Les Minutes de sable mémorial/LiedsFunébres

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Fasquelle éditeurs (p. Image-19).

LIEDS FUNÈBRES

I

Le Miracle de Saint Accroupi

Sur l’écran tout blanc du grand ciel tragique, les mille-pieds noirs des enterrements passent, tels les verres d’une monotone lanterne magique. La Famine sonne aux oreilles vides, si vides et folles, ses bourdonnements.

Sa cloche joyeuse pend à ses doigts longs, versant sur la terre des ricanements. Et de grands loups fauves et des corbeaux graves sont sur ses talons. La Famine sonne aux oreilles vides par la ville morne ses bourdonnements.

Croix des cimetières, levons nos bras raides pour prier là-haut que l’on nous délivre de ces ouvriers qui piochent sans trêve nos froides racines. N’est-il donc un Saint, bien en cour auprès de Dieu notre Père, pour qu’il intercède ?

Croix des cimetières, votre grêle foule a donc oublié le bloc de granit perdu dans un coin de votre domaine ? Sa barbe de fleuve jusqu’à ses genoux épand et déroule, déroule sa houle, sa houle de pierre.

Et les flots de pierre le couvrent entier. Sur ses cuisses dures ses coudes qui luisent sous les astres blonds se posent, soudés pour l’éternité. Et c’est un grand Saint, car il a pour siège, honorable siège, un beau bénitier.

Il n’a point de nom. Dans un coin tapi, ignoré des hommes, seules les Croix blanches lui tendent la plainte de leurs bras dressés. Le corbeau qui vole le méprise nain, croassant l’injure au bon Saint courbé : Vieux Saint-Accroupi.

Croix des cimetières, tendons-lui la plainte de nos bras dressés : Que ces ouvriers qui tuent nos racines et peuplent les tombes de serpents coupés, se croisant les bras, regardent oisifs les torches de mort désormais éteintes.

Et que la Famine remmène sous terre son cortège noir de grande loups qui rôdent et de corbeaux graves. Que le Blanc au Noir succède partout. Que le grand œil glauque du ciel compatisse, versant sur les hommes des pleurs de farine.

Et les Croix restèrent les bras étendus, coupant de rais blancs l’ombre sans couleur. Soudain des pleurs blancs glissèrent sur l’ombre. Les nuages sont de grands sacs que vident des meuniers célestes. La manne s’accroche aux pignons ardus.

La manne fait blanches les rougeâtres tuiles. Une nappe blanche jusqu’à l’horizon sur toute la terre s’étend pour manger. Et de blanc lui-même, de blanc s’est vêtu le Saint-Accroupi ; de blanc s’est vêtu comme un boulanger.

Et les hommes puisent lourdes pelletées de farine claire que le vent joyeux leur fouette au visage. Croix des cimetières, nos vœux exaucés, nous voudrions voir quel fut le départ, le départ honteux du cortège noir…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Famine est là. La Famine sonne aux oreilles vides, si vides et folles, ses bourdonnements. Et la neige étend son linceul de mort sur la ville froide que creusent des fosses. La Famine sonne ses bourdonnements.

ii

La plainte de la Mandragore

C’est un petit homme vêtu de poils roux que couche et déchire un vent de rafale. Ses bras sont tordus et ses doigts coupés. Le fond de la terre le tient par les pieds. Un trousseau de clefs append au gibet, porche triomphal.

Hérissé de givre, il ne peut croiser ses bras toujours hauts. Il ne peut claquer sa bouche soudée… Castagnettes sont les dents des pendus. Battez la semelle, pendus, aux poteaux… Le fond de la terre le tient par les pieds.

« Je suis une plante et ne peux ramper, ramper comme un lierre, grimper comme un lierre sur les hauts piliers. Le fond de la terre me tient par les pieds. Nabot dont tu ris, Homme, mon grand frère, je voudrais les ailes des chauves-souris.

« Hibou dont les griffes gantées de velours tracent sur les morts leurs hiéroglyphes, prends-moi pour ton nid ! Mes pieds sont des goules au col de couleuvre, qui sucent le sang, l’exquis sang des morts. Mon corps est une outre que le sang remplit.

« Mage, tes grimoires sont clos pour tes yeux. Mes yeux sont des nœuds d’arbuste bizarre. Dans mes yeux se mire le sein de la terre. Mes yeux sont des lacs ; mes lourdes paupières sont faites de pierres qui, philosophales, versent des flots d’or.

« Des paillettes d’or couvriront tes dalles. Tout ce qui me touche se transmute en or. Les yeux des hiboux m’ont souvent fixé : éternellement ils resteront d’or… Viens, et me délivre ; le fond de la terre me tient par les pieds. »

Ainsi se lamentent sous l’ombre tremblante des pendus heurtés ; ainsi se lamente le nabot planté. La rafale apporte son chant de cigale… Garde tes trésors : je viens, petit Homme, délivrer tes pieds, par Humanité.

Et voici ma main qui cherche tes mains dont l’effort figé monte au zénith blême… Mais sa main de gloire, en geste moqueur, flambe comme un phare ; la rafale emporte son ricanement… Le fond de la terre ME tient par les pieds.

iii

L’Incube

Vogue dans la coupe aux flots d’huile rosé, sombre dans la coupe aux flots d’huile fauve, frémis dans la coupe aux flots de nuit noire, veilleuse, et deviens la lampe d’un mort ! Les Anges qui veillent éclairés d’étoiles remportent leurs lampes.

Il dort, et son corps, son corps d’émail aux veines bleu de Sèvres, repose très calme dans le grand lit sombre. Vogue dans la coupe aux flots d’huile rose, veilleuse, et répands ta lumière douce, lueur de parfum, sur l’enfant qui dort.

Écoutez ! La Nuit froisse son manteau. Quelque chose vient crier sur la vitre. Rideaux inquiets, ébouriffez vite vos ailes de plume sur la vitre glauque. Veilleuse mourante, sombre dans la coupe aux flots d’huile fauve.

La nuit est tombée comme une pluie grise. L’Incube a rampé comme une limace. Vitre, épands des pleurs, pleurs amers d’absinthe. Et, Fenêtre, lève ta grande Croix sainte, cependant que grimpe et grince et grimace une grosse griffe.

Être horrible et vague, la nuit en fureur l’a vomi ainsi qu’une lourde vague qui glisse et déferle aux dalles d’un phare. La vitre frémit et son œil s’effare. Veilleuse mourante, sombre dans la coupe aux flots d’huile fauve.

L’enfant dort. Son corps, son corps d’émail aux veines bleu de Sèvres, repose très calme dans le grand lit sombre. Vogue dans la coupe aux flots d’huile fauve, veilleuse, et répands ta lumière lourde aux vapeurs de soufre sur l’enfant qui dort.

La vitre se crève, cerceau de papier. Un corps de limace oscille dans l’ombre. L’enfant se réveille, et ses grands sourcils arqués dans la nuit font battre leurs ailes. Frémis dans la coupe, veilleuse, et deviens la lampe d’un mort !

Les ténèbres sont un filet rempli de monstres sans nom. La vitre étoilée à ses pointes claires accroche des larves. La coupe n’est plus qu’un vase de poix. Les Anges qui veillent éclairés d’étoiles ont éteint leurs lampes.