Les Misérables (1908)/Tome 1/Reliquat des Misérables

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 403-412).

RELIQUAT
des
MISÉRABLES.




PRÉFACE.




diverses façons.



Tel est le titre inscrit par Victor Hugo sur un dossier. Nous détachons de ce dossier quelques fragments qu’on lira plus loin. Ils portent presque tous dans le coin de chaque feuille le mot : Préface. Mais avant de les reproduire, il est nécessaire de présenter quelques observations qui recevront ensuite tous leurs développements dans la notice historique.

Au moment où Victor Hugo conçut son roman, il en exposa le but en quelques lignes ; au fur et à mesure que l’idée se précisait d’après un plan entièrement tracé et peut-être même après l’achèvement des premiers chapitres, il ajouta dans son dossier de préfaces de nouvelles notes qui fixaient plus nettement ses intentions ; lorsque l’œuvre sera terminée, ou sur le point de l’être, le projet primitif s’étant considérablement transformé, sa pensée revêtira toujours, sous une forme concise, le caractère d’un avertissement à la société et d’un appel à la justice et à la pitié. De là des ébauches de diverses époques qui, n’ayant aucune connexité avec la grande préface philosophique datée de 1860, procèdent néanmoins de la même inspiration.

Nous ne pouvons attribuer des dates à certaines de ces notes que d’après l’écriture, le papier et le texte. Nous les diviserons de la façon suivante : 1o 1830 à 1834, époque de la conception du roman ; Victor Hugo n’en soupçonnait pas encore l’étendue, et la première partie devait contenir, comme on le verra plus tard, un chapitre très important intitulé : Manuscrit de l’évêque. 2o 1845 à 1851, le roman s’appelait les Misères. C’était l’histoire d’un misérable appelé d’abord Jean Tréjean, puis Jean Vlajean et enfin Jean Valjean. 3o 1860 à 1861, l’idée s’est agrandie et l’anecdote, accompagnée d’événements historiques, s’est élevée par la mise en scène de toutes les misères à la hauteur d’une épopée sociale. Le titre choisi depuis plusieurs années déjà sera les Misérables.

Dans la première ébauche, Victor Hugo garde une très grande réserve sur l’authenticité des personnages et des faits contenus dans le roman. Sont-ce des personnages réels ? les événements sont-ils le fruit de son imagination ? Il y a une sorte de parti pris de nous laisser dans l’incertitude. Or le premier projet peut être daté de 1830 environ ; nous avons retrouvé une note semblable comme écriture et comme papier sur l’évêque de Digne, M. de Miollis ; projet et note sont conformes aux manuscrits de Notre-Dame de Paris et de Marion de Lorme.

La notice historique montrera que Victor Hugo a été moins « impénétrable » qu’il ne le croyait ; et le soin qu’il a apporté dès l’origine, à mettre des initiales à la place des noms de ville prouve qu’il voulait respecter l’anonymat tout au moins d’un des personnages réels qu’il avait mis en scène.

Victor Hugo parle dans une autre ébauche «de l’histoire d’une de ces fourmis que la loi sociale écrase». C’est bien l’histoire de Jean Valjean. Nous la datons de 1845, époque à laquelle il commençait son roman.

En 1851, il écrivait deux lignes avec ce titre : Préface des Misères. Puis il accumulait des notes que nous ne reproduisons pas, parce qu’elles n’ont rien de caractéristique. Elles sont jointes au reliquat du manuscrit.

Enfin on peut fixer les dates de 1860 et de 1861 pour les quatre dernières ébauches. Elles offrent un intérêt particulier. À ce moment Victor Hugo avait préparé sa préface philosophique qu’il songea jusqu’à la dernière heure à réviser, à coordonner, à compléter. Mais, prévoyant qu’il serait pressé par le temps, ayant peut-être l’idée de la réserver, il prenait des notes inspirées d’ailleurs de cette préface et qui lui serviront à rédiger les douze lignes publiées en tête de son roman.




À ceux qui nous demanderaient si cette histoire est arrivée, comme on dit, nous répondrions que peu importe. Si ce livre renferme par hasard une leçon ou un conseil, si dans les faits et dans les sentiments il contient des choses qui sont, il aura rempli son but. Il aura toujours assez de réalité, s’il a quelque utilité. L’important n’est pas qu’une histoire soit véritable, mais qu’elle soit vraie.

