Les Milliards d’Arsène Lupin/Chapitre VIII

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Chapitre VIII

Un nouveau combattant


Derrière la bête, dans la cour, on voyait les arbres d’une forêt épaisse serrés les uns contre les autres et formant une muraille végétale. Une étroite brèche la trouait, tunnel obscur creusé dans les branches et les feuilles. La vieille châtelaine des Corneilles avait dû s’éloigner par cette issue. La tigresse, après l’avoir conduite, s’en revenait au-devant du visiteur indésirable.

L’homme et la bête, un moment, se regardèrent, immobiles. Horace Velmont, plutôt mal à l’aise, se disait :

« Mon garçon, si tu bouges, sa patte, toutes griffes tendues, te griffe et t’arrache la tête. »

Cependant, il ne baissait point les yeux. Il expérimentait son propre sang-froid en face d’un péril inhabituel, pas mécontent au fond de la rencontre qui lui permettait de se trouver en présence d’un grand fauve et de tenir bon. Quel excellent exercice de volonté et de « self-control » !

Une minute longue comme un siècle s’écoula… Il tenait bon !… la peur, qui l’avait d’abord presque dominé, à présent se dissipait. Il attendait l’attaque… l’espérait presque…

Soudain, comme domptée par l’implacable regard qui ne la quittait point et lui imposait la volonté de l’homme, la bête, en grondant sourdement, fit demi-tour et, humant l’air, sembla se disposer à s’éloigner par le tunnel de verdure. Velmont, alors, sans la quitter des yeux, recula de deux pas, sur la table de cuisine saisit une écuelle remplie de lait qu’il tendit avec précaution du côté de la tigresse. La tigresse eut une hésitation puis se décida et, faisant si l’on peut dire des manières, elle vint boire. En trois ou quatre coups de langue, elle vida l’écuelle. Puis, apaisée, elle revint jusqu’à la brèche où elle renifla, sur le gazon humide, les traces de la vieille dame partie par là. Horace nota que la tigresse boitait encore légèrement de l’arrière-train, à cause de la blessure qu’elle avait reçue lors de la battue et il en conclut qu’elle avait été soignée par l’étrange recluse des Corneilles et s’était attachée à elle.

Vivement, ne voulant pas s’exposer à une saute d’humeur de la bête, il ferma la porte sur lui, retraversa la baraque et, le revolver au poing, retourna vers le manoir de Maison-Rouge, tout en surveillant la route derrière lui. Tout compte fait, il était assez satisfait de sortir de l’aventure sain et sauf.

Deux jours plus tard, il eut le courage d’explorer le bois impénétrable et, à nouveau, il s’introduisit dans la vieille demeure mystérieuse. Mais cette fois elle semblait abandonnée. Il ne rencontra ni la Belle au bois dormant ni la tigresse. Il appela. Aucun bruit. Il portait à la main un lourd couteau à lame triangulaire et affilée… Son but, c’était d’attirer le fauve et de l’éventrer… Ainsi la victime serait vengée ! Car, à force de réflexions, il avait acquis cette triste conviction que Patricia vivait encore quand au matin il l’avait quittée stupidement, la croyant morte. Par la suite seulement la tigresse l’avait tuée et emportée dans quelque repaire creusé sous les feuilles mortes. Et Velmont eût voulu aussi découvrir la retraite de Maffiano et le châtier. Mais rien ne lui révéla la présence des trois bandits… Des heures, il erra en vain, avide de vengeance et de massacre.

Il rentra las et déçu. Mais Victoire, à qui il confia l’affreuse certitude où il était concernant le sort de Patricia, secoua la tête avec incrédulité et lui répondit :

« Je ne change pas d’idée : elle n’est pas morte ! La bête ne l’a pas tuée, et Maffiano pas davantage.

— Et comme preuve, toujours ton intuition féminine, railla tristement Velmont.

— Cela suffit. Du reste, Rodolphe est parfaitement tranquille. Il ne s’inquiète pas de l’absence de sa mère. Il l’adore, il est nerveux et sensible… Si sa mère était morte, il en serait averti… »

Velmont haussa les épaules.

