Les Misérables/Tome 2/Livre 8/07

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Émile Testard (p. 467-478).


VII


OU L’ON TROUVERA L’ORIGINE DU MOT :
NE PAS PERDRE LA CARTE


Voici ce qui se passait au-dessus de la bière où était Jean Valjean.

Quand le corbillard se fut éloigné, quand le prêtre et l’enfant de chœur furent remontés en voiture et partis, Fauchelevent, qui ne quittait pas des yeux le fossoyeur, le vit se pencher et empoigner sa pelle, qui était enfoncée droit dans le tas de terre.

Alors Fauchelevent prit une résolution suprême.

Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur, croisa les bras, et dit :

— C’est moi qui paye !

Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit :

— Quoi, paysan ?

Fauchelevent répéta :

— C’est moi qui paye !

— Quoi ?

— Le vin.

— Quel vin ?

— L’Argenteuil.

— Où ça l’Argenteuil ?

— Au Bon Coing.

— Va-t’en au diable ! dit le fossoyeur.

Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil.

La bière rendit un son creux. Fauchelevent se sentit chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. Il cria, d’une voix où commençait à se mêler l’étranglement du râle :

— Camarade, avant que le Bon Coing soit fermé !

Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle. Fauchelevent continua :

— Je paye !

Et il saisit le bras du fossoyeur.

— Écoutez-moi, camarade. Je suis le fossoyeur du couvent, je viens pour vous aider. C’est une besogne qui peut se faire la nuit. Commençons donc par aller boire un coup.

Et tout en parlant, tout en se cramponnant à cette insistance désespérée, il faisait cette réflexion lugubre : — Et quand il boirait ! se griserait-il ?

— Provincial, dit le fossoyeur, si vous le voulez absolument, j’y consens. Nous boirons. Après l’ouvrage, jamais avant.

Et il donna le branle à sa pelle. Fauchelevent le retint.

— C’est de l’Argenteuil à six !

— Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches. Din don, din don ; vous ne savez dire que ça. Allez vous faire lanlaire.

Et il lança la seconde pelletée.

Fauchelevent arrivait à ce moment où l’on ne sait plus ce qu’on dit.

— Mais venez donc boire, cria-t-il, puisque c’est moi qui paye !

— Quand nous aurons couché l’enfant, dit le fossoyeur.

Il jeta la troisième pelletée.

Puis il enfonça la pelle dans la terre et ajouta :

— Voyez-vous, il va faire froid cette nuit, et la morte crierait derrière nous si nous la plantions là sans couverture.

En ce moment, tout en chargeant sa pelle, le fossoyeur se courbait, et la poche de sa veste bâillait.

Le regard égaré de Fauchelevent tomba machinalement dans cette poche, et s’y arrêta.

Le soleil n’était pas encore caché par l’horizon ; il faisait assez de jour pour qu’on pût distinguer quelque chose de blanc au fond de cette poche béante.

Toute la quantité d’éclair que peut avoir l’œil d’un paysan picard traversa la prunelle de Fauchelevent. Il venait de lui venir une idée.

Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée de terre, s’en aperçut, il lui plongea par derrière la main dans la poche, et retira de cette poche la chose blanche qui était au fond.

Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée.

Au moment où il se retournait pour prendre la cinquième, Fauchelevent le regarda avec un profond calme et lui dit :

— À propos, nouveau, avez-vous votre carte ?

Le fossoyeur s’interrompit.

— Quelle carte ?

— Le soleil va se coucher.

— C’est bon, qu’il mette son bonnet de nuit.

— La grille du cimetière va se fermer.

— Eh bien, après ?

— Avez-vous votre carte ?

— Ah, ma carte ! dit le fossoyeur.

Et il fouilla dans sa poche.

Une poche fouillée, il fouilla l’autre. Il passa aux goussets, explora le premier, retourna le second.

— Mais non, dit-il, je n’ai pas ma carte. Je l’aurai oubliée.

— Quinze francs d’amende, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur devint vert. Le vert est la pâleur des gens livides.

— Ah Jésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune ! s’écria-t-il. Quinze francs d’amende !

— Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur laissa tomber sa pelle.

Le tour de Fauchelevent était venu.

— Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir. Il ne s’agit pas de se suicider, et de profiter de la fosse. Quinze francs, c’est quinze francs, et d’ailleurs vous pouvez ne pas les payer. Je suis vieux, vous êtes nouveau. Je connais les trucs, les trocs, les trics et les tracs. Je vas vous donner un conseil d’ami. Une chose est claire, c’est que le soleil se couche, il touche au dôme, le cimetière va fermer dans cinq minutes.

— C’est vrai, répondit le fossoyeur.

— D’ici à cinq minutes, vous n’avez pas le temps de remplir la fosse, elle est creuse comme le diable, cette fosse, et d’arriver à temps pour sortir avant que la grille soit fermée.

— C’est juste.

