Les Misérables/Tome 2/Livre 5/02

La bibliothèque libre.
Émile Testard (p. 275-277).


II


IL EST HEUREUX QUE LE PONT D’AUSTERLITZ
PORTE VOITURES


L’incertitude cessait pour Jean Valjean ; heureusement elle durait encore pour ces hommes. Il profita de leur hésitation ; c’était du temps perdu pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s’était tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il n’y avait point un passant, et l’on n’avait pas allumé les réverbères à cause de la lune.

Il doubla le pas.

En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille inscription :


De Goblet fils c’est ici la fabrique ;
Venez choisir des cruches et des brocs,
Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique,
À tout venant le Cœur vend des Carreaux.


Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor, longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes. Personne derrière lui. Il respira.

Il gagna le pont d’Austerlitz.

Le péage y existait encore à cette époque.

Il se présenta au bureau du péager et donna un sou.

— C’est deux sous, dit l’invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez pour deux.

Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation. Toute fuite doit être un glissement.

Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout le pont dans l’ombre de cette charrette.

Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.

Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui, il y marcha. Pour y arriver, il fallait s’aventurer dans un assez vaste espace découvert et éclairé. Il n’hésita pas. Ceux qui le traquaient étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger. Cherché, oui ; suivi, non.

Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s’ouvrait entre deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pour lui. Avant d’y entrer, il regarda en arrière.

Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont d’Austerlitz.

Quatre ombres venaient d’entrer sur le pont.

Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient vers la rive droite.

Ces quatre ombres, c’étaient les quatre hommes.

Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.

Il lui restait une espérance ; c’est que ces hommes peut-être n’étaient pas encore entrés sur le pont et ne l’avaient pas aperçu au moment où il avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.

En ce cas-là, en s’enfonçant dans la petite rue qui était devant lui, s’il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les terrains non bâtis, il pouvait échapper.

Il lui sembla qu’on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse. Il y entra.