« De la seconde vue… tu crois à cela ?…

— Oui ! » dit la vieille femme avec conviction.

Il y eut un silence. De nouveau, Velmont espéra… mais n’était-ce pas folie ?… Avec irritation, il reprit :

« J’ai pourtant, cette nuit-là, tenu dans mes bras une femme bien vivante… qui au matin était morte…

— Oui, mais pas la femme que tu crois.

— Qui alors ?

Victoire eut un regard autour d’elle et baissa la voix.

« Écoute ; depuis cette fameuse nuit, Angélique, la femme de ménage, a disparu. Or, j’ai appris de source certaine que cette Angélique avait été la maîtresse de Maffiano. Elle connaissait ses complices. Elle faisait leur cuisine et chaque soir allait les rejoindre. »

Horace réfléchit un moment.

« Alors, c’est Angélique qui aurait été tuée ? Je veux bien, moi… Mais, dans ce cas, explique-moi un peu pourquoi Angélique aurait pris la place de Patricia ? Pourquoi elle m’aurait attiré dans la tente ? Pourquoi Maffiano l’aurait-il assassinée ?… Pourquoi ?… Pourquoi ?…

— Angélique a saisi l’occasion de se rapprocher de toi… ce qu’elle désirait faire depuis longtemps… tu ne voyais pas les regards qu’elle te lançait…

— Alors, tu crois qu’elle était amoureuse de moi ? C’est flatteur !… Et Maffiano l’a tuée par jalousie… Pauvre type… C’est vrai qu’il n’a pas de veine avec ses bien-aimées… Chacune d’elles me préfère… Patricia… Angélique… Mais pourquoi ne m’a-t-il pas tué moi-même ?

— Ne m’as-tu pas dit que tu lui avais pris la carte lui donnant droit au partage final… Il a craint de ne pas la trouver sur toi, et toi mort de ne jamais la retrouver… Et puis, on a beau être un bandit déterminé, on n’ose pas comme ça tuer… Horace Velmont… »

Il secoua la tête.

« Tu as peut-être raison… Mais, tout de même, je ne m’y fierais pas trop. Enfin, admettons… Tu en as de la déduction et de la logique, ma bonne Victoire !…

— Ainsi, tu me crois ? Tu es convaincu ?

— Tes arguments me semblent indiscutables, et je les avale tout crus, c’est plus commode. Pauvre Angélique, tout de même !… »

Il plaignait la servante sauvagement assassinée par une brute, mais avec un espoir frémissant il se disait que Patricia était vivante…

Dans la nuit qui suivit cette conversation, Velmont fut réveillé par la vieille nourrice.

Il se dressa dans son lit et, se frottant les yeux, il l’apostropha :

« Dis donc, tu deviens tout à fait loufoque ? À moins que tu n’aies quelque nouvelle intuition de femme à me communiquer !… À quatre heures du matin, tu me réveilles ! Tu es dingo, ou bien il y a le feu ! »

Mais il s’interrompit en voyant le visage bouleversé de Victoire.

« Rodolphe n’est pas dans sa chambre, dit-elle pleine d’émoi. Et je crois bien que ce n’est pas la première nuit qu’il s’absente ainsi…

— Il découche ! À onze ans ! Enfin, il faut bien que jeunesse se passe. Tout de même, il commence de bonne heure… Et où crois-tu qu’il aille ? À Paris ? À Londres ? À Rome ?

— Rodolphe adore sa mère. Je suis persuadée qu’il a été la retrouver, ils ont rendez-vous, c’est sûr…

— Mais par où sortirait-il ?

— Par la fenêtre. Elle est ouverte.

— Et les chiens de garde ?

— Ils ont aboyé il y a une heure, sans doute à son départ… et on me dit qu’ils aboient à cinq heures du matin, ce qui indique le moment de son retour, chaque nuit c’est pareil…

— Du roman, ma pauvre Victoire ! N’importe, je me rendrai compte…

— Autre chose, continua la vieille nourrice. Trois hommes rôdent autour du domaine. Je le sais.