— En ce cas, quinze francs d’amende.

— Quinze francs !

— Mais vous avez le temps… — Où demeurez-vous ?

— À deux pas de la barrière. À un quart d’heure d’ici. Rue de Vaugirard, numéro 87.

— Vous avez le temps, en pendant vos guiboles à votre cou, de sortir tout de suite.

— C’est exact.

— Une fois hors de la grille, vous galopez chez vous, vous prenez votre carte, vous revenez, le portier du cimetière vous ouvre. Ayant votre carte, rien à payer. Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas vous le garder en attendant pour qu’il ne se sauve pas.

— Je vous dois la vie, paysan.

— Fichez-moi le camp, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la main, et partit en courant.

Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré, Fauchelevent écouta jusqu’à ce qu’il eût entendu le pas se perdre, puis il se pencha vers la fosse et dit à demi-voix :

— Père Madeleine !

Rien ne répondit.

Fauchelevent eut un frémissement. Il se laissa rouler dans la fosse plutôt qu’il n’y descendit, se jeta sur la tête du cercueil et cria :

— Êtes-vous là ?

Silence dans la bière.

Fauchelevent, ne respirant plus à force de tremblement, prit son ciseau à froid et son marteau, et fit sauter la planche de dessus. La face de Jean Valjean apparut dans le crépuscule, les yeux fermés, pâle.

Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, il se leva debout, puis tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt à s’affaisser sur la bière. Il regarda Jean Valjean.

Jean Valjean gisait, blême et immobile.

Fauchelevent murmura d’une voix basse comme un souffle :

— Il est mort !

Et se redressant, croisant les bras si violemment que ses deux poings fermés vinrent frapper ses deux épaules, il cria :

— Voilà comme je le sauve, moi !

Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter. Monologuant, car c’est une erreur de croire que le monologue n’est pas dans la nature. Les fortes agitations parlent souvent à haute voix :

— C’est la faute au père Mestienne. Pourquoi est-il mort, cet imbécile-là ? qu’est-ce qu’il avait besoin de crever au moment où on ne s’y attend pas ? c’est lui qui fait mourir monsieur Madeleine. Père Madeleine ! Il est dans la bière. Il est tout porté. C’est fini. — Aussi, ces choses-là, est-ce que ça a du bon sens ? Ah ! mon Dieu ! il est mort ! Eh bien, et sa petite, qu’est-ce que je vas en faire ? qu’est-ce que la fruitière va dire ? Qu’un homme comme ça meure comme ça, si c’est Dieu possible ! Quand je pense qu’il s’était mis sous ma charrette ! Père Madeleine ! père Madeleine ! Pardine, il a étouffé, je disais bien. Il n’a pas voulu me croire. Eh bien, voilà une jolie polissonnerie de faite ! Il est mort, ce brave homme, le plus bon homme qu’il y eût dans les bonnes gens du bon Dieu ! Et sa petite ! Ah ! d’abord je ne rentre pas là-bas, moi. Je reste ici. Avoir fait un coup comme ça ! C’est bien la peine d’être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais d’abord comment avait-il fait pour entrer dans le couvent ? c’était déjà le commencement. On ne doit pas faire de ces choses-là. Père Madeleine ! père Madeleine ! père Madeleine ! Madeleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le maire ! Il ne m’entend pas. Tirez-vous donc de là à présent !

Et il s’arracha les cheveux.

On entendit au loin dans les arbres un grincement aigu. C’était la grille du cimetière qui se fermait.

Fauchelevent se pencha sur Jean Valjean, et tout à coup eut une sorte de rebondissement et tout le recul qu’on peut avoir dans une fosse. Jean Valjean avait les yeux ouverts, et le regardait.

Voir une mort est effrayant, voir une résurrection l’est presque autant. Fauchelevent devint comme de pierre, pâle, hagard, bouleversé par tous ces excès d’émotions, ne sachant s’il avait affaire à un vivant ou à un mort, regardant Jean Valjean qui le regardait :

— Je m’endormais, dit Jean Valjean.

Et il se mit sur son séant.

Fauchelevent tomba à genoux.

— Juste bonne Vierge ! m’avez-vous fait peur !

Puis il se releva et cria :

— Merci, père Madeleine !

Jean Valjean n’était qu’évanoui. Le grand air l’avait réveillé.

La joie est le reflux de la terreur. Fauchelevent avait presque autant à faire que Jean Valjean pour revenir à lui.

— Vous n’êtes donc pas mort ! Oh ! comme vous avez de l’esprit, vous ! Je vous ai tant appelé que vous êtes revenu. Quand j’ai vu vos yeux fermés, j’ai dit : bon ! le voilà étouffé. Je serais devenu fou furieux, vrai fou à camisole. On m’aurait mis à Bicêtre. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? Et votre petite ! c’est la fruitière qui n’y aurait rien compris ! On lui campe l’enfant sur les bras, et le grand-père est mort ! Quelle histoire ! mes bons saints du paradis, quelle histoire ! Ah ! vous êtes vivant, voilà le bouquet.