Du reste, pour ceux des lecteurs qui, à l’exactitude rigoureuse de certains détails, lesquels touchent à des côtés inconnus et curieux de l’histoire contemporaine, croiraient pouvoir conclure que ce livre a pour base un fait véritable, l’auteur juge convenable d’ajouter ici qu’en ce qui concerne les lieux et les personnes, il s’est fait une loi du reste impénétrable, et qu’à part les personnages tout à fait historiques, les noms ou les initiales sont combinés de façon à dérouter toutes les conjectures. [1830[1].]




Il y a des hommes qui, à force de se haïr eux-mêmes, en arrivent à haïr les autres, et sont sévères pour tous par la seule raison qu’ils se jugent eux-mêmes sévèrement. Il y en a d’autres que le profond sentiment de leur infirmité et de leur faiblesse dispose à l’indulgence et à la commisération. L’auteur de ce livre est de ces derniers. [1834-1835.]




J’ai tâché de raconter l’histoire d’une de ces fourmis que la loi sociale écrase sans le vouloir et sans le savoir. On ne s’en doute pas et l’on va toujours.

Pour les uns ce livre sera une faute, pour les autres ce sera une bonne action. Ce n’est ni une bonne action, ni une faute ; c’est un devoir accompli. Je me suis baissé, j’ai regardé, voilà tout.

Souvent le peuple tout entier se personnifie dans ces êtres imperceptibles et l’ordre augustes sur lesquels on marche. Souvent, ce qui est fourmi dans le monde matériel est géant dans le monde moral[V 1]. [1845.]




À ceux qui travaillent.
À ceux qui pensent.
À ceux qui souffrent.
            Victor Hugo.



préface des misères[2]

Une société qui ne voudrait pas se laisser critiquer serait comme un malade qui ne voudrait pas se laisser guérir. [1851.]




préface[3]

Si l’auteur avait réussi à faire sortir de lui ce qui était en lui et à mettre dans ce livre ce qu’il avait dans sa pensée, que serait-ce que Jean Vlajean ? Ce serait une sorte de Job du monde moderne, ayant pour fumier toute la quantité de mal contenue dans la société actuelle.

Et ce Job aurait pour ulcères l’irréparable, l’irrévocable, les flétrissures indéfinies, la damnation sociale inscrite encore à cette heure dans la loi.

| Et lui aussi aurait droit de dire : Vous qui passez par le chemin ! | [Juillet ou août 1860.]




préface.

Oui, aimer, voilà le vrai fond de penser. Cette loi est la mienne ; elle l’a été partout ; elle le sera toujours. Jamais, j’en atteste l’infini, l’infini étoilé et sacré, jamais je n’y ai manqué, et c’est à Dieu, qui connaît les consciences, qui voit l’âme et qui sait dans quel champ a poussé le chanvre dont nous ceignons nos reins, c’est à Dieu lui-même, qu’agenouillé, prosterné et me frappant la poitrine, je demande s’il m’est jamais arrivé, à moi misérable homme, à moi cendre promise aux vers, à moi atome, à moi néant, d’écrire, même irrité, même indigné, même frémissant, un livre dont l’unique et profond souffle ne fût pas un immense amour !




Montrer l’ascension d’une âme, et à cette occasion peindre dans leur réalité tragique les bas-fonds d’où elle sort, afin que les sociétés humaines se rendent compte de l’enfer qu’elles ont à leur base, et qu’elles songent enfin à faire lever une aube dans ces ténèbres ; avertir, ce qui est la façon la plus discrète de conseiller ; tel est le but de ce livre. [1860.]




Oh ! je crois. Je crois profondément. Je ne verrai jamais les mains d’un petit enfant sans chercher à les joindre vers Dieu. Je crois à l’âme ; je crois au moi libre, persistant et responsable ; je crois à l’amour, je crois à la vie ; je crois à la tombe sombre et splendide ; je crois, mon Dieu ! je crois, ma fille ! j’aime l’immensité ; j’espère, j’adhère et j’en prends à témoin le printemps, l’aurore, les berceaux, la joie des mères, les champs, le cri des troupeaux, les nuées, le bruit des fontaines, le jour, la nuit et la prodigieuse course des météores. [1861.]




préface.

