Les Minutes de sable mémorial/Tapisseries

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Fasquelle éditeurs (p. 61-66).

TAPISSERIES

D’après et pour Munthe.

i

La Peur


Roses de feu, blanches d’effroi,
Les trois Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires ;
Et les spectres de leurs mémoires
Sont évoqués sur les parquets,
Avec l’ombre de doigts marqués

Aux murs de leurs chemises blanches,

Et de griffes comme des branches.

Le poêle noir frémit et mord
Des dents de sa tête de mort
Le silence qui rampe autour.
Le poêle noir, comme une tour
Prêtant secours à trois guerrières
Ouvre ses yeux de meurtrières.


Roses de feu, blanches d’effroi,
En longues chemises de cygnes,
Les trois Filles, sur le mur froid
Regardant grimacer les signes
Ouvrent, les bras d’effroi liés,
Leurs yeux comme des boucliers.

ii

La Princesse Mandragore


De sa baguette d’or, la Fée
Parmi la forêt étouffée
Sous les plis des ombrages lourds
A conduit la Princesse pâle.
Et par son ordre, le velours
De la mousse à ses pieds d’opale
A mis des mules de carcans

Et sur sa robe des clinquants
Stillent des gouttes de rosée.
Et les champignons à ses pieds
Prosternent leur tête rasée.
Les lapins hors de leurs clapiers,

Les limaces, cendre d’un âtre
Pétri de boue et de limons,
Ont levés leurs fronts de démons
Vers la triomphante marâtre.

La Princesse reste debout
Comme un arbre où la sève bout,
La Princesse reste rigide :
Et, passant sur son front algide,
Tous les ouragans des effrois
Lancent au ciel ses cheveux droits.

iii

Au repaire des Géants


J’en ai vu trois, j’en ai vu six,
Des Géants monstrueux assis
Sur les talus et les glacis
Et sur les piédestaux de marbres,
Avec leurs gros bras raccourcis,
Et leurs barbes comme des arbres,
Et leurs cheveux flambant au vent
Sur l’immobile paravent

Des murailles monumentales. —
J’ai vu six Géants dans leurs stalles.

Et sous leurs sourcils broussailleux,
J’ai vu — j’ai vu luire leurs yeux
D’or comme l’or de deux essieux
Tournant sous un char funéraire.
Ce sont six vaches qu’on va traire,
Rocs au lac de leur lait passant,
Les six Géants, pieds dans le sang.
Leurs doigts maigres, comme des torches,
Brassent le sang qui les éteint ;
De leur sang noir leur corps se teint,
Et leurs jambes comme des porches.

Et sur le cou du Roi Géant
Grimace un crâne de néant.
Pas de tête sur ses épaules.
Ses poings, branchus comme des saules,
Sont bénissants et triomphants,
Cierges clairs au repaire sombre
Deux grandes ailes de Harfangs
Sur son cou cisaillent dans l’ombre.


Le Géant a planté son doigt
Dans un grand navire qui doit
Passer le lac de son empire.
Son doigt est le mât du navire.
Et des ours bruns courbent leurs dos
Sous leurs fourrures pour fardeaux,
Courbent leur échine de flamme.
La tempête en fait une lame
De scie ou des murs à créneaux
Ou des follets sur des fourneaux.
Ils rament sur l’eau bouillonnante,
Rythmant la danse frissonnante
Des bruns frisons de leurs toisons
Aux coups de fouet des horizons.

La Princesse pâle à la proue,
Les yeux aux dos de ses rameurs,
Voit tournoyer comme une roue
Un grand oiseau dans les rumeurs
Et tes tonnerres du repaire.
Le grand oiseau vert au long cou
Tord ses ailes fortes, espère
Voler contre l’ouragan fou.

Dans le repaire un oiseau rôde,
Un grand pélican d’émeraude,
Toujours avec des efforts neufs…
Les vents mouvants en font des nœuds.

Impassibles parmi, très lentes,
Reines des épouvantements,
Voici ramper aux murs dormants
De grandes monères sanglantes.