— Des satyres qui courent après toi, Victoire.

— Ne plaisante pas, ce sont des policiers. Les gardes ont repéré un de tes pires ennemis, le brigadier Béchoux.

— Béchoux, un ennemi ! Tu en as de bonnes ! À moins qu’à la préfecture on n’ait décidé mon arrestation. Pas croyable ! Je leur rends trop de services. »

Il réfléchit, le sourcil froncé.

« Tout de même, j’ouvrirai l’œil… Va-t’en. Halte ! Un mot encore… On a touché à mon coffre-fort qui est là ! Les trois boutons qui commandent le mot ont été dérangés.

— Personne n’est entré ici que toi et moi. Comme ce n’est pas moi…

— Alors, c’est moi qui aurais oublié de remettre les chiffres en place. Rends-toi compte que c’est grave. Là se trouvent mes instructions, mon testament, les clefs de mes divers coffres, des indications qui permettraient de découvrir mes cachettes et de tout rafler.

— Vierge Marie ! s’exclama la nourrice en joignant les mains.

— La Vierge Marie n’a rien à faire là-dedans. C’est à toi de faire bonne garde. Sinon, tu risques gros.

— Quoi ?

— Ton honneur de jeune fille », dit froidement Horace.

Le soir même, Horace, montant dans un arbre, se plaça en vigie à la grille du parc, du côté de la ferme.

Dissimulé dans le feuillage, il attendit patiemment. Cette attente fut récompensée. Minuit n’avait pas sonné à l’église qu’un galop feutré et coupé d’un bond par-dessus la clôture passa non loin de lui. Il entrevit la forme souple et allongée d’un grand fauve. Les chiens hurlèrent dans le chenil, Horace descendit de son arbre, courut jusqu’à la fenêtre de Rodolphe, dont il approcha sans bruit.

La fenêtre était ouverte et la chambre éclairée. Deux ou trois minutes s’écoulèrent. Le guetteur entendait la voix de l’enfant… Puis soudain il vit la tigresse qui revenait vers le balcon par où elle avait dû pénétrer. Énorme, apocalyptique, elle posa ses pattes sur le barreau supérieur de la balustrade. Sur son dos Rodolphe était allongé ; cramponné des deux bras au cou monstrueux… il riait aux éclats.

D’un bond, la bête sauta dans les massifs et s’en alla au grand trot avec son fardeau toujours riant. De nouveau, les chiens aboyèrent furieusement.

Alors, Victoire sortit de l’ombre de la véranda où elle était dissimulée.

« Eh bien ! tu as vu ? dit-elle pleine d’alarme. Où cette bête sauvage va-t-elle porter le pauvre gosse ?

— À sa mère, parbleu !

— C’est-il Dieu possible ?

— Patricia a dû, avec la dame des Corneilles, soigner la bête blessée, la guérir, et la tigresse, déjà à moitié apprivoisée et reconnaissante, s’est attachée à elle et lui obéit comme une chienne fidèle.

— On en voit des choses ! s’exclama Victoire admirative.

— C’est comme ça avec moi ! » dit Velmont avec modestie.

Il traversa au pas de course la ferme, puis les prairies qui conduisaient au château des Corneilles. Il suivit l’avenue à demi effacée, escalada la fenêtre de la baraque… et poussa une exclamation de joie éperdue. Assise dans un fauteuil du salon, Patricia tenait son fils sur ses genoux et le couvrait de baisers.

Valmont s’était approché et regardait la jeune femme avec extase.

« Vous… vous… balbutia-t-il… Quel bonheur !… Je n’osais pas espérer que vous fussiez vivante ! Qui donc a été tué par Maffiano ?

— Angélique.

— Comment était-elle venue sous la tente ?

— Elle m’a fait fuir et a pris ma place. C’est seulement après que j’ai compris pourquoi ! Elle aimait Arsène Lupin, acheva Patricia, les sourcils froncés.

— On peut choisir plus mal, dit Velmont, d’un air détaché.