Tant que l’homme se croira le droit d’introduire l’indissoluble dans ses mœurs et l’irréparable dans ses lois, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.

Ce livre n’est pas autre chose qu’une protestation contre l’inexorable. [Fin 1861.]




Si les personnes qui liront ce livre sentent après cette lecture un arrière-goût amer, qu’elles ne s’en étonnent pas, cet arrière-goût est celui que laisse au philosophe la société actuelle.

Quelque chose de cette société, ce qu’elle a de plus triste et de plus douloureux, a été tordu et exprimé dans les Misérables ; de là la saveur amère de ce livre.

Il y a des amertumes utiles. Peut-être ce livre sera-t-il bon à quelque chose. C’est une coupe où l’auteur a mis un peu de ce qui est au fond de la société humaine au dix-neuvième siècle. Goûtez-y. Ensuite songez. [Fin 1861.]





dernier mot.

Ô vous tous qui venez de lire ce livre, est-ce que vous pouvez croire qu’il n’y a pas une autre vie ? [1862.]




Nous donnons ici un grand fragment que Victor Hugo n’a pas cru devoir introduire dans son roman. C’est le récit du mariage de Tholomyès. À vrai dire, ce personnage, séducteur de Fantine et père de Cosette, ayant disparu dès le livre IV du roman, l’aventure de son mariage n’était plus qu’une complication inutile et difficile à rattacher à l’action. Il nous a paru néanmoins curieux de montrer le parti que Victor Hugo songeait à tirer d’un personnage auquel il aurait peut-être voulu donner un rôle moins effacé dans la suite :

M. Brouable était un homme qui avait la prétention de s’y connaître.

— Je m’y connais, disait-il à toute occasion.

Il avait fait sa fortune dans les cotons. Il avait une femme et une fille.

Il demeurait rue Saint-Jacques, à Paris.

Sa sagacité fut mise à l’épreuve.

Ceci nous ramène à Tholomyès.

Tholomyès avait fait une fausse sortie. Il était, pour ainsi dire, parti par une barrière et rentré par l’autre. Quelques mois après ce qu’on pourrait appeler son évasion, on le revoyait à Paris.

« On le revoyait » n’est pas le mot exact, car Tholomyès s’était arrangé de façon à ce qu’aucun de ses anciens amis ne le rencontrât. Il était un peu rentré à Paris comme un voleur. Qu’y venait-il faire, en effet ? il venait voler un mariage.

Tholomyès, en quittant Fantine, avait jeté l’orange pressée, ce qui suffit à un homme de bon sens ; mais il avait en outre un but sérieux.

L’industrie du coton commençait à poindre à cette époque dans le quartier Saint-Jacques et dans le faubourg Saint-Marceau. Elle y avait rapidement créé deux ou trois belles fortunes. Une de ces fortunes avait paru sortable à Tholomyès. Le capital était avenant. On pouvait se souder à ce capital au moyen d’une fille unique qu’il y avait dans cette fortune.

Cette fille unique était Mademoiselle Brouable, fille du père que nous avons dit.

Tholomyès n’avait que quatre mille livres de rente. Être réduit à cela pour toute sa vie, c’était un péril grave. Il jeta son cigare, éteignit ses calembours, lâcha Fantine et boutonna son habit. En présence du danger, Tholomyès refermait son débraillé comme l’huître sa coquille. Alors, n’ayant plus rien de ce qui le faisait étinceler, silencieux et gauche par peur de faire des faux pas et de glisser dans le mauvais goût, il devenait à peu près stupide, et avait tout ce qu’il fallait pour plaire correctement.

Il réussit à ouvrir des aboutissants du côté de « la grosse fortune ».

Il se fit présenter au capital, au père et à la fille. Il saisit un joint et entra dans l’intimité de la famille Brouable. Il avait calmé l’exagération de ses pantalons et de ses gilets, Fantine était tombée derrière lui dans une chausse-trape, il avait rompu avec « les folies », sa vie passée était pour lui une inconnue, il ne mettait plus les pieds dans un café, il parlait morale, on le rencontrait à la messe, il était chauve, il fit bon effet.

