Les Minutes de sable mémorial/Linteau

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Fasquelle éditeurs (p. 7-11).

LINTEAU

Il est très vraisemblable que beaucoup ne s’apercevront point que ce qui va suivre soit très beau (sans superlatif : départ) ; et à supposer qu’une ou deux choses les intéressent, il se peut aussi qu’ils ne croient point qu’elles leur aient été suggérées exprès. Car ils entreverront des idées entrebâillées non brodées de leurs usuelles accompagnatrices, et s’étonneront du manque de maintes citations congrues, alors qu’il se compile des manuels où tout jeune homme lit ce qui est nécessaire pour suivre lesdits usages. Il est bien d’avoir fréquenté chez les siècles divers des philosophes, pour apprendre 1° l’absurdité de répéter leurs doctrines, qui, récentes, traînent aux cafés et brasseries, plus vieilles, aux cahiers des potaches ; 2° et surtout, la double absurdité de citer l’étai du nom d’un philosophe, quand chacune de ses idées, prise hors de l’ensemble du système, bave des lèvres d’un gâteux (Et ce bout de dissertation est tout aussi banal que la banalité d’il ne faut pas tout dire qu’il explique)…

Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots. Comme des productions de la nature, auxquelles faussement on a comparé l’œuvre seule de génie (toute œuvre écrite y étant semblable), la dissection indéfinie exhume toujours des œuvres quelque chose de nouveau. Confusion et danger : l’œuvre d’ignorance aux mots bulletins de vote pris hors de leur sens ou plus justement sans préférence de sens. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversité des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante ; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite, œil de paon, lampadaire, accord final. — Mais voici le critère pour distinguer cette obscurité, chaos facile, de l’Autre, simplicité[1] condensée, diamant du charbon, œuvre unique faite de toutes les œuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique : en celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on y puisse trouver est constant ; en celle-là, indéfiniment varié.

(Dilemme) De par ceci qu’on écrit l’œuvre, active supériorité sur l’audition passive. Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires.

Mais, 2e cas. Lecteur infiniment supérieur par l’intelligence à celui qui écrivit. — N’ayant point écrit l’œuvre, il ne la néanmoins pénètre point, reste parallèle, sinon égal, au lecteur du 1er Cas.

3° Si impossible il s’identifie à l’auteur, l’auteur au moins dans le passé le surpassa écrivant l’œuvre, moment unique où il vit tout (et n’eut, comme ci-dessus, garde de le dire. C’eût été (Cf. Pataph.) association d’idées animalement passive, dédain (ou manque) du libre-arbitre ou de l’intelligence choisissante, et sincérité, anti-esthétique et méprisable).

Si, 4° passé ce moment unique l’auteur oublie (et l’oubli est indispensable — timeo hominem… — pour retourner le stile en sa cervelle et y buriner l’œuvre nouvelle), la constance du rapport précité lui est jalon pour retrouver tout. Et ceci n’est qu’accessoire de cette réciproque : quand même il n’eût point su toutes choses y afférentes en écrivant l’œuvre, il lui suffit de deux jalons placés (encoche, point de mire) — par intuition, si l’on veut un mot — pour tout décrire (dirait le tire-ligne au compas) et découvrir. Et Descartes est bien petit d’ambition, qui n’a voulu qu’édifier sur un Album un système (Rien de Stuart Mill, méthode des résidus)


Il est bon d’écrire une théorie après l’œuvre, de la lire avant l’œuvre.

Avant de lire ce qui est passable :

Il est stupide de commenter soi-même l’œuvre écrite, bonne ou mauvaise, car au moment de l’écriture on a tâché de son mieux non de dire tout, ce qui serait absurde, mais le plus du nécessaire (que jamais d’ailleurs le lecteur ne percevra total), et l’on ne sera pas plus clair. Qu’on pèse donc les mots, polyèdres d’idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de ses oreilles, sans demander pourquoi telle et telle chose, car il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus.

Avant de lire ce qui ne vaut rien :

Et il y a divers vers et proses que nous trouvons très mauvais et que nous avons laissés pourtant, retranchant beaucoup, parce que pour un motif qui nous échappe aujourd’hui, ils nous ont donc intéressé un instant puisque nous les avons écrits ; l’œuvre est plus complète quand on n’en retranche point tout le faible et le mauvais, échantillons laissés qui expliquent par similitude ou différence leurs pareils ou leurs contraires — et d’ailleurs certains ne trouveront que cela de bien.

A. J.

11 août 1894.

  1. La simplicité n’a pas besoin d’être simple, mais du complexe resserré et synthétisé (Cf. Pataph.).