— Saïda, la tigresse, l’a trouvée agonisante sous la tente abattue et l’a emportée, sans que je puisse intervenir. Ce fut affreux. »

Patricia frissonna.

« Où est Maffiano ? Où sont ses complices ?

— Ils rôdent encore aux alentours, mais avec prudence. Ah ! les misérables !… »

Elle reprit son fils et l’embrassa passionnément.

« Mon chéri ! Mon chéri !… Tu n’as toujours pas peur, n’est-ce pas ? Saïda ne t’a pas fait de mal ?

— Oh ! pas du tout, mère. Elle court doucement, pour m’éviter les secousses, j’en suis sûr… Je suis aussi bien que dans tes bras.

— Enfin, vous vous entendez bien, toi et ta bizarre monture. C’est parfait, mais il faut dormir un peu, maintenant. Et Saïda, aussi, doit dormir. Conduis-la jusqu’à sa niche. »

L’enfant se mit debout, prit la monstrueuse bête par une oreille et la tira vers l’autre bout de la chambre, où un matelas était disposé dans un placard, près de l’alcôve, où se trouvait le lit de Patricia.

Mais Saïda, à mesure qu’elle avançait, opposait à l’enfant une évidente mauvaise volonté, qui se traduisit par un grondement irrité. À la fin, elle s’immobilisa et, accroupie sur ses hanches, devant le lit de sa maîtresse, la tête au niveau des pattes, elle se mit à gronder de plus belle, tout en battant le parquet d’une queue furieuse.

« Eh bien ! Saïda, fit Patricia en se levant de son siège, qu’y a-t-il donc, ma belle ? »

Horace regardait la tigresse avec attention.

« On dirait, observa-t-il, que des gens sont cachés sous votre lit, ou du moins dans l’alcôve. Saïda les a repérés.

— Est-ce vrai, Saïda ? » dit Patricia.

La bête énorme répondit d’une voix plus rageuse et, se remettant sur ses pattes, bouscula de son mufle puissant le lit dont le fer alla buter contre le mur latéral.

Un triple cri de terreur retentit, poussé par des gens effectivement cachés sous le lit et à demi découverts à présent.

D’un bond, Patricia s’élança au secours des intrus, suivie d’Horace qui s’exclama :

« Allons, parlez donc, sinon vous êtes fichus ! Combien êtes-vous ? Trois, n’est-ce pas, dont l’illustre Béchoux ? Allons, réponds, policier de mon cœur.

— Oui. C’est moi, Béchoux, déclara le policier, toujours par terre et terrifié par Saïda hérissée et grondante.

— Et tu venais pour m’arrêter ? poursuivit Velmont.

— Oui.

— Arrête d’abord Saïda, mon vieux. Peut-être qu’elle se laissera faire. Vraiment t’as pas de veine ! Veux-tu qu’elle s’en aille ?

— Ça me ferait plaisir ! dit Béchoux avec conviction.

— Alors, je ne peux rien te refuser, doux ami ! On va te satisfaire. Du reste, ça vaudra mieux, sans ça j’aurais peur pour l’intégrité de ton beau physique ! Allons, Patricia Johnston, veuillez nous débarrasser de votre garde du corps. »

La jeune femme, une main sur la tête de la tigresse, qui se frottait contre elle avec un ronronnement pareil à celui d’une machine à vapeur, appela :

« Rodolphe ! Mon chéri ! »

L’enfant vint se jeter dans ses bras, puis Patricia ordonna, avec un geste vers le dehors :

« Saïda, c’est l’heure de reconduire ton petit maître. Va, Saïda ! va, ma belle ! et tout doucement, n’est-ce pas ? »

La tigresse avait paru écouter avec attention. Elle regarda avec un visible regret Béchoux, à qui elle eût aimé goûter, mais docile, se décida à obéir, fière du reste de la mission qu’on lui confiait. Elle avança pas à pas devant Rodolphe et lui tendit son dos puissant. L’enfant s’y hissa, lui donna une petite tape sur la tête, lui noua les bras au cou et cria :

« En avant ! »

L’énorme bête prit son élan et en deux foulées fut hors de la pièce. Un moment plus tard, là-bas, les chiens aboyèrent dans la nuit.

