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Les Misérables/Tome 1/Livre 3/05

La bibliothèque libre.
Émile Testard (p. 245-248).

V

CHEZ BOMBARDA

Les montagnes russes épuisées, on avait songé au dîner ; et le radieux huitain, enfin un peu las, s’était échoué au cabaret Bombarda, succursale qu’avait établie aux Champs-Elysées ce fameux restaurateur Bombarda, dont on voyait alors l’enseigne rue de Rivoli à côté du passage Delorme.

Une chambre grande, mais laide, avec alcôve et lit au fond (vu la plénitude du cabaret le dimanche, il avait fallu accepter ce gîte) ; deux fenêtres d’où l’on pouvait contempler, à travers les ormes, le quai et la rivière ; un magnifique rayon d’août effleurant les fenêtres ; deux tables ; sur l’une une triomphante montagne de bouquets mêlés à des chapeaux d’hommes et de femmes ; à l’autre les quatre couples attablés autour d’un joyeux encombrement de plats, d’assiettes, de verres et de bouteilles ; des cruchons de bière mêlés à des flacons de vin ; peu d’ordre sur la table, quelque désordre dessous ;

Ils faisaient sous la table
Un bruit, un trique-trac de pieds épouvantable,


dit Molière,

Voilà où en était vers quatre heures et demie du soir la bergerade commencée à cinq heures du matin. Le soleil déclinait, l’appétit s’éteignait.

Les Champs-Élysées, pleins de soleil et de foule, n’étaient que lumière et poussière, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d’or. Les carrosses allaient et venaient. Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon en tête, descendait l’avenue de Neuilly ; le drapeau blanc, vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dôme des Tuileries. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis XV, regorgeait de promeneurs contents. Beaucoup portaient la fleur de lys d’argent suspendue au ruban blanc moiré qui, en 1817, n’avait pas encore tout à fait disparu des boutonnières. Çà et là, au milieu des passants faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient au vent une bourrée bourbonienne alors célèbre, destinée à foudroyer les cent-jours, et qui avait pour ritournelle :

Rendez-nous notre père de Gand
Rendez-nous notre père.

Des tas de faubouriens endimanchés, parfois même fleur-delysés comme les bourgeois, épais dans le grand carré et dans le carré Marigny, jouaient aux bagues et tournaient sur les chevaux de bois ; d’autres buvaient ; quelques-uns, apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier ; on entendait leurs rires. Tout était radieux. C’était un temps de paix incontestable et de profonde sécurité royaliste ; c’était l’époque où un rapport intime et spécial du préfet de police Anglès au roi sur les faubourgs de Paris se terminait par ces lignes : « Tout bien considéré, sire, il n’y a rien à craindre de ces gens-là. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l’est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en faudrait deux bout à bout pour faire un de vos grenadiers. Il n’y a point de crainte du côté de la populace de la capitale. Il est remarquable que la taille a encore décru dans cette population depuis cinquante ans ; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petit qu’avant la révolution. Il n’est point dangereux. En somme, c’est de la canaille bonne. »

Qu’un chat puisse se changer en lion, les préfets de police ne le croient pas possible ; cela est pourtant, et c’est là le miracle du peuple de Paris. Le chat d’ailleurs, si méprisé du comte Anglès, avait l’estime des républiques antiques ; il incarnait à leurs yeux la liberté, et, comme pour servir de pendant à la Minerve aptère du Pirée, il y avait sur la place publique de Corinthe le colosse de bronze d’un chat. La police naïve de la Restauration voyait trop « en beau » le peuple de Paris. Ce n’est point, autant qu’on le croit, de la « canaille bonne ». Le parisien est au français ce que l’athénien était au grec ; personne ne dort mieux que lui, personne n’est plus franchement frivole et paresseux que lui, personne mieux que lui n’a l’air d’oublier ; qu’on ne s’y fie pas pourtant ; il est propre à toute sorte de nonchalance, mais, quand il y a de la gloire au bout, il est admirable à toute espèce de furie. Donnez-lui une pique, il fera le 10 août ; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il est le point d’appui de Napoléon et la ressource de Danton. S’agit-il de la patrie ? il s’enrôle ; s’agit-il de la liberté ? il dépave. Gare ! ses cheveux pleins de colère sont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde. De la première rue Greneta venue, il fera des fourches caudines. Si l’heure sonne, ce faubourien va grandir, ce petit homme va se lever, et il regardera d’une façon terrible, et son souffle deviendra tempête, et il sortira de cette pauvre poitrine grêle assez de vent pour déranger les plis des Alpes. C’est grâce au faubourien de Paris que la révolution, mêlée aux armées, conquiert l’Europe. Il chante, c’est sa joie. Proportionnez sa chanson à sa nature, et vous verrez ! Tant qu’il n’a pour refrain que la Carmagnole, il ne renverse que Louis XVI ; faites-lui chanter la Marseillaise, il délivrera le monde.

Cette note écrite en marge du rapport Angles, nous revenons à nos quatre couples. Le dîner, comme nous l’avons dit, s’achevait.