Les Mille et Une Nuits/Histoire du second frère du barbier

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 3 (p. 122-139).

HISTOIRE
DU
SECOND FRÈRE DU BARBIER.


» Mon second frère, qui s’appeloit Bakbarah le Brèche-dent, marchant un jour par la ville, rencontra une vieille dans une rue écartée. Elle l’aborda. « J’ai, lui dit-elle, un mot à vous dire, je vous prie de vous arrêter un moment. » Il s’arrêta, en lui demandant ce qu’elle lui vouloit. « Si vous avez le temps de venir avec moi, reprit-elle, je vous mènerai dans un palais magnifique, où vous verrez une dame plus belle que le jour ; elle vous recevra avec beaucoup de plaisir, et vous présentera la collation avec d’excellent vin : il n’est pas besoin de vous en dire davantage. » « Ce que vous me dites est-il bien vrai, répliqua mon frère ? » « Je ne suis pas une menteuse, repartit la vieille ; je ne vous propose rien qui ne soit véritable ; mais écoutez ce que j’exige de vous : il faut que vous soyez sage, que vous parliez peu, et que vous ayez une complaisance infinie. » Bakbarah ayant accepté la condition, elle marcha devant, et il la suivit. Ils arrivèrent à la porte d’un grand palais, où il y avoit beaucoup d’officiers et de domestiques. Quelques-uns voulurent arrêter mon frère ; mais la vieille ne leur eut pas plutôt parlé, qu’ils le laissèrent passer. Alors elle se retourna vers mon frère, et lui dit : « Souvenez-vous au moins que la jeune dame chez qui je vous amène, aime la douceur et la retenue : elle ne veut pas qu’on la contredise. Si vous la contentez en cela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d’elle ce que vous voudrez. » Bakbarah la remercia de cet avis, et promit d’en profiter.

» Elle le fit entrer dans un bel appartement. C’étoit un grand bâtiment en quarré, qui répondoit à la magnificence du palais ; une galerie régnoit à l’entour, et l’on voyoit au milieu un très-beau jardin. La vieille le fit asseoir sur un sofa bien garni, et lui dit d’attendre un moment, qu’elle alloit avertir de son arrivée la jeune dame.

» Mon frère, qui n’étoit jamais entré dans un lieu si superbe, se mit à considérer toutes les beautés qui s’offroient à sa vue ; et jugeant de sa bonne fortune par la magnificence qu’il voyoit, il avoit de la peine à contenir sa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui étoit causé par une troupe d’esclaves enjouées, qui vinrent à lui en faisant des éclats de rire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beauté extraordinaire, qui se faisoit aisément reconnoître pour leur maîtresse par les égards qu’on avoit pour elle. Bakbarah, qui s’étoit attendu à un entretien particulier avec la dame, fut extrêmement surpris de la voir arriver en si bonne compagnie. Cependant les esclaves prirent un air sérieux en s’approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon frère, qui s’étoit levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place d’honneur ; et puis l’ayant prié de se remettre à la sienne, elle lui dit d’un ton riant : « Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le bien que vous pouvez désirer. » « Madame, répondit Bakbarah, je ne puis en souhaiter un plus grand que l’honneur que j’ai de paroître devant vous. » « Il me semble que vous êtes de bonne humeur, répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps agréablement ensemble. »

» Elle commanda aussitôt que l’on servit la collation. En même temps on couvrit une table de plusieurs corbeilles de fruits et de confitures. Elle se mit à table avec les esclaves et mon frère. Comme il étoit placé vis-à-vis d’elle, quand il ouvroit la bouche pour manger, elle s’apercevoit qu’il étoit brèche-dent, et elle le faisoit remarquer aux esclaves qui en rioient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, qui de temps en temps levoit la tête pour la regarder, et qui la voyoit rire, s’imagina que c’étoit de la joie qu’elle avoit de sa venue, et se flatta que bientôt elle écarteroit ses esclaves pour rester avec lui sans témoins. Elle jugea bien qu’il avoit cette pensée ; et prenant plaisir à l’entretenir dans une erreur si agréable, elle lui dit des douceurs, et lui présenta de sa propre main de tout ce qu’il y avoit de meilleur.