Horace prononça :

« Vite, Béchoux, sors de sous le plumard avec tes petits amis. Dans dix minutes, elle sera de retour. Mais dépêche-toi donc ! Tu as un mandat contre moi ? »

Béchoux se remettait sur les pieds, ses acolytes firent de même.

« Oui, toujours le même, dit-il en s’époussetant.

— Il doit être un peu fripé, ton mandat ; et un autre contre Saïda ? »

Béchoux, vexé, ne répondit pas. Horace croisa les bras.

« Fourneau, va ! Alors, tu t’imagines que Saïda va se laisser mettre le cabriolet de fer aux pattes si tu n’as pas un document signé par qui-de-droit ? »

Il ouvrit la porte vers la cuisine.

« File, mon garçon ! File avec tes petits camarades ! File comme un zèbre ! Saute dans le premier train et va te ficher au lit pour te remettre ! Mais pas dessous, cette fois ! Suis mon conseil, c’est celui d’un ami. File, sans quoi Saïda s’offrira un bifteck de policier comme petit déjeuner ! »

Les deux petits camarades avaient déjà décampé. Béchoux se préparait à les imiter, mais Horace le retint.

« Un mot encore, Béchoux. Qui t’a fait nommer inspecteur ?

— Toi. Et ma gratitude…

— Tu la manifestes en voulant m’arrêter. Enfin, je te pardonne… Béchoux, veux-tu que je te fasse nommer brigadier ? Oui !… Alors, rendez-vous à la Préfecture de Police, demain matin samedi, à onze heures et demie. Et demande à tes chefs de te donner carte blanche. J’ai besoin de toi… Tu as compris ?

— Oui. Merci ! Ma gratitude…

— File ! »

Béchoux avait déjà disparu. Horace se retourna vers Patricia.

« C’est donc vous, la Belle au bois dormant ? demanda-t-il.

— Oui, c’est moi. Je suis Française par ma mère, et la vieille dame qui habitait ici, non pas folle, mais bizarre, est ma parente. À mon arrivée en France, je suis venue la voir. Elle s’est prise d’affection pour moi. Bientôt, malheureusement, elle est tombée malade et elle est morte presque tout de suite en me laissant ce vieux domaine ruiné et abandonné… J’y suis venue m’établir en me servant de la légende qui l’environnait pour me défendre contre la curiosité. Personne du pays n’aurait osé s’introduire ici…

— Je comprends, dit Horace. Et vous vous êtes arrangée pour me faire acquérir Maison-Rouge à cause de la proximité… Vous aviez une retraite sûre et vous saviez que Rodolphe chez moi serait bien soigné… sans être loin de vous. C’est cela, n’est-ce pas ?

— C’est cela, dit Patricia. Et j’étais heureuse aussi de ne pas être trop loin de vous », ajouta-t-elle les yeux baissés.

Il eut un mouvement pour la serrer dans ses bras, mais se contint. La jeune femme semblait peu disposée aux effusions tendres.

— Et Saïda ? demanda-t-il.

— C’est facile à comprendre. Échappée de la ménagerie foraine, blessée lors de la battue organisée contre elle, elle s’est réfugiée ici, où je l’ai pansée et soignée. Reconnaissante, elle m’a voué une affection fidèle. Sous sa protection, je ne crains plus rien de Maffiano. »

Après un silence, Horace s’inclina vers Patricia.

« Quelle joie de vous retrouver. Patricia ! Je vous ai crue morte… Mais pourquoi ne pas m’avoir rassuré plus tôt ? » ajouta-t-il avec un peu de reproche.

La jeune femme, un moment, demeura muette, les yeux clos, la figure figée en une expression presque hostile.

Enfin elle répondit :

« Je ne voulais plus vous revoir. Je ne peux oublier que vous en avez choisi une autre… Oui, le soir, sous la tente…

— Mais je pensais que c’était vous, Patricia.

