Les Mille et Une Nuits/Histoire des amours de Camaralzaman

La bibliothèque libre.

HISTOIRE
DES AMOURS DE CAMARALZAMAN, PRINCE DE L’ISLE DES ENFANS DE KHALEDAN, ET DE BADOURE, PRINCESSE DE LA CHINE.



Sire, environ à vingt journées de navigation des côtes de Perse, il y a dans la vaste mer une isle que l’on appelle l’isle des Enfans de Khaledan. Cette isle est divisée en plusieurs grandes provinces, toutes considérables par des villes florissantes et bien peuplées, qui forment un royaume très-puissant. Autrefois elle étoit gouvernée par un roi nommé Schahzaman[1], qui avoit quatre femmes en mariage légitime, toutes quatre filles de rois, et soixante concubines.

Schahzaman s’estimoit le monarque le plus heureux de la terre, par la tranquillité et la prospérité de son règne. Une seule chose troubloit son bonheur : c’est qu’il étoit déjà avancé en âge et qu’il n’avoit point d’enfans, quoiqu’il eût un si grand nombre de femmes. Il ne savoit à quoi attribuer cette stérilité ; et, dans son affliction, il regardoit comme le plus grand malheur qui pût lui arriver, de mourir sans laisser après lui un successeur de son sang. Il dissimula long-temps le chagrin cuisant qui le tourmentoit, et il souffroit d’autant plus, qu’il se faisoit violence pour ne pas paroître qu’il en eût. Il rompit enfin le silence ; et un jour, après qu’il se fût plaint amèrement de sa disgrâce à son grand visir, à qui il en parla en particulier, il lui demanda s’il ne savoit pas quelque moyen d’y remédier.

« Si ce que votre Majesté me demande, répondit ce sage ministre, dépendoit des règles ordinaires de la sagesse humaine, elle auroit bientôt la satisfaction qu’elle souhaite si ardemment ; mais j’avoue que mon expérience et mes connoissances sont lui-dessous de ce qu’elle me propose : il n’y a que Dieu seul à qui l’on puisse recourir dans ces sortes de besoins ; au milieu de nos prospérités, qui l’ont souvent que nous l’oublions, il se plaît à nous mortifier par quelque endroit, afin que nous songions à lui, que nous reconnoissions sa toute-puissance, et que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des sujets qui font une profession particulière de l’honorer, de le servir et de vivre durement pour l’amour de lui : mon avis seroit que votre Majesté leur fit des aumônes, et les exhortât à joindre leurs prières aux vôtres. Peut-être que dans le grand nombre il s’en trouvera quelqu’un assez pur et assez agréable à Dieu, pour obtenir qu’il exauce vos vœux. »

Le roi Schahzaman approuva fort ce conseil, dont il remercia le grand visir. Il fit porter de riches aumônes dans chaque communauté de ces gens consacrés à Dieu ; il fit même venir les supérieurs ; et, après qu’il les eut régalés d’un festin frugal, il leur déclara son intention, et les pria d’en avertir les dévots qui étoient sous leur obéissance.

Schahzaman obtint du ciel ce qu’il desiroit ; et cela parut bientôt par la grossesse d’une de ses femmes, qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En action de grâces, il envoya aux communautés des Musulmans dévots, de nouvelles aumônes dignes de sa grandeur et de sa puissance ; et l’on célébra la naissance du prince, non-seulement dans sa capitale, mais même dans toute l’étendue de ses états, par des réjouissances publiques d’une semaine entière. On lui porta le prince dès qu’il fut né, et il lui trouva tant de beauté, qu’il lui donna le nom de Camaralzaman, lune du siècle.

Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les soins imaginables ; et dès qu’il fut en âge, le sultan Schahzaman son père, lui donna un sage gouverneur et d’habiles précepteurs. Ces personnages distingués par leur capacité, trouvèrent en lui un esprit aisé, docile et capable de recevoir toutes les instructions qu’ils voulurent lui donner, tant pour le réglement de ses mœurs que pour les connoissances qu’un prince, comme lui, devoit avoir. Dans un âge plus avancé, il apprit de même tous ses exercices, et il s’en acquittoit avec grâce et avec une adresse merveilleuse dont il charmoit tout le monde, et particulièrement le sultan son père.

Quand le prince eut atteint l’âge de quinze ans, le sultan, qui l’aimoit avec tendresse, et qui lui en donnoit tous les jours de nouvelles marques, conçut le dessein de lui en donner la plus éclatante, de descendre du trône, et de l’y établir lui-même. Il en parla à son grand visir. « Je crains, lui dit-il, que mon fils ne perde dans l’oisiveté de la jeunesse, non-seulement tous les avantages dont la nature l’a comblé, mais même ceux qu’il a acquis avec tant de succès par la bonne éducation que j’ai tâché de lui donner. Comme je suis désormais dans un âge à songer à la retraite, je suis presque résolu à lui abandonner le gouvernement, et à passer le reste de mes jours avec la satisfaction de le voir régner. Il y a long-temps que je travaille, et j’ai besoin de repos. »

Le grand visir ne voulut pas représenter au sultan toutes les raisons qui auroient pu le dissuader d’exécuter sa résolution ; il entra au contraire dans son sentiment. « Sire, répondit-il, le prince est encore bien jeune, ce me semble, pour le charger de si bonne heure d’un fardeau aussi pesant que celui de gouverner un état puissant. Votre Majesté craint qu’il ne se corrompe dans l’oisiveté, avec beaucoup de raison ; mais pour y remédier, ne jugeroit-elle pas plus à propos de le marier auparavant ? Le mariage attache et empêche qu’un jeune prince ne se dissipe. Avec cela, votre Majesté lui donneroit entrée dans ses conseils, où il apprendroit peu-à-peu à soutenir dignement l’éclat et le poids de votre couronne, dont vous seriez à temps de vous dépouiller en sa faveur, lorsque vous l’en jugeriez capable par votre propre expérience. »

Schahzaman trouva le conseil de son premier ministre fort raisonnable. Aussi fit-il appeler le prince Camaralzaman dès qu’il l’eut congédié.

Le prince, qui jusqu’alors avoit toujours vu le sultan son père à de certaines heures réglées, sans avoir besoin d’être appelé, fut un peu surpris de cet ordre. Au lieu de se présenter devant lui avec la liberté qui lui étoit ordinaire, il le salua avec un grand respect, et s’arrêta en sa présence les yeux baissés.

Le sultan s’aperçut de la contrainte du prince. « Mon fils, lui dit-il d’un air à le rassurer, savez-vous à quel sujet je vous ai fait appeler ? « « Sire, répondit le prince avec modestie, il n’y a que Dieu qui pénètre jusque dans les cœurs : je l’apprendrai de votre Majesté avec plaisir. » « Je l’ai fait pour vous dire, reprit le sultan, que je veux vous marier. Que vous en semble ? »

Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaisir. Elles le déconcertèrent ; la sueur lui en montoit même au visage, et il ne savoit que répondre. Après quelques momens de silence, il répondit : « Sire, je vous supplie de me pardonner si je parois interdit à la déclaration que votre Majesté me fait ; je ne m’y attendois pas dans la grande jeunesse où je suis. Je ne sais même si je pourrai jamais me résoudre au lien du mariage, non-seulement à cause de l’embarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien, mais même, après ce que j’ai lu dans nos auteurs de leurs fourberies, de leurs méchancetés et de leurs perfidies. Peut-être ne serai-je pas toujours dans ce sentiment. Je sens bien néanmoins qu’il me faut du temps avant de me déterminer à ce que votre Majesté exige de moi. »

Scheherazade vouloit poursuivre ; mais elle vit que le sultan des Indes, qui s’étoit aperçu que le jour paroissoit, sortoit du lit ; et cela fit qu’elle cessa de parler. Elle reprit le même conte la nuit suivante et lui dit :

CCXIIe NUIT.