— C’est un jeune homme moral, dit le père cotonnier. Je m’y connais.

L’héritière, assez laide, cherchait un prétexte à une passion romanesque. Elle s’éprit de cette idée : faire le bonheur de ce jeune homme si rangé, si réglé, si discret, si tranquille, vraiment religieux, presque austère, qui pleurait d’un œil et qui était pauvre.

Le père Brouable était un bon bourgeois complet, altier à cause de sa prospérité, vivement rallié, quoique roturier et vilain, au trône et à l’autel, impeccable et inflexible, attachant au mot « jeune homme moral » le sens imperturbablement rigide, étroit de virginité, vertueux avec quelque ahurissement. Cette espèce d’êtres superficiels est facilement trompée par les apparences ; la surface dupe la surface. D’ailleurs, avec le mot : je m’y connais, et la foi en soi-même qui en résulte, on se laisse mener loin. Tholomyès avait été câlin pour le père Brouable, et pour la mère ; car, nous l’avons dit, il y avait une mère.

Le père approuva le choix de sa fille ; la mère suivit ; il est très rare qu’une femme ne fasse pas les volontés d’un mari qui a réussi dans ses entreprises.

Tholomyès était de bonne famille ; il fut convenu qu’il s’appellerait M. de Tholomyès. Ceci leva quelques difficultés. Il alla dans sa province et dans sa famille pour les consentements et les papiers nécessaires. Le mariage fut décidé peu après sa rentrée à Paris.

Vers ce moment-là, Fantine quittait Paris, emportant Cosette.

Entre un mariage décidé et un mariage célébré il y a un intervalle. Tholomyès employa cet intervalle en exercices religieux. Il fit sa cour, gravement et chastement.

— Je te réponds que celui-là n’en fait pas de fredaines, disait le père à la fille.

Le hasard fit qu’il y avait dans ce quartier une femme ingénieuse. C’était une créature à plusieurs compartiments. Elle demeurait un peu ici et un peu là. Elle s’appelait à peu près Magnon. Dans le quartier des Halles, elle louait des mansardes qu’elle sous-louait. Dans le dixième arrondissement, rue Servandoni, c’était là son principal établissement, elle était servante chez un bonhomme riche appelé Gillenormand, et elle se nommait Nicolette. Dans le douzième, elle était veuve d’un ouvrier carrier tué par un éboulement, et avait un enfant. Ailleurs elle était voleuse. Elle exerçait particulièrement à Paris ce qu’on pourrait appeler l’industrie des enfants. Ainsi l’enfant qu’elle était censée avoir, elle ne l’avait pas, mais cela lui faisait donner « des secours ». Elle n’avait dans sa vie ni mariage, ni veuvage, ni ouvrier carrier, ni éboulement. Quelques papiers volés chez une voisine morte lui avaient servi à s’établir veuve rue de l’Arbalète. Elle connaissait les Thénardier.

À ceux qui trouveraient de telles existences invraisemblables, il suffira de répondre qu’elles sont réelles, et de citer ce dialogue tout récent du tribunal correctionnel de Paris[4] :

M. le président. — Voyons, vous avez pris tant de noms, qu’il n’est pas inutile de vous faire dire comment vous vous appelez.

La prévenue. — Thérèse-Marie-Alexandrine-Victoire, femme Bouvet.

M. le président. — Mais les prénoms de votre mari ?

La prévenue. — Claude-Julien.

M. le président. — Il se nomme Bouvet ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — Vous avez été connue sous le nom de femme Lamadou ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — Puis sous le nom de femme Beauval ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — Puis de femme Desroches ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — De femme Aubert ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — De femme Decanches ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président — De femme Perrin ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — De femme Dubreuil ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — De femme Raymond ?

La prévenue. — Oui, monsieur.

M. le président. — Et pourquoi avez-vous pris successivement tous ces noms-là ?

La prévenue. — Mais pour cacher qui j’étais.

Revenons à la Magnon.

De temps en temps, la Magnon faisait le petit voyage de Montfermeil. Occasions de toucher au couple Thénardier, de s’assurer qu’il était toujours là, de dîner, de causer, de s’entendre. Qui vit d’expédients s’abouche avec le plus de coquins possible. Entre existences suspectes, on voisine volontiers.

Un jour la Magnon apporta un godiveau à la Thénardier et lui dit : — C’est de chez Lesage rue de la Harpe. À propos, je suis inscrite au bureau de charité de la mairie comme veuve avec un enfant. Je ne suis pas veuve et je n’ai pas d’enfant. J’ai peur qu’on ne me dénonce. Alors bonsoir les secours. Rien n’est tel que de montrer un môme. Prêtez-moi donc une de vos petites.

La Thénardier lui prêta Cosette.

— Ce sera trois francs, dit Thénardier.

Les guenilles actuelles de Cosette allaient à la situation de pauvresse de la Magnon dans le douzième arrondissement. On n’eut rien à y ajouter ni à y retrancher. La pauvre petite était toute costumée pour la comédie de la misère.

Elle se laissa manier et prendre et emmener par la Magnon avec cette stupeur qui est la résignation des enfants. Rien n’est navrant pour l’observateur comme cet accablement étonné et tranquille.

La Magnon prit place avec Cosette dans un coucou de Chelles pour Paris.

— Je vous la rapporterai dans huit jours, cria-t-elle.

Le lendemain ou le surlendemain, elle se présentait, augmentée de Cosette, à la mairie du cinquième arrondissement. Cette mairie était située alors dans le tronçon de la rue Saint-Jacques compris entre la rue des Ursulines et le cul-de-sac des Feuillantines. La rue est là assez étroite. La Magnon y remarqua de l’encombrement : deux ou trois voitures bourgeoises à la porte de la mairie, auxquelles s’était ajustée une queue de fiacres, force mendiantes, ses doyennes. — Quelque mariage ! pensa-t-elle.

Elle entra dans la salle basse où était le bureau de bienfaisance, se fit complimenter de Cosette par l’employé, et reçut un bon de pain et de cotrets pour le trimestre dans la forme où la ville les distribuait à cette époque.

En sortant, elle vit beaucoup de monde dans l’escalier. Assez habituellement dans les mairies on reçoit la charité au rez-de-chaussée et l’on se marie au premier.

— Ah çà ! se dit la Magnon, si je montais regarder le mariage.

Et elle ajouta :

— Quelquefois ces gens-là donnent. Ils se figurent qu’ils vont être heureux. Ils sont si bêtes !

Elle prit Cosette dans ses bras, à cause de la foule et monta. Cosette, indifférente, se taisait.

La Magnon, robuste, jeune, et se faisant place parmi les vieilles à coups de coude, pénétra dans la salle de la mairie.

Il y avait mariage en effet.

La salle offrait un aspect majestueux ; une estrade, une table, le maire tout noir, en écharpe blanche ; devant le maire, des papiers, des plumes, l’encrier de la loi, un gros volume, le code, ayant sur sa tranche l’arc-en-ciel, un adjoint, deux appariteurs ; au fond, le large buste du roi régnant.

Un garçon de bureau contenait le peuple.

Devant la table, les gens de la noce, endimanchés, comme il convient pour ce grand dimanche-là, faisant face au maire et tournant les épaules à la cantonade, étaient assis sur deux rangées de fauteuils. — Des riches, pensa la Magnon, S’ils étaient pauvres, ce seraient des chaises.

Le père et la mère, solennels, opulents, resplendissaient ; la mariée était en chapeau blanc, la couronne de fleurs d’oranger étant réservée pour l’église ; le marié, irréprochable dans son habit noir, était jeune, sérieux et chauve.

La Magnon, comme tout le monde, ne voyait que les dos.

La cérémonie venait de commencer. Les mariés étalent debout.

Le maire, aux termes de la loi, donna lecture du chapitre vi du titre du mariage. Il souligna, comme il sied, avec un accent vraiment municipal, le verset essentiel : — Le mari doit protection à la femme, la femme doit obéissance au mari. — Puis, faisant ce geste du buste propre aux personnes officielles et dirigeant sa poitrine vers le marié, il l’interpella.