— Vous n’auriez jamais dû le croire ! C’est cela, surtout, que je ne vous pardonne pas ! Prendre pour moi une pareille fille ! La maîtresse de Maffiano, sa servante et celle de ses affreux complices ! Comment avez-vous pu croire que j’étais capable de m’abandonner ainsi ? Et comment puis-je effacer un tel souvenir de votre esprit ?

— En y substituant un souvenir plus beau, Patricia.

— Il ne pourra pas être plus beau, puisqu’il ne sera pas. Vous avez pris une fille pour moi… Je ne veux pas rivaliser avec elle !… »

Horace, que cette jalousie remplissait de joie, se rapprocha.

« Rivaliser, vous Patricia ? Vous êtes folle ! Vous êtes sans rivale possible ! Vous que j’adore ! Enfin, vous, Patricia ! la vraie ! l’unique ! »

Enfiévré, il la saisit dans ses bras, la serra contre lui éperdument. Elle se débattit, courroucée, ne voulant pas pardonner et d’autant plus révoltée qu’elle se sentait faiblir.

« Laissez-moi, cria-t-elle. Je vous hais. Vous m’avez trahie. »

Frémissante, dans un dernier effort avant l’abandon qu’elle comprenait confusément être inévitable, elle le repoussa. Mais il ne desserra pas ses bras, inclina son visage vers le sien.

Les deux battants de la porte-fenêtre, avec fracas, s’ouvrirent d’un coup. De retour, la tigresse avait sauté dans la pièce, et, accroupie, allongée à demi, les yeux luisants comme deux étoiles vertes, elle s’apprêtait à bondir.

Horace Velmont lâcha Patricia, se redressa et, fixant les yeux sur la bête fauve, il lui dit avec une douceur prudente, un peu bougonne :

« Tiens, te voilà, toi ? Il me paraît que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas ? Dites donc, Patricia, ce qu’elle est bien dressée, votre petite chatte ! Fichtre, vous avez une façon de vous faire respecter ! Bien, bien… Je vous respecte ! Seulement, comme je ne veux pas être ridicule et que la femme que j’aime se moque de moi… »

Il tira de sa poche le couteau à cran d’arrêt, large et aigu, qui ne le quittait plus. Il l’ouvrit :

« Que faites-vous là, Horace ? s’écria Patricia alarmée.

— Chère amie, je sauvegarde ma dignité aux yeux de votre aimable porte-respect. Je ne veux pas qu’elle s’imagine qu’Horace Velmont est un enfant qu’on met en fuite ! Si vous ne m’embrassez pas sur-le-champ sous les yeux de cette chatte, je lui ouvre le ventre. Ça fera une belle bataille ! Compris ? »

Patricia hésita, rougit et, enfin, se levant, vint s’appuyer sur l’épaule d’Horace et lui tendit ses lèvres.

« Crébleu, dit-il, à ce compte-là l’honneur est sauf !… Et je ne demande qu’à être contraint à le faire respecter souvent de la sorte !

— Je ne pouvais vous laisser tuer cette bête, murmura Patricia. Que deviendrais-je sans sa protection ?

— J’aurais peut-être été tué par elle, objecta Horace. Mais cela vous inquiète beaucoup moins, ajouta-t-il avec un ton de mélancolie qui ne lui était pas habituel et qui émut profondément la jeune femme.

— Croyez-vous ? » murmura-t-elle en rougissant davantage.

Mais elle se ressaisit aussitôt. Le souvenir de ce qu’elle estimait être une cruelle offense n’était pas encore effacé. Elle alla à la tigresse et lui mit la main sur la tête.

« Tiens-toi tranquille, Saïda ! »

La bête fauve, en réponse, ronronna d’aise.

