Texte validé

Les Mille et Une Nuits/Histoire de Sindbad le marin

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 58-65).

HISTOIRE
DE SINDBAD LE MARIN.


Sire, sous le règne de ce même calife Haroun Alraschid, dont je viens de parler, il y avoit à Bagdad un pauvre porteur qui se nommoit Hindbad. Un jour qu’il faisoit une chaleur excessive, il portoit une charge très-pesante d’une extrémité de la ville à une autre. Comme il étoit fort fatigué du chemin qu’il avoit déjà fait, et qu’il lui en restoit encore beaucoup à faire, il arriva dans une rue où régnoit un doux zéphir, et dont le pavé étoit arrosé d’eau de rose. Ne pouvant désirer un vent plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa sa charge à terre et s’assit dessus auprès d’une grande maison.

Il se sut bientôt très-bon gré de s’être arrêté en cet endroit ; car son odorat fut agréablement frappé d’un parfum exquis de bois d’aloës et de pastilles, qui sortoit par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant avec l’odeur de l’eau de rose, achevoit d’embaumer l’air. Outre cela, il ouït en dedans un concert de divers instrumens, accompagnés du ramage harmonieux d’un grand nombre de rossignols et d’autres oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie et la fumée de plusieurs sortes de viandes qui se faisoient sentir, lui firent juger qu’il y avoit là quelque festin, et qu’on s’y réjouissoit. Il voulut savoir qui demeuroit en cette maison qu’il ne connoissoit pas bien, parce qu’il n’avoit pas eu occasion de passer souvent par cette rue. Pour satisfaire sa curiosité, il s’approcha de quelques domestiques qu’il vit à la porte, magnifiquement habillés, et demanda à l’un d’entr’eux comment s’appeloit le maître de cet hôtel. « Hé quoi, lui répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que c’est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire ? » Le porteur, qui avoit ouï parler des richesses de Sindbad, ne put s’empêcher de porter envie à un homme dont la condition lui paroissoit aussi heureuse qu’il trouvoit la sienne déplorable. L’esprit aigri par ses réflexions, il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour être entendu : « Puissant créateur de toutes choses, considérez la différence qu’il y a entre Sindbad et moi ; je souffre tous les jours mille fatigues et mille maux ; et j’ai bien de la peine à me nourrir, moi et ma famille, de mauvais pain d’orge, pendant que l’heureux Sindbad dépense avec profusion d’immenses richesses, et mène une vie pleine de délices. Qu’a-t-il fait pour obtenir de vous une destinée si agréable ? Qu’ai-je fait pour en mériter une si rigoureuse ? » En achevant ces paroles, il frappa du pied contre terre, comme un homme entièrement possédé de sa douleur et de son désespoir.

Il étoit encore occupé de ses tristes pensées, lorsqu’il vit sortir de l’hôtel un valet qui vint à lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit : « Venez, suivez-moi, le seigneur Sindbad, mon maître, veut vous parler. »

Le jour qui parut en cet endroit, empêcha Scheherazade de continuer cette histoire ; mais elle la reprit ainsi le lendemain :

LXXe NUIT.

Sire, votre majesté peut aisément s’imaginer qu’Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu’on lui faisoit. Après le discours qu’il venoit de tenir, il avoit sujet de craindre que Sindbad ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est pourquoi il voulut s’excuser sur ce qu’il ne pouvoit abandonner sa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y prendroit garde, et le pressa tellement sur l’ordre dont il étoit chargé, que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances.

Le valet l’introduisit dans une grande salle, où il y avoit un bon nombre de personnes autour d’une table couverte de toutes sortes de mets délicats. On voyoit à la place d’honneur un personnage grave, bien fait et vénérable par une longue barbe blanche ; et derrière lui, étoit debout une foule d’officiers et de domestiques fort empressés à le servir. Ce personnage étoit Sindbad. Le porteur, dont le trouble s’augmenta à la vue de tant de monde et d’un festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s’approcher ; et après l’avoir fait asseoir à sa droite, il lui servit à manger lui-même, et lui fit donner à boire d’un excellent vin, dont le buffet étoit abondamment garni.

Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne mangeoient plus, prit la parole ; et s’adressant à Hindbad, qu’il traita de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu’ils se parlent familièrement, lui demanda comment il se nommoit, et quelle étoit sa profession. « Seigneur, lui répondit-il, je m’appelle Hindbad. » « Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec plaisir ; mais je souhaiterois d’apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue. » Sindbad, avant que de se mettre à table, avoit entendu tout son discours par la fenêtre ; et c’étoit ce qui l’avoit engagé à le faire appeler.

À cette demande, Hindbad, plein de confusion, baissa la tête, et repartit : « Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m’avoit mis en mauvaise humeur, et il m’est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous supplie de me pardonner. » « Oh ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. J’entre dans votre situation ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains ; mais il faut que je vous tire d’une erreur où vous me paroissez être à mon égard. Vous vous imaginez, sans doute, que j’ai acquis sans peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous voyez que je jouis ; désabusez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux, qu’après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du corps et de l’esprit que l’imagination peut concevoir. Oui, seigneurs, ajouta-t-il en s’adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont si extraordinaires, qu’ils sont capables d’ôter aux hommes les plus avides de richesses, l’envie fatale de traverser les mers pour en acquérir. Vous n’avez peut-être entendu parler que confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j’ai courus sur mer dans les sept voyages que j’ai faits ; et puisque l’occasion s’en présente, je vais vous en faire un rapport fidèle : je crois que vous ne serez pas fâchés de l’entendre. »

Comme Sindbad vouloit raconter son histoire, particulièrement à cause du porteur, avant que de la commencer, il ordonna qu’on fît porter la charge qu’il avoit laissée dans la rue, au lieu où Hindbad marqua qu’il souhaitoit qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces termes :