» La collation achevée, on se leva de table. Dix esclaves prirent des instrumens, et commencèrent à jouer et à chanter ; d’autres se mirent à danser. Mon frère, pour faire l’agréable, dansa aussi, et la jeune dame même s’en mêla. Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit pour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin, et regarda mon frère en souriant, pour lui marquer qu’elle alloit boire à sa santé. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but. Lorsqu’elle eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le présenta à mon frère, afin qu’il lui fît raison…

Scheherazade vouloit poursuivre son récit ; mais remarquant qu’il étoit jour, elle cessa de parler. La nuit suivante, elle reprit la parole, et dit au sultan des Indes :

CLXXIe NUIT.

Sire, le barbier continuant l’histoire de Bakbarah :

» Mon frère, dit-il, prit le verre de la main de la jeune dame en la lui baisant, et but debout en reconnoissance de la faveur qu’elle lui avoit faite. Ensuite la jeune dame le fit asseoir auprès d’elle, et commença de le caresser. Elle lui passa la main derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimoit le plus heureux homme du monde ; il étoit tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osoit prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avoient les jeux sur lui, et qui ne cessoient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits soufflets ; et à la fin lui en appliqua un si rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors la vieille qui l’avoit amené, le regarda d’une manière à lui faire connoître qu’il avoit tort, et qu’il ne se souvenoit pas de l’avis qu’elle lui avoit donné d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute ; et pour la réparer, il se rapprocha de la jeune dame, en feignant qu’il ne s’en étoit pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchoient qu’à la divertir, se mirent de la partie : l’une donnoit au pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tiroit les oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquoient des soufflets qui passoient la raillerie. Mon frère souffroit tout cela avec une patience admirable ; il affectoit même un air gai, et regardant la vieille avec un souris forcé : « Vous l’avez bien dit, disoit-il, que je trouverois une dame toute bonne, tout agréable, toute charmante ! Que je vous ai d’obligations ! » « Ce n’est rien encore que cela, lui répondit la vieille ; laissez faire, vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors la parole, et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme : je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme à la mienne. » « Madame, repartit Bakbarah, charmé de ces discours, je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez à votre gré disposer de moi. » « Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame, en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de rose. » À ces mots, deux esclaves se détachèrent, et revinrent bientôt après, l’une avec une cassolette d’argent où il avoit du bois d’aloës le plus exquis dont elle le parfuma, et l’autre avec de l’eau de rose qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne se possédoit pas, tant il étoit aise de se voir traiter si honorablement.

» Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux esclaves qui avoient déjà joué des instrumens et chanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent ; et pendant ce temps-là, la dame appela une autre esclave, et lui ordonna d’emmener mon frère avec elle, en lui disant : « Faites-lui ce que vous savez ; et quand vous aurez achevé, ramenez-le-moi. » Bakbarah qui entendit cet ordre, se leva promptement, et s’approchant de la vieille qui s’étoit aussi levée pour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’on lui vouloit faire. « C’est que notre maîtresse est curieuse, lui répondit tout bas la vieille : elle souhaite de voir comment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils, vous raser la moustache, et vous habiller en femme. » « On peut me peindre les sourcils, tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’y consens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais pour me faire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir : comment oserois-je paroître après cela sans moustache ? » « Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit la vieille, vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il pour une vilaine moustache renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un homme puisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de la vieille ; et sans dire un seul mot, il se laissa conduire par l’esclave dans une chambre où on lui peignit les sourcils de rouge. On lui rasa la moustache ; et l’on se mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusque-là : « Oh, pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, je ne souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclave lui représenta qu’il étoit inutile de lui avoir ôté sa moustache, s’il ne vouloit pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’un visage barbu ne convenoit pas avec un habillement de femme ; et qu’elle s’étonnoit qu’un homme qui étoit sur le point de posséder la plus belle personne de Bagdad, fit quelqu’attention à sa barbe. La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons ; elle menaça mon frère de la disgrâce de la jeune dame. Enfin elle lui dit tant de choses, qu’il se laissa faire tout ce qu’on voulut.