« Tiens-toi tranquille, Saïda ! répéta Velmont qui, lui aussi, s’était ressaisi. Tiens-toi tranquille pour que le monsieur puisse s’en aller sans qu’il y ait du vilain ! Au revoir, reine de la jungle ! Avec tes raies, tu me fais penser à un zèbre… mais c’est moi qui file. »

Il enfonça son chapeau sur sa tête, l’ôta pour passer devant la tigresse qu’il salua gravement et, au moment de sortir, se retourna vers Patricia :

« À bientôt, Patricia, vous êtes une enchanteresse. Auprès de Saïda, comme la belle domptant la bête, vous avez l’air d’une déesse antique… Et j’aime beaucoup les déesses ; je vous le jure ! À bientôt, Patricia ! »

Horace Velmont eut bien vite regagné Maison-Rouge. Victoire l’attendait dans le grand salon dont les portes et les fenêtres étaient prudemment fermées. En entendant le pas de son maître, elle accourut au-devant de lui.

« Rodolphe est là, tu sais ! s’écria-t-elle. La bête l’a ramené, et il doit déjà dormir.

— Comment t’es-tu comportée avec la tigresse ?

— Oh ! tout s’est passé très bien ! Nous ne nous sommes rien dit. D’ailleurs, j’avais préparé mes grands ciseaux de couture.

— Pauvre Saïda ! elle l’a échappé belle. Tu en aurais fait une descente de lit, hein ! Victoire ?

— Deux descentes, même. Elle est énorme, cette bête sauvage. Mais elle a l’air gentil.

— Un amour », approuva Velmont en riant.

« Maintenant, reprit Horace Velmont, j’ai à te parler de choses très graves, Victoire !

— À cette heure-ci ? s’exclama la nourrice étonnée. Ça ne peut pas attendre à demain ?

— Non, ça ne peut pas. Assieds-toi près de moi, là, sur le grand canapé.

Ils s’assirent. Il y eut un moment de silence.

Horace avait un air solennel qui impressionna un peu Victoire.

Il commença.

« Tous les historiens s’accordent à reconnaître que Napoléon Ier ne fut jamais aussi grand que dans les dernières années de son règne, et que son génie militaire atteignit son maximum au cours de la campagne de France en 1814. Ce sont les trahisons qui l’abattirent. Bernadotte, en se joignant aux ennemis, avait déjà entraîné la défaite de Leipzig. Blücher eût été anéanti si le général Moreau n’avait pas livré Soissons, et la capitulation de Paris n’aurait pas été possible sans les manœuvres de Marmont. Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? »

La vieille nourrice cligna les yeux avec une expression ahurie.

Horace continua, très grave :

« J’en suis là, Victoire ; à Champaubert, à Craonne, à Montmirail, rien que des succès. Et, cependant, le terrain glisse sous mes pas. La défaite approche. Mon empire, mes richesses bien acquises seront bientôt aux mains des ennemis. Encore un effort de leur part et je suis ruiné, impuissant, vaincu, abattu, moribond… Sainte-Hélène…

— Tu es donc trahi ?

— Oui. Je suis sûr maintenant de ce que je t’ai déjà signalé. Quelqu’un est entré dans ma chambre, a ouvert mon coffre et s’est emparé des clefs et des papiers qui permettent de me dérober toute ma fortune et de se l’approprier jusqu’au dernier sou. La spoliation, du reste, a commencé.

— Quelqu’un est entré chez toi ? es-tu sûr ? balbutia la nourrice. Qui peut être entré ?…

— Je ne sais pas. »

Il la regarda profondément et ajouta :

« Et toi, Victoire, tu ne soupçonnes personne ? »

Soudain, elle tomba à genoux et sanglota.

« Tu me soupçonnes, mon petit ! Alors, j’aime mieux mourir !…

— Je ne te soupçonne pas d’avoir ouvert mon coffre, mais d’avoir permis qu’on entrât et qu’on fouillât chez moi. Est-ce vrai ? Réponds franchement, Victoire.

— Oui », avoua-t-elle, le visage dans ses mains.

Il lui releva la tête d’une main indulgente.

« Qui est venu ? Patricia, n’est-ce pas ?