Sire, la réponse du prince Camaralzaman affligea extrêmement le sultan son père. Ce monarque eut une véritable douleur de voir en lui une si grande répugnance pour le mariage. Il ne voulut pas néanmoins la traiter de désobéissance, ni user du pouvoir paternel ; il se contenta de lui dire : « Je ne veux pas vous contraindre là-dessus ; je vous donne le temps d’y penser et de considérer qu’un prince comme vous, destiné à gouverner un grand royaume, doit penser d’abord à se donner un successeur. En vous donnant cette satisfaction, vous me la donnerez à moi-même, qui suis bien aise de me voir revivre en vous et dans les enfans qui doivent sortir de vous. »

Schahzaman n’en dit pas davantage au prince Camaralzaman. Il lui donna entrée dans les conseils de ses états, et lui donna d’ailleurs tous les sujets d’être content qu’il pouvoit désirer. Au bout d’un an, il le prit en particulier. « Eh bien, mon fils, lui dit-il, vous êtes-vous souvenu de faire réflexion sur le dessein que j’avois de vous marier dès l’année passée ? Refuserez-vous encore de me donner la joie que j’attends de votre obéissance ; et voulez-vous me laisser mourir sans me donner cette satisfaction ? »

Le prince parut moins déconcerté que la première fois, et il n’hésita pas long-temps à répondre en ces termes, avec fermeté : « Sire, dit-il, je n’ai pas manqué d’y penser avec l’attention que je devois ; mais après y avoir pensé mûrement, je me suis confirmé davantage dans la résolution de vivre sans m’engager dans le mariage. En effet, les maux infinis que les femmes ont causés de tout temps dans l’univers, comme je l’ai appris pleinement dans nos histoires, et ce que j’entends dire chaque jour de leur malice, sont des motifs qui me persuadent de n’avoir de ma vie aucune liaison avec elles. Ainsi, votre Majesté me pardonnera si j’ose lui représenter qu’il est inutile qu’elle me parle davantage de me marier. » Il en demeura là, et quitta le sultan son père brusquement, sans attendre qu’il lui dît autre chose.

Tout autre monarque que le roi Schahzaman auroit eu de la peine à ne pas s’emporter, après la hardiesse avec laquelle le prince son fils venoit de lui parler, et à ne pas l’en faire repentir ; mais il le chérissoit, et il vouloit employer toutes les voies de douceur avant de le contraindre. Il communiqua à son premier ministre le nouveau sujet de chagrin que Camaralzaman venoit de lui donner. « J’ai suivi votre conseil, lui dit-il ; mais Camaralzaman est plus éloigné de se marier qu’il ne l’étoit la première fois que je lui en parlai ; et il s’en est expliqué en des termes si hardis, que j’ai eu besoin de ma raison et de toute ma modération pour ne me pas mettre en colère contre lui. Les pères qui demandent des enfans avec autant d’ardeur que j’ai demandé celui-ci, sont autant d’insensés qui cherchent à se priver eux-mêmes du repos dont il ne tient qu’à eux de jouir tranquillement. Dites-moi, je vous prie, par quels moyens je dois ramener un esprit si rebelle à mes volontés ? »

« Sire, reprit le grand visir, on vient à bout d’une infinité d’affaires avec la patience ; peut-être que celle-ci n’est pas d’une nature à y réussir par cette voie ; mais votre Majesté n’aura point à se reprocher d’avoir usé d’une trop grande précipitation, si elle juge à propos de donner une autre année au prince pour se consulter lui-même. Si dans cet intervalle il rentre dans son devoir, elle en aura une satisfaction d’autant plus grande, qu’elle n’aura employé que la bonté paternelle pour l’y obliger. Si au contraire il persiste dans son opiniâtreté, alors quand l’année sera expirée, il me semble que votre Majesté aura lieu de lui déclarer en plein conseil, qu’il est du bien de l’état qu’il se marie. Il n’est pas croyable qu’il vous manque de respect à la face d’une compagnie célèbre que vous honorez de votre présence. »

Le sultan, qui desiroit si passionnément de voir le prince son fils marié, que les momens d’un si long délai lui paroissoient des années, eut bien de la peine à se résoudre à attendre si long-temps. Il se rendit néanmoins aux raisons de son grand visir, qu’il ne pouvoit désapprouver…

Le jour qui avoit déjà commencé à paroître, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. Elle reprit la suite du conte la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :

CCXIIIe NUIT.

Sire, après que le grand visir se fut retiré, le sultan Schahzaman alla à l’appartement de la mère du prince Camaralzaman, à qui il y avoit long-temps qu’il avoit témoigné l’ardent désir qu’il avoit de le marier. Quand il lui eut raconté avec douleur de quelle manière il venoit de le refuser une seconde fois, et marqué l’indulgence qu’il vouloit bien avoir encore pour lui, par le conseil de son grand visir : « Madame, lui dit-il, je sais qu’il a plus de confiance en vous qu’en moi, que vous lui parlez, et qu’il vous écoute plus familièrement ; je vous prie de prendre le temps de lui en parler sérieusement, et de lui faire bien comprendre que s’il persiste dans son opiniâtreté, il me contraindra à la fin d’en venir à des extrêmités dont je serois très-fâché, et qui le feroient repentir lui-même de m’avoir désobéi. »

Fatime, c’étoit ainsi que s’appeloit la mère de Camaralzaman, marqua au prince son fils, la première fois qu’elle le vit, qu’elle étoit informée du nouveau refus de se marier, qu’il avoit fait au sultan son père, et combien elle étoit fâchée qu’il lui eût donné un si grand sujet de colère. « Madame, reprit Camaralzaman, je vous supplie de ne pas renouveler ma douleur sur cette affaire ; je craindrois trop, dans le dépit où j’en suis, qu’il ne m’échappât quelque chose contre le respect que je vous dois. » Fatime connut, par cette réponse, que la plaie étoit trop récente, et ne lui en parla pas davantage pour cette fois.

Long-temps après, Fatime crut avoir trouvé l’occasion de lui parler sur le même sujet, avec plus d’espérance d’être écoutée. « Mon fils, dit-elle, je vous prie, si cela ne vous fait pas de peine, de me dire quelles sont donc les raisons qui vous donnent une si grande aversion pour le mariage. Si vous n’en avez pas d’autres que celle de la malice et de la méchanceté des femmes, elle ne peut pas être plus foible ni moins raisonnable. Je ne veux pas prendre la défense des méchantes femmes : il y en a un très-grand nombre, j’en suis très-persuadée ; mais c’est une injustice des plus criantes de les taxer toutes de l’être. Hé, mon fils, vous arrêtez-vous à quelques-unes dont parlent vos livres, qui ont causé à la vérité de grands désordres, et que je ne veux pas excuser ? Mais, que ne faites-vous attention à tant de monarques, à tant de sultans et à tant d’autres princes particuliers, dont les tyrannies, les barbaries et les cruautés font horreur à lire dans les histoires que j’ai lues comme vous ? Pour une femme, vous trouverez mille de ces tyrans et de ces barbares. Et les femmes honnêtes et sages, mon fils, qui ont le malheur d’être mariées à ces furieux, croyez-vous qu’elles soient fort heureuses ? »