— J’ai froid, dit Jean Valjean.

Ce mot rappela complètement Fauchelevent à la réalité, qui était urgente. Ces deux hommes, même revenus à eux, avaient, sans s’en rendre compte, l’âme trouble, et en eux quelque chose d’étrange qui était l’égarement sinistre du lieu.

— Sortons vite d’ici, cria Fauchelevent.

Il fouilla dans sa poche, et en tira une gourde dont il s’était pourvu.

— Mais d’abord la goutte ! dit-il.

La gourde acheva ce que le grand air avait commencé. Jean Valjean but une gorgée d’eau-de-vie et reprit pleine possession de lui-même.

Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer le couvercle.

Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse.

Du reste Fauchelevent était tranquille. Il prit son temps. Le cimetière était fermé. La survenue du fossoyeur Gribier n’était pas à craindre. Ce « conscrit » était chez lui, occupé à chercher sa carte, et bien empêché de la trouver dans son logis puisqu’elle était dans la poche de Fauchelevent. Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière.

Fauchelevent prit la pelle et Jean Valjean la pioche, et tous deux firent l’enterrement de la bière vide.

Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit à Jean Valjean :

— Venons-nous-en. Je garde la pelle ; emportez la pioche.

La nuit tombait.

Jean Valjean eut quelque peine à se remuer et à marcher. Dans cette bière il s’était roidi et était devenu un peu cadavre. L’ankylose de la mort l’avait saisi entre ces quatre planches. Il fallut, en quelque sorte, qu’il se dégelât du sépulcre.

— Vous êtes gourd, dit Fauchelevent. C’est dommage que je sois bancal, nous battrions la semelle.

— Bah ! répondit Jean Valjean, quatre pas me mettront la marche dans les jambes.

Ils s’en allèrent par les allées où le corbillard avait passé. Arrivés devant la grille fermée et le pavillon du portier, Fauchelevent, qui tenait à sa main la carte du fossoyeur, la jeta dans la boîte, le portier tira le cordon, la porte s’ouvrit, ils sortirent.

— Comme tout cela va bien ! dit Fauchelevent ; quelle bonne idée vous avez eue, père Madeleine !

Ils franchirent la barrière Vaugirard de la façon la plus simple du monde. Aux alentours d’un cimetière, une pelle et une pioche sont deux passe-ports.

La rue de Vaugirard était déserte.

— Père Madeleine, dit Fauchelevent tout en cheminant et en levant les yeux vers les maisons, vous avez de meilleurs yeux que moi. Indiquez-moi donc le numéro 87.

— Le voici justement, dit Jean Valjean.

— Il n’y a personne dans la rue, reprit Fauchelevent. Donnez-moi la pioche, et attendez-moi deux minutes.

Fauchelevent entra au numéro 87, monta tout en haut, guidé par l’instinct qui mène toujours le pauvre au grenier, et frappa dans l’ombre à la porte d’une mansarde. Une voix répondit :

— Entrez.

C’était la voix de Gribier.

Fauchelevent poussa la porte. Le logis du fossoyeur était, comme toutes ces infortunées demeures, un galetas démeublé et encombré. Une caisse d’emballage, — une bière peut-être, — y tenait lieu de commode, un pot à beurre y tenait lieu de fontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le carreau y tenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un coin, sur une loque qui était un vieux lambeau de tapis, une femme maigre et force enfants, faisant un tas. Tout ce pauvre intérieur portait les traces d’un bouleversement. On eût dit qu’il y avait eu là un tremblement de terre « pour un ». Les couvercles étaient déplacés, les haillons étaient épars, la cruche était cassée, la mère avait pleuré, les enfants probablement avaient été battus ; traces d’une perquisition acharnée et bourrue. Il était visible que le fossoyeur avait éperdument cherché sa carte, et fait tout responsable de cette perte dans le galetas, depuis sa cruche jusqu’à sa femme. Il avait l’air désespéré.

Mais Fauchelevent se hâtait trop vers le dénouement de l’aventure pour remarquer ce côté triste de son succès.

Il entra et dit :

— Je vous rapporte votre pioche et votre pelle.

Gribier le regarda stupéfait.

— C’est vous, paysan ?

— Et demain matin chez le concierge du cimetière vous trouverez votre carte.

Et il posa la pelle et la pioche sur le carreau.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Gribier.

— Cela veut dire que vous aviez laissé tomber votre carte de votre poche, que je l’ai trouvée à terre quand vous avez été parti, que j’ai enterré le mort, que j’ai rempli la fosse, que j’ai fait votre besogne, que le portier vous rendra votre carte, et que vous ne payerez pas quinze francs. Voilà, conscrit.

— Merci, villageois ! s’écria Gribier ébloui. La prochaine fois, c’est moi qui paye à boire.