Le marié, souriant, se tourna à demi vers sa fiancée, et la foule put le voir. C’était un assez bel homme, un peu fatigué.

L’auditoire fit silence.

— Félix de Tholomyès, dit le maire, consentez-vous à prendre pour femme…

En ce moment, au milieu de toute cette attention muette, on entendit ce mot dit tout haut par une petite voix douce :

— Papa.

Le maire s’interrompit, toutes les têtes se tournèrent, et l’on vit au milieu de la foule, dans les bras d’une femme, une petite fille en guenilles qui regardait fixement le marié avec de grands yeux calmes.

L’enfant, inattentive à la subite émotion dont elle était le centre, répéta avec gravité : Papa.

C’était Cosette.

Tous les regards allèrent de Cosette à Tholomyès. Il était très pâle. Il se tourna à demi vers Cosette.

— Ça ? dit-il. Je ne sais pas ce que c’est.

L’enfant ouvrit ses grands yeux bleus plus grands encore, lui tendit ses petits bras, et, pour la troisième fois, répéta : Papa.

La mariée se trouva mal. M. Brouable fronça un sourcil décisif.

La petite recommença et jeta encore une fois dans la cérémonie déconcertée ces deux syllabes : Papa.

Ce fut comme un coup de foudre qui sortirait d’une fleur.

Il y eut brouhaha.

La Magnon s’esquiva. Ce n’était pas plus son affaire que celle de Tholomyès. Dans la cour, elle jura aux commères environnantes qu’elle n’avait jamais eu d’enfant de ce monsieur, ce qui était vrai. Et elle emporta Cosette qui criait dans la rue : Papa ! Papa !

La Magnon avait eu beau disparaître, le père avait froncé le sourcil.

— C’est là un enfant, dit-il. Je m’y connais.

Le mariage fut manqué.

Tholomyès s’en retourna dans son département. Il y oublia vite cette histoire désagréable. Pendant quatre ou cinq mois, il lui arriva pourtant de penser quelquefois à cette petite. Il y pensait avec indignation. Il est en effet très pénible pour un honnête homme d’être poursuivi à ce point par une frasque de jeunesse. C’est de l’acharnement.

Puis, philosophe après tout, il n’y songea plus.

Nous n’apprendrons rien au lecteur en lui disant que Tholomyès, dépaysé de Paris, retrouva un autre excellent mariage, cette fois dans sa province, qu’il fit bien ses affaires, qu’il devint quelque chose comme un riche avoué, et que c’est aujourd’hui un électeur sage et un juré très sévère.

À huis clos, il est resté homme de plaisir. Cet éloge fait une fois pour toutes, nous ne parlerons plus de M. Tholomyès.

Quant à la Magnon, elle rapporta, dès le lendemain même, Cosette aux Thénardier, paya les trois francs, et, craignant quelque complication nuisible à ses bons de pain et de cotrets et aux divers incognito qu’elle désirait garder, elle ne souffla mot de l’esclandre fait par « cette petite drôlesse ».

De sorte que Thénardier ne sut rien de l’incident.

Ce qui fut vraiment fâcheux, car cet homme capable eût, à coup sûr, tiré bon parti de ce bout de la manche d’un bourgeois traînant dans une aventure scabreuse. Pouvoir rattacher le nom d’un riche à une paternité obscure, cela vaut une métairie. Or Thénardier excellait à coudoyer désagréablement les réputations délicates, et à engager des querelles de charbonnier avec les gens vêtus de blanc. Mais il ignora les péripéties de la mairie de la rue Saint-Jacques et le petit scandale Cosette-Tholomyès-Brouable. Ce fut un malheur.

Il dut borner son horizon, et se contenter de Cosette.

  1. Nous avons placé entre crochets les dates que nous avons attribuées à ces diverses ébauches de préface.
  2. Au dos d’une lettre de faire-part datée du 4 septembre 1851.
  3. Au dos d’une enveloppe timbrée 11 juin 1860.
  4. Cet interrogatoire est reproduit d’après une coupure de journal collée en marge du manuscrit.
  1. [Variante] : Souvent, ce qui est fourmi dans l’ordre matériel est géant dans l’ordre moral.