Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 2/03

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 70-76).

III

qu’il fallait que la chaîne de la manille eût subi un certain travail préparatoire pour être ainsi brisée d’un coup de marteau


Vers la fin d’octobre de cette même année 1823, les habitants de Toulon virent rentrer dans leur port, à la suite d’un gros temps et pour réparer quelques avaries, le vaisseau l’Orion qui a été plus tard employé à Brest comme vaisseau-école et qui faisait alors partie de l’escadre de la Méditerranée.

Ce bâtiment, tout éclopé qu’il était, car la mer l’avait malmené, fit de l’effet en entrant dans la rade. Il portait je ne sais plus quel pavillon qui lui valut un salut réglementaire de onze coups de canon, rendus par lui coup pour coup ