Les Mille et Une Nuits/Histoire du premier frère du barbier

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 3 (p. 107-121).

HISTOIRE
DU
PREMIER FRÈRE DU BARBIER.


« Sire, lui dis-je, mon frère aîné, qui s’appeloit Bacbouc le bossu, étoit tailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une boutique vis-à-vis d’un moulin ; et comme il n’avoit point encore fait de pratiques, il avoit bien de la peine à vivre de son travail. Le meunier au contraire étoit fort à son aise, et possédoit une très-belle femme. Un jour, mon frère en travaillant dans sa boutique, leva la tête, et aperçut à une fenêtre du moulin la meûnière qui regardoit dans la rue. Il la trouva si belle, qu’il en fut enchanté. Pour la meûnière, elle ne fit nulle attention à lui ; elle ferma sa fenêtre, et ne parut plus de tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chose que lever les yeux vers le moulin en travaillant. Il se piqua les doigts plus d’une fois, et son travail de ce jour-là ne fut pas trop régulier. Sur le soir, lorsqu’il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine à s’y résoudre, parce qu’il espéroit toujours que la meûnière se feroit voir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer et de se retirer à sa petite maison, où il passa une fort mauvaise nuit. Il est vrai qu’il s’en leva plus matin, et qu’impatient de revoir sa maîtresse, il vola vers sa boutique. Il ne fut pas plus heureux que le jour précédent : la meûnière ne parut qu’un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troisième jour, il eut sujet d’être plus content que les deux autres. La meûnière jeta les jeux sur lui par hasard, et le surprit dans une attention à la considérer, qui lui fit connoître ce qui se passoit dans son cœur…

Le jour qui paroissoit obligea Scheherazade d’interrompre son récit en cet endroit. Elle en reprit le fil la nuit suivante, et dit au sultan des Indes.

CLXVIIIe NUIT.

Sire, le barbier continuant l’histoire de son frère aîné :

» Commandeur des croyans, poursuivit-il, en parlant toujours au calife Mostanser Billah, vous saurez que la meûnière n’eut pas plutôt pénétré les sentimens de mon frère, qu’au lieu de s’en fâcher, elle résolut de s’en divertir. Elle le regarda d’un air riant ; mon frère la regarda de même, mais d’une manière si plaisante, que la meûnière referma la fenêtre au plus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fit connoître à mon frère qu’elle le trouvoit ridicule. L’innocent Bacbouc interpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de se flatter qu’on l’avoit vu avec plaisir.

» La meunière prit donc la résolution de se réjouir de mon frère. Elle avoit une pièce d’une assez belle étoffe dont il y avoit déjà long-temps qu’elle vouloit se faire un habit. Elle l’enveloppa dans un beau mouchoir de broderie de soie, et la lui envoya par une jeune esclave qu’elle avoit. L’esclave, bien instruite, vint à la boutique du tailleur. « Ma maîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire un habit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle de celui qu’elle vous envoie en même temps ; elle change souvent d’habit, et c’est une pratique dont vous serez très-content. » Mon frère ne douta plus que la meûnière ne fût amoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui envoyoit du travail, immédiatement après ce qui s’étoit passé entr’elle et lui, qu’afin de lui marquer qu’elle avoit lu dans le fond de son cœur, et de l’assurer du progrès qu’il avoit fait dans le sien. Prévenu de cette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtresse qu’il allait tout quitter pour elle, et que l’habit seroit prêt pour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant de diligence, qu’il l’acheva le même jour.

» Le lendemain, la jeune esclave vint voir si l’habit étoit fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en lui disant : « J’ai trop d’intérêt de contenter votre maîtresse, pour avoir négligé son habit ; je veux l’engager, par ma diligence, à ne se servir désormais que de moi. » La jeune esclave fit quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant, elle dit tout bas à mon frère : « À propos, j’oubliois de m’acquitter d’une commission qu’on m’a donnée : ma maîtresse m’a chargée de vous faire ses complimens, et de vous demander comment vous avez passé la nuit ; pour elle, la pauvre femme, elle vous aime si fort, qu’elle n’en a pas dormi. » « Dites-lui, répondit avec transport mon benêt de frère, que j’ai pour elle une passion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai fermé l’œil. » Après ce compliment de la part de la meûnière, il crut devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dans l’attente de ses faveurs.

» Il n’y avoit pas un quart d’heure que l’esclave avoit quitté mon frère, lorsqu’il la vit revenir avec une pièce de satin. « Ma maîtresse, lui dit-elle, est très-satisfaite de son habit, il lui va le mieux du monde ; mais comme il est très-beau, et qu’elle ne le veut porter qu’avec un caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plutôt de cette pièce de satin. » « Cela suffit, répondit Bacbouc, il sera fait aujourd’hui avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avez qu’à le venir prendre sur la fin du jour. « La meûnière se montra souvent à sa fenêtre, et prodigua ses charmes à mon frère pour lui donner du courage. Il faisoit beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait. L’esclave le vint prendre ; mais elle n’apporta au tailleur ni l’argent qu’il avoit déboursé pour les accompagnemens de l’habit et du caleçon, ni de quoi lui payer la façon de l’un et de l’autre. Cependant ce malheureux amant qu’on amusoit, et qui ne s’en apercevoit pas, n’avoit rien mangé de tout ce jour-là, et fut obligé d’emprunter quelques pièces de monnoie pour acheter de quoi souper. Le jour suivant, dès qu’il fut arrivé à sa boutique, la jeune esclave vint lui dire que le meûnier souhaitoit de lui parler. « Ma maîtresse, ajouta-t-elle, lui a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu’il veut aussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin que la liaison qu’elle veut former entre lui et vous, serve à faire réussir ce que vous desirez également l’un et l’autre. Mon frère se laissa persuader, et alla au moulin avec l’esclave. Le meûnier le reçut fort bien, et lui présentant une pièce de toile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il, voilà de la toile, je voudrois bien que vous m’en fissiez vingt ; s’il y a du reste, vous me le rendrez… »

Scheherazade, frappée tout-à-coup par la clarté du jour qui commençoit à éclairer l’appartement de Schahriar, se tut en achevant ces dernières paroles. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire de Bacbouc :

CLXIXe NUIT.

» Mon frère, continua le barbier, eut du travail pour cinq ou six jours à faire vingt chemises pour le meûnier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile pour en faire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc les porta au meûnier, qui lui demanda ce qu’il lui falloit pour sa peine ? Sur quoi mon frère dit qu’il se contenteroit de vingt dragmes d’argent. Le meûnier appela aussitôt la jeune esclave, et lui dit d’apporter le trébuchet pour voir si la monnoie qu’il alloit donner, étoit de poids. L’esclave, qui avoit le mot, regarda mon frère en colère, pour lui marquer qu’il alloit tout gâter s’il recevoit de l’argent. Il se le tint pour dit ; il refusa d’en prendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût emprunté pour acheter le fil dont il avoit cousu les chemises et les caleçons. Au sortir de chez le meûnier, il vint me prier de lui prêter de quoi vivre, en me disant qu’on ne le payoit pas. Je lui donnai quelques monnoies que j’avois dans ma bourse, et cela le fit subsister durant quelques jours : il est vrai qu’il ne vivoit que de bouillie, et qu’encore n’en mangeoit-il pas tout son soûl.

» Un jour il entra chez le meûnier, qui étoit occupé à faire aller son moulin, et qui croyant qu’il venoit demander de l’argent, lui en offrit ; mais la jeune esclave qui étoit présente, lui fit encore un signe qui empêcha d’en accepter, et le fit répondre au meûnier qu’il ne venoit pas pour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunier l’en remercia, et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc la lui rapporta le lendemain. Le meûnier tira sa bourse ; la jeune esclave ne fit en ce moment que regarder mon frère : « Voisin, dit-il au meûnier, rien ne presse ; nous compterons une autre fois. » Ainsi, cette pauvre dupe se retira dans sa boutique avec trois grandes maladies, c’est-à-dire, amoureux, affamé, et sans argent.

» La meûnière étoit avare et méchante ; elle ne se contenta pas d’avoir frustré mon frère de ce qui lui étoit dû, elle excita son mari à tirer vengeance de l’amour qu’il avoit pour elle ; et voici comme ils s’y prirent. Le meûnier invita Bacbouc un soir à souper, et après l’avoir assez mal régalé, il lui dit : « Frère, il est trop tard pour vous retirer chez vous, demeurez ici. » En parlant de cette sorte, il le mena dans un endroit où il y avoit un lit. Il le laissa là, et se retira avec sa femme dans le lieu où ils avoient coutume de coucher. Au milieu de la nuit, le meûnier vint trouver mon frère : « Voisin, lui dit-il, dormez-vous ? Ma mule est malade, et j’ai bien du bled à moudre ; vous me feriez beaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin à sa place. » Bacbouc, pour lui marquer qu’il étoit homme de bonne volonté, lui répondit qu’il étoit prêt à lui rendre ce service, qu’on n’avoit seulement qu’à lui montrer comment il falloit faire. Alors le meûnier l’attacha par le milieu du corps de même qu’une mule, pour faire tourner le moulin ; et lui donnant ensuite un grand coup de fouet sur les reins : « Marchez, voisin, lui dit-il. » « Hé pourquoi me frappez-vous, lui dit mon frère ? » « C’est pour vous encourager, répondit le meûnier, car sans cela, ma mule ne marche pas.» Bacbouc fut étonné de ce traitement ; néanmoins il n’osa s’en plaindre. Quand il eut fait cinq ou six tours, il voulut se reposer ; mais le meûnier lui donna une douzaine de coups de fouet bien appliqués, en lui disant : « Courage, voisin, ne vous arrêtez pas, je vous prie ; il faut marcher sans prendre haleine : autrement vous gâteriez ma farine. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit qu’il étoit jour. Le lendemain, elle reprit son discours de cette sorte :

CLXXe NUIT.

« Le meûnier obligea mon frère à tourner ainsi le moulin pendant le reste de la nuit, continua le barbier. À la pointe du jour, il le laissa sans le détacher, et se retira à la chambre de sa femme. Bacbouc demeura quelque temps en cet état. À la fin, la jeune esclave vint, qui le détacha. « Ah, que nous vous avons plaint, ma bonne maîtresse et moi, s’écria la perfide ! Nous n’avons aucune part au mauvais tour que son mari vous a joué. » Le malheureux Bacbouc ne lui répondit rien, tant il étoit fatigué et moulu de coups ; mais il regagna sa maison en faisant une ferme résolution de ne plus songer à la meûnière.

» Le récit de cette histoire, poursuivit le barbier, fit rire le calife. « Allez, me dit-il, retournez chez vous ; on va vous donner quelque chose de ma part pour vous consoler d’avoir manqué le régal auquel vous vous attendiez. » « Commandeur des croyans, repris-je, je supplie votre majesté de trouver bon que je ne reçoive rien qu’après lui avoir raconté l’histoire de mes autres frères. » Le calife m’ayant témoigné par son silence qu’il étoit disposé à m’écouter, je continuai en ces termes :