« Madame, reprit Camaralzaman, je ne doute pas qu’il n’y ait un grand nombre de femmes sages, vertueuses, bonnes, douces et de bonnes mœurs. Plût à Dieu qu’elles vous ressemblassent toutes ! Ce qui me révolte, c’est le choix douteux qu’un homme est obligé de faire pour se marier, ou plutôt qu’on ne lui laisse pas souvent la liberté de faire à sa volonté. Supposons que je me sois résolu à m’engager dans le mariage, comme le sultan mon père le souhaite avec tant d’impatience, quelle femme me donnera-t-il ? Une princesse apparemment, qu’il demandera à quelque prince de ses voisins, qui se fera un grand honneur de la lui envoyer. Belle ou laide, il faudra la prendre. Je veux qu’aucune autre princesse ne lui soit comparable en beauté. Qui peut assurer qu’elle aura l’esprit bien fait ; qu’elle sera traitable, complaisante, accueillante, prévenante, obligeante ; que son entretien ne sera que de choses solides, et non pas d’habillemens, d’ajustemens, d’ornemens, et de mille autres badineries qui doivent faire pitié à tout homme de bon sens ; en un mot, qu’elle ne sera pas fière, hautaine, fâcheuse, méprisante, et qu’elle n’épuisera pas tout un état par ses dépenses frivoles en habits, en pierreries, en bijoux, en magnificence folle et mal entendue ? Comme vous le voyez, madame, voilà, sur un seul article, une infinité d’endroits par où je dois me dégoûter entièrement du mariage. Que cette princesse enfin soit si parfaite et si accomplie, qu’elle soit irréprochable sur chacun de tous ces points, j’ai un grand nombre de raisons encore plus fortes, pour ne me pas désister de mon sentiment, non plus que de ma résolution. »

« Quoi, mon fils, repartit Fatime, vous avez d’autres raisons après celles que vous venez de me dire ? Je prétendois cependant vous répondre, et vous fermer la bouche en un mot. » « Cela ne doit pas vous en empêcher, madame, répliqua le prince ; j’aurai peut-être de quoi répliquer à votre réponse. »

« Je voulois dire, mon fils, dit alors Fatime, qu’il est aisé à un prince, quand il a eu le malheur d’avoir épousé une princesse telle que vous venez de la dépeindre, de la laisser et de donner de bons ordres pour empêcher qu’elle ne ruine l’état. »

« Eh, madame, reprit le prince Camaralzaman, ne voyez-vous pas quelle mortification terrible c’est à un prince, d’être contraint d’en venir à cette extrémité ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux, pour sa gloire et pour son repos, qu’il ne s’y expose pas ? »

« Mais, mon fils, dit encore Fatime, de la manière que vous l’entendez, je comprends que vous voulez être le dernier des rois de votre race, qui ont régné si glorieusement dans les isles des Enfans de Khaledan. »

« Madame, répondit le prince Camaralzaman, je ne souhaite pas de survivre au roi mon père. Quand je mourrois avant lui, il n’y auroit pas lieu de s’en étonner, après tant d’exemples d’enfans qui meurent avant leurs pères. Mais il est toujours glorieux à une race de rois de finir par un prince aussi digne de l’être, comme je tâcherois de me rendre tel que ses prédécesseurs, et que celui par où elle a commencé. »

Depuis ce temps-là, Fatime eut très-souvent de semblables entretiens avec le prince Camaralzaman, et il n’y a pas de biais par où elle n’ait tâché de déraciner son aversion. Mais il éluda toutes les raisons qu’elle put lui apporter, par d’autres raisons auxquelles elle ne savoit que répondre, et il demeura inébranlable.

L’année s’écoula, et au grand regret du sultan Schahzaman, le prince Camaralzaman ne donna pas la moindre marque d’avoir changé de sentiment. Un jour de conseil solennel enfin, que le premier visir, les autres visirs, les principaux officiers de la couronne, et les généraux d’armée étoient assemblés, le sultan prit la parole, et dit au prince : « Mon fils, il y a long-temps que je vous ai marqué la passion avec laquelle je desirois de vous voir marié, et j’attendois de vous plus de complaisance pour un père qui ne vous demandoit rien que de raisonnable. Après une si longue résistance de votre part, qui a poussé ma patience à bout, je vous marque la même chose en présence de mon conseil. Ce n’est plus simplement pour obliger un père que vous ne devriez pas avoir refusé ; c’est que le bien de mes états l’exige, et que tous ces seigneurs le demandent avec moi. Déclarez-vous donc, afin que selon votre réponse, je prenne les mesures que je dois. »

Le prince Camaralzaman répondit avec si peu de retenue, ou plutôt avec tant d’emportement, que le sultan, justement irrité de la confusion qu’un fils lui donnoit en plein conseil, s’écria : « Quoi, fils dénaturé, vous avez l’insolence de parler ainsi à votre père et à votre sultan ! » Il le fit arrêter par les huissiers, et conduire à une tour ancienne, mais abandonnée depuis long-temps, où il fut enfermé, avec un lit, peu d’autres meubles, quelques livres et un seul esclave pour le servir.

Camaralzaman, content d’avoir la liberté de s’entretenir avec ses livres, regarda sa prison avec assez d’indifférence. Sur le soir, il se leva, il fit sa prière ; et après avoir lu quelques chapitres de l’Alcoran avec la même tranquillité que s’il eut été dans son appartement au palais du sultan son père, il se coucha sans éteindre la lampe qu’il laissa près de son lit, et s’endormit.

Dans cette tour, il y avoit un puits qui servoit de retraite pendant le jour à une fée nommée Maimoune, fille de Damriat, roi ou chef d’une légion de génies. Il étoit environ minuit, lorsque Maimoune s’élança légèrement au haut du puits pour aller par le monde, selon sa coutume, où la curiosité la porteroit. Elle fut fort étonnée de voir de la lumière dans la chambre du prince Camaralzaman. Elle y entra, et sans s’arrêter à l’esclave qui étoit couché à la porte, elle s’approcha du lit, dont la magnificence l’attira ; et elle fut plus surprise qu’auparavant de voir que quelqu’un y étoit couché.

Le prince Camaralzaman avoit le visage à demi caché sous la couverture. Maimoune la leva un peu, et elle vit le plus beau jeune homme qu’elle eût jamais vu en aucun endroit de la terre habitable qu’elle avoit souvent parcourue. « Quel éclat, dit-elle en elle-même, ou plutôt quel prodige de beauté ne doit-ce pas être, lorsque les yeux que cachent des paupières si bien formées, sont ouverts ! Quel sujet peut-il avoir donné pour être traité d’une manière si indigne du haut rang dont il est ! » Car elle avoit déjà appris de ses nouvelles, et elle se douta de l’affaire.

Maimoune ne pouvoit se lasser d’admirer le prince Camaralzaman ; mais enfin, après l’avoir baisé sur chaque joue et au milieu du front sans l’éveiller, elle remit la couverture comme elle étoit auparavant, et prit son vol dans l’air. Comme elle se fut élevée bien haut vers la moyenne région, elle fut frappée d’un bruit d’ailes qui l’obligea de voler du même côté. En approchant, elle connut que c’étoit un génie qui faisoit ce bruit, mais un génie de ceux qui sont rebelles à Dieu ; car pour Maimoune, elle étoit de ceux que le grand Salomon contraignit de reconnoître depuis ce temps-là[2].

Le génie, qui se nommoit Danhasch, et qui étoit fils de Schamhourasch, reconnut aussi Maimoune, mais avec une grande frayeur. En effet, il connoissoit qu’elle avait une grande supériorité sur lui par sa soumission à Dieu. Il auroit bien voulu éviter sa rencontre ; mais il se trouva si près d’elle, qu’il falloit se battre ou céder.

Danhasch prévint Maimoune : « Brave Maimoune, lui dit-il d’un ton de suppliant, jurez-moi par le grand nom de Dieu que vous ne me ferez pas de mal, et je vous promets de mon côté de ne vous en pas faire. »

« Maudit génie, reprit Maimoune, quel mal peux-tu me faire ? Je ne te crains pas. Je veux bien t’accorder cette grâce, et je te fais le serment que tu me demandes. Dis-moi présentement d’où tu viens, ce que tu as vu, ce que tu as fait cette nuit ? » « Belle dame, répondit Danhasch, vous me rencontrez à propos pour entendre quelque chose de merveilleux… »

La sultane Scheherazade fut obligée de ne pas poursuivre son discours plus avant, à cause de la clarté du jour qui se faisoit voir. Elle cessa de parler ; et la nuit suivante, elle continua en ces termes :

CCXIVe NUIT.

Sire, dit-elle, Danhasch, le génie rebelle à Dieu, poursuivit, et dit à Maimoune :

« Puisque vous le souhaitez, je vous dirai que je viens des extrémités de la Chine, où elles regardent les dernières isles de cet hémisphère… Mais, charmante Maimoune, dit ici Danhasch, qui trembloit de peur à la présence de cette fée, et qui avoit de la peine à parler, vous me promettez au moins de me pardonner et de me laisser aller librement quand j’aurai satisfait à vos demandes. »

« Poursuis, poursuis, maudit, reprit Maimoune, et ne crains rien. Crois-tu que je sois une perfide comme toi, et que je sois capable de manquer au grand serment que je t’ai fait ? Prends bien garde seulement de ne me rien dire qui ne soit vrai : autrement je te couperai les ailes, et te traiterai comme tu le mérites. »

Danhasch un peu rassuré par ces paroles de Maimoune : « Ma chère dame, reprit-il, je ne vous dirai rien que de très-vrai : ayez seulement la bonté de m’écouter. Le pays de la Chine d’où je viens, est un des plus grands et des plus puissans royaumes de la terre, d’où dépendent les dernières isles de cet hémisphère dont je vous ai déjà parlé. Le roi d’aujourd’hui s’appelle Gaïour, et ce roi a une fille unique, la plus belle qu’on ait jamais vue dans l’univers, depuis que le monde est monde. Ni vous, ni moi, ni les génies de votre parti ni du mien, ni tous les hommes ensemble, nous n’avons pas de termes propres, d’expressions assez vives, ou d’éloquence suffisante pour en faire un portrait qui approche de ce qu’elle est en effet. Elle a les cheveux d’un brun et d’une si grande longueur, qu’ils lui descendent beaucoup plus bas que les pieds, et ils sont en si grande abondance, qu’ils ne ressemblent pas mal à une de ces belles grappes de raisin dont les grains sont d’une grosseur extraordinaire, lorsqu’elle les a accommodés en boucles sur sa tête. Au-dessous de ses cheveux, elle a le front aussi uni que le miroir le mieux poli, et d’une forme admirable ; les jeux noirs à fleur de tête, brillans et pleins de feu ; le nez, ni trop long ni trop court ; la bouche petite et vermeille ; les dents sont comme deux files de perles, qui surpassent les plus belles en blancheur ; et quand elle remue la langue pour parler, elle rend une voix douce et agréable, et elle s’exprime par des paroles qui marquent la vivacité de son esprit ; le plus bel albâtre n’est pas plus blanc que sa gorge. De cette foible ébauche enfin, vous jugerez aisément qu’il n’y a pas de beauté au monde plus parfaite.

» Qui ne connoîtroît pas bien le roi, père de cette princesse, jugeroit aux marques de tendresse paternelle qu’il lui a données, qu’il en est amoureux. Jamais amant n’a fait pour la maitresse la plus chérie, ce qu’on lui a vu faire pour elle. En effet, la jalousie la plus violente n’a jamais fait imaginer ce que le soin de la rendre inaccessible à tout autre qu’à celui qui doit l’épouser, lui a fait inventer et exécuter. Afin qu’elle n’eût pas à s’ennuyer dans la retraite qu’il avoit résolu qu’elle gardât, il lui a fait bâtir sept palais, à quoi on n’a jamais rien vu ni entendu de pareil.

» Le premier palais est de cristal de roche, le second de bronze, le troisième de fin acier, le quatrième d’une autre sorte de bronze plus précieux que le premier et que l’acier, le cinquième de pierre de touche, le sixième d’argent, et le septième d’or massif. Il les a meublés d’une somptuosité inouie, chacun d’une manière proportionnée à la manière dont ils sont bâtis. Il n’a pas oublié dans les jardins qui les accompagnent, les parterres de gazon ou émaillés de fleurs, les pièces d’eau, les jets d’eau, les canaux, les cascades, les bosquets plantés d’arbres à perte de vue, où le soleil ne pénètre jamais, le tout d’une ordonnance différente en chaque jardin. Le roi Gaïour enfin a fait voir que l’amour paternel seul lui a fait faire une dépense presque immense.

« Sur la renommée de la beauté incomparable de la princesse, les rois voisins les plus puissans envoyèrent d’abord la demander en mariage par des ambassades solennelles. Le roi de la Chine les reçut toutes avec le même accueil ; mais comme il ne vouloit marier la princesse que de son consentement, et que la princesse n’agréoit aucun des partis qu’on lui proposoit, si les ambassadeurs se retiroient peu satisfaits, quant au sujet de leur ambassade, ils partoient au moins très-contens des civilités et des honneurs qu’ils avoient reçus.

« Sire, disoit la princesse au roi de la Chine, vous voulez me marier, et vous croyez par-là me faire un grand plaisir. J’en suis persuadée, et je vous en suis très-obligée. Mais où pourrois-je trouver ailleurs que près de votre Majesté, des palais si superbes et des jardins si délicieux ? J’ajoute que sous votre bon plaisir je ne suis contrainte en rien, et qu’on me rend les mêmes honneurs qu’à votre propre personne. Ce sont des avantages que je ne trouverois en aucun autre endroit du monde, à quelqu’époux que je voulusse me donner. Les maris veulent toujours être les maitres, et je ne suis pas d’humeur à me laisser commander.

» Après plusieurs ambassades, il en arriva une de la part d’un roi plus riche et plus puissant que tous ceux qui s’étoient présentés. Le roi de la Chine en parla à la princesse sa fille, et lui exagéra combien il lui seroit avantageux de l’accepter pour époux, La princesse le supplia de vouloir l’en dispenser, et lui apporta les mêmes raisons qu’auparavant. Il la pressa ; mais au lieu de se rendre, la princesse perdit le respect qu’elle devoit au roi son père. « Sire, lui dit-elle en colère, ne me parlez plus de ce mariage, ni d’aucun autre ; sinon je m’enfoncerai le poignard dans le sein, et me délivrerai de vos importunités. »

» Le roi de la Chine, extrêmement indigné contre la princesse, lui repartit : « Ma fille, vous êtes une folle, et je vous traiterai en folle. » En effet, il la fit renfermer dans un seul appartement d’un de ses palais, et ne lui donna que dix vieilles femmes pour lui tenir compagnie et la servir, dont la principale étoit sa nourrice. Ensuite, afin que les rois voisins qui lui avoient envoyé des ambassades, ne songeassent plus à elle, il leur dépêcha des envoyés pour leur annoncer l’éloignement où elle étoit pour le mariage. Et comme il ne douta pas qu’elle ne fût véritablement folle, il chargea les mêmes envoyés de faire savoir dans chaque cour, que s’il y avoit quelque médecin assez habile pour la guérir, il n’avoit qu’à venir, et qu’il la lui donneroit pour femme en récompense.

« Belle Maimoune, poursuivit Danhasch, les choses sont en cet état, et je ne manque pas d’aller régulièrement chaque jour contempler cette beauté incomparable, à qui je serois bien fâché d’avoir fait le moindre mal, nonobstant ma malice naturelle. Venez la voir, je vous en conjure : elle en vaut la peine. Quand vous aurez connu par vous-même que je ne suis pas un menteur, je suis persuadé que vous m’aurez quelqu’obligation de vous avoir fait voir une princesse qui n’a pas d’égale en beauté. Je suis prêt à vous servir de guide, vous n’avez qu’à commander. »

Au lieu de répondre à Danhasch, Maimoune fit de grands éclats de rire qui durèrent long-temps ; et Danhasch, qui ne savoit à quoi en attribuer la cause, demeura dans un grand étonnement. Quand elle eut bien ri à plusieurs reprises : « Bon, bon, lui dit-elle, tu veux m’en faire accroire ! Je croyois que tu allois me parler de quelque chose de surprenant et d’extraordinaire, et tu me parles d’une chassieuse ! Eh, fi, fi : que dirois-tu donc, maudit, si tu avois vu comme moi le beau prince que je viens de voir en ce moment, et que j’aime autant qu’il le mérite ? Vraiment c’est bien autre chose ; tu en deviendrois fou. »

« Agréable Maimoune, reprit Danhasch, oserois-je vous demander qui peut être ce prince dont vous me parlez ? » « Sache, lui dit Maimoune, qu’il lui est arrivé à-peu-près la même chose qu’à la princesse dont tu viens de m’entretenir. Le roi son père vouloit le marier à toute force : après de longues et de grandes importunités, il a déclaré franc et net qu’il n’en feroit rien ; c’est la cause pourquoi, à l’heure que je te parle, il est en prison dans une vieille tour où je fais ma demeure, et où je viens de l’admirer. »

« Je ne veux pas absolument vous contredire, repartit Danhasch ; mais, ma belle dame, vous me permettrez bien, jusqu’à ce que j’aie vu votre prince, de croire qu’aucun mortel ni mortelle n’approche pas de la beauté de ma princesse. » « Tais-toi, maudit, répliqua Maimoune ; je te dis encore une fois que cela ne peut pas être. » « Je ne veux pas m’opiniâtrer contre vous, ajouta Danhasch ; le moyen de vous convaincre si je dis vrai ou faux, c’est d’accepter la proposition que je vous ai faite de venir voir ma princesse, et de me montrer ensuite votre prince. »

« Il n’est pas besoin que je prenne cette peine, reprit encore Maimoune : il y a un autre moyen de nous satisfaire l’un et l’autre. C’est d’apporter ta princesse, et de la mettre à côté de mon prince sur son lit. De la sorte, il nous sera aisé, à moi et toi, de les comparer ensemble, et de vuider notre procès. »

Danhasch consentit à ce que la fée souhaitoit, et il vouloit retourner à la Chine sur-le-champ. Maimoune l’arrêta : « Attends, lui dit-elle, viens que je te montre auparavant la tour où tu dois apporter ta princesse. » Ils volèrent ensemble jusqu’à la tour, et quand Maimoune l’eut montrée à Danhasch : « Va prendre ta princesse, lui dit-elle, et fais vîte, tu me trouveras ici. Mais écoute : j’entends au moins que tu me payeras une gageure, si mon prince se trouve plus beau que ta princesse ; et je veux bien aussi t’en payer une, si ta princesse est plus belle… »

Le jour qui se faisoit voir assez clairement, obligea Scheherazade de cesser de parler. Elle reprit la suite la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXVe NUIT.

Sire, Danhasch s’éloigna de la fée, se rendit à la Chine, et revint avec une diligence incroyable, chargé de la belle princesse endormie. Maimoune la reçut et l’introduisit dans la chambre du prince Camaralzaman, où ils la posèrent ensemble sur le lit à côté de lui.

Quand le prince et la princesse furent ainsi à côté l’un de l’autre, il y eut une grande contestation sur la préférence de leur beauté, entre le génie et la fée. Ils furent quelque temps à les admirer et à les comparer ensemble sans parler. Danhasch rompit le silence : « Vous le voyez, dit-il à Maimoune, et je vous l’avois bien dit que ma princesse étoit plus belle que votre prince. En doutez-vous présentement ? »

« Comment, si j’en doute, reprit Maimoune ? Oui vraiment j’en doute. Il faut que tu sois aveugle, pour ne pas voir que mon prince l’emporte de beaucoup au-dessus de ta princesse. Ta princesse est belle, je ne le désavoue pas ; mais ne te presse pas, et compare-les bien l’un avec l’autre sans prévention, tu verras que la chose est comme je le dis. »

« Quand je mettrois plus de temps à les comparer davantage, reprit Danhasch, je n’en penserois pas autrement que ce que j’en pense. J’ai vu ce que je vois du premier coup d’œil, et le temps ne me feroit pas voir autre chose que ce que je vois. Cela n’empêchera pas néanmoins, charmante Maimoune, que je ne vous cède, si vous le souhaitez. » « Cela ne sera pas ainsi, reprit Maimoune : je ne veux pas qu’un maudit génie comme toi me fasse de grâce. Je remets la chose à un arbitre ; et si tu n’y consens, je prends gain de cause sur ton refus. »

Danhasch, qui étoit prêt à avoir toute autre complaisance pour Maimoune, n’eut pas plutôt donné son consentement, que Maimoune frappa la terre de son pied. La terre s’entr’ouvrit, et aussitôt il en sortit un génie hideux, bossu, borgne et boiteux, avec six cornes à la tête, et les mains et les pieds crochus. Dès qu’il fut dehors, que la terre se fut rejointe, et qu’il eut aperçu Maimoune, il se jeta à ses pieds ; et en demeurant un genou en terre, il lui demanda ce qu’elle souhaitoit de son très-humble service.

« Levez-vous, Caschcasch, lui dit-elle (c’étoit le nom du génie), je vous fais venir ici pour être juge d’une dispute que j’ai avec ce maudit Danhasch. Jetez les yeux sur ce lit, et dites-nous sans partialité qui vous paroît plus beau, du jeune homme ou de la jeune dame ? »

Caschcasch regarda le prince et la princesse avec des marques d’une surprise et d’une admiration extraordinaire. Après qu’il les eut bien considérés sans pouvoir se déterminer : « Madame, dit-il à Maimoune, je vous avoue que je vous tromperois et que je me trahirois moi-même, si je vous disois que je trouve l’un plus beau que l’autre. Plus je les examine, et plus il me semble que chacun possède au souverain degré la beauté qu’ils ont en partage, autant que je puis m’y connoître, et l’un n’a pas le moindre défaut par où l’on puisse dire qu’il cède à l’autre. Si l’un ou l’autre en a quelqu’un, il n’y a, selon mon avis, qu’un moyen pour en être éclairci. C’est de les éveiller l’un après l’autre, et que vous conveniez que celui qui témoignera plus d’amour par son ardeur, par son empressement, et même par son emportement pour l’autre, aura moins de beauté en quelque chose. »

Le conseil de Caschcasch plut agréablement à Maimoune et à Danhasch. Maimoune se changea en puce, et sauta au cou de Camaralzaman. Elle le piqua si vivement qu’il s’éveilla, et y porta la main ; mais il ne prit rien. Maimoune avoit été prompte à faire un saut en arrière, et à reprendre sa forme ordinaire, invisible néanmoins comme les deux génies, pour être témoin de ce qu’il alloit faire.

