-temps sans vous voir. Il a dessein de venir vous rendre visite cette nuit ; je viens vous en avertir pour vous préparer à le recevoir. Il espère, madame, que vous le verrez avec autant de plaisir qu’il a d’impatience d’être à vous. »

À ce discours de Mesrour, la favorite Schemselnihar se prosterna contre terre pour marquer la soumission avec laquelle elle recevoit l’ordre du calife. Lorsqu’elle se fut relevée : « Je vous prie, lui dit-elle, de dire au Commandeur des croyans que je ferai toujours gloire d’exécuter les commandemens de sa Majesté, et que son esclave s’efforcera de la recevoir avec tout le respect qui lui est dû. » En même temps elle ordonna à l’esclave sa confidente de faire mettre le palais en état de recevoir le calife, par les femmes noires destinées à ce ministère. Puis congédiant le chef des eunuques : « Vous voyez, lui dit-elle, qu’il faudra quelque temps pour préparer toutes choses. Faites en sorte, je vous en supplie, qu’il se donne un peu de patience, afin qu’à son arrivée il ne nous trouve pas dans le désordre. »

Le chef des eunuques et sa suite s’étant retirés, Schemselnihar retourna au salon, extrêmement affligée de la nécessité où elle se voyoit de renvoyer le prince de Perse plutôt qu’elle ne s’y étoit attendue. Elle le rejoignit les larmes aux yeux ; ce qui augmenta la frayeur d’Ebn Thaher, qui en augura quelque chose de sinistre. « Madame, lui dit le prince, je vois bien que vous venez m’annoncer qu’il faut nous séparer. Pourvu que je n’aye rien de plus funeste à redouter, j’espère que le ciel me donnera la patience dont j’ai besoin pour supporter votre absence. » « Hélas, mon cher cœur, ma chère ame, interrompit la trop tendre Schemselnihar, que je vous trouve heureux, et que je me trouve malheureuse, quand je compare votre sort avec ma triste destinée ! Vous souffrirez sans doute de ne me voir pas ; mais ce sera toute votre peine, et vous pourrez vous en consoler par l’espérance de me revoir. Pour moi, juste ciel, à quelle rigoureuse épreuve suis-je réduite ? Je ne serai pas seulement privée de la vue de ce que j’aime uniquement, il me faudra soutenir celle d’un objet que vous m’avez rendu odieux ! L’arrivée du calife ne me fera-t-elle pas souvenir de votre départ ? Et comment, occupée de votre chère image, pourrai-je montrer à ce prince la joie qu’il a remarquée dans mes yeux toutes les fois qu’il m’est venu voir ? J’aurai l’esprit distrait en lui parlant ; et les moindres complaisances que j’aurai pour son amour, seront autant de coups de poignard qui me perceront le cœur. Pourrai-je goûter ses paroles obligeantes et ses caresses ? Jugez, prince, à quels tourmens je serai exposée dès que je ne vous verrai plus. » Les larmes qu’elle laissa couler alors, et les sanglots l’empêchèrent d’en dire davantage. Le prince de Perse voulut lui repartir ; mais il n’en eut pas la force : sa propre douleur, et celle que lui faisoit voir sa maîtresse, lui avoient ôté la parole.

Ebn Thaher, qui n’aspiroit qu’à se voir hors du palais, fut obligé de les consoler, en les exhortant à prendre patience. Mais l’esclave confidente vint interrompre : « Madame, dit-elle à Schemselnihar, il n’y a pas de temps à perdre : les eunuques commencent à arriver, et vous savez que le calife paroîtra bientôt. » « Ô ciel, que cette séparation est cruelle, s’écria la favorite ! Hâtez-vous, dit-elle à sa confidente. Conduisez-les tous deux à la galerie qui regarde sur le jardin d’un côté, et de l’autre sur le Tigre, et lorsque la nuit répandra sur la terre sa plus grande obscurité, faites-les sortir par la porte de derrière, afin qu’ils se retirent en sûreté. » À ces mots elle embrassa tendrement le prince de Perse sans pouvoir lui dire un seul mot, et alla au-devant du calife dans le désordre qu’il est aisé de s’imaginer.

Cependant l’esclave confidente conduisit le prince et Ebn Thaher à la galerie que Schemselnihar lui avoit marquée ; et lorsqu’elle les y eut introduits, elle les y laissa et ferma sur eux la porte en se retirant, après les avoir assurés qu’ils n’avoient rien à craindre, et qu’elle viendroit les faire sortir quand il en seroit temps…

« Mais, Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois paroître, m’impose silence. » Elle se tut, et reprenant son discours la nuit suivante :

CXCIe NUIT.

Sire, poursuivit-elle, l’esclave confidente de Schemselnihar s’étant retirée, le prince de Perse et Ebn Thaher oublièrent qu’elle venoit de les assurer qu’ils n’avoient rien à craindre. Ils examinèrent toute la galerie, et ils furent saisis d’une frayeur extrême, lorsqu’ils connurent qu’il n’y avoit pas un seul endroit par où ils pussent s’échapper, au cas que le calife ou quelques-uns de ses officiers s’avisassent d’y venir.

Une grande clarté qu’ils virent tout-à-coup du côté du jardin au travers des jalousies, les obligea de s’en approcher pour voir d’où elle venoit. Elle étoit causée par cent flambeaux de cire blanche, qu’autant de jeunes eunuques noirs portoient à la main. Ces eunuques étoient suivis de plus de cent autres plus âgés, tous de la garde des dames du palais du calife, habillés et armés d’un sabre, de même que ceux dont j’ai déjà parlé ; et le calife marchoit après eux entre Mesrour, leur chef, qu’il avoit à sa droite, et Vassif, leur second officier, qu’il avoit à sa gauche.

Schemselnihar attendoit le calife à l’entrée d’une allée, accompagnée de vingt femmes toutes d’une beauté surprenante, et ornées de colliers et de pendans d’oreilles de gros diamans et d’autres, dont elles avoient la tête toute couverte. Elles chantoient au son de leurs instrumens, et formoient un concert charmant. La favorite ne vit pas plutôt paroître ce prince, qu’elle s’avança et se prosterna à ses pieds. Mais faisant cette action : « Prince de Perse, dit-elle en elle-même, si vos tristes yeux sont témoins de ce que je fais, jugez de la rigueur de mon sort. C’est devant vous que je voudrois m’humilier ainsi. Mon cœur n’y sentiroit aucune répugnance. »

Le calife fut ravi de voir Schemselnihar. « Levez-vous, madame, lui dit-il, approchez-vous. Je me sais mauvais gré à moi-même de m’être privé si long-temps du plaisir de vous voir. En achevant ces paroles, il la prit par la main ; et sans cesser de lui dire des choses obligeantes, il alla s’asseoir sur le trône d’argent que Schemselnihar lui avoit fait apporter. Cette dame s’assit sur un siège devant lui, et les vingt femmes formèrent un cercle autour d’eux sur d’autres siéges, pendant que les jeunes eunuques qui tenoient les flambeaux, se dispersèrent dans le jardin à certaine distance les uns des autres, afin que le calife jouit du frais de la soirée plus commodément.

Lorsque le calife fut assis, il regarda autour de lui, et vit avec une grande satisfaction tout le jardin illuminé d’une infinité d’autres lumières que les flambeaux que tenoient les jeunes eunuques. Mais il prit garde que le salon étoit fermé ; il s’en étonna, et en demanda la raison. On l’avoit fait exprès pour le surprendre. En effet, il n’eut pas plutôt parlé, que les fenêtres s’ouvrirent toutes à la fois, et qu’il le vit illuminé au dehors et en dedans d’une manière bien mieux entendue qu’il ne l’avoit vu auparavant. « Charmante Schemselnihar, s’écria-t-il à ce spectacle, je vous entends. Vous avez voulu me faire connoître qu’il y a d’aussi belles nuits que les plus beaux jours. Après ce que je vois, je n’en puis disconvenir. »

Revenons au prince de Perse et à Ebn Thaher que nous avons laissés dans la galerie. Ebn Thaher ne pouvoit assez admirer tout ce qui s’offroit à sa vue. « Je ne suis pas jeune, dit-il, et j’ai vu de grandes fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que l’on puisse rien voir de si surprenant, ni qui marque plus de grandeur. Tout ce qu’on nous dit des palais enchantés, n’approche pas du prodigieux spectacle que nous avons devant les yeux. Que de richesse et de magnificence à la fois ! »

Le prince de Perse n’étoit pas touché de tous ces objets éclatans qui faisoient tant de plaisir à Ebn Thaher. Il n’avoit des yeux que pour regarder Schemselnihar, et la présence du calife le plongeoit dans une affliction inconcevable. « Cher Ebn Thaher, dit-il, plût à Dieu que j’eusse l’esprit assez libre pour ne m’arrêter, comme vous, qu’à ce qui devroit me causer de l’admiration ! Mais, hélas, je suis dans un état bien différent ! Tous ces objets ne servent qu’à augmenter mon tourment. Puis-je voir le calife tête à tête avec ce que j’aime, et ne pas mourir de désespoir ? Faut-il qu’un amour aussi tendre que le mien soit troublé par un rival si puissant ! Ciel, que mon destin est bizarre et cruel ! Il n’y a qu’un moment que je m’estimois l’amant du monde le plus fortuné, et dans cet instant je me sens frapper le cœur d’un coup qui me donne la mort. Je n’y puis résister, mon cher Ebn Thaher ; ma patience est à bout ; mon mal m’accable, et mon courage y succombe. » En prononçant ces derniers mots, il vit qu’il se passoit quelque chose dans le jardin qui l’obligea de garder le silence, et d’y prêter son attention.

En effet, le calife avoit ordonné à une des femmes qui étoient près de lui, de chanter sur son luth ; et elle commençoit à chanter. Les paroles qu’elle chanta étoient fort passionnées ; et le calife persuadé qu’elle les chantoit par ordre de Schemselnihar qui lui avoit donné souvent de pareils témoignages de tendresse, les expliqua en sa faveur. Mais ce n’étoit pas l’intention de Schemselnihar pour cette fois. Elle les appliquoit à son cher Ali Ebn Becar, et elle se laissa pénétrer d’une si vive douleur d’avoir devant elle un objet dont elle ne pouvoit plus soutenir la présence, qu’elle s’évanouit. Elle se renversa sur le dos de sa chaise qui n’avoit pas de bras d’appui, et elle seroit tombée, si quelques-unes de ses femmes ne l’eussent promptement secourue. Elles l’enlevèrent et l’emportèrent dans le salon.

Ebn Thaher, qui étoit dans la galerie, surpris de cet accident, tourna la tête du côté du prince de Perse, et au lieu de le voir appuyé contre la jalousie pour regarder comme lui, il fut extrêmement étonné de le voir étendu à ses pieds sans mouvement. Il jugea par-là de la force de l’amour dont ce prince était épris pour Schemselnihar ; et il admira cet étrange effet de sympathie, qui lui causa une peine mortelle à cause du lieu où ils se trouvoient. Il fit cependant tout ce qu’il put pour faire revenir le prince, mais ce fut inutilement. Ebn Thaher étoit dans cet embarras, lorsque la confidente de Schemselnihar vint ouvrir la porte de la galerie, et entra hors d’haleine et comme une personne qui ne savoit plus où elle en étoit. « Venez promptement, s’écria-t-elle, que je vous fasse sortir. Tout est ici en confusion, et je crois que voici le dernier de nos jours. » Hé comment voulez-vous que nous partions, répondit Ebn Thaher d’un ton qui marquoit sa tristesse ? Approchez de grâce, et voyez en quel état est le prince de Perse ! » Quand l’esclave le vit évanoui, elle courut chercher de l’eau, sans perdre le temps à discourir, et revint en peu de momens.

Enfin le prince de Perse, après qu’on lui eut jeté de l’eau sur le visage, reprit ses esprits : « Prince, lui dit alors Ebn Thaher, nous courons risque de périr ici vous et moi, si nous y restons davantage ; faites donc un effort, et sauvons-nous au plus vite. » Il étoit si foible qu’il ne put se lever lui seul. Ebn Thaher et la confidente lui donnèrent la main, et le soutenant des deux côtés, ils allèrent jusqu’à une petite porte de fer qui s’ouvroit sur le Tigre. Ils sortirent par là, et s’avancèrent jusque sur le bord d’un petit canal qui communiquoit au fleuve. La confidente frappa des mains, et aussitôt un petit bateau parut et vint à eux avec un seul rameur. Ali Ebn Becar et son compagnon s’embarquèrent, et l’esclave confidente demeura sur le bord du canal. D’abord que le prince se fut assis dans le bateau, il étendit une main du côté du palais, et mettant l’autre sur son cœur : « Cher objet de mon ame, s’écria-t-il d’une voix foible, recevez ma foi de cette main, pendant que je vous assure de celle-ci que mon cœur conservera éternellement le feu dont il brûle pour vous…

En cet endroit Scheherazade s’aperçut qu’il étoit jour. Elle se tut, et la nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :

CXCIIe NUIT.

Cependant le batelier ramoit de toute sa force, et l’esclave confidente de Schemselnihar accompagna le prince de Perse et Ebn Thaher en marchant sur le bord du canal jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au courant du Tigre. Alors, comme elle ne pouvoit aller plus loin, elle prit congé d’eux et se retira.

Le prince de Perse étoit toujours dans une grande foiblesse. Ebn Thaher le consoloit et l’exhortoit à prendre courage. « Songez, lui dit-il, que quand nous serons débarqués, nous aurons encore bien du chemin à faire avant que d’arriver chez moi ; car de vous mener à l’heure qu’il est, et dans l’état où vous êtes, jusqu’à votre logis, qui est bien plus éloigné que le mien, je n’en suis pas d’avis : nous pourrions même courir risque d’être rencontrés par le guet. » Ils sortirent enfin du bateau ; mais le prince avoit si peu de force, qu’il ne pouvoit marcher, ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. Il se souvint qu’il avoit un ami dans le voisinage ; il traîna le prince jusque-là avec beaucoup de peine. L’ami les reçut avec bien de la joie ; et quand il les eut fait asseoir, il leur demanda d’où ils venoient si tard. Ebn Thaher lui répondit : « J’ai appris ce soir qu’un homme qui me doit une somme d’argent assez considérable, étoit dans le dessein de partir pour un long voyage, je n’ai point perdu de temps, je suis allé le chercher ; et en chemin, j’ai rencontré ce jeune seigneur que vous voyez, et à qui j’ai mille obligations ; comme il connoît mon débiteur, il a bien voulu me faire la grâce de m’accompagner. Nous avons eu assez de peine à mettre notre homme à la raison. Nous en sommes pourtant venus à bout, et c’est ce qui est cause que nous n’avons pu sortir de chez lui que fort tard. En revenant, à quelques pas d’ici, ce bon seigneur, pour qui j’ai toute la considération possible, s’est senti tout-à-coup attaqué d’un mal qui m’a fait prendre la liberté de frapper à votre porte. Je me suis flatté que vous voudriez bien nous faire le plaisir de nous donner le couvert pour cette nuit. »

L’ami d’Ebn Thaher se paya de cette fable, leur dit qu’ils étoient les biens-venus, et offrit au prince de Perse qu’il ne connoissoit pas, toute l’assistance qu’il pouvoit désirer. Mais Ebn Thaher prenant la parole pour le prince, dit que son mal étoit d’une nature à n’avoir besoin que de repos, L’ami comprit par ce discours qu’ils souhaitoient de se reposer : c’est pourquoi il les conduisit dans un appartement, où il leur laissa la liberté de se coucher.

Si le prince de Perse dormit, ce fut d’un sommeil troublé par des songes fâcheux qui lui représentoient Schemselnihar évanouie aux pieds du calife, et l’entretenoient dans son affliction. Ebn Thaher, qui avoit une grande impatience de se revoir chez lui, et qui ne doutoit pas que sa famille ne fût dans une inquiétude mortelle (car il ne lui étoit jamais arrivé de coucher dehors), se leva et partit de bon matin, après avoir pris congé de son ami, qui s’étoit levé pour faire sa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui ; et la première chose que fit le prince de Perse, qui s’étoit fait un grand effort pour marcher, fut de se jeter sur un sofa, aussi fatigué que s’il eût fait un long voyage. Comme il n’étoit pas en état de se rendre à sa maison, Ebn Thaher lui fit préparer une chambre ; afin qu’on ne fût point en peine de lui, il envoya dire à ses gens l’état et le lieu où il étoit. Il pria cependant le prince de Perse d’avoir l’esprit en repos, de commander chez lui, et d’y disposer à son gré de toutes choses. « J’accepte de bon cœur les offres obligeantes que vous me faites, lui dit le prince ; mais que je ne vous embarrasse pas, s’il vous plaît ; je vous conjure de faire comme si je n’étois pas chez vous. Je n’y voudrois pas demeurer un moment, si je croyois que ma présence vous contraignît en la moindre chose. »

D’abord qu’Ebn Thaher eut un moment pour se reconnoître, il apprit à sa famille tout ce qui s’étoit passé au palais de Schemselnihar, et finit son récit en remerciant Dieu de l’avoir délivré du danger qu’il avoit couru. Les principaux domestiques du prince de Perse vinrent recevoir ses ordres chez Ebn Thaher, et l’on y vit bientôt arriver plusieurs de ses amis qu’ils avoient avertis de son indisposition. Ses amis passèrent la meilleure partie de la journée avec lui ; et si leur entretien ne put effacer les tristes idées qui causoient son mal, il en tira du moins cet avantage, qu’elles lui donnèrent quelque relâche. Il vouloit prendre congé d’Ebn Thaher sur la fin du jour ; mais ce fidèle ami lui trouva encore tant de foiblesse, qu’il l’obligea d’attendre au lendemain. Cependant, pour contribuer à le réjouir, il lui donna le soir un concert de voix et d’instrumens ; mais ce concert ne servit qu’à rappeler dans la mémoire du prince celui du soir précédent, et irrita ses ennuis au lieu de les soulager, de sorte que le jour suivant son mal parut avoir augmenté. Alors Ebn Thaher ne s’opposa plus au dessein que le prince avoit de se retirer dans sa maison. Il prit soin lui-même de l’y faire porter ; il l’accompagna, et quand il se vit seul avec lui dans son appartement, il lui représenta toutes les raisons qu’il avoit de faire un généreux effort pour vaincre une passion dont la fin ne pouvoit être heureuse ni pour lui, ni pour la favorite. « Ah, cher Ebn Thaher, s’écria le prince, qu’il vous est aisé de donner ce conseil, mais qu’il m’est difficile de le suivre ! J’en conçois toute l’importance, sans pouvoir en profiter. Je l’ai déjà dit, j’emporterai avec moi dans le tombeau l’amour que j’ai pour Schemselnihar. » Lorsqu’Ebn Thaher vit qu’il ne pourroit rien gagner sur l’esprit du prince, il prit congé de lui et voulut se retirer…

Scheherazade, en cet endroit, voyant paroître le jour, garda le silence ; et le lendemain, elle reprit ainsi son discours :

CXCIIIe NUIT.

Le prince de Perse le retint. « Obligeant Ebn Thaher, lui dit-il, si je vous ai déclaré qu’il n’étoit pas en mon pouvoir de suivre vos sages conseils, je vous supplie de ne pas m’en faire un crime, et de ne pas cesser pour cela de me donner des marques de votre amitié. Vous ne sauriez m’en donner une plus grande, que de m’instruire du destin de ma chère Schemselnihar, si vous en apprenez des nouvelles. L’incertitude où je suis de son sort, les appréhensions mortelles que me cause son évanouissement, m’entretiennent dans la langueur que vous me reprochez. » « Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, vous devez espérer que son évanouissement n’aura pas eu de suite funeste, et que sa confidente viendra incessamment m’informer de quelle manière se sera passée la chose. D’abord que je saurai ce détail, je ne manquerai pas de venir vous en faire part. »

Ebn Thaher laissa le prince dans cette espérance, et retourna chez lui, où il attendit inutilement tout le reste du jour la confidente de Schemselnihar. Il ne la vit pas même le lendemain. L’inquiétude où il étoit de savoir l’état de la santé du prince de Perse, ne lui permit pas d’être plus long-temps sans le voir. Il alla chez lui dans le dessein de l’exhorter à prendre patience. Il le trouva au lit aussi malade qu’à l’ordinaire, et environné d’un nombre d’amis et de quelques médecins qui employoient toutes les lumières de leur art pour découvrir la cause de son mal. Dès qu’il aperçut Ebn Thaher, il le regarda en souriant, pour lui témoigner deux choses : l’une, qu’il se réjouissoit de le voir, et l’autre, combien ses médecins, qui ne pouvoient deviner le sujet de sa maladie, se trompoient dans leurs raisonnemens.

Les amis et les médecins se retirèrent les uns après les autres, de sorte qu’Ebn Thaher demeura seul avec le malade. Il s’approcha de son lit pour lui demander comment il se trouvoit depuis qu’il ne l’avoit vu. « Je vous dirai, lui répondit le prince, que mon amour qui prend continuellement de nouvelles forces, et l’incertitude de la destinée de l’aimable Schemselnihar, augmentent mon mal à chaque moment, et me mettent dans un état qui afflige mes parens et mes amis, et déconcerte mes médecins qui n’y comprennent rien. Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il, combien je souffre de voir tant de gens qui m’importunent, et que je ne puis chasser honnêtement. Vous êtes le seul dont je sens que la compagnie me soulage ; mais enfin ne me dissimulez rien, je vous en conjure. Quelles nouvelles m’apportez-vous de Schemselnihar ? Avez-vous vu sa confidente ? Que vous a-t-elle dit ? » Ebn Thaher répondit qu’il ne l’avoit pas vue ; et il n’eut pas plutôt appris au prince cette triste nouvelle, que les larmes lui vinrent aux yeux ; il ne put repartir un seul mot, tant il avoit le cœur serré. « Prince, reprit alors Ebn Thaher, permettez-moi de vous remontrer que vous êtes trop ingénieux à vous tourmenter. Au nom de Dieu, essuyez vos larmes : quelqu’un de vos gens peut entrer en ce moment, et vous savez avec quel soin vous devez cacher vos sentimens, qui pourroient être démêlés par-là. » Quelque chose que put dire ce judicieux confident, il ne fut pas possible au prince de retenir ses pleurs. « Sage Ebn Thaher, s’écria-t-il, quand l’usage de la parole lui fut revenu, je puis bien empêcher ma langue de révéler le secret de mon cœur ; mais je n’ai pas de pouvoir sur mes larmes, dans un si grand sujet de craindre pour Schemselnihar. Si cet adorable et unique objet de mes désirs n’étoit plus au monde, je ne lui survivrois pas un moment. » « Rejetez une pensée si affligeante, répliqua Ebn Thaher : Schemselnihar vit encore, vous n’en devez pas douter. Si elle ne vous a pas fait savoir de ses nouvelles, c’est qu’elle n’en a pu trouver l’occasion, et j’espère que cette journée ne se passera point que vous n’en appreniez. » Il ajouta à ce discours plusieurs autres choses consolantes ; après quoi il se retira.

Ebn Thaher fut à peine de retour chez lui, que la confidente de Schemselnihar arriva. Elle avoit un air triste, et il en conçut un mauvais présage. Il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse. « Apprenez-moi auparavant des vôtres, lui répondit la confidente ; car j’ai été dans une grande peine de vous avoir vu partir dans l’état où étoit le prince de Perse. » Ebn Thaher lui raconta ce qu’elle vouloit savoir ; et lorsqu’il eut achevé, l’esclave prit la parole : « Si le prince de Perse, lui dit-elle, a souffert et souffre encore pour ma maîtresse, elle n’a pas moins de peine que lui. Après que je vous eus quittés, poursuivit-elle, je retournai au salon, où je trouvai que Schemselnihar n’étoit pas encore revenue de son évanouissement, quelque soulagement qu’on eût tâché de lui apporter. Le calife étoit assis près d’elle, avec toutes les marques d’une véritable douleur ; il demandoit à toutes les femmes et à moi particulièrement, si nous n’avions aucune connoissance de la cause de son mal ; mais nous gardâmes le secret, et nous lui dîmes toute autre chose que ce que nous n’ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir souffrir si long-temps, et nous n’oubliions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la secourir. Enfin, il étoit bien minuit lorsqu’elle revint à elle. Le calife, qui avoit eu la patience d’attendre ce moment, en témoigna beaucoup de joie, et demanda à Schemselnihar d’où ce mal pouvoit lui être venu. Dès qu’elle entendit sa voix, elle fit un effort pour se mettre sur son séant ; et après lui avoir baisé les pieds avant qu’il pût l’en empêcher : « Sire, dit-elle, j’ai à me plaindre du ciel de ce qu’il ne m’a pas fait la grâce entière de me laisser expirer aux pieds de votre Majesté, pour vous marquer par-là jusqu’à quel point je suis pénétrée de vos bontés. » « Je suis bien persuadé que vous m’aimez, lui dit le calife ; mais je vous commande de vous conserver pour l’amour de moi. Vous avez apparemment fait aujourd’hui quelqu’excès qui vous aura causé cette indisposition ; prenez-y garde, et je vous prie de vous en abstenir une autre fois. Je suis bien aise de vous voir en meilleur état, et je vous conseille de passer ici la nuit, au lieu de retourner à votre appartement, de crainte que le mouvement ne vous soit contraire. » À ces mots, il ordonna qu’on apportât un doigt de vin qu’il lui fit prendre pour lui donner des forces. Après cela, il prit congé d’elle, et se retira dans son appartement. Dès que le calife fut parti, ma maîtresse me fit signe de m’approcher. Elle me demanda de vos nouvelles avec inquiétude. Je l’assurai qu’il y avoit long-temps que vous n’étiez plus dans le palais, et lui mis l’esprit en repos de ce côté-là. Je me gardai bien de lui parler de l’évanouissement du prince de Perse, de peur de la faire retomber dans l’état d’où nos soins l’avoient tirée avec tant de peine ; mais ma précaution fut inutile, comme vous l’allez entendre. « Prince, s’écria-t-elle alors, je renonce désormais à tous les plaisirs, tant que je serai privée de celui de ta vue. Si j’ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais que suivre ton exemple. Tu ne cesseras de verser des larmes, que tu ne m’aies retrouvée ; il est juste que je pleure et que je m’afflige jusqu’à ce que tu sois rendu à mes vœux. » En achevant ces paroles, qu’elle prononça d’une manière qui marquoit la violence de sa passion, elle s’évanouit une seconde fois entre mes bras…

En cet endroit, Scheherazade voyant paroître le jour, cessa de parler. La nuit suivante, elle poursuivit de cette sorte :

CXCIVe NUIT.

La confidente de Schemselnihar continua de raconter à Ebn Thaher tout ce qui étoit arrivé à sa maîtresse depuis son premier évanouissement. « Nous fûmes encore long-temps, dit-elle, à la faire revenir, mes compagnes et moi. Elle revint enfin ; alors je lui dis : « Madame, êtes-vous donc résolue de vous laisser mourir, et de nous faire mourir nous-mêmes avec vous ? Je vous supplie au nom du prince de Perse, pour qui vous avez intérêt de vivre, de vouloir conserver vos jours. De grâce laissez-vous persuader, et faites les efforts que vous vous devez à vous-même, à l’amour du prince, et à notre attachement pour vous. » « Je vous suis bien obligée, reprit-elle, de vos soins, de votre zèle et de vos conseils. Mais, hélas, peuvent-ils m’être utiles ? Il ne nous est pas permis de nous flatter de quelque espérance, et ce n’est que dans le tombeau que nous devons attendre la fin de nos tourmens. » Une de mes compagnes voulut la détourner de ses tristes pensées en chantant un air sur son luth ; mais elle lui imposa silence, et lui ordonna, comme à toutes les autres, de se retirer. Elle ne retint que moi pour passer la nuit avec elle. Quelle nuit, ô ciel ! Elle la passa dans les pleurs et dans les gémissemens ; et nommant sans cesse le prince de Perse, elle se plaignoit du sort qui l’avoit destinée au calife qu’elle ne pouvoit aimer, et non pas à lui qu’elle aimoit éperdument. Le lendemain, comme elle n’étoit pas commodément dans le salon, je l’aidai à passer dans son appartement, où elle ne fut pas plutôt arrivée, que tous les médecins du palais vinrent la voir par ordre du calife ; et ce prince ne fut pas long-temps sans venir lui-même. Les remèdes que les médecins ordonnèrent à Schemselnihar, firent d’autant moins d’effet, qu’ils ignoroient la cause de son mal ; et la contrainte où la mettoit la présence du calife, ne faisoit que l’augmenter. Elle a pourtant un peu reposé cette nuit ; et d’abord qu’elle a été éveillée, elle m’a chargée de vous venir trouver pour apprendre des nouvelles du prince de Perse. »

« Je vous ai déjà informée de l’état où il est, lui dit Ebn Thaher ; ainsi retournez vers votre maîtresse, et l’assurez que le prince de Perse attendoit de ses nouvelles avec la même impatience qu’elle en attendoit de lui. Exhortez-la sur-tout à se modérer et à se vaincre, de peur qu’il ne lui échappe devant le calife quelque parole qui pourroit nous perdre avec elle. » « Pour moi, reprit la confidente, je vous l’avoue, je crains tout de ses transports. J’ai pris la liberté de lui dire ce que je pensois là-dessus, et je suis persuadée qu’elle ne trouvera pas mauvais que je lui parle encore de votre part. »

Ebn Thaher, qui ne faisoit que d’arriver de chez le prince de Perse, ne jugea point à propos d’y retourner sitôt et de négliger des affaires importantes qui lui étoient survenues en rentrant chez lui ; il y alla seulement sur la fin du jour. Le prince étoit seul, et ne se portoit pas mieux que le matin. « Ebn Thaher, lui dit-il en le voyant paroître, vous avez, sans doute, beaucoup d’amis ; mais ces amis ne connoissent pas ce que vous valez, comme vous me le faites connoître par votre zèle, par vos soins et par les peines que vous vous donnez lorsqu’il s’agit de les obliger. Je suis confus de tout ce que vous faites pour moi avec tant d’affection, et je ne sais comment je pourrai m’acquitter envers vous. « « Prince, lui répondit Ebn Thaher, laissons là ce discours, je vous en supplie : je suis prêt non-seulement à donner un de mes yeux pour vous en conserver un, mais même à sacrifier ma vie pour la vôtre. Ce n’est pas de quoi il s’agit présentement. Je viens vous dire que Schemselnihar m’a envoyé sa confidente pour me demander de vos nouvelles, et en même temps pour m’informer des siennes. Vous jugez bien que je ne lui ai rien dit qui ne lui ait confirmé l’excès de votre amour pour sa maîtresse, et la constance avec laquelle vous l’aimez. » Ebn Thaher lui fit ensuite un détail exact de tout ce que lui avoit dit l’esclave confidente. Le prince l’écouta avec tous les différens mouvemens de crainte, de jalousie, de tendresse et de compassion que son discours lui inspira, faisant sur chaque chose qu’il entendoit, toutes les réflexions affligeantes ou consolantes dont un amant aussi passionné qu’il l’étoit, pouvoit être capable.

Leur conversation dura si long-temps, que la nuit se trouvant fort avancée, le prince de Perse obligea Ebn Thaher à demeurer chez lui. Le lendemain matin, comme ce fidèle ami s’en retournoit au logis, il vit venir à lui une femme qu’il reconnut pour la confidente de Schemselnihar, et qui l’ayant abordé, lui dit : « Ma maîtresse vous salue, et je viens vous prier de sa part de rendre cette lettre au prince de Perse. » Le zélé Ebn Thaher prit la lettre, et retourna chez le prince, accompagné de l’esclave confidente…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paroître. Elle reprit la suite de son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXCVe NUIT.

Sire, quand Ebn Thaher fut entré chez le prince de Perse avec la confidente de Schemselnihar, il la pria de demeurer un moment dans l’antichambre, et de l’attendre. Dès que le prince l’aperçut, il lui demanda avec empressement, quelle nouvelle il avoit à lui annoncer. « La meilleure que vous puissiez apprendre, lui répondit Ebn Thaher : on vous aime aussi chèrement que vous aimez. La confidente de Schemselnihar est dans votre antichambre, elle vous apporte une lettre de la part de sa maîtresse ; elle n’attend que vos ordres pour entrer. » « Qu’elle entre, s’écria le prince avec un transport de joie ! » En disant cela, il se mit sur son séant pour la recevoir.

Comme les gens du prince étoient sortis de la chambre d’abord qu’ils avoient vu Ebn Thaher, afin de le laisser seul avec leur maître, Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même, et fit entrer la confidente. Le prince la reconnut et la reçut d’une manière fort obligeante. « Seigneur, lui dit-elle, je sais tous les maux que vous avez soufferts depuis que j’eus l’honneur de vous conduire au bateau qui vous attendoit pour vous ramener ; mais j’espère que la lettre que je vous apporte, contribuera à votre guérison. » À ces mots, elle lui présenta la lettre. Il la prit ; et après l’avoir baisée plusieurs fois, il l’ouvrit, et lut les paroles suivantes :

LETTRE
DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE DE
PERSE ALI EBN BECAR.

« La personne qui vous rendra cette lettre, vous dira de mes nouvelles mieux que moi-même, car je ne me connois plus depuis que j’ai cessé de vous voir. Privée de votre présence, je cherche à me tromper en vous entretenant par ces lignes mal formées, avec le même plaisir que si j’avois le bonheur de vous parler.

» On dit que la patience est un remède à tous les maux, et toutefois elle aigrit les miens au lieu de les soulager. Quoique votre portrait soit profondément gravé dans mon cœur, mes yeux souhaitent d’en revoir incessamment l’original, et ils perdront toute leur lumière, s’il faut qu’ils en soient encore long-temps privés. Puis-je me flatter que les vôtres aient la même impatience de me voir ? Oui, je le puis : ils me l’ont fait assez connoître par leurs tendres regards. Que Schemselnihar seroit heureuse, et que vous seriez heureux, prince, si mes désirs, qui sont conformes aux vôtres, n’étoient pas traversés par des obstacles insurmontables ! Ces obstacles m’affligent d’autant plus vivement, qu’ils vous affligent vous-même.

» Ces sentimens que mes doigts tracent, et que j’exprime avec un plaisir incroyable, en les répétant plusieurs fois, partent du plus profond de mon cœur, et de la blessure incurable que vous y avez faite, blessure que je bénis mille fois, malgré le cruel ennui que je souffre de votre absence. Je compterois pour rien tout ce qui s’oppose à nos amours, s’il m’étoit seulement permis de vous voir quelquefois en liberté : je vous posséderois alors ; que pourrois-je souhaiter de plus ?

» Ne vous imaginez pas que mes paroles disent plus que je ne pense. Hélas, de quelques expressions que je puisse me servir, je sens bien que je pense plus de choses que je ne vous en dis ! Mes yeux qui sont dans une veille continuelle et qui versent incessamment des pleurs en attendant qu’ils vous revoient, mon cœur affligé qui ne désire que vous seul, les soupirs qui m’échappent toutes les fois que je pense à vous, c’est-à-dire, à tout moment, mon imagination qui ne me représente plus d’autre objet que mon cher prince, les plaintes que je fais au ciel de la rigueur de ma destinée, enfin ma tristesse, mes inquiétudes, mes tourmens qui ne me donnent aucun relâche depuis que je vous ai perdu de vue, sont garans de ce que je vous écris.

» Ne suis-je pas bien malheureuse d’être née pour aimer, sans espérance de jouir de ce que j’aime ? Cette pensée désolante m’accable à un point, que j’en mourrois, si je n’étois pas persuadée que vous m’aimez. Mais une si douce consolation balance mon désespoir et m’attache à la vie. Mandez-moi que vous m’aimez toujours : je garderai votre lettre précieusement ; je la lirai mille fois le jour ; je souffrirai mes maux avec moins d’impatience. Je souhaite que le ciel cesse d’être irrité contre nous, et nous fasse trouver l’occasion de nous dire sans contrainte que nous nous aimons, et que nous ne cesserons jamais de nous aimer. Adieu. Je salue Ebn Thaher, à qui nous avons tant d’obligations l’un et l’autre. »

CXCVIe NUIT.

Le prince de Perse ne se contenta pas d’avoir lu une fois cette lettre ; il lui sembla qu’il l’avoit lue avec trop peu d’attention. Il la relut plus lentement ; et en lisant, tantôt il poussoit de tristes soupirs, tantôt il versoit des larmes, et tantôt il faisoit éclater des transports de joie et de tendresse, selon qu’il étoit touché de ce qu’il lisoit. Enfin il ne se lassoit point de parcourir des yeux des caractères tracés par une si chère main ; et il se préparoit à les lire pour la troisième fois, lorsqu’Ebn Thaher lui représenta que la confidente n’avoit pas de temps à perdre, et qu’il devoit songer à faire réponse. « Hélas, s’écria le prince, comment voulez-vous que je fasse réponse à une lettre si obligeante ? En quels termes m’exprimerai-je dans le trouble où je suis ? J’ai l’esprit agité de mille pensées cruelles, et mes sentimens se détruisent au moment que je les ai conçus, pour faire place à d’autres. Pendant que mon corps se ressent des impressions de mon ame, comment pourrai-je tenir le papier et conduire la canne[2] pour former les lettres ? »

En parlant ainsi, il tira d’un petit bureau qu’il avoit près de lui, du papier, une canne taillée, et un cornet où il y avoit de l’encre…

Scheherazade apercevant le jour en cet endroit, interrompit sa narration. Elle en reprit la suite le lendemain, et dit à Schahriar :

CXCVIIe NUIT.

Sire, le prince de Perse, avant que d’écrire, donna la lettre de Schemselnihar à Ebn Thaher, et le pria de la tenir ouverte pendant qu’il écriroit, afin qu’en jetant les yeux dessus, il vit mieux ce qu’il y devoit répondre. Il commença d’écrire ; mais les larmes qui lui tomboient des yeux sur son papier, l’obligèrent plusieurs fois de s’arrêter pour les laisser couler librement. Il acheva enfin sa lettre, et la donnant à Ebn Thaher : « Lisez-la, je vous prie, lui dit-il, et me faites la grâce de voir si le désordre où est mon esprit, m’a permis de faire une réponse convenable. » Ebn Thaher la prit, et lut ce qui suit :

RÉPONSE
DU PRINCE DE PERSE À LA LETTRE
DE SCHEMSELNIHAR.

« J’étois plongé dans une affliction mortelle lorsqu’on m’a rendu votre lettre. À la voir seulement, j’ai été transporté d’une joie que je ne puis vous exprimer ; et à la vue des caractères tracés par votre belle main, mes yeux ont reçu une nouvelle lumière, plus vive que celle qu’ils avoient perdue, lorsque les vôtres se fermèrent subitement aux pieds de mon rival. Les paroles que contient cette obligeante lettre, sont autant de rayons lumineux qui ont dissipé les ténèbres dont mon ame étoit obscurcie. Elles m’apprennent combien vous souffrez pour l’amour de moi, et me font connoître aussi que vous n’ignorez pas que je souffre pour vous, et par-là, elles me consolent dans mes maux. D’un côté, elles me font verser des larmes abondamment, et de l’autre, elles embrasent mon cœur d’un feu qui le soutient, et m’empêchent d’expirer de douleur. Je n’ai pas eu un moment de repos depuis notre cruelle séparation. Votre lettre seule apporta quelque soulagement à mes peines. J’ai gardé un morne silence jusqu’au moment que je l’ai reçue : elle m’a redonné la parole. J’étois enseveli dans une mélancolie profonde, elle m’a inspiré une joie qui a d’abord éclaté dans mes yeux et sur mon visage. Mais ma surprise de recevoir une faveur que je n’ai point encore méritée, a été si grande, que je ne savois par où commencer pour vous en marquer ma reconnoissance. Enfin, après l’avoir baisée plusieurs fois, comme un gage précieux de vos bontés, je l’ai lue et relue, et suis demeuré confus de l’excès de mon bonheur. Vous voulez que je vous mande que je vous aime toujours. Ah, quand je ne vous aurois pas aimée aussi parfaitement que je vous aime, je ne pourrois m’empêcher de vous adorer après toutes les marques que vous me donnez d’un amour si peu commun ! Oui, je vous aime, ma chère ame, et ferai gloire de brûler toute ma vie du beau feu que vous avez allumé dans mon cœur. Je ne me plaindrai jamais de la vive ardeur dont je sens qu’il me consume ; et quelque rigoureux que soient les maux que votre absence me cause, je les supporterai constamment, dans l’espérance de vous voir un jour. Plût à Dieu que ce fût dès aujourd’hui, et qu’au lieu de vous envoyer ma lettre, il me fût permis d’aller vous assurer que je meurs d’amour pour vous ! Mes larmes m’empêchent de vous en dire davantage. Adieu. »

Ebn Thaher ne put lire ces dernières lignes sans pleurer lui-même. Il remit la lettre entre les mains du prince de Perse, en l’assurant qu’il n’y avoit rien à corriger. Le prince la ferma, et quand il l’eut cachetée : « Je vous prie de vous approcher, dit-il à la confidente de Schemselnihar qui étoit un peu éloignée de lui : voici la réponse que je fais à la lettre de votre chère maitresse. Je vous conjure de la lui porter, et de la saluer de ma part. » L’esclave confidente prit la lettre, et se retira avec Ebn Thaher…

En achevant ces mots, la sultane des Indes voyant paroître le jour, se tut ; et la nuit suivante, elle continua de cette manière :

CXCVIIIe NUIT.

Ebn Thaher, après avoir marché quelque temps avec l’esclave confidente, la quitta, et retourna dans sa maison, où il se mit à rêver profondément à l’intrigue amoureuse dans laquelle il se trouvoit malheureusement engagé. Il se représenta que le prince de Perse et Schemselnihar, malgré l’intérêt qu’ils avoient de cacher leur intelligence, se ménageoient avec si peu de discrétion, qu’elle pourroit bien n’être pas long-temps secrète. Il tira de là toutes les conséquences qu’un homme de bon sens en devoit tirer. « Si Schemselnihar, se disoit-il à lui-même, étoit une dame du commun, je contribuerois de tout mon pouvoir à rendre heureux son amant et elle ; mais c’est la favorite du calife, et il n’y a personne qui puisse impunément entreprendre de plaire à ce qu’il aime. Sa colère tombera d’abord sur Schemselnihar ; il en coûtera la vie au prince de Perse, et je serai enveloppé dans son malheur. Cependant j’ai mon honneur, mon repos, ma famille et mon bien à conserver ; il faut donc, pendant que je le puis, me délivrer d’un si grand péril. »

Il fut occupé de ces pensées durant tout ce jour-là. Le lendemain matin, il alla chez le prince de Perse dans le dessein de faire un dernier effort pour l’obliger à vaincre sa passion. Effectivement, il lui représenta ce qu’il lui avoit déjà inutilement représenté, qu’il feroit beaucoup mieux d’employer tout son courage à détruire le penchant qu’il avoit pour Schemselnihar, que de s’y laisser entraîner ; que ce penchant étoit d’autant plus dangereux, que son rival étoit plus puissant. « Enfin, Seigneur, ajouta-t-il, si vous m’en croyez, vous ne songerez qu’à triompher de votre amour. Autrement, vous courez risque de vous perdre avec Schemselnihar, dont la vie vous doit être plus chère que la vôtre. Je vous donne ce conseil en ami ; et quelque jour vous m’en remercierez. »

Le prince écouta Ebn Thaher assez impatiemment. Néanmoins il le laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais prenant la parole à son tour : « Ebn Thaher, lui dit-il, croyez-vous que je puisse cesser d’aimer Schemselnihar, qui m’aime avec tant de tendresse ? Elle ne craint pas d’exposer sa vie pour moi ; et vous voulez que le soin de conserver la mienne soit capable de m’occuper ? Non, quelque malheur qui puisse m’arriver, je veux aimer Schemselnihar jusqu’au dernier soupir. »

Ebn Thaher, choqué de l’opiniâtreté du prince de Perse, le quitta assez brusquement, et se retira chez lui, où, rappelant dans son esprit ses réflexions du jour précédent, il se mit à songer fort sérieusement au parti qu’il avoit à prendre. Pendant ce temps-là, un joaillier de ses intimes amis le vint voir. Ce joaillier s’étoit aperçu que la confidente de Schemselnihar alloit chez Ebn Thaher plus souvent qu’à l’ordinaire, et qu’Ebn Thaher étoit presque toujours avec le prince de Perse, dont la maladie étoit sue de tout le monde, sans toutefois qu’on en connût la cause ; tout cela lui avoit donné des soupçons. Comme Ebn Thaher lui parut rêver, il jugea bien que quelqu’affaire importante l’embarrassoit ; et croyant être au fait, il lui demanda ce que vouloit l’esclave confidente de Schemselnihar. Ebn Thaher demeura un peu interdit à cette demande, et voulut dissimuler en lui disant que c’étoit pour une bagatelle qu’elle venoit si souvent chez lui. « Vous ne me parlez pas sincèrement, lui répliqua le joaillier, et vous m’allez persuader par votre dissimulation, que cette bagatelle est une affaire plus importante que je ne l’ai cru d’abord. »

Ebn Thaher, voyant que son ami le pressoit si fort, lui dit : « Il est vrai que cette affaire est de la dernière conséquence. J’avois résolu de la tenir secrète ; mais comme je sais l’intérêt que vous prenez à tout ce qui me regarde, j’aime mieux vous en faire confidence, que de vous laisser penser là-dessus ce qui n’est pas. Je ne vous recommande point le secret : vous connoîtrez par ce que je vais vous dire, combien il est important de le garder. » Après ce préambule, il lui raconta les amours de Schemselnihar et du prince de Perse. « Vous savez, ajouta-t-il ensuite, en quelle considération je suis à la cour et dans la ville auprès des plus grands seigneurs et des dames les plus qualifiées. Quelle honte pour moi si ces téméraires amours venoient à être découvertes ! Mais que dis-je ? Ne serions-nous pas perdus, toute ma famille et moi ? Voilà ce qui m’embarrasse le plus ; mais je viens de prendre mon parti. Il m’est dû, et je dois ; je vais travailler incessamment à satisfaire mes créanciers et à recouvrer mes dettes ; et après que j’aurai mis tout mon bien en sûreté, je me retirerai à Balsora, où je demeurerai jusqu’à ce que la tempête que je prévois, soit passée. L’amitié que j’ai pour Schemselnihar et pour le prince de Perse, me rend très-sensible au mal qui peut leur arriver ; je prie Dieu de leur faire connoître le danger où ils s’exposent, et de les conserver ; mais si leur mauvaise destinée veut que leurs amours aillent à la connoissance du calife, je serai au moins à couvert de son ressentiment ; car je ne les crois pas assez méchans pour vouloir m’envelopper dans leur malheur. Leur ingratitude seroit extrême si cela arrivoit : ce seroit mal payer les services que je leur ai rendus, et les bons conseils que je leur ai donnés, particulièrement au prince de Perse, qui pourroit se tirer encore du précipice, lui et sa maîtresse, s’il le vouloit. Il lui est aisé de sortir de Bagdad comme moi, et l’absence le dégageroit insensiblement d’une passion qui ne fera qu’augmenter tant qu’il s’obstinera à y demeurer. »

Le joaillier entendit avec une extrême surprise le récit que lui fit Ebn Thaher. « Ce que vous venez de me raconter, lui dit-il, est d’une si grande importance, que je ne puis comprendre comment Schemselnihar et le prince de Perse ont été capables de s’abandonner à un amour si violent. Quelque penchant qui les entraîne l’un vers l’autre, au lieu d’y céder lâchement, ils dévoient y résister et faire un meilleur usage de leur raison, Ont-ils pu s’étourdir sur les suites fâcheuses de leur intelligence ? Que leur aveuglement est déplorable ! J’en vois comme vous toutes les conséquences. Mais vous êtes sage et prudent, et j’approuve la résolution que vous avez formée ; c’est par-là seulement que vous pouvez vous dérober aux événemens funestes que vous avez à craindre. » Après cet entretien, le joaillier se leva, et prit congé d’Ebn Thaher…

« Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois paroître, m’empêche d’entretenir votre Majesté plus long-temps. » Elle se tut, et le lendemain, elle reprit son discours dans ces termes :

CXCIXe NUIT.

Avant que le joaillier se retirât, Ebn Thaher ne manqua pas de le conjurer par l’amitié qui les unissoit tous deux, de ne rien dire à personne de tout ce qu’il lui avoit appris. « Ayez l’esprit en repos, lui dit le joaillier, je vous garderai le secret au péril de ma vie. »

Deux jours après cette conversation, le joaillier passa devant la boutique d’Ebn Thaher, et voyant qu’elle étoit fermée, il ne douta pas qu’il n’eût exécuté le dessein dont il lui avoit parlé. Pour en être sûr, il demanda à un voisin s’il savoit pourquoi elle n’étoit pas ouverte. Le voisin lui répondit qu’il ne savoit autre chose, sinon qu’Ebn Thaher étoit allé faire un voyage. Il n’eut pas besoin d’en dire davantage, et il songea d’abord au prince de Perse. « Malheureux prince, dit-il en lui-même, quel chagrin n’aurez-vous pas quand vous apprendrez cette nouvelle ? Par quelle entremise entretiendrez-vous le commerce que vous avez avec Schemselnihar ? Je crains que vous n’en mouriez de désespoir. J’ai compassion de vous ; il faut que je vous dédommage de la perte que vous avez faite d’un confident trop timide. »

L’affaire qui l’avoit obligé de sortir, n’étoit pas de grande conséquence ; il la négligea, et quoiqu’il ne connût le prince de Perse que pour lui avoir vendu quelques pierreries, il ne laissa pas d’aller chez lui. Il s’adressa à un de ses gens, et le pria de vouloir bien dire à son maître qu’il souhaitoit de l’entretenir d’une affaire très-importante. Le domestique revint bientôt trouver le joaillier, et l’introduisit dans la chambre du prince qui étoit à demi couché sur le sofa, la tête sur le coussin. Comme il se souvint de l’avoir vu, il se leva pour le recevoir, lui dit qu’il étoit le bien-venu ; et après l’avoir prié de s’asseoir, il lui demanda s’il y avoit quelque chose en quoi il pût lui rendre service, ou s’il venoit lui annoncer quelque nouvelle qui le regardât lui-même. « Prince, lui répondit le joaillier, quoique je n’aye pas l’honneur d’être connu de vous particulièrement, le desir de vous marquer mon zèle, m’a fait prendre la liberté de venir chez vous pour vous faire part d’une nouvelle qui vous touche ; j’espère que vous me pardonnerez ma hardiesse en faveur de ma bonne intention. »

Après ce début, le joaillier entra en matière, et poursuivit ainsi : « Prince, j’aurai l’honneur de vous dire, qu’il y a long-temps que la conformité d’humeur, et quelques affaires que nous avons eues ensemble, nous ont liés d’une étroite amitié, Ebn Thaher et moi. Je sais qu’il est connu de vous, et qu’il s’est employé jusqu’à présent à vous obliger en tout ce qu’il a pu ; j’ai appris cela de lui-même, car il n’a rien eu de caché pour moi, ni moi pour lui. Je viens de passer devant sa boutique, que j’ai été assez surpris de voir fermée. Je me suis adressé à un de ses voisins pour lui en demander la raison, et il m’a répondu qu’il y avoit deux jours qu’Ebn Thaher avoit pris congé de lui et des autres voisins, en leur offrant ses services pour Balsora, où il alloit, disoit-il, pour une affaire de grande importance. Je n’ai pas été satisfait de cette réponse ; et l’intérêt que je prends à ce qui le regarde, m’a déterminé à venir vous demander si vous ne savez rien de particulier touchant un départ si précipité. »

À ce discours, que le joaillier avoit accommodé au sujet pour mieux parvenir à son dessein, le prince de Perse changea de couleur, et regarda le joaillier d’un air qui lui fit connoître combien il étoit affligé de cette nouvelle. « Ce que vous m’apprenez, lui dit-il, me surprend ; il ne pouvoit m’arriver un malheur plus mortifiant. Oui, s’écria-t-il les larmes aux yeux, c’est fait de moi, si ce que vous me dites est véritable ! Ebn Thaher, qui étoit toute ma consolation, en qui je mettois toute mon espérance, m’abandonne ! Il ne faut plus que je songe à vivre après un coup si cruel. »

Le joaillier n’eut pas besoin d’en entendre davantage pour être pleinement convaincu de la violente passion du prince de Perse, dont Ebn Thaher l’avoit entretenu. La simple amitié ne parle pas ce langage ; il n’y a que l’amour qui soit capable de produire des sentimens si vifs.

Le prince demeura quelques momens enseveli dans les pensées les plus tristes. Il leva enfin la tête, et s’adressant à un de ses gens : « Allez, lui dit-il, jusques chez Ebn Thaher, parlez à quelqu’un de ses domestiques, et sachez s’il est vrai qu’il soit parti pour Balsora. Courez, et revenez promptement me dire ce que vous aurez appris. » En attendant le retour du domestique, le joaillier tâcha d’entretenir le prince de choses indifférentes ; mais le prince ne lui donna presque pas d’attention : il étoit la proie d’une inquiétude mortelle. Tantôt il ne pouvoit se persuader qu’Ebn Thaher fût parti, et tantôt il n’en doutoit pas, quand il faisoit réflexion au discours que ce confident lui avoit tenu la dernière fois qu’il l’étoit venu voir, et à l’air brusque dont il l’avoit quitté.

Enfin le domestique du prince arriva, et rapporta qu’il avoit parlé à un des gens d’Ebn Thaher, qui l’avoit assuré qu’il n’étoit plus à Bagdad, qu’il étoit parti depuis deux jours pour Balsora. « Comme je sortois de la maison d’Ebn Thaher, ajouta le domestique, une esclave bien mise est venue m’aborder ; et après m’avoir demandé si je n’avois pas l’honneur de vous appartenir, elle m’a dit qu’elle avoit à vous parler, et m’a prié en même temps de vouloir bien qu’elle vînt avec moi. Elle est dans l’antichambre, et je crois qu’elle a une lettre à vous rendre de la part de quelque personne de considération. » Le prince commanda aussitôt qu’on la fît entrer ; il ne douta pas que ce ne fût l’esclave confidente de Schemselnihar, comme en effet c’étoit elle. Le joaillier la reconnut pour l’avoir vue quelquefois chez Ebn Thaher, qui lui avoit appris qui elle étoit. Elle ne pouvoit arriver plus à propos pour empêcher le prince de se désespérer. Elle le salua…

« Mais, Sire, dit Scheherazade en cet endroit, je m’aperçois qu’il est jour. » Elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit de cette manière :

CCe NUIT.

Le prince de Perse rendit le salut à la confidente de Schemselnihar. Le joaillier s’étoit levé dès qu’il l’avoit vue paroître, et s’étoit retiré à l’écart pour leur laisser la liberté de se parler. La confidente, après s’être entretenue quelque temps avec le prince, prit congé de lui, et sortit. Elle le laissa tout autre qu’il étoit auparavant. Ses yeux parurent plus brillans, et son visage plus gai ; ce qui fit juger au joaillier que la bonne esclave venoit de dire des choses favorables pour son amour.

Le joaillier ayant repris sa place auprès du prince, lui dit en souriant : « À ce que je vois, prince, vous avez des affaires importantes au palais du calife. » Le prince de Perse fort étonné et alarmé de ce discours, répondit au joaillier : « Sur quoi jugez-vous que j’aie des affaires au palais du calife ? » « J’en juge, repartit le joaillier, par l’esclave qui vient de sortir. » « Et à qui croyez-vous qu’appartienne cette esclave, répliqua le prince ? » « À Schemselnihar, favorite du calife, répondit le joaillier. Je connois, poursuivit-il, cette esclave, et même sa maîtresse, qui m’a quelquefois fait l’honneur de venir chez moi acheter des pierreries. Je sais de plus que Schemselnihar n’a rien de caché pour cette esclave, que je vois depuis quelques jours aller et venir par les rues, assez embarrassée à ce qu’il me semble. Je m’imagine que c’est pour quelqu’affaire de conséquence qui regarde sa maîtresse. »

Ces paroles du joaillier troublèrent fort le prince de Perse. « Il ne me parleroit pas dans ces termes, dit-il en lui-même, s’il ne soupçonnoit, ou plutôt s’il ne savoit pas mon secret. » Il demeura quelques momens dans le silence, ne sachant quel parti prendre. Enfin il reprit la parole, et dit au joaillier : « Vous venez de me dire des choses qui me donnent lieu de croire que vous en savez encore plus que vous n’en dites. Il est important pour mon repos que j’en sois parfaitement éclairci : je vous conjure de ne rien dissimuler. »

Alors le joaillier, qui ne demandoit pas mieux, lui fit un détail exact de l’entretien qu’il avoit eu avec Ebn Thaher. Ainsi il lui fit connoître qu’il étoit instruit du commerce qu’il avoit avec Schemselnihar, et il n’oublia pas de lui dire qu’Ebn Thaher effrayé du danger où sa qualité de confident le jetoit, lui avoit fait part du dessein qu’il avoit de se retirer à Balsora, et d’y demeurer jusqu’à ce que l’orage qu’il redoutoit se fût dissipé. « C’est ce qu’il a exécuté, ajouta le joaillier, et je suis surpris qu’il ait pu se résoudre à vous abandonner dans l’état où il m’a fait connoître que vous étiez. Pour moi, prince, je vous avoue que j’ai été touché de compassion pour vous : je viens vous offrir mes services ; et si vous me faites la grâce de les agréer, je m’engage à vous garder la même fidélité qu’Ebn Thaher. Je vous promets d’ailleurs plus de fermeté : je suis prêt à vous sacrifier mon honneur et ma vie ; et afin que vous ne doutiez pas de ma sincérité, je jure par ce qu’il y a de plus sacré dans notre religion, de vous garder un secret inviolable. Soyez donc persuadé, prince, que vous trouverez en moi l’ami que vous avez perdu. » Ce discours rassura le prince, et le consola de l’éloignement d’Ebn Thaher. « J’ai bien de la joie, dit-il au joaillier, d’avoir en vous de quoi réparer la perte que j’ai faite. Je n’ai point d’expressions capables de vous bien marquer l’obligation que je vous ai. Je prie Dieu qu’il récompense votre générosité, et j’accepte de bon cœur l’offre obligeante que vous me faites. Croiriez-vous bien continua-t-il, que la confidente de Schemselnihar vient de me parler de vous ? Elle m’a dit que c’est vous qui avez conseillé à Ebn Thaher de s’éloigner de Bagdad. Ce sont les dernières paroles qu’elle m’a dites en me quittant, et elle m’en a paru bien persuadée. Mais on ne vous rend pas justice : je ne doute pas qu’elle ne se trompe, après tout ce que vous venez de me dire. » « Prince, lui répliqua le joaillier, j’ai eu l’honneur de vous faire un récit fidèle de la conversation que j’ai eue avec Ebn Thaher. Il est vrai que quand il m’a déclaré qu’il vouloit se retirer à Balsora, je ne me suis point opposé à son dessein, et que je lui ai dit qu’il étoit homme sage et prudent ; mais cela ne vous empêche pas de me donner votre confiance : je suis prêt à vous rendre mes services avec toute l’ardeur imaginable. Si vous en usez autrement, cela ne m’empêchera pas de vous garder très-religieusement le secret, comme je m’y suis engagé par serment. » « Je vous ai déjà dit, reprit le prince, que je n’ajoutois pas foi aux paroles de la confidente. C’est son zèle qui lui a inspiré ce soupçon, qui n’a point de fondement ; et vous devez l’excuser de même que je l’excuse. »

Ils continuèrent encore quelque temps leur conversation, et délibérèrent ensemble des moyens les plus convenables pour entretenir la correspondance du prince avec Schemselnihar. Ils demeurèrent d’accord qu’il falloit commencer par désabuser la confidente, qui étoit si injustement prévenue contre le joaillier. Le prince se chargea de la tirer d’erreur la première fois qu’il la reverroit, et de la prier de s’adresser au joaillier lorsqu’elle auroit des lettres à lui apporter, ou quelque autre chose à lui apprendre de la part de sa maîtresse. En effet, ils jugèrent qu’elle ne devoit point paroître si souvent chez le prince, parce qu’elle pourroit par-là donner lieu de découvrir ce qu’il étoit si important de cacher. Enfin le joaillier se leva ; et après avoir de nouveau prié le prince de Perse d’avoir une entière confiance en lui, il se retira…

La sultane Scheherazade cessa de parler en cet endroit à cause du jour qui commençoit à paroître. La nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et dit au sultan des Indes :

CCIe NUIT.

Sire, le joaillier en se retirant à sa maison, aperçut devant lui dans la rue une lettre que quelqu’un avoit laissé tomber. Il la ramassa. Comme elle n’étoit pas cachetée, il l’ouvrit, et trouva qu’elle étoit conçue dans ces termes :

LETTRE
DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE
DE PERSE.

« Je viens d’apprendre par ma confidente une nouvelle qui ne me donne pas moins d’affliction que vous en devez avoir. En perdant Ebn Thaher, nous perdons beaucoup à la vérité ; mais que cela ne vous empêche pas, cher prince, de songer à vous conserver. Si notre confident nous abandonne par une terreur panique, considérons que c’est un mal que nous n’avons pu éviter : il faut que nous nous en consolions. J’avoue qu’Ebn Thaher nous manque dans le temps que nous avions le plus de besoin de son secours ; mais munissons-nous de patience contre ce coup imprévu, et ne laissons pas de nous aimer constamment. Fortifiez votre cœur contre cette disgrâce : on n’obtient pas sans peine ce que l’on souhaite. Ne nous rebutons point : espérons que le ciel nous sera favorable, et qu’après tant de souffrances nous verrons l’heureux accomplissement de nos désirs. Adieu. »


Pendant que le joaillier s’entretenoit avec le prince de Perse, la confidente avoit eu le temps de retourner au palais, et d’annoncer à sa maîtresse la fâcheuse nouvelle du départ d’Ebn Thaher. Schemselnihar avoit aussitôt écrit cette lettre, et renvoyé sa confidente sur ses pas pour la porter au prince incessamment, et la confidente l’avoit laissé tomber par mégarde.

Le joaillier fut bien aise de l’avoir trouvée ; car elle lui fournissoit un beau moyen de se justifier dans l’esprit de la confidente, et de l’amener au point qu’il souhaitoit. Comme il achevoit de la lire, il aperçut cette esclave qui la cherchoit avec beaucoup d’inquiétude, en jetant les yeux de tous côtés. Il la referma promptement, et la mit dans son sein ; mais l’esclave prit garde à son action, et courut à lui. « Seigneur, lui dit-elle, j’ai laissé tomber la lettre que vous teniez tout-à-l’heure à la main ; je vous supplie de vouloir bien me la rendre. » Le joaillier ne fit pas semblant de l’entendre, et sans lui répondre continua son chemin jusqu’en sa maison. Il ne ferma point la porte après lui, afin que la confidente qui le suivoit y pût entrer. Elle n’y manqua pas ; et lorsqu’elle fut dans sa chambre : « Seigneur, lui dit-elle, vous ne pouvez faire aucun usage de la lettre que vous avez trouvée, et vous ne feriez pas difficulté de me la rendre, si vous saviez de quelle part elle vient, et à qui elle est adressée ; d’ailleurs, vous me permettrez de vous dire que vous ne pouvez pas honnêtement la retenir. »

Avant que de répondre à la confidente, le joaillier la fit asseoir ; après quoi il lui dit : « N’est-il pas vrai que la lettre dont il s’agit est de la main de Schemselnihar, et qu’elle est adressée au prince de Perse ? » L’esclave, qui ne s’attendoit pas à cette demande, changea de couleur. « La question vous embarrasse, reprit-il ; mais sachez que je ne vous la fais pas par indiscrétion : j’aurois pu vous rendre la lettre dans la rue ; mais j’ai voulu vous attirer ici, parce que je suis bien aise d’avoir un éclaircissement avec vous. Est-il juste, dites-moi, d’imputer un événement fâcheux aux gens qui n’y ont nullement contribué ? C’est pourtant ce que vous avez fait, lorsque vous avez dit au prince de Perse que c’est moi qui ai conseillé à Ebn Thaher de sortir de Bagdad pour sa sûreté. Je ne prétends pas perdre le temps à me justifier auprès de vous ; il suffit que le prince de Perse soit pleinement persuadé de mon innocence sur ce point. Je vous dirai seulement, qu’au lieu d’avoir contribué au départ d’Ebn Thaher, j’en ai été extrêmement mortifié, non pas tant par amitié pour lui, que par compassion de l’état où il laissoit le prince, dont il m’avoit découvert le commerce avec Schemselnihar. Dès que j’ai été assuré qu’Ebn Thaher n’étoit plus à Bagdad, j’ai couru me présenter au prince, chez qui vous m’avez trouvé, pour lui apprendre cette nouvelle, et lui offrir les mêmes services qu’il lui rendoit. J’ai réussi dans mon dessein ; et pourvu que vous ayez en moi autant de confiance que vous en aviez dans Ebn Thaher, il ne tiendra qu’à vous de vous servir utilement de mon entremise. Rendez compte à votre maîtresse de ce que je viens de vous dire, et assurez-la bien que quand je devrois périr en m’engageant dans une intrigue si dangereuse, je ne me repentirai point de m’être sacrifié pour deux amans si dignes l’un de l’autre. »

La confidente, après avoir écouté le joaillier avec beaucoup de satisfaction, le pria de pardonner la mauvaise opinion qu’elle avoit conçue de lui, au zèle qu’elle avoit pour les intérêts de sa maîtresse. « J’ai une joie infinie, ajouta-t-elle, de ce que Schemselnihar et le prince retrouvent en vous un homme si propre à remplir la place d’Ebn Thaher. Je ne manquerai pas de bien faire valoir à ma maîtresse la bonne volonté que vous avez pour elle… »

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, cessa de parler. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi son discours :

CCIIe NUIT.

Après que la confidente eut marqué au joaillier la joie qu’elle avoit de le voir si disposé à rendre service à Schemselnihar et au prince de Perse, le joaillier tira la lettre de son sein et la lui rendit, en lui disant : « Tenez, portez-la promptement au prince de Perse, et repassez par ici afin que je voie la réponse qu’il y fera. N’oubliez pas de lui rendre compte de notre entretien. »

La confidente prit la lettre, et la porta au prince, qui y fit réponse sur le champ. Elle retourna chez le joaillier lui montrer la réponse, qui contenoit ces paroles :

RÉPONSE
DU PRINCE DE PERSE
À SCHEMSELNIHAR.

« Votre précieuse lettre produit en moi un grand effet ; mais pas si grand que je le souhaiterois. Vous tâchez de me consoler de la perte d’Ebn Thaher. Hélas, quelque sensible que j’y sois, ce n’est que la moindre partie des maux que je souffre ! Vous les connoissez ces maux, et vous savez qu’il n’y a que votre présence qui soit capable de les guérir. Quand viendra le temps que j’en pourrai jouir sans crainte d’en être privé ? Qu’il me paroît éloigné ; ou plutôt faut-il nous flatter que nous le pourrons voir ? Vous me commandez de me conserver : je vous obéirai, puisque j’ai renoncé à ma propre volonté pour ne suivre que la vôtre. Adieu ».


Après que le joaillier eut lu cette lettre, il la donna à la confidente, qui lui dit en le quittant : « Je vais, Seigneur, faire en sorte que ma maîtresse ait la même confiance en vous qu’elle avoit pour Ebn Thaher. Vous aurez demain de mes nouvelles. » En effet, le jour suivant il la vit arriver avec un air qui marquoit combien elle étoit satisfaite. « Votre seule vue, lui dit-il, me fait connoître que vous avez mis l’esprit de Schemselnihar dans la disposition que vous souhaitiez. » « Il est vrai, répondit la confidente, et vous allez apprendre de quelle manière j’en suis venue à bout. Je trouvai hier, poursuivit-elle, Schemselnihar qui m’attendoit avec impatience ; je lui remis la lettre du prince ; elle la lut les larmes aux yeux ; et quand elle eut achevé, comme je vis qu’elle alloit s’abandonner à ses chagrins ordinaires : « Madame, lui dis-je, c’est sans doute l’éloignement d’Ebn Thaher qui vous afflige ; mais permettez-moi de vous conjurer au nom de Dieu de ne vous point alarmer davantage sur ce sujet. Nous avons trouvé un autre lui-même, qui s’offre à vous obliger avec autant de zèle, et, ce qui est le plus important, avec plus de courage. » Alors je lui parlai de vous, continua l’esclave, et lui racontai le motif qui vous avoit fait aller chez le prince de Perse. Enfin, je l’assurai que vous garderiez inviolablement le secret au prince de Perse et à elle, et que vous étiez dans la résolution de favoriser leurs amours de tout votre pouvoir. Elle me parut fort consolée après mon discours. « Ha, quelle obligation, s’écria-t-elle, n’avons-nous pas, le prince de Perse et moi, à l’honnête homme dont vous me parlez ! Je veux le connoître, le voir, pour entendre de sa propre bouche tout ce que vous venez de me dire, et le remercier d’une générosité inouie envers des personnes pour qui rien ne l’oblige à s’intéresser avec tant d’affection. Sa vue me fera plaisir, et je n’oublierai rien pour le confirmer dans de si bons sentimens. Ne manquez pas de l’aller prendre demain, et me l’amener. » C’est pourquoi, Seigneur, prenez la peine de venir avec moi jusqu’à son palais. »

Ce discours de la confidente embarrassa le joaillier. « Votre maîtresse, reprit-il, me permettra de dire qu’elle n’a pas bien pensé à ce qu’elle exige de moi. L’accès qu’Ebn Thaher avoit auprès du calife, lui donnoit entrée partout, et les officiers qui le connoissoient, le laissoient aller et venir librement au palais de Schemselnihar ; mais moi, comment oserois-je y entrer ? Vous voyez bien vous-même que cela n’est pas possible. Je vous supplie de représenter à Schemselnihar les raisons qui doivent m’empêcher de lui donner cette satisfaction, et toutes les suites fâcheuses qui pourroient en arriver. Pour peu qu’elle y fasse attention, elle trouvera que c’est m’exposer inutilement à un très-grand danger. »

La confidente tâcha de rassurer le joaillier. « Croyez-vous, lui dit-elle, que Schemselnihar soit assez dépourvue de raison pour vous exposer au moindre péril, en vous faisant venir chez elle, vous de qui elle attend des services si considérables ? Songez vous-même qu’il n’y a pas la moindre apparence de danger pour vous. Nous sommes trop intéressées en cette affaire ma maîtresse et moi, pour vous y engager mal-à-propos. Vous pouvez vous en fier à moi et vous laisser conduire. Après que la chose sera faite, vous m’avouerez vous-même que votre crainte étoit mal fondée. »

Le joaillier se rendit aux discours de la confidente, et se leva pour la suivre ; mais de quelque fermeté qu’il se piquât naturellement, la frayeur s’étoit tellement emparée de lui, que tout le corps lui trembloit. « Dans l’état où vous voilà, lui dit-elle, je vois bien qu’il vaut mieux que vous demeuriez chez vous, et que Schemselnihar prenne d’autres mesures pour vous voir ; et il ne faut pas douter que pour satisfaire l’envie qu’elle en a, elle ne vienne ici vous trouver elle-même. Cela étant ainsi, Seigneur, ne sortez pas : je suis assurée que vous ne serez pas long-temps sans la voir arriver. » La confidente l’avoit bien prévu : elle n’eut pas plutôt appris à Schemselnihar la frayeur du joaillier, que Schemselnihar se mit en état d’aller chez lui.

Il la reçut avec toutes les marques d’un profond respect. Quand elle se fut assise, comme elle étoit un peu fatiguée du chemin qu’elle avoit fait, elle se dévoila, et laissa voir au joaillier une beauté qui lui fit connoître que le prince de Perse étoit excusable d’avoir donné son cœur à la favorite du calife. Ensuite elle salua le joaillier d’un air gracieux, et lui dit : « Je n’ai pu apprendre avec quelle ardeur vous êtes entré dans les intérêts du prince de Perse et dans les miens, sans former aussitôt le dessein de vous en remercier moi-même. Je rends grâces au ciel de nous avoir sitôt dédommagés de la perte d’Ebn Thaher… »

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paroître. Le lendemain, elle continua son récit de cette sorte :

CCIIIe NUIT.

Schemselnihar dit encore plusieurs autres choses obligeantes au joaillier, après quoi elle se retira dans son palais. Le joaillier alla sur-le-champ rendre compte de cette visite au prince de Perse, qui lui dit en le voyant : « Je vous attendois avec impatience. L’esclave confidente m’a apporté une lettre de sa maîtresse, mais cette lettre ne m’a point soulagé. Quoi que me puisse mander l’aimable Schemselnihar, je n’ose rien espérer, et ma patience est à bout. Je ne sais plus quel conseil prendre ; le départ d’Ebn Thaher me met au désespoir. C’étoit mon appui : j’ai tout perdu en le perdant. Je pouvois me flatter de quelque espérance par l’accès qu’il avoit auprès de Schemselnihar. »

À ces mots, que le prince prononça avec tant de vivacité, qu’il ne donna pas le temps au joaillier de lui parler, le joaillier lui dit : « Prince, on ne peut prendre plus de part à vos maux que j’en prends ; et si vous voulez avoir la patience de m’écouter, vous verrez que je puis y apporter du soulagement. » À ce discours, le prince se tut et lui donna audience. « Je vois bien, reprit alors le joaillier, que l’unique moyen de vous rendre content, est de faire en sorte que vous puissiez entretenir Schemselnihar en liberté. C’est une satisfaction que je veux vous procurer, et j’y travaillerai dès demain. Il ne faut point vous exposer à entrer dans le palais de Schemselnihar : vous savez par expérience que c’est une démarche fort dangereuse. Je sais un lieu plus propre à cette entrevue, et où vous serez en sûreté. » Comme le joaillier achevoit ces paroles, le prince l’embrassa avec transport. « Vous ressuscitez, dit-il, par cette charmante promesse, un malheureux amant qui s’étoit déjà condamné à la mort. À ce que je vois, j’ai pleinement réparé la perte d’Ebn Thaher. Tout ce que vous ferez, sera bien fait ; je m’abandonne entièrement à vous. »

Après que le prince eut remercié le joaillier du zèle qu’il lui faisoit paroître, le joaillier se retira chez lui, où, dès le lendemain matin, la confidente de Schemselnihar le vint trouver. Il lui dit qu’il avoit fait espérer au prince de Perse, qu’il pourroit voir bientôt Schemselnihar. « Je viens exprès, lui répondit-elle, pour prendre là-dessus des mesures avec vous. Il me semble, continua-t-elle, que cette maison seroit assez commode pour cette entrevue. « « Je pourrois bien, reprit-il, les faire venir ici ; mais j’ai pensé qu’ils seront plus en liberté dans une autre maison que j’ai, où actuellement il ne demeure personne. Je l’aurai bientôt meublée assez proprement pour les recevoir. » « Cela étant, repartit la confidente, il ne s’agit plus à l’heure qu’il est, que d’y faire consentir Schemselnihar. Je vais lui en parler, et je viendrai vous en rendre réponse en peu de temps. »

Effectivement elle fut fort diligente ; elle ne tarda pas à revenir, et elle rapporta au joaillier, que sa maîtresse ne manqueroit pas de se trouver au rendez-vous vers la fin du jour. En même-tems, elle lui mit entre les mains une bourse, en lui disant que c’étoit pour acheter la collation. Il la mena aussitôt à la maison où les amans dévoient se rencontrer, afin qu’elle sût où elle étoit, et qu’elle y pût amener sa maîtresse ; et dès qu’ils se furent séparés, il alla emprunter chez ses amis de la vaisselle d’or et d’argent, des tapis, des coussins fort riches, et d’autres meubles, dont il meubla cette maison très-magnifiquement. Quand il y eut mis toute chose en état, il se rendit chez le prince de Perse.

Représentez-vous la joie qu’eut le prince, lorsque le joaillier lui dit qu’il le venoit prendre pour le conduire à la maison qu’il avoit préparée pour le recevoir lui et Schemselnihar. Cette nouvelle lui fit oublier ses chagrins et ses souffrances. Il prit un habit manifique, et sortit sans suite avec le joaillier, qui le fit passer par plusieurs rues détournées, afin que personne ne les observât, et l’introduisit enfin dans la maison, où ils commencèrent à s’entretenir jusqu’à l’arrivée de Schemselnihar.

Ils n’attendirent pas long-temps cette amante trop passionnée. Elle arriva après la prière du soleil couché avec sa confidente et deux autres esclaves. De pouvoir vous exprimer l’excès de joie dont les deux amans furent saisis à la vue l’un de l’autre, c’est une chose qui ne m’est pas possible ! Ils s’assirent sur le sofa, et se regardèrent quelque temps sans pouvoir parler, tant ils étoient hors d’eux-mêmes. Mais quand l’usage de la parole leur fut revenu, ils se dédommagèrent bien de ce silence. Ils se dirent des choses si tendres, que le joaillier, la confidente et les deux esclaves en pleurèrent. Le joaillier néanmoins essuya ses larmes pour songer à la collation, qu’il apporta lui-même. Les amans burent et mangèrent peu ; après quoi s’étant tous deux remis sur le sofa, Schemselnihar demanda au joaillier, s’il n’avoit pas un luth ou quelqu’autre instrument. Le joaillier qui avoit eu soin de pourvoir à tout ce qui pouvoit lui faire plaisir, lui apporta un luth. Elle mit quelques momens à l’accorder, et ensuite elle chanta…

Là s’arrêta Scheherazade, à cause du jour qui commençoit à paroître. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi :

CCIVe NUIT.

Dans le temps que Schemselnihar charmoit le prince de Perse en lui exprimant sa passion par des paroles qu’elle composoit sur-le-champ, on entendit un grand bruit ; et aussitôt un esclave que le joaillier avoit amené avec lui, parut tout effrayé, et vint dire qu’on enfonçoit la porte ; qu’il avoit demandé qui c’étoit, mais qu’au lieu de répondre, on avoit redoublé les coups. Le joaillier alarmé, quitta Schemselnihar et le prince pour aller lui-même vérifier cette mauvaise nouvelle. Il étoit déjà dans la cour lorsqu’il entrevit dans l’obscurité une troupe de gens armés de haches et de sabres, qui avoient enfoncé la porte, et venoient droit à lui. Il se rangea au plus vite contre un mur ; et, sans en être aperçu, il les vit passer au nombre de dix.

Comme il ne pouvoit pas être d’un grand secours au prince de Perse et à Schemselnihar, il se contenta de les plaindre en lui-même, et prit le parti de la fuite. Il sortit de sa maison, et alla se réfugier chez un voisin qui n’étoit pas encore couché, ne doutant point que cette violence imprévue ne se fit par ordre du calife, qui avoit sans doute été averti du rendez-vous de sa favorite avec le prince de Perse. De la maison où il s’étoit sauvé, il entendoit le grand bruit que l’on faisoit dans la sienne ; et ce bruit dura jusqu’à minuit. Alors, comme il lui sembloit que tout y étoit tranquille, il pria le voisin de lui prêter un sabre ; et, muni de cette arme, il sortit, s’avança jusqu’à la porte de la maison, entra dans la cour, où il aperçut avec frayeur un homme qui lui demanda qui il étoit. Il reconnut à la voix que c’étoit son esclave. « Comment as-tu fait, lui dit-il, pour éviter d’être pris par le guet ? » « Seigneur, lui répondit l’esclave, je me suis caché dans un coin de la cour, et j’en suis sorti d’abord que je n’ai plus entendu de bruit. Mais ce n’est point le guet qui a forcé votre maison ; ce sont des voleurs qui, ces jours passés, en ont pillé une dans ce quartier-ci. Il ne faut pas douter qu’ils n’aient remarqué la richesse des meubles que vous avez fait apporter ici, et qu’elle ne leur ait donné dans la vue. »

Le joaillier trouva la conjecture de son esclave assez probable. Il visita sa maison, et vit en effet que les voleurs avoient enlevé le bel ameublement de la chambre où il avoit reçu Schemselnihar et son amant, qu’ils avoient emporté sa vaisselle d’or et d’argent, et enfin qu’ils n’y avoient pas laissé la moindre chose. Il en fut désolé. « Ô ciel, s’écria-t-il, je suis perdu sans ressource ! Que diront mes amis, et quelle excuse leur apporterai-je, quand je leur dirai que des voleurs ont forcé ma maison, et dérobé ce qu’ils m’avoient si généreusement prêté ? Ne faudra-t-il pas que je les dédommage de la perte que je leur ai causée ? D’ailleurs que sont devenus Schemselnihar et le prince de Perse ? Cette affaire fera un si grand éclat, qu’il est impossible qu’elle n’aille pas jusqu’aux oreilles du calife. Il apprendra cette entrevue, et je servirai de victime à sa colère. » L’esclave, qui lui étoit fort affectionné, tâcha de le consoler. « À l’égard de Schemselnihar, lui dit-il, les voleurs apparemment se seront contentés de la dépouiller, et vous devez croire qu’elle se sera retirée en son palais avec ses esclaves : le prince de Perse aura eu le même sort. Ainsi, vous pouvez espérer que le calife ignorera toujours cette aventure. Pour ce qui est de la perte que vos amis ont faite, c’est un malheur que vous n’avez pu éviter. Ils savent bien que les voleurs sont en si grand nombre, qu’ils ont eu la hardiesse de piller non-seulement la maison dont je vous ai parlé, mais même plusieurs autres des principaux seigneurs de la cour, et ils n’ignorent pas que malgré les ordres qui ont été donnés pour les prendre, on n’a pu encore se saisir d’aucun d’eux, quelque diligence qu’on ait faite. Vous en serez quitte en rendant à vos amis la valeur des choses qui ont été volées, et il vous restera encore, Dieu merci, assez de biens. »

En attendant que le jour parût, le joaillier fit raccommoder par son esclave, le mieux qu’il fut possible, la porte de la rue qui avoit été forcée ; après quoi il retourna dans sa maison ordinaire avec son esclave, en faisant de tristes réflexions sur ce qui étoit arrivé. « Ebn Thaher, dit-il en lui-même, a été bien plus sage que moi ; il avoit prévu ce malheur où je me suis jeté en aveugle. Plût à Dieu que je ne me fusse jamais mêlé d’une intrigue qui me coûtera peut-être la vie ! »

À peine étoit-il jour, que le bruit de la maison pillée se répandit dans la ville, et attira chez lui une foule d’amis et de voisins, dont la plupart, sous prétexte de lui témoigner de la douleur de cet accident, étoient curieux d’en savoir le détail. Il ne laissa pas de les remercier de l’affection qu’ils lui marquoient. Il eut au moins la consolation de voir que personne ne lui parloit de Schemselnihar, ni du prince de Perse ; ce qui lui fit croire qu’ils étoient chez eux, ou qu’ils dévoient être en quelque lieu de sûreté.

Quand le joaillier fut seul, ses gens lui servirent à manger ; mais il ne mangea presque pas. Il étoit environ midi lorsqu’un de ses esclaves vint lui dire qu’il y avoit à la porte un homme qu’il ne connoissoit pas, qui demandoit à lui parler. Le joaillier ne voulant pas recevoir un inconnu chez lui, se leva, et alla lui parler à la porte. « Quoique vous ne me connoissiez pas, lui dit l’homme, je ne laisse pas de vous connoître, et je viens vous entretenir d’une affaire importante. » Le joaillier, à ces mots, le pria d’entrer. « Non, reprit l’inconnu, prenez plutôt la peine, s’il vous plaît, de venir avec moi jusqu’à votre autre maison. » « Comment savez-vous, répliqua le joaillier, que j’aie une autre maison que celle-ci ? » « Je le sais, repartit l’inconnu. Vous n’avez seulement qu’à me suivre, et ne craignez rien, j’ai quelque chose à vous communiquer qui vous fera plaisir. » Le joaillier partit aussitôt avec lui ; et après lui avoir raconté en chemin de quelle manière la maison où ils alloient avoit été volée, il lui dit qu’elle n’étoit pas dans un état à l’y recevoir.

Quand ils furent devant la maison, et que l’inconnu vit que la porte étoit à moitié brisée : « Passons outre, dit-il au joaillier, je vois bien que vous m’avez dit la vérité. Je vais vous mener dans un lieu où nous serons plus commodément. » En disant cela, ils continuèrent de marcher, et marchèrent tout le reste du jour sans s’arrêter. Le joaillier, fatigué du chemin qu’il avoit fait, et chagrin de voir que la nuit s’approchoit, et que l’inconnu marchoit toujours sans lui dire où il prétendoit le mener, commençoit à perdre patience, lorsqu’ils arrivèrent à une place qui conduisoit au Tigre. Dès qu’ils furent sur le bord du fleuve, ils s’embarquèrent dans un petit bateau, et passèrent de l’autre côté. Alors l’inconnu mena le joaillier par une longue rue où il n’avoit été de sa vie ; et après lui avoir fait traverser je ne sais combien de rues détournées, il s’arrêta à une porte qu’il ouvrit. Il fit entrer le joaillier, referma et barra la porte d’une grosse barre de fer, et le conduisit dans une chambre où il y avoit dix autres hommes qui n’étoient pas moins inconnus au joaillier que celui qui l’avoit amené.

Ces dix hommes reçurent le joaillier sans lui faire beaucoup de complimens. Ils lui dirent de s’asseoir ; ce qu’il fit. Il en avoit grand besoin ; car il n’étoit pas seulement hors d’haleine d’avoir marché si long-temps, la frayeur dont il étoit saisi de se voir avec des gens si propres à lui en causer, ne lui auroit pas permis de demeurer debout. Comme ils attendoient leur chef pour souper, d’abord qu’il fut arrivé, on servit. Ils se lavèrent les mains, obligèrent le joaillier à faire la même chose et à se mettre à table avec eux. Après le repas, ces hommes lui demandèrent s’il savoit à qui il parloit. Il répondit que non, et qu’il ignoroit même le quartier et le lieu où il étoit. « Racontez-nous votre aventure de cette nuit, lui dirent-ils, et ne nous déguisez rien. » Le joaillier, étonné de ce discours, leur répondit : « Messeigneurs, apparemment que vous en êtes déjà instruits ? » « Cela est vrai, répliquèrent-ils, le jeune homme et la jeune dame qui étoient chez vous hier au soir, nous en ont parlé ; mais nous la voulons savoir de votre propre bouche. » Il n’en fallut pas davantage pour faire comprendre au joaillier qu’il parloit aux voleurs qui avoient forcé et pillé sa maison, « Messeigneurs, s’écria-t-il, je suis fort en peine de ce jeune homme et de cette jeune dame ; ne pourriez-vous pas m’en donner des nouvelles ?… »

Scheherazade, en cet endroit, s’interrompit pour avertir le sultan des Indes que le jour paroissoit, et elle demeura dans le silence. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :

CCVe NUIT.

Sire, dit-elle, sur la demande que le joaillier fit aux voleurs, s’ils ne pouvoient pas lui apprendre des nouvelles du jeune homme et de la jeune dame : « N’en soyez pas en peine davantage, reprirent-ils ; ils sont en lieu de sûreté, ils se portent bien. » En disant cela, ils lui montrèrent deux cabinets, et ils l’assurèrent qu’ils y étoient chacun séparément. « Ils nous ont appris, ajoutèrent-ils, qu’il n’y a que vous qui ayez connoissance de ce qui les regarde. Dès que nous l’avons su, nous avions eu pour eux tous les égards possibles à votre considération. Bien loin d’avoir usé de la moindre violence, nous leur avons fait au contraire toutes sortes de bons traitemens, et personne de nous ne voudroit leur avoir fait le moindre mal. Nous vous disons la même chose. de votre personne, et vous pouvez prendre toute sorte de confiance en nous. »

Le joaillier, rassuré par ce discours, et ravi de ce que le prince de Perse et Schemselnihar avoient la vie sauve, prit le parti d’engager davantage les voleurs dans leur bonne volonté. Il les loua, il les flatta, et leur donna mille bénédictions. « Seigneurs, leur dit-il, j’avoue que je n’ai pas l’honneur de vous connoître ; mais c’est un très-grand bonheur pour moi de ne vous être pas inconnu, et je ne puis assez vous remercier du bien que cette connoissance m’a procuré de votre part. Sans parler d’une si grande action d’humanité, je vois qu’il n’y a que des gens de votre sorte capables de garder un secret si fidèlement ; qu’il n’y a pas lieu de craindre qu’il soit jamais révélé ; et s’il y a quelqu’entreprise difficile, il n’y a qu’à vous en charger ; vous savez en rendre un bon compte par votre ardeur, par votre courage, par votre intrépidité. Fondé sur des qualités qui vous appartiennent à si juste titre, je ne ferai pas difficulté de vous raconter mon histoire et celle des deux personnes que vous avez trouvées chez moi, avec toute la fidélité que vous m’avez demandée. »

Après que le joaillier eut pris ces précautions pour intéresser les voleurs dans la confidence entière de ce qu’il avoit à leur révéler, qui ne pouvoit produire qu’un bon effet, autant qu’il pouvoit le juger, il leur fit, sans rien omettre, le détail des amours du prince de Perse et de Schemselnihar, depuis le commencement jusqu’au rendez-vous qu’il leur avoit procuré dans sa maison.

Les voleurs furent dans un grand étonnement de toutes les particularités qu’ils venoient d’entendre. « Quoi, s’écrièrent-ils, quand le joaillier eut achevé, est-il bien possible que le jeune homme soit l’illustre Ali Ebn Becar, prince de Perse, et la jeune dame, la belle et la célèbre Schemselnihar ? » Le joaillier leur jura que rien n’étoit plus vrai que ce qu’il leur avoit dit ; et il ajouta qu’ils ne dévoient pas trouver étrange que des personnes si distinguées eussent eu de la répugnance à se faire connoître.

Sur cette assurance, les voleurs allèrent se jeter aux pieds du prince et de Schemselnihar l’un après l’autre, et ils les supplièrent de leur pardonner, en leur protestant qu’il ne seroit rien arrivé de ce qui s’étoit passé, s’ils eussent été informés de la qualité de leurs personnes avant de forcer la maison du joaillier. « Nous allons tâcher, ajoutèrent-ils, de réparer la faute que nous avons commise. » Ils revinrent au joaillier. « Nous sommes bien fâchés, lui dirent-ils, de ne pouvoir vous rendre tout ce qui a été enlevé chez vous, dont une partie n’est plus en notre disposition. Nous vous prions de vous contenter de l’argenterie que nous allons vous remettre entre les mains. »

Le joaillier s’estima trop heureux de la grâce qu’on lui faisoit. Quand les voleurs lui eurent livré l’argenterie, ils firent venir le prince de Perse et Schemselnihar, et leur dirent de même qu’au joaillier, qu’ils alloient les ramener en un lieu d’où ils pourroient se retirer chacun chez soi ; mais qu’auparavant ils vouloient qu’ils s’engageassent par serment de ne les pas déceler. Le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier leur dirent qu’ils auroient pu se fier à leur parole, mais puisqu’ils le souhaitoient, qu’ils juroient solennellement de leur garder une fidélité inviolable. Aussitôt les voleurs, satisfaits de leur serment, sortirent avec eux.

Dans le chemin, le joaillier inquiet de ne pas voir la confidente ni les deux esclaves, s’approcha de Schemselnihar, et la supplia de lui apprendre ce qu’elles étoient devenues. « Je n’en sais aucune nouvelle, répondit-elle. Je ne puis vous dire autre chose, sinon qu’on nous enleva de chez vous, qu’on nous fit passer l’eau, et que nous fûmes conduits à la maison d’où nous venons. »

Schemselnihar et le joaillier n’eurent pas un plus long entretien ; ils se laissèrent conduire par les voleurs avec le prince, et ils arrivèrent au bord du fleuve. Les voleurs prirent un bateau, s’embarquèrent avec eux, et les passèrent à l’autre bord.

Dans le temps que le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier débarquoient, on entendit un grand bruit du guet à cheval qui accouroit, et il arriva dans le moment que le bateau ne faisoit que de déborder, et qu’il repassoit les voleurs à toute force de rames.

Le commandant de la brigade demanda au prince, à Schemselnihar et au joaillier, d’où ils venoient si tard, et qui ils étoient. Comme ils étoient saisis de frayeur, et que d’ailleurs ils craignoient de dire quelque chose qui leur fit tort, ils demeurèrent interdits. Il falloit parler cependant ; c’est ce que fit le joaillier, qui avoit l’esprit un peu plus libre. « Seigneur, répondit-il, je puis vous assurer premièrement que nous sommes d’honnêtes personnes de la ville. Les gens qui sont dans le bâteau qui vient de nous débarquer, et qui repasse de l’autre côté, sont des voleurs qui forcèrent la dernière nuit la maison où nous étions. Ils la pillèrent, et nous emmenèrent chez eux, où, après les avoir pris par toutes les voies de douceur que nous avons pu imaginer, nous avons enfin obtenu notre liberté, et ils nous ont ramenés jusqu’ici. Ils nous ont même rendu une bonne partie du butin qu’ils avoient fait, que voici. » En disant cela, il montra au commandant le paquet d’argenterie qu’il portoit.

Le commandant ne se contenta pas de cette réponse du joaillier ; il s’approcha de lui et du prince de Perse, et les regarda l’un après l’autre. « Dites-moi au vrai, reprit-il en s’adressant à eux, qui est cette dame, d’où vous la connoissez, et en quel quartier vous demeurez ? »

Cette demande les embarrassa fort, et ils ne savoient que répondre. Schemselnihar franchit la difficulté. Elle tira le commandant à part ; et elle ne lui eut pas plutôt parlé, qu’il mit pied à terre avec de grandes marques de respect et d’honnêteté. Il commanda aussitôt à ses gens de faire venir deux bateaux.

Quand les bateaux furent venus, le commandant fit embarquer Schemselnihar dans l’un, et le prince de Perse et le joaillier dans l’autre avec deux de ses gens dans chaque bateau, avec ordre de les accompagner chacun jusqu’où ils dévoient aller. Les deux bateaux prirent chacun une route différente. Nous ne parlerons présentement que du bateau où étoient le prince de Perse et le joaillier.

Le prince de Perse, pour épargner la peine aux conducteurs qui lui avoient été donnés et au joaillier, leur dit qu’il meneroit le joaillier chez lui, et leur nomma le quartier où il demeuroit. Sur cet enseignement, les conducteurs firent aborder le bateau devant le palais du calife. Le prince de Perse et le joaillier en furent dans une grande frayeur, dont ils n’osèrent rien témoigner. Quoiqu’ils eussent entendu l’ordre que le commandant avoit donné, ils ne laissèrent pas néanmoins de s’imaginer qu’on alloit les mettre au corps-de-garde, pour être présentés au calife le lendemain.

Ce n’étoit pas là cependant l’intention des conducteurs. Quand ils les eurent fait débarquer, comme ils avoient à aller rejoindre leur brigade, ils les recommandèrent à un officier de la garde du calife, qui leur donna deux de ses soldats pour les conduire par terre à l’hôtel du prince de Perse qui étoit assez éloigné du fleuve. Ils y arrivèrent enfin, mais tellement las et fatigués, qu’à peine ils pouvoient se mouvoir.

Avec cette grande lassitude, le prince de Perse étoit d’ailleurs si affligé du contre-temps malheureux qui lui étoit arrivé à lui et à Schemselnihar, et qui lui ôtoit désormais l’espérance d’une autre entrevue, qu’il s’évanouit en s’asseyant sur son sofa. Pendant que la plus grande partie de ses gens s’occupoient à le faire revenir, les autres s’assemblèrent autour du joaillier, et le prièrent de leur dire ce qui étoit arrivé au prince, dont l’absence les avoit mis dans une inquiétude inexprimable…

Scheherazade s’interrompit à ces derniers mots, et se tut, à cause du jour dont la clarté commençoit à se faire voir. Elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVIe NUIT.

Sire, je disois hier à votre Majesté, que pendant que l’on étoit occupé à faire revenir le prince de son évanouissement, d’autres de ses gens avoient demandé au joaillier ce qui étoit arrivé à leur maître. Le joaillier, qui n’avoit garde de leur révéler rien de ce qu’il ne leur appartenoit pas de savoir, leur répondit que la chose étoit très-extraordinaire ; mais que ce n’étoit pas le temps d’en faire le récit, et qu’il valoit mieux songer à secourir le prince. Par bonheur, le prince de Perse revint à lui en ce moment ; et ceux qui lui avoient fait cette demande avec empressement, s’écartèrent et demeurèrent dans le respect, avec beaucoup de joie de ce que l’évanouissement n’avoit pas duré plus long-temps.

Quoique le prince de Perse eût recouvré la connoissance, il demeura néanmoins dans une si grande foiblesse, qu’il ne pouvoit ouvrir la bouche pour parler. Il ne répondoit que par signes, même à ses parens qui lui parloient. Il étoit encore en cet état le lendemain matin, lorsque le joaillier prit congé de lui. Le prince ne lui répondit que par un clin d’œil en lui tendant la main ; et comme il vit qu’il étoit chargé du paquet d’argenterie que les voleurs lui avoient rendue, il fit signe à un de ses gens de le prendre et de le porter jusque chez lui.

On avoit attendu le joaillier avec grande impatience dans sa famille, le jour qu’il en étoit sorti avec l’homme qui l’étoit venu demander, et que l’on ne connoissoit pas, et l’on n’avoit pas douté qu’il ne lui fût arrivé quelqu’autre affaire pire que la première, dès que le temps où il devoit être revenu fut passé. Sa femme, ses enfans et ses domestiques en étoient dans de grandes alarmes, et ils en pleuroient encore lorsqu’il arriva. Ils eurent de la joie de le revoir ; mais ils furent troublés de ce qu’il étoit extrêmement changé depuis le peu de temps qu’ils ne l’avoient vu. La longue fatigue du jour précédent, et la nuit qu’il avoit passée dans de grandes frayeurs et sans dormir, étoient la cause de ce changement, qui l’avoit rendu à peine reconnoissable. Comme il se sentoit lui-même fort abattu, il demeura deux jours chez lui à se remettre, et il ne vit que quelques-uns de ses amis les plus intimes à qui il avoit commandé qu’on laissât l’entrée libre.

Le troisième jour, le joaillier qui sentit ses forces un peu rétablies, crut qu’elles augmenteroient, s’il sortoit pour prendre l’air. Il alla à la boutique d’un riche marchand de ses amis, avec qui il s’entretint assez long-temps. Comme il se levoit pour prendre congé de son ami et se retirer, il aperçut une femme qui lui faisoit signe, et il la reconnut pour la confidente de Schemselnihar. Entre la crainte et la joie qu’il en eut, il se retira plus promptement, sans la regarder. Elle le suivit, comme il s’étoit bien douté qu’elle le feroit, parce que le lieu où il étoit n’étoit pas commode pour s’entretenir avec elle. Comme il marchoit un peu vîte, la confidente qui ne pouvoit le suivre du même pas, lui crioit de temps en temps de l’attendre. Il l’entendoit bien ; mais après ce qui lui étoit arrivé, il ne pouvoit pas lui parler en public, de peur de donner lieu de soupçonner qu’il eût ou qu’il eût eu commerce avec Schemselnihar. En effet, on savoit dans Bagdad qu’elle appartenoit à cette favorite, et qu’elle faisoit toutes ses emplettes. Il continua du même pas, et arriva à une mosquée qui étoit peu fréquentée, et où il savoit bien qu’il n’y auroit personne. Elle y entra après lui, et ils eurent toute la liberté de s’entretenir sans témoins.

Le joaillier et la confidente de Schemselnihar se témoignèrent réciproquement combien ils avoient de joie de se revoir, après l’aventure étrange causée par les voleurs, et leur crainte l’un pour l’autre, sans parler de celle qui regardoit leur propre personne.

Le joaillier vouloit que la confidente commençât par lui raconter comment elle avoit échappé avec les deux esclaves, et qu’elle lui apprît ensuite des nouvelles de Schemselnihar, depuis qu’il ne l’avoit vue. Mais la confidente lui marqua un si grand empressement de savoir auparavant ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation si imprévue, qu’il fut obligé de la satisfaire. « Voilà, dit-il en achevant, ce que vous desiriez d’apprendre de moi : apprenez-moi, je vous prie, à votre tour, ce que je vous ai déjà demandé. »

« Dès que je vis paroître les voleurs, dit la confidente, je m’imaginai, sans les bien examiner, que c’étoient des soldats de la garde du calife ; que le calife avoit été informé de la sortie de Schemselnihar, et qu’il les avoit envoyés pour lui ôter la vie, au prince de Perse et à nous tous. Prévenue de cette pensée, je montai sur-le-champ à la terrasse du haut de votre maison, pendant que les voleurs entrèrent dans la chambre où étoient le prince de Perse et Schemselnihar Les deux esclaves de Schemselnihar furent diligentes à me suivre. De terrasse en terrasse, nous arrivâmes à celle d’une maison d’honnêtes gens, qui nous reçurent avec beaucoup d’honnêteté, et chez qui nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, après que nous eûmes remercié le maître de la maison du plaisir qu’il nous avoit fait, nous retournâmes au palais de Schemselnihar. Nous y rentrâmes dans un grand désordre, et d’autant plus affligées, que nous ne savions quel avoit été le destin de nos deux amans infortunés. Les autres femmes de Schemselnihar furent étonnées de voir que nous revenions sans elle. Nous leur dîmes, comme nous en étions convenues, qu’elle étoit demeurée chez une dame de ses amies, et qu’elle devoit nous envoyer appeler pour aller la reprendre quand elle voudroit revenir, et elles se contentèrent de cette excuse. Je passai cependant la journée dans une grande inquiétude. La nuit venue, j’ouvris la petite porte de derrière, et je vis un petit bateau sur le canal détourné du fleuve qui y aboutit. J’appelai le batelier, et le priai d’aller de côté et d’autre le long du fleuve, voir s’il n’apercevoit pas une dame, et, s’il la rencontroit, de l’amener. J’attendis son retour avec les deux esclaves qui étoient dans la même peine que moi, et il étoit déjà près de minuit lorsque le même bateau arriva avec deux hommes dedans, et une femme couchée sur la poupe. Quand le bateau eut abordé, les deux hommes aidèrent la femme à se lever et à débarquer, et je la reconnus pour Schemselnihar, avec une joie de la revoir et de ce qu’elle étoit retrouvée, que je ne puis exprimer…

Scheherazade finit ici son discours pour cette nuit. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVIIe NUIT.

Sire, nous laissâmes hier la confidente de Schemselnihar dans la mosquée, où elle racontoit au joaillier ce qui lui étoit arrivé depuis qu’ils ne s’étoient vus, et les circonstances du retour de Schemselnihar à son palais. Elle poursuivit ainsi ;

« Je donnai, dit-elle, la main à Schemselnihar pour l’aider à mettre pied à terre. Elle avoit grand besoin de ce secours, car elle ne pouvoit presque se soutenir. Quand elle fut débarquée, elle me dit à l’oreille, d’un ton qui marquoit son affliction, d’aller prendre une bourse de mille pièces d’or, et de la donner aux deux soldats qui l’avoient accompagnée. Je la remis entre les mains des deux esclaves pour la soutenir ; et après avoir dit aux deux soldats de m’attendre un moment, je courus prendre la bourse et je revins incessamment. Je la donnai aux deux soldats, je payai le batelier, et je fermai la porte. Je rejoignis Schemselnihar qu’elle n’étoit pas encore arrivée à sa chambre. Nous ne perdîmes pas de temps, nous la déshabillâmes et nous la mîmes dans son lit, où elle ne fut pas plutôt, qu’elle demeura comme prête à rendre l’ame tout le reste de la nuit. Le jour suivant, ses autres femmes témoignèrent un grand empressement de la voir ; mais je leur dis qu’elle étoit revenue extrêmement fatiguée, et qu’elle avoit besoin de repos pour se remettre. Nous lui donnâmes cependant, les deux autres femmes et moi, tous les secours que nous pûmes imaginer, et qu’elle pouvoit attendre de notre zèle. Elle s’obstina d’abord à ne vouloir rien prendre, et nous eussions désespéré de sa vie, si nous ne nous fussions aperçu que le vin que nous lui donnions de temps en temps, lui faisoit reprendre des forces. À force de prières enfin, nous vainquîmes son opiniâtreté, et nous l’obligeâmes à manger. Lorsque je vis qu’elle étoit en état de parler (car elle n’avoit fait que pleurer, gémir et soupirer jusqu’alors), je lui demandai en grâce de vouloir bien me dire par quel bonheur elle avoit échappé des mains des voleurs : « Pourquoi exigez-vous de moi, me dit-elle avec un profond soupir, que je renouvelle un si grand sujet d’affliction ? Plût à Dieu que les voleurs m’eussent ôté la vie, au lieu de me la conserver, mes maux seroient finis, et je ne vis que pour souffrir davantage ! »

« Madame, repris-je, je vous supplie de ne me pas refuser. Vous n’ignorez pas que les malheureux ont quelque sorte de consolation à raconter leurs aventures les plus fâcheuses. Ce que je vous demande, vous soulagera, si vous avez la bonté de me l’accorder.

« Écoutez donc, me dit-elle, la chose la plus désolante qui puisse arriver à une personne aussi passionnée que moi, qui croyois n’avoir plus rien à désirer. Quand je vis entrer les voleurs le sabre et le poignard à la main, je crus que nous étions au dernier moment de notre vie, le prince de Perse et moi ; et je ne regrettois pas ma mort, dans la pensée que je devois mourir avec lui. Au lieu de se jeter sur nous pour nous percer le cœur, comme je m’y attendois, deux furent commandés pour nous garder ; et les autres, cependant, firent des ballots de tout ce qu’il y avoit dans la chambre et dans les pièces à côté. Quand ils eurent achevé, et qu’ils eurent chargé les ballots sur leurs épaules, ils sortirent, et nous emmenèrent avec eux.

» Dans le chemin, un de ceux qui nous accompagnoient, me demanda qui j’étois ; et je lui dis que j’étois danseuse. Il fit la même demande au prince, qui répondit qu’il étoit bourgeois.

» Lorsque nous fûmes chez eux, où nous eûmes de nouvelles frayeurs, ils s’assemblèrent autour de moi ; et après avoir considéré mon habillement et les riches joyaux dont j’étois parée, ils se doutèrent que j’avois déguisé ma qualité. « Une danseuse n’est pas faite comme vous, me dirent-ils. Dites-nous au vrai qui vous êtes ? »

» Comme ils virent que je ne répondois rien : « Et vous, demandèrent-ils au prince de Perse, qui êtes-vous aussi ? Nous voyons bien que vous n’êtes pas un simple bourgeois comme vous l’avez dit. » Il ne les satisfit pas plus que moi sur ce qu’ils desiroient de savoir. Il leur dit seulement qu’il étoit venu voir le joaillier qu’il nomma, et se divertir avec lui, et que la maison où ils nous avoient trouvés lui appartenoit.

« Je connois ce joaillier, dit aussitôt un des voleurs, qui paroissoit avoir de l’autorité parmi eux ; je lui ai quelqu’obligation sans qu’il en sache rien, et je sais qu’il a une autre maison ; je me charge de le faire venir demain. Nous ne vous relâcherons pas, continua-t-il, que nous ne sachions par lui qui vous êtes. Il ne vous sera fait cependant aucun tort. « 

» Le joaillier fut amené le lendemain ; et comme il crut nous obliger, comme il le fit en effet, il déclara aux voleurs qui nous étions véritablement, Les voleurs vinrent me demander pardon, et je crois qu’ils en usèrent de même envers le prince de Perse, qui étoit dans un autre endroit, et ils me protestèrent qu’ils n’auroient pas forcé la maison où ils nous avoient trouvés, s’ils eussent su qu’elle appartenoit au joaillier. Ils nous prirent aussitôt, le prince de Perse, le joaillier et moi, et ils nous amenèrent jusqu’au bord du fleuve ; ils nous firent embarquer dans un bateau qui nous passa de ce côté ; mais nous ne fûmes pas plutôt débarqués, qu’une brigade du guet à cheval vint à nous.

» Je pris le commandant à part, je me nommai, et lui dis que le soir précédent, en revenant de chez une amie, les voleurs qui repassoient de leur côté, m’avoient arrêtée et emmenée chez eux ; que je leur avois dit qui j’étois, et qu’en me relâchant ils avoient fait la même grâce, à ma considération, aux deux personnes qu’il voyoit, après que je les eus assurés qu’ils étoient de ma connoissance. Il mit aussitôt pied à terre pour me faire honneur ; et après qu’il m’eut témoigné la joie qu’il avoit de pouvoir m’obliger en quelque chose, il fit venir deux bateaux, et me fit embarquer dans l’un avec deux de ses gens que vous avez vus qui m’ont escortée jusqu’ici. Pour ce qui est du prince de Perse et du joaillier, il les renvoya dans l’autre, aussi avec deux de ses gens pour les accompagner et les conduire en sûreté jusque chez eux.

» J’ai confiance, ajouta-t-elle, en finissant et en fondant en larmes, qu’il ne leur sera point arrivé de mal depuis notre séparation, et je ne doute pas que la douleur du prince ne soit égale à la mienne. Le joaillier qui nous a obligés avec tant d’affection, mérite d’être récompensé de la perte qu’il a faite pour l’amour de nous. Ne manquez pas demain au matin de prendre deux bourses de mille pièces d’or chacune, de les lui porter de ma part, et de lui demander des nouvelles du prince de Perse. »

» Quand ma bonne maîtresse eut achevé, je tâchai, sur le dernier ordre qu’elle venoit de me donner, de m’informer des nouvelles du prince de Perse, de lui persuader de faire des efforts pour se surmonter elle-même, après le danger qu’elle venoit d’essuyer, et dont elle n’avoit échappé que par un miracle. « Ne me répliquez pas, reprit-elle, et faites ce que je vous demande. »

» Je fus contrainte de me taire, et je suis venue pour lui obéir ; j’ai été chez vous où je ne vous ai pas trouvé ; et dans l’incertitude si je vous trouverois où l’on m’a dit que vous pouviez être, j’ai été sur le point d’aller chez le prince de Perse ; mais je n’ai osé l’entreprendre. J’ai laissé les deux bourses en passant chez une personne de connoissance : attendez-moi ici, je ne mettrai pas de temps à les apporter…

Scheherazade s’aperçut que le jour paroissoit, et se tut après ces dernières paroles. Elle continua le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVIIIe NUIT.

Sire, la confidente revint joindre le joaillier dans la mosquée où elle l’avoit laissé ; et en lui donnant les deux bourses : « Prenez, dit-elle, et satisfaites vos amis. » « Il y en a, reprit le joaillier, beaucoup au-delà de ce qui est nécessaire ; mais je n’oserois refuser la grâce qu’une dame si honnête et si généreuse veut bien faire à son très-humble serviteur. Je vous supplie de l’assurer que je conserverai éternellement la mémoire de ses bontés. » Il convint avec la confidente qu’elle viendroit le trouver à la maison où elle l’avoit vu la première fois, lorsqu’elle auroit quelque chose à lui communiquer de la part de Schemselnihar, et pour apprendre des nouvelles du prince de Perse ; après quoi ils se séparèrent.

Le joaillier retourna chez lui fort content, non-seulement de ce qu’il avoit de quoi satisfaire ses amis pleinement, mais de ce qu’il voyoit même que personne ne savoit à Bagdad que le prince de Perse et Schemselnihar se fussent trouvés dans son autre maison lorsqu’elle avoit été pillée. Il est vrai qu’il avoit déclaré la chose aux voleurs ; mais il avoit confiance en leur secret. Ils n’avoient pas d’ailleurs assez de commerce dans le monde pour craindre aucun danger de leur côté quand ils l’eussent divulgué. Dès le lendemain matin il vit les amis qui l’avoient obligé, et il n’eut pas de peine à les contenter. Il eut même beaucoup d’argent de reste pour meubler fort proprement son autre maison, où il mit quelques-uns de ses domestiques pour l’habiter. C’est ainsi qu’il oublia le danger dont il avoit échappé ; et sur le soir il se rendit chez le prince de Perse.

Les officiers du prince qui reçurent le joaillier, lui dirent qu’il arrivoit fort à propos ; que le prince, depuis qu’il ne l’avoit vu, étoit dans un état qui donnoit tout sujet de craindre pour sa vie, et qu’on ne pouvoit tirer de lui une seule parole. Ils l’introduisirent dans sa chambre sans faire de bruit, et il le trouva couché dans son lit, les yeux fermés, et dans un état qui lui fit compassion. Il le salua en lui touchant la main, et il l’exhorta à prendre courage.

Le prince de Perse reconnut que le joaillier lui parloit ; il ouvrit les yeux, et le regarda d’une manière qui lui fit connoître la grandeur de son affliction, infiniment au-delà de ce qu’il en avoit eu depuis la première fois qu’il avoit vu Schemselnihar. Il lui prit et lui serra la main pour lui marquer son amitié, et lui dit d’une voix foible, qu’il lui étoit bien obligé de la peine qu’il prenoit de venir voir un prince aussi malheureux et aussi affligé qu’il l’étoit.

« Prince, reprit le joaillier, ne parlons pas, je vous en supplie, des obligations que vous pouvez m’avoir : je voudrois bien que les bons offices que j’ai tâché de vous rendre, eussent eu un meilleur succès. Parlons plutôt de votre santé : dans l’état où je vous vois, je crains fort que vous ne vous laissiez abattre vous-même, et que vous ne preniez pas la nourriture qui vous est nécessaire. »

Les gens qui étoient près du prince leur maître, prirent cette occasion pour dire au joaillier qu’ils avoient toutes les peines imaginables à l’obliger de prendre quelque chose ; qu’il ne s’aidoit pas, et qu’il y avoit long-temps qu’il n’avoit rien pris. Cela obligea le joaillier de supplier le prince de souffrir que ses gens lui apportassent de la nourriture et d’en prendre ; et il l’obtint après de grandes instances.

Après que le prince de Perse, par la persuasion du joaillier, eut mangé plus amplement qu’il n’avoit encore fait, il commanda à ses gens de le laisser seul avec lui ; et lorsqu’ils furent sortis : « Avec le malheur qui m’accable, lui dit-il, j’ai une douleur extrême de la perte que vous avez soufferte pour l’amour de moi, il est juste que je songe à vous en récompenser ; mais auparavant, après vous en avoir demandé mille pardons, je vous prie de me dire si vous n’avez rien appris de Schemselnihar, depuis que j’ai été contraint de me séparer d’avec elle.

Le joaillier instruit par la confidente, lui raconta tout ce qu’il savoit de l’arrivée de Schemselnihar à son palais, de l’état où elle avoit été depuis ce temps-là jusqu’au moment où elle se trouva mieux, et où elle envoya la confidente pour s’informer de ses nouvelles.

Le prince de Perse ne répondit au discours du joaillier que par des soupirs et des larmes ; ensuite il fit un effort pour se lever, fit appeler de ses gens, et alla en personne à son garde-meuble, qu’il se fit ouvrir : il y fit faire plusieurs ballots de riches meubles et d’argenterie, et donna ordre qu’on les portât chez le joaillier.

Le joaillier voulut se défendre d’accepter le présent que le prince de Perse lui faisoit ; mais quoiqu’il lui représentât que Schemselnihar lui avoit déjà envoyé plus qu’il n’en avoit besoin pour remplacer ce que ses amis avoient perdu, il voulut néanmoins être obéi. Le joaillier fut donc obligé de lui témoigner combien il étoit confus de sa libéralité, et il lui marqua qu’il ne pouvoit assez l’en remercier. Il vouloit prendre congé ; mais le prince le pria de rester, et ils s’entretinrent une bonne partie de la nuit.

Le lendemain matin, le joaillier vit encore le prince avant de se retirer, et le prince le fit asseoir près de lui. « Vous savez, lui dit-il, que l’on a un but en toutes choses : le but d’un amant est de posséder ce qu’il aime sans obstacle ; s’il perd une fois cette espérance, il est certain qu’il ne doit plus penser à vivre. Vous comprenez bien que c’est là la triste situation où je me trouve. En effet, dans le temps que par deux fois je me crois au comble de mes désirs, c’est alors que je suis arraché d’auprès de ce que j’aime, de la manière la plus cruelle. Après cela, il ne me reste plus qu’à songer à la mort : je me la serois déjà donnée, si ma religion ne me défendoit d’être homicide de moi-même ; mais il n’est pas besoin que je la prévienne : je sens bien que je ne l’attendrai pas long-temps. » Il se tut à ces paroles, avec des gémissemens, des soupirs, des sanglots et des larmes qu’il laissa couler en abondance.

Le joaillier, qui ne savoit pas d’autre moyen de le détourner de cette pensée de désespoir, qu’en lui remettant Schemselnihar dans la mémoire, et qu’en lui donnant quelqu’ombre d’espérance, lui dit qu’il craignoit que la confidente ne fût déjà venue, et qu’il étoit à propos qu’il ne perdît pas de temps à retourner chez lui. « Je vous laisse aller, lui dit le prince ; mais si vous la voyez, je vous supplie de lui bien recommander d’assurer Schemselnihar, que si j’ai à mourir, comme je m’y attends bientôt, je l’aimerai jusqu’au dernier soupir et jusque dans le tombeau. »

Le joaillier revint chez lui, et y demeura dans l’espérance que la confidente viendroit. Elle arriva quelques heures après, mais tout en pleurs et dans un grand désordre. Le joaillier alarmé, lui demanda avec empressement ce qu’elle avoit.

» Schemselnihar, le prince de Perse, vous et moi, reprit la confidente, nous sommes tous perdus. Écoutez la triste nouvelle que j’appris hier en entrant au palais, après vous avoir quitté : Schemselnihar avoit fait châtier pour quelque faute une des deux esclaves que vous vîtes avec elle le jour du rendez-vous dans votre autre maison. L’esclave outrée de ce mauvais traitement, a trouvé la porte du palais ouverte ; elle est sortie, et nous ne doutons pas qu’elle n’ait tout déclaré à un des eunuques de notre garde, qui lui a donné retraite. Ce n’est pas tout : l’autre esclave sa compagne a fui aussi, et s’est réfugiée au palais du calife, à qui nous avons sujet de croire qu’elle a tout révélé. En voici la raison : c’est qu’aujourd’hui le calife vient d’envoyer prendre Schemselnihar par une vingtaine d’eunuques qui l’ont menée à son palais. J’ai trouvé le moyen de me dérober et de venir vous donner avis de tout ceci. Je ne sais pas ce qui se sera passé, mais je n’en augure rien de bon. Quoi qu’il en soit, je vous conjure de bien garder le secret…

Le jour dont on voyoit déjà la lumière, obligea la sultane Scheherazade de garder le silence à ces dernières paroles. Elle continua la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCIXe NUIT.

Sire, la confidente ajouta à ce qu’elle venoit de dire au joaillier, qu’il étoit bon qu’il allât trouver le prince de Perse, sans perdre de temps, et l’avertir de l’affaire, afin qu’il se tînt prêt à tout événement, et qu’il fût fidèle dans la cause commune. Elle ne lui en dit pas davantage, et elle se retira brusquement, sans attendre sa réponse.

Qu’auroit pu répondre le joaillier dans l’état où il se trouvoit ? Il demeura immobile et comme étourdi du coup. Il vit bien néanmoins que l’affaire pressoit : il se fit violence et alla trouver le prince de Perse incessamment. En l’abordant d’un air qui marquoit déjà la méchante nouvelle qu’il venoit lui annoncer : « Prince, dit-il, armez-vous de patience, de constance et de courage ; et préparez-vous à l’assaut le plus terrible que vous ayez eu à soutenir de votre vie. »

« Dites-moi en deux mots ce qu’il y a, reprit le prince, et ne me faites pas languir ; je suis prêt à mourir s’il en est besoin.

Le joaillier lui raconta ce qu’il venoit d’apprendre de la confidente, « Vous voyez bien, continua-t-il, que votre perte est assurée. Levez-vous, sauvez-vous promptement : le temps est précieux. Vous ne devez pas vous exposer à la colère du calife, encore moins à rien avouer au milieu des tourmens. »

Peu s’en fallut qu’en ce moment le prince n’expirât d’affliction, de douleur et de frayeur. Il se recueillit, et demanda au joaillier quelle résolution il lui conseilloit de prendre dans une conjoncture où il n’y avoit pas un moment dont il ne dût profiter. « Il n’y en a pas d’autre, repartit le joaillier, que de monter à cheval au plutôt, et de prendre le chemin d’Anbar[3] pour y arriver demain avant le jour. Prenez de vos gens ce que vous jugerez à propos, avec de bons chevaux, et souffrez que je me sauve avec vous. »

Le prince de Perse, qui ne vit pas d’autre parti à prendre, donna ordre aux préparatifs les moins embarrassans, prit de l’argent et des pierreries ; et après avoir pris congé de sa mère, il partit, s’éloigna de Bagdad en diligence, avec le joaillier et les gens qu’il avoit choisis.

Ils marchèrent le reste du jour et toute la nuit sans s’arrêter en aucun lieu, jusqu’à deux ou trois heures avant le jour du lendemain, que fatigués d’une si longue traite, et leurs chevaux n’en pouvant plus, ils mirent pied à terre pour se reposer.

Ils n’avoient presque pas eu le temps de respirer, qu’ils se virent assaillis tout-à-coup par une grosse troupe de voleurs. Ils se défendirent quelque temps très-courageusement ; mais les gens du prince furent tués. Cela obligea le prince et le joaillier à mettre les armes bas, et à s’abandonner à leur discrétion. Les voleurs leur donnèrent la vie ; mais après qu’ils se furent saisis des chevaux et du bagage, ils les dépouillèrent, et en se retirant avec leur butin, ils les laissèrent au même endroit.

Lorsque les voleurs furent éloignés : « Hé bien, dit le prince désolé au joaillier, que dites-vous de notre aventure et de l’état où nous voilà ? Ne vaudroit-il pas mieux que je fusse demeuré à Bagdad, que j’y eusse attendu la mort, de quelque manière que je dusse la recevoir ? »

« Prince, reprit le joaillier, c’est un décret de la volonté de Dieu : il lui plaît de nous éprouver par afflictions sur afflictions. C’est à nous de n’en point murmurer, et de recevoir ces disgrâces de sa main avec une entière soumission. Ne nous arrêtons pas ici davantage ; cherchons quelque lieu de retraite, où l’on veuille bien nous secourir dans notre malheur. »

« Laissez-moi mourir, lui dit le prince de Perse : il n’importe pas que je meure ici ou ailleurs. Peut-être même qu’au moment où nous parlons, Schemselnihar n’est plus, et je ne dois plus chercher à vivre après elle. » Le joaillier le persuada enfin, à force de prières. Ils marchèrent quelque temps, et ils rencontrèrent une mosquée qui étoit ouverte, où ils entrèrent et passèrent le reste de la nuit.

À la pointe du jour un homme seul arriva dans cette mosquée. Il y fit sa prière ; et quand il eut achevé, il aperçut en se retournant le prince de Perse et le joaillier qui étoient assis dans un coin. Il s’approcha d’eux en les saluant avec beaucoup de civilité. « Autant que je puis le connoître, leur dit-il, il me semble que vous êtes étrangers. » Le joaillier prit la parole : « Vous ne vous trompez pas, répondit-il : nous avons été volés cette nuit en venant de Bagdad, comme vous le pouvez voir à l’état où nous sommes, et nous avons besoin de secours ; mais nous ne savons à qui nous adresser. » « Si vous voulez prendre la peine de venir chez moi, repartit l’homme, je vous donnerai volontiers l’assistance que je pourrai. »

À cette offre obligeante, le joaillier se tourna du côté du prince de Perse, et lui dit à l’oreille : « Cet homme, prince, comme vous le voyez, ne nous connoît pas, et nous avons à craindre que quelqu’autre ne vienne et ne nous connoisse. Nous ne devons pas, ce me semble, refuser la grâce qu’il veut bien nous faire. » « Vous êtes le maître, reprit le prince, et je consens à tout ce que vous voudrez. »

L’homme qui vit que le joaillier et le prince de Perse consultoient ensemble, s’imagina qu’ils faisoient difficulté d’accepter la proposition qu’il leur avoit faite. Il leur demanda quelle étoit leur résolution. « Nous sommes prêts à vous suivre, répondit le joaillier : ce qui nous fait de la peine, c’est que nous sommes nus, et que nous avons honte de paroître en cet état. »

Par bonheur, l’homme eut à leur donner à chacun assez de quoi se couvrir pour les conduire jusque chez lui. Ils n’y furent pas plutôt arrivés, que leur hôte leur fit apporter à chacun un habit assez propre ; et comme il ne douta pas qu’ils n’eussent grand besoin de manger, et qu’ils seroient bien aises d’être dans leur particulier, il leur fit porter plusieurs plats par une esclave. Mais ils ne mangèrent presque pas, sur-tout le prince de Perse, qui étoit dans une langueur et dans un abattement qui fit tout craindre au joaillier pour sa vie.

Leur hôte les vit à diverses fois pendant le jour ; et sur le soir, comme il savoit qu’ils avoient besoin de repos, il les quitta de bonne heure. Mais le joaillier fut bientôt obligé de l’appeler pour assister à la mort du prince de Perse. Il s’aperçut que ce prince avoit la respiration forte et véhémente ; et cela lui fit comprendre qu’il n’avoit plus que peu de momens à vivre. Il s’approcha de lui, et le prince lui dit : « C’en est fait, comme vous le voyez, et je suis bien aise que vous soyez témoin du dernier soupir de ma vie. Je la perds avec bien de la satisfaction, et je ne vous en dis pas la raison, vous la savez. Tout le regret que j’ai, c’est de ne pas mourir entre les bras de ma chère mère, qui m’a toujours aimé tendrement, et pour qui j’ai toujours eu le respect que je devois. Elle aura bien de la douleur de n’avoir pas eu la triste consolation de me fermer les yeux, et de m’ensevelir de ses propres mains. Témoignez-lui bien la peine que j’en souffre, et priez-la de ma part de faire transporter mon corps à Bagdad, afin qu’elle arrose mon tombeau de ses larmes, et qu’elle m’y assiste de ses prières. » Il n’oublia pas l’hôte de la maison ; il le remercia de l’accueil généreux qu’il lui avoit fait ; et après lui avoir demandé en grâce de vouloir bien que son corps demeurât en dépôt chez lui jusqu’à ce qu’on vînt l’enlever, il expira…

Scheherazade en étoit en cet endroit, lorsqu’elle s’aperçut que le jour paroissoit. Elle cessa de parler, et elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVe NUIT.

Sire, dès le lendemain de la mort du prince de Perse, le joaillier profita de la conjoncture d’une caravane assez nombreuse qui venoit à Bagdad, où il se rendit en sûreté. Il ne fit que rentrer chez lui et changer d’habit à son arrivée, et se rendit à l’hôtel du feu prince de Perse, où l’on fut alarmé de ne pas voir le prince avec lui. Il pria qu’on avertit la mère du prince, qu’il souhaitoit de lui parler, et l’on ne fut pas long-temps à l’introduire dans une salle, où elle étoit avec plusieurs de ses femmes. « Madame, lui dit le joaillier d’un air et d’un ton qui marquoient la fâcheuse nouvelle qu’il avoit à lui annoncer, Dieu vous conserve et vous comble de ses bontés. Vous n’ignorez pas que Dieu dispose de nous comme il lui plaît… »

La dame ne donna pas le temps au joaillier d’en dire davantage. « Ah, s’écria-t-elle, vous m’annoncez la mort de mon fils ! » Elle poussa en même temps des cris effroyables, qui, mêlés avec ceux des femmes, renouvelèrent les larmes du joaillier. Elle se tourmenta et s’affligea long-temps avant qu’elle lui laissât reprendre ce qu’il avoit à lui dire. Elle interrompit enfin ses pleurs et ses gémissemens, et elle le pria de continuer et de ne lui rien cacher des circonstances d’une séparation si triste. Il la satisfit ; et quand il eut achevé, elle lui demanda si le prince son fils, dans les derniers momens de sa vie, ne l’avoit pas chargé de quelque chose de particulier à lui dire. Il lui assura qu’il n’avoit pas eu un plus grand regret que de mourir éloigné d’elle, et que la seule chose qu’il avoit souhaitée, étoit qu’elle voulût bien prendre le soin de faire transporter son corps à Bagdad. Dès le lendemain, de grand matin, elle se mit en chemin accompagnée de ses femmes et de la plus grande partie de ses esclaves.

Quand le joaillier qui avoit été retenu par la mère du prince de Perse, eut vu partir cette dame, il retourna chez lui tout triste et les jeux baissés, avec un grand regret de la mort d’un prince si accompli et si aimable, à la fleur de son âge.

Comme il marchoit recueilli en lui-même, une femme se présenta et s’arrêta devant lui. Il leva les yeux, et vit que c’étoit la confidente de Schemselnihar, qui étoit habillée de deuil et pleuroit. Il renouvela ses pleurs à cette vue sans ouvrir la bouche pour lui parler, et il continua de marcher jusque chez lui, où la confidente le suivit et entra avec lui.

Ils s’assirent ; et le joaillier en prenant la parole le premier, demanda à la confidente avec un grand soupir, si elle avoit déjà appris la mort du prince de Perse, et si c’étoit lui qu’elle pleuroit. « Hélas non, s’écria-t-elle ! Quoi, ce prince si charmant est mort ! Il n’a pas vécu long-temps après sa chère Schemselnihar. Belles ames, ajouta-t-elle, en quelque part que vous soyez, vous devez être bien contentes de pouvoir vous aimer désormais sans obstacle ! Vos corps étoient un empêchement à vos souhaits, et le ciel vous en a délivrés pour vous unir ! »

Le joaillier qui ne savoit rien de la mort de Schemselnihar, et qui n’avoit pas encore fait réflexion que la confidente qui lui parloit étoit habillée de deuil, eut une nouvelle affliction d’apprendre cette nouvelle. « Schemselnihar est morte, s’écria-t-il ! » « Elle est morte, reprit la confidente en pleurant tout de nouveau, et c’est d’elle que je porte le deuil ! Les circonstances de sa mort sont singulières, et elles méritent que vous les sachiez ; mais avant que je vous en fasse le récit, je vous prie de me faire part de celles de la mort du prince de Perse, que je pleurerai toute ma vie, avec celle de Schemselnihar ma chère et respectable maîtresse. »

Le joaillier donna à la confidente la satisfaction qu’elle demandoit ; et dès qu’il lui eut raconté le tout, jusqu’au départ de la mère du prince de Perse qui venoit de se mettre en chemin elle-même, pour faire apporter le corps du prince à Bagdad : « Vous n’avez pas oublié, lui dit-elle, que je vous ai dit que le calife avoit fait venir Schemselnihar à son palais ; il étoit vrai, comme nous avions tout sujet de nous le persuader, que le calife avoit été informé des amours de Schemselnihar et du prince de Perse, par les deux esclaves qu’il avoit interrogées toutes deux séparément. Vous allez vous imaginer qu’il se mit en colère contre Schemselnihar, et qu’il donna de grandes marques de jalousie et de vengeance prochaine contre le prince de Perse. Point du tout : il ne songea pas un moment au prince de Perse. Il plaignit seulement Schemselnihar ; et il est à croire qu’il s’attribua à lui-même ce qui est arrivé, sur la permission qu’il lui avoit donnée d’aller librement par la ville sans être accompagnée d’eunuques. On n’en peut conjecturer autre chose, après la manière tout extraordinaire dont il en a usé avec elle, comme vous allez l’entendre.

» Le calife la reçut avec un visage ouvert ; et quand il eut remarqué la tristesse dont elle étoit accablée, qui cependant ne diminuoit rien de sa beauté (car elle parut devant lui sans aucune marque de surprise ni de frayeur ) : « Schemselnihar, lui dit-il avec une bonté digne de lui, je ne puis souffrir que vous paroissiez devant moi avec un air qui m’afflige infiniment. Vous savez avec quelle passion je vous ai toujours aimée : vous devez en être persuadée par toutes les marques que je vous en ai données. Je ne change pas, et je vous aime plus que jamais. Vous avez des ennemis, et ces ennemis m’ont fait des rapports contre votre conduite ; mais tout ce qu’ils ont pu me dire, ne me fait pas la moindre impression. Quittez donc cette mélancolie, et disposez-vous à m’entretenir ce soir de quelque chose d’agréable et de divertissant, à votre ordinaire. » Il lui dit plusieurs autres choses très-obligeantes, et il la fit entrer dans un appartement magnifique, près du sien, où il la pria de l’attendre.

» L’affligée Schemselnihar fut très-sensible à tant de témoignages de considération pour sa personne ; mais plus elle connoissoit combien elle en étoit obligée au calife, plus elle étoit pénétrée de la vive douleur d’être éloignée peut-être pour jamais du prince de Perse sans qui elle ne pouvoit plus vivre.

» Cette entrevue du calife et de Schemselnihar, continua la confidente, se passa pendant que j’étois venue vous parler, et j’en ai appris les particularités de mes compagnes qui étoient présentes. Mais dès que je vous eus quitté, j’allai rejoindre Schemselnihar, et je fus témoin de ce qui se passa le soir. Je la trouvai dans l’appartement que j’ai dit ; et comme elle se douta que je venois de chez vous, elle me fit approcher, et sans que personne l’entendît : « Je vous suis bien obligée, me dit-elle, du service que vous venez de me rendre ; je sens bien que ce sera le dernier. » Elle ne m’en dit pas davantage ; et je n’étois pas dans un lieu à pouvoir lui dire quelque chose pour tâcher de la consoler.

« Le calife entra le soir au son des instrumens que les femmes de Schemselnihar touchoient, et l’on servit aussitôt la collation. Le calife prit Schemselnihar par la main, et la fit asseoir près de lui sur le sofa. Elle se fit une si grande violence pour lui complaire, que nous la vîmes expirer peu de momens après. En effet, elle fut à peine assise, qu’elle se renversa en arrière. Le calife crut qu’elle n’étoit qu’évanouie, et nous eûmes toutes la même pensée. Nous tâchâmes de la secourir ; mais elle ne revint pas, et voilà de quelle manière nous la perdîmes.

» Le calife l’honora de ses larmes qu’il ne put retenir ; et avant de se retirer à son appartement, il ordonna de casser tous les instrumens, ce qui fut exécuté. Je restai toute la nuit près du corps ; je le lavai et l’ensevelis moi-même, en le baignant de mes larmes ; et le lendemain elle fut enterrée, par ordre du calife, dans un tombeau magnifique qu’il avoit déjà fait bâtir dans le lieu qu’elle avoit choisi elle-même. Puisque vous dites, ajouta-t-elle, qu’on doit apporter le corps du prince de Perse à Bagdad, je suis résolue à faire en sorte qu’on l’apporte pour être mis dans le même tombeau. »

Le joaillier fut fort surpris de cette résolution de la confidente. « Vous n’y songez pas, reprit-il, jamais le calife ne le souffrira. » « Vous croyez la chose impossible, repartit la confidente : elle ne l’est pas ; et vous en conviendrez vous-même, quand je vous aurai dit que le calife a donné la liberté à toutes les esclaves de Schemselnihar, avec une pension à chacune, suffisante pour subsister, et qu’il m’a chargée du soin et de la garde de son tombeau, avec un revenu considérable pour l’entretenir et pour ma subsistance en particulier. D’ailleurs le calife, qui n’ignore pas les amours du prince de Perse et de Schemselnihar, comme je vous l’ai dit, et qui ne s’en est pas scandalisé, n’en sera nullement fâché. » Le joaillier n’eut plus rien à dire : il pria seulement la confidente de le mener à ce tombeau pour y faire sa prière. Sa surprise fut grande en y arrivant, quand il vit la foule du monde des deux sexes qui y accouroit de tous les endroits de Bagdad. Il ne put en approcher que de loin ; et lorsqu’il eut fait sa prière : « Je ne trouve plus impossible, dit-il à la confidente en la rejoignant, d’exécuter ce que vous aviez si bien imaginé. Nous n’avons qu’à publier, vous et moi, ce que nous savons des amours de l’un et de l’autre, et particulièrement de la mort du prince de Perse, arrivée presque dans le même temps. Avant que son corps n’arrive, tout Bagdad concourra à demander qu’il ne soit pas séparé d’avec celui de Schemselnihar. » La chose réussit ; et le jour que l’on sut que le corps devoit arriver, une infinité de peuple alla au-devant à plus de vingt milles.

La confidente attendit à la porte de la ville où elle se présenta à la mère du prince, et la supplia au nom de toute la ville qui le souhaitoit ardemment, de vouloir bien que les corps des deux amans qui n’avoient eu qu’un cœur jusqu’à leur mort, depuis qu’ils avoient commencé à s’aimer, n’eussent qu’un même tombeau. Elle y consentit ; et le corps fut porté au tombeau de Schemselnihar, à la tête d’un peuple innombrable de tous les rangs, et mis à côté d’elle. Depuis ce temps-là, tous les habitans de Bagdad, et même les étrangers de tous les endroits du monde où il y a des Musulmans, n’ont cessé d’avoir une grande vénération pour ce tombeau, et d’y aller faire leurs prières. »

« C’est, Sire, dit ici Scheherazade, qui s’aperçut en même temps qu’il étoit jour, ce que j’avois à raconter à votre Majesté des amours de la belle Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild et de l’aimable Ali Ebn Becar, prince de Perse. »

Quand Dinarzade vit que la sultane sa sœur avoit cessé de parler, elle la remercia, le plus obligeamment du monde, du plaisir qu’elle lui avoit fait par le récit d’une histoire si intéressante. « Si le sultan veut bien me souffrir encore jusqu’à demain, reprit Scheherazade, je vous raconterai celle du prince Camaralzaman[4], que vous trouverez beaucoup plus agréable. » Elle se tut ; et le sultan qui ne put encore se résoudre à la faire mourir, remit à l’écouter la nuit suivante.

CCXIe NUIT.

Le lendemain, avant le jour, dès que la sultane Scheherazade fut éveillée par les soins de Dinarzade, sa sœur, elle raconta au sultan des Indes l’histoire de Camaralzaman, comme elle l’avoit promis, et dit :


Notes
  1. Ce mot arabe signifie le soleil du jour.
  2. Les Arabes, les Persans et les Turcs, quand ils écrivent, tiennent le papier de la main gauche, appuyé ordinairement sur le genou, et écrivent de la main droite avec une petite canne taillée et fendue comme nos plumes. Cette sorte de canne est creuse, et ressemble à nos roseaux ; mais elle a plus de consistance.
  3. Anbar étoit une ville sur le Tigre, à vingt lieues au-dessous de Bagdad.
  4. C’est, en Arabe, la lune du temps, ou la lune du siècle.