— Oui. Elle est venue en ton absence, il y a quelques jours, pour voir son fils, et elle s’est enfermée avec lui. Mais comment aurait-elle connu le chiffre de la serrure ? Je ne le connais pas, moi… personne que toi ne le connaît…

— Ne t’occupe pas de ça. Je commence à y voir clair. Mais, écoute, Victoire, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu de sa visite ? J’aurais su qu’elle vivait…

— Elle m’avait dit qu’en te prévenant je te mettrais en danger de mort. Elle m’avait fait jurer que je garderais le silence absolu.

— Sur quoi as-tu juré ?

— Sur mon salut éternel », souffla la vieille femme.

Horace croisa ses bras, indigné.

« Alors, tu préfères ton salut éternel à mon salut temporel ? Tu préfères ton salut éternel à ton devoir envers moi ? »

Les pleurs de la vieille nourrice redoublèrent ; toujours à genoux, la tête dans ses mains, elle sanglotait éperdument.

Soudain, Horace se dressa. On avait frappé à la porte du salon. Il y alla et, à travers le panneau, sans ouvrir, cria :

« Qu’y a-t-il ?

— Un monsieur qui insiste pour vous voir, patron, répondit la voix d’un des chefs d’escouade.

— Il est là ?

— Oui, patron !

— Bien, je vais lui parler. Retourne à ton poste, Étienne.

— Bien, patron ! »

Quand le bruit des pas de l’homme se fut éloigné, Horace, toujours sans ouvrir, cria :

« C’est toi, Béchoux ?

— Oui ! Je suis revenu. Il y a des choses à mettre en règle.

— Ton mandat ?

— Parfaitement !

— Tu l’as ?

— Je l’ai.

— Passe-le sous la porte. Merci, mon vieux. »

Un papier officiel avait été glissé sous la porte. Horace se pencha, le ramassa, et consciencieusement l’examina.

« Parfait, prononça-t-il à voix haute. Parfait ! bien en règle. Un seul défaut.

— Quoi donc ? demanda la voix étonnée de Béchoux.

— Il est déchiré, mon vieux ! »

Horace déchira le mandat en quatre, puis en huit, puis en seize. Il en forma une boule compacte et ouvrit la porte.

« Voilà l’objet, cher ami, dit-il en tendant la boule à Béchoux.

— Ah !… ah ! par exemple… Ça… ça ne se passera pas comme ça. »

Béchoux bégayait de fureur. Du geste, Horace le calma.

« Ne crie pas comme ça. Ce n’est pas bon genre. Dis-donc, vieux, autre chose : tu as ton auto ?

— Oui, dit Béchoux, que, comme toujours, le sang-froid d’Horace impressionnait.

— Conduis-moi à la préfecture. Tu comprends, il faut s’occuper de ta nomination de brigadier. Mais attends-moi un instant, d’abord.

— Où vas-tu ? Nous ne te lâchons pas d’une semelle.

— Je vais voir Patricia aux Corneilles. J’ai quelques mots à lui dire. Tu m’accompagnes ?

— Non, fit Béchoux avec résolution.

— Tu as tort. Saïda n’aurait pas bronché. Elle ne bronche jamais quand on la regarde bien en face.

— Justement, dit Béchoux, mes collègues et moi nous ne tenons pas du tout à la regarder bien en face.

— Chacun son goût, dit Lupin. Alors, je remettrai ma visite aux Corneilles à un autre jour. Messieurs, je suis à vos ordres. »

Il prit aimablement Béchoux par le bras. Tous deux, suivis par les deux policiers qui avaient accompagné l’inspecteur et avaient attendu dans le vestibule, se dirigèrent vers la grille. Le jour était venu depuis longtemps. Ils montèrent dans l’auto de la police qui attendait sur la route. Horace Velmont était d’une humeur charmante.

À neuf heures du matin il obtint, grâce à l’entremise de Béchoux, une audience du préfet de police. Celui-ci reçut parfaitement le comte Horace Velmont, gentilhomme opulent et influent, qui avait déjà rendu de grands services à l’Administration.

Après une discussion longue et courtoise, Velmont quitta le préfet. Il avait obtenu la nomination de Béchoux. Il avait donné quelques indications utiles et avait recueilli des renseignements précieux. L’accord était complet.