» Lorsqu’il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en le voyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle étoit assise. Les esclaves en firent autant en frappant des mains, si bien que mon frère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame se releva, et sans cesser de rire, lui dit : « Après la complaisance que vous avez eue pour moi, j’aurois tort de ne pas vous aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiez encore une chose pour l’amour de moi : c’est de danser comme vous voilà. » Il obéit, et la jeune dame et ses esclaves dansèrent avec lui en riant comme des folles. Après qu’elles eurent dansé quelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et lui donnèrent tant de soufflets, tant de coups de poings et de coups de pieds, qu’il en tomba par terre presque hors de lui-même. La vieille lui aida à se relever, pour ne pas lui donner le temps de se fâcher du mauvais traitement qu’on venoit de lui faire. « Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille, vous êtes enfin arrivé au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix… »

Le jour qui paroissoit déjà, imposa silence en cet endroit à la sultane Scheherazade. Elle poursuivit ainsi la nuit suivante :

CLXXIIe NUIT.

» La vieille, dit le barbier, continua de parler à Bakbarah. « Il ne vous reste plus, ajouta-t-elle, qu’une seule chose à faire, et ce n’est qu’une bagatelle. Vous saurez que ma maîtresse a coutume, lorsqu’elle a un peu bu, comme aujourd’hui, de ne se pas laisser approcher par ceux qu’elle aime, qu’ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cet état, elle prend un peu d’avantage, et se met à courir devant eux par la galerie et de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils l’ayent attrappée. C’est encore une de ses bizarreries. Quelqu’avantage qu’elle puisse prendre, léger et dispos comme vous êtes, vous aurez bientôt mis la main sur elle. Mettez-vous donc vîte en chemise ; déshabillez-vous sans faire de façons. »

» Mon bon frère en avoit trop fait pour reculer. Il se déshabilla ; et cependant la jeune dame se fît ôter sa robe, et demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lorsqu’ils furent tous deux en état de commencer la course, la jeune dame prit un avantage d’environ vingt pas, et se mit à courir d’une vitesse surprenante. Mon frère la suivit de toute sa force, non sans exciter les ris de toutes les esclaves qui frappoient des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose de l’avantage qu’elle avoit pris d’abord, en gagnoit encore sur mon frère. Elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie, et puis enfila une longue allée obscure, où elle se sauva par un détour qui lui étoit connu. Bakbarah, qui la suivoit toujours, l’ayant perdue de vue dans l’allée, fut obligé de courir moins vîte à cause de l’obscurité. Il aperçut enfin une lumière vers laquelle ayant repris sa course, il sortit par une porte qui fut fermée sur lui aussitôt. Imaginez-vous s’il eut lieu d’être surpris de se trouver au milieu d’une rue de corroyeurs. Ils ne le furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints de rouge, sans barbe et sans moustache. Ils commencèrent à frapper des mains, à le huer, et quelques-uns coururent après lui, et lui cinglèrent les fesses avec des peaux. Ils l’arrêtèrent même, le mirent sur un âne qu’ils rencontrèrent par hasard, et le promenèrent par la ville exposé à la risée de toute la populace.

» Pour comble de malheur, en passant devant la maison du juge de police, ce magistrat voulut savoir la cause de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu’ils avoient vu sortir mon frère dans l’état où il étoit, par une porte de l’appartement des femmes du grand visir, qui donnoit sur leur rue. Là-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups de bâton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. »

» Voilà, Commandeur des croyans, dis-je au calife Monstanser Billah, l’aventure de mon second frère, que je voulois raconter à votre Majesté. Il ne savoit pas que les dames de nos seigneurs les plus puissans se divertissent quelquefois à jouer de semblables tours aux jeunes gens qui sont assez sots pour donner dans de semblables piéges… »

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paroître. La nuit suivante, elle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes :

CLXXIIIe NUIT.

Sire, le barbier, sans interrompre son discours, passa à l’histoire de son troisième frère :