En retirant la main, le prince la laissa tomber sur celle de la princesse de la Chine. Il ouvrit les yeux, et il fut dans la dernière surprise de voir une dame couchée près de lui, et une dame d’une si grande beauté. Il leva la tête, et s’appuya du coude pour la mieux considérer. La grande jeunesse de la princesse, et sa beauté incomparable, l’embrasèrent en un instant d’un feu auquel il n’avoit pas encore été sensible, et dont il s’étoit gardé jusqu’alors avec tant d’aversion.

L’amour s’empara de son cœur de la manière la plus vive, et il ne put s’empêcher de s’écrier : « Quelle beauté ! Quels charmes ! Mon cœur ! Mon ame ! » Et en disant ces paroles, il la baisa au front, aux deux joues et à la bouche avec si peu de précaution, qu’elle se fût éveillée si elle n’eût dormi plus fort qu’à l’ordinaire par l’enchantement de Danhasch.

« Quoi, Ma belle dame, dit le prince, vous ne vous éveillez pas à ces marques d’amour du prince Camaralzaman ! Qui que vous soyez, il n’est pas indigne du vôtre. » Il alloit l’éveiller tout de bon ; mais il se retint tout-à-coup. « Ne seroit-ce pas, dit-il en lui-même, celle que le sultan mon père vouloit me donner en mariage ? Il a eu grand tort de ne me la pas faire voir plus tôt. Je ne l’aurois pas offensé par ma désobéissance et par mon emportement si public contre lui, et il se fût épargné à lui-même la confusion que je lui ai donnée. » Le prince Camaralzaman se repentit sincèrement de la faute qu’il avoit commise, et il fut encore sur le point d’éveiller la princesse de la Chine. « Peut-être aussi, dit-il en se reprenant, que le sultan mon père veut me surprendre : sans doute qu’il a envoyé cette jeune dame pour éprouver si j’ai véritablement autant d’aversion pour le mariage, que je lui en ai fait paroître. Qui sait s’il ne l’a pas amenée lui-même, et s’il n’est pas caché pour se faire voir et me faire honte de ma dissimulation ? Cette seconde faute seroit de beaucoup plus grande que la première. À tout événement, je me contenterai de cette bague pour me souvenir d’elle. »

C’étoit une fort belle bague, que la princesse avoit au doigt. Il la tira adroitement et mit la sienne à la place. Aussitôt il lui tourna le dos, et il ne fut pas long-temps à dormir d’un sommeil aussi profond qu’auparavant, par l’enchantement des génies.

Dès que le prince Camaralzaman fut bien endormi, Danhasch se transforma en puce à son tour, et alla mordre la princesse au bas de la lèvre. Elle s’éveilla en sursaut, se mit sur son séant ; et en ouvrant les yeux, elle fut fort étonnée de se voir couchée avec un homme. De l’étonnement elle passa à l’admiration, et de l’admiration à un épanchement de joie qu’elle fit paroître dès qu’elle eut vu que c’étoit un jeune homme si bien fait et si aimable.

« Quoi, s’écria-t-elle, est-ce vous que le roi mon père m’avoit destiné pour époux ? Je suis bien malheureuse de ne l’avoir pas su : je ne l’aurois pas mis en colère contre moi, et je n’aurois pas été si long-temps privée d’un mari que je ne puis m’empêcher d’aimer de tout mon cœur. Éveillez-vous, éveillez-vous : il ne sied pas à un mari de tant dormir la première nuit de ses noces. »

En disant ces paroles, la princesse prit le prince Camaralzaman par le bras, et l’agita si fort qu’il se fût éveillé, si dans le moment Maimoune n’eût augmenté son sommeil, en augmentant son enchantement. Elle l’agita de même à plusieurs reprises ; et comme elle vit qu’il ne s’éveilloit pas : « Eh quoi, reprit-elle, que vous est-il arrivé ? Quelque rival jaloux de votre bonheur et du mien, auroit-il eu recours à la magie, et vous auroit-il jeté dans cet assoupissement insurmontable, lorsque vous devez être plus éveillé que jamais ? » Elle lui prit la main, en la baisant tendrement, elle s’aperçut de la bague qu’il avoit au doigt. Elle la trouva si semblable à la sienne, qu’elle fut convaincue que c’étoit elle-même, quand elle eut vu qu’elle en avoit une autre. Elle ne comprit pas comment cet échange s’étoit fait ; mais elle ne douta pas que ce ne fût la marque certaine de leur mariage. Lassée de la peine inutile qu’elle avoit prise pour l’éveiller ; et assurée, comme elle le pensoit, qu’il ne lui échapperoit pas : « Puisque je ne puis venir à bout de vous éveiller, dit-elle, je ne m’opiniâtre pas davantage à interrompre votre sommeil : à nous revoir. » Après lui avoir donné un baiser à la joue en prononçant ces dernières paroles, elle se recoucha et mit très-peu de temps à se rendormir.

Quand Maimoune vit qu’elle pouvoit parler sans craindre que la princesse de la Chine se réveillât : « Hé bien, maudit, dit-elle à Danhasch, as-tu vu ? Es-tu convaincu que ta princesse est moins belle que mon prince ? Va, je veux bien te faire grâce de la gageure que tu me dois. Une autre fois crois-moi quand je t’aurai assuré quelque chose. » En se tournant du côté de Caschcasch : « Pour vous, ajouta-t-elle, je vous remercie. Prenez la princesse avec Danhasch, et remportez-la ensemble dans son lit, où il vous mènera. » Danhasch et Caschasch exécutèrent l’ordre de Maimoune, et Maimoune se retira dans son puits…

Le jour qui commençoit à paroître, imposa silence à la sultane Scheherazade. Le sultan des Indes se leva, et la nuit suivante la sultane continua de lui raconter le même conte en ces termes :

CCXVIe NUIT.
suite de l’histoire de camaralzaman




Sire, dit-elle, le prince Camaralzaman, en s’éveillant le lendemain matin, regarda à côté de lui, si la dame qu’il avoit vue la même nuit, y étoit encore. Quand il vit qu’elle n’y étoit plus : « Je l’avois bien pensé, dit-il en lui-même, que c’étoit une surprise que le roi mon père vouloit me faire : je me sais bon gré de m’en être gardé. » Il éveilla l’esclave qui dormoit encore, et le pressa de venir l’habiller sans lui parler de rien. L’esclave lui apporta le bassin et l’eau ; il se leva, et, après avoir fait sa prière, il prit un livre, et lut quelque temps.

Après ses exercices ordinaires, Camaralzaman appela l’esclave : « Viens ça, lui dit-il, et ne mens pas. Dis-moi comment est venue la dame qui a couché cette nuit avec moi, et qui l’a amenée ? »

« Prince, répondit l’esclave avec un grand étonnement, de quelle dame entendez-vous parler ? » « De celle, te dis-je, reprit le prince, qui est venue, ou qu’on a amenée ici cette nuit, et qui a couché avec moi. » « Prince, repartit l’esclave, je vous jure que je n’en sais rien. Par où cette dame seroit-elle venue, puisque je couche à la porte ? »

« Tu es un menteur, maraut, répliqua le prince ; et tu es d’intelligence pour m’affliger davantage et me faire enrager. » En disant ces mots, il lui appliqua un soufflet, dont il le jeta par terre ; et après l’avoir foulé long-temps sous les pieds, il le lia au-dessous des épaules avec la corde du puits, le descendit dedans, et le plongea plusieurs fois dans l’eau par-dessus la tête : « Je te noyerai, s’écria-t-il, si tu ne me dis promptement qui est la dame, et qui l’a amenée. »

L’esclave furieusement embarrassé, moitié dans l’eau, moitié dehors, dit en lui-même : « Sans doute que le prince a perdu l’esprit de douleur, et je ne puis échapper que par un mensonge. Prince, dit-il d’un ton de suppliant, donnez-moi la vie, je vous en conjure : je promets de vous dire la chose comme elle est. »

Le prince retira l’esclave, et le pressa de parler. Dès qu’il fut hors du puits : « Prince, lui dit l’esclave en tremblant, vous voyez bien que je ne puis vous satisfaire dans l’état où je suis ; donnez-moi le temps d’aller changer d’habit auparavant. » « Je te l’accorde, reprit le prince ; mais fais vite, et prends bien garde de ne me pas cacher la vérité. »

L’esclave sortit ; et après avoir fermé la porte sur le prince, il courut au palais dans l’état où il étoit. Le roi s’y entretenoit avec son premier visir, et se plaignoit à lui de la mauvaise nuit qu’il avoit passée au sujet de la désobéissance et de l’emportement si criminel du prince son fils, en s’opposant à sa volonté.

Ce ministre tâchoit de le consoler, et de lui faire comprendre que le prince lui-même lui avoit donné lieu de le réduire. « Sire, lui disoit-il, votre Majesté ne doit pas se repentir de l’avoir fait arrêter. Pourvu qu’elle ait la patience de le laisser quelque temps dans sa prison, elle doit se persuader qu’il abandonnera cette fougue de jeunesse, et qu’enfin il se soumettra à tout ce qu’elle exigera de lui. »

Le grand visir achevoit ces derniers mots, lorsque l’esclave se présenta au roi Schahzaman. « Sire, lui dit-il, je suis bien fâché de venir annoncer à votre Majesté une nouvelle qu’elle ne peut écouter qu’avec un grand déplaisir. Ce qu’il dit d’une dame qui a couché cette nuit avec lui, et l’état où il m’a mis, comme votre Majesté le peut voir, ne font que trop connoître qu’il n’est plus dans son bon sens. » Il fit ensuite le détail de tout ce que le prince Camaralzaman avoit dit, et de la manière dont il l’avoit traité, en des termes qui donnèrent créance à son discours.

Le roi qui ne s’attendoit pas à ce nouveau sujet d’affliction : « Voici, dit-il à son premier ministre, un incident des plus fâcheux, bien différent de l’espérance que vous me donniez tout-à-l’heure. Allez, ne perdez pas de temps : voyez vous-même ce que c’est, et venez m’en informer. »

Le grand visir obéit sur-le-champ, et en entrant dans la chambre du prince, il le trouva assis et fort tranquille, avec un livre à la main, qu’il lisoit. Il le salua, et après qu’il se fut assis près de lui : « Je veux un grand mal à votre esclave, lui dit-il, d’être venu effrayer le roi votre père, par la nouvelle qu’il vient de lui apporter. »

« Quelle est cette nouvelle, reprit le prince, qui peut lui avoir donné tant de frayeur ? J’ai un sujet bien plus grand de me plaindre de mon esclave. »

« Prince, repartit le visir, à Dieu ne plaise que ce qu’il a rapporté de vous soit véritable ! Le bon état où je vous vois, et où je prie Dieu qu’il vous conserve, me fait connoître qu’il n’en est rien. » « Peut-être, répliqua le prince, qu’il ne s’est pas bien fait entendre. Puisque vous êtes venu, je suis bien aise de demander à une personne comme vous qui devez en savoir quelque chose, où est la dame qui a couché cette nuit avec moi. »

Le grand visir demeura comme hors de lui-même, à cette demande, « Prince, répondit-il, ne soyez pas surpris de l’étonnement que je fais paroître sur ce que vous me demandez, Seroit-il possible, je ne dis pas qu’une dame, mais qu’aucun homme au monde eût pénétré de nuit jusqu’en ce lieu, où l’on ne peut entrer que par la porte, et qu’en marchant sur le ventre de votre esclave ? De grâce rappelez votre mémoire, et vous trouverez que vous avez eu un songe qui vous a laissé cette forte impression. »

« Je ne m’arrête pas à votre discours, reprit le prince d’un ton plus haut : je veux savoir absolument qu’est devenue cette dame ; et je suis ici dans un lieu où je saurai me faire obéir. »

À ces paroles fermes, le grand visir fut dans un embarras qu’on ne peut exprimer, et il songea au moyen de s’en tirer le mieux qu’il lui seroit possible. Il prit le prince par la douceur, et il lui demanda dans les termes les plus humbles et les plus ménagés, si lui-même il avoit vu cette dame ?

« Oui, oui, repartit le prince, je l’ai vue, et je me suis fort bien aperçu que vous l’avez apostée pour me tenter. Elle a fort bien joué le rôle que vous lui avez prescrit, de ne pas dire un mot, de faire la dormeuse, et de se retirer dès que je serois rendormi. Vous le savez sans doute, et elle n’aura pas manqué de vous en faire le récit. »

« Prince, répliqua le grand visir, je vous jure qu’il n’est rien de tout ce que je viens d’entendre de votre bouche, et que le roi votre père et moi nous ne vous avons pas envoyé la dame dont vous parlez : nous n’en avons pas même eu la pensée. Permettez-moi de vous dire encore une fois, que vous n’avez vu cette dame qu’en songe. »

« Vous venez donc pour vous moquer aussi de moi, répliqua encore le prince en colère, et pour me dire en face que ce que je vous dis est un songe. » Il le prit aussitôt par la barbe, et il le chargea de coups aussi long-temps que ses forces le lui permirent.

Le pauvre grand visir essuya patiemment toute la colère du prince Camaralzaman par respect. « Me voilà, dit-il en lui-même, dans le même cas que l’esclave : trop heureux si je puis échapper comme lui d’un si grand danger ! » Au milieu des coups dont le prince le chargeoit encore : « Prince, s’écria-t-il, je vous supplie de me donner un moment d’audience. » Le prince, las de frapper, le laissa parler.

« Je vous avoue, prince, dit alors le grand visir en dissimulant, qu’il est quelque chose de ce que vous croyez. Mais vous n’ignorez pas la nécessité où est un ministre d’exécuter les ordres du roi son maître. Si vous avez la bonté de me le permettre, je suis prêt à aller lui dire de votre part ce que vous m’ordonnerez. » « Je vous le permets, lui dit le prince : allez, et dites-lui que je veux épouser la dame qu’il m’a envoyée ou amenée, et qui a couché cette nuit avec moi. Faites promptement, et apportez-moi la réponse. » Le grand visir fit une profonde révérence en le quittant, et il ne se crut délivré que quand il fut hors de la tour, et qu’il eut refermé la porte sur le prince.

Le grand visir se présenta devant le roi Schahzaman avec une tristesse qui l’affligea d’abord. « Eh bien, lui demanda ce monarque, en quel état avez-vous trouvé mon fils ? « « Sire, répondit ce ministre, ce que l’esclave a rapporté à votre Majesté, n’est que trop vrai. » Il lui fit le récit de l’entretien qu’il avoit eu avec Camaralzaman, de l’emportement de ce prince, dès qu’il eut entrepris de lui représenter qu’il n’étoit pas possible que la dame dont il parloit eût couché avec lui ; du mauvais traitement qu’il avoit reçu de lui, et de l’adresse dont il s’étoit servi pour échapper de ses mains.

Schahzaman d’autant plus mortifié qu’il aimoit toujours le prince avec tendresse, voulut s’éclaircir de la vérité par lui-même ; il alla le voir à la tour, et mena le grand visir avec lui…

« Mais, Sire, dit ici la sultane Scheherazade en s’interrompant, je m’aperçois que le jour commence à paroître. » Elle garda le silence ; et la nuit suivante, en reprenant son discours, elle dit au sultan des Indes :

CCXVIIe NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman reçut le roi son père dans la tour où il étoit en prison, avec un grand respect. Le roi s’assit ; et après qu’il eut fait asseoir le prince près de lui, il lui fit plusieurs demandes auxquelles il répondit d’un très-bon sens. Et de temps en temps il regardoit le grand visir, comme pour lui dire qu’il ne voyoit pas que le prince son fils eût perdu l’esprit, comme il l’avoit assuré, et qu’il falloit qu’il l’eût perdu lui-même.

Le roi enfin parla de la dame au prince : « Mon fils, lui dit-il, je vous prie de me dire ce que c’est que cette dame qui a couché cette nuit avec vous, à ce que l’on dit. »

« Sire, répondit Camaralzaman, je supplie votre Majesté de ne pas augmenter le chagrin qu’on m’a déjà donné sur ce sujet : faites-moi plutôt la grâce de me la donner en mariage. Quelqu’aversion que je vous aie témoignée jusqu’à présent pour les femmes, cette jeune beauté m’a tellement charmé, que je ne fais pas difficulté de vous avouer ma foiblesse. Je suis prêt à la recevoir de votre main avec la dernière obligation. »

Le roi Schahzaman demeura interdit à la réponse du prince, si éloignée, comme il lui sembloit, du bon sens qu’il venoit de faire paroître auparavant. « Mon fils, reprit-il, vous me tenez un discours qui me jette dans un étonnement dont je ne puis revenir.

« Je vous jure par la couronne qui doit passer à vous après moi, que je ne sais pas la moindre chose de la dame dont vous me parlez. Je n’y ai aucune part, s’il en est venu quelqu’une. Mais comment auroit-elle pu pénétrer dans cette tour sans mon consentement ? Car quoi que vous en ait pu dire mon grand visir, il ne l’a fait que pour tâcher de vous appaiser. Il faut que ce soit un songe ; prenez-y garde, je vous en conjure, et rappelez vos sens. »

« Sire, repartit le prince, je serois indigne à jamais des bontés de votre Majesté, si je n’ajoutois pas foi à l’assurance qu’elle me donne. Mais je la supplie de vouloir bien se donner la patience de m’écouter, et de juger si ce que j’aurai l’honneur de lui dire est un songe. »

Le prince Camaralzaman raconta alors au roi son père de quelle manière il s’étoit éveillé. Il lui exagéra la beauté et les charmes de la dame qu’il avoit trouvée à son côté, l’amour qu’il avoit conçu pour elle en un moment, et tout ce qu’il avoit fait inutilement pour la réveiller. Il ne lui cacha pas même ce qui l’avoit obligé de se réveiller et de se rendormir, après qu’il eut fait l’échange de sa bague avec celle de la dame. En achevant enfin, et en lui présentant la bague qu’il tira de son doigt : « Sire, ajouta-t-il, la mienne ne vous est pas inconnue, vous l’avez vue plusieurs fois. Après cela, j’espère que vous serez convaincu que je n’ai pas perdu l’esprit, comme on vous l’a fait accroire. »

Le roi Schahzaman connut si clairement la vérité de ce que le prince son fils venoit de lui raconter, qu’il n’eut rien à répliquer. Il en fut même dans un étonnement si grand, qu’il demeura long-temps sans dire un mot.

Le prince profita de ces momens : « Sire, lui dit-il encore, la passion que je sens pour cette charmante personne, dont je conserve la précieuse image dans mon cœur, est déjà si violente, que je ne me sens pas assez de force pour y résister. Je vous supplie d’avoir compassion de moi, et de me procurer le bonheur de la posséder. »

« Après ce que je viens d’entendre, mon fils, et après ce que je vois par cette bague, reprit le roi Schahzaman, je ne puis douter que votre passion ne soit réelle, et que vous n’ayez vu la dame qui l’a fait naître. Plût à Dieu que je la connusse cette dame, vous seriez content dès aujourd’hui, et je serois le père le plus heureux du monde ! Mais où la chercher ? Comment, et par où est-elle entrée ici, sans que j’en aie rien su et sans mon consentement ? Pourquoi y est-elle entrée seulement pour dormir avec vous, pour vous faire voir sa beauté, vous enflammer d’amour pendant qu’elle dormoit, et disparoître pendant que vous dormiez ? Je ne comprends rien dans cette aventure, mon fils ; et si le ciel ne nous est favorable, elle nous mettra au tombeau vous et moi. » En achevant ces paroles et en prenant le prince par la main : « Venez, ajouta-t-il, allons nous affliger ensemble, vous, d’aimer sans espérance, et moi, de vous voir affligé, et de ne pouvoir remédier à votre mal.»

Le roi Schahzaman tira le prince hors de la tour, et l’emmena au palais où le prince, au désespoir d’aimer de toute son ame une dame inconnue, se mit d’abord au lit. Le roi s’enferma, et pleura plusieurs jours avec lui, sans vouloir prendre aucune connoissance des affaires de son royaume.

Son premier ministre, qui étoit le seul à qui il avoit laissé l’entrée libre, vint un jour lui représenter que toute sa cour et même les peuples, commençoient à murmurer de ne le pas voir et de ce qu’il ne rendoit plus la justice chaque jour à son ordinaire, et qu’il ne répondoit pas du désordre qui pouvoit arriver. « Je supplie votre Majesté, poursuivit-il, d’y faire attention. Je suis persuadé que sa présence soulage la douleur du prince, et que la présence du prince soulage la vôtre mutuellement ; mais elle doit songer à ne pas laisser tout périr. Elle voudra bien que je lui propose de se transporter avec le prince au château de la petite isle, peu éloignée du port, et de donner audience deux fois la semaine seulement. Pendant que cette fonction l’obligera de s’éloigner du prince, la beauté charmante du lieu, le bel air, et la vue merveilleuse dont on y jouit, feront que le prince supportera votre absence, de peu de durée, avec plus de patience. »

Le roi Schahzaman approuva ce conseil ; et dès que le château, où il n’étoit allé depuis long-temps, fut meublé, il y passa avec le prince, où il ne le quittoit que pour donner les deux audiences précisément. Il passoit le reste du temps au chevet de son lit, et tantôt il tâchoit de lui donner de la consolation, tantôt il s’affligeoit avec lui.


Notes
  1. C’est-à-dire, en Persien, roi du temps ou roi du siècle.
  2. Voir la note de la page 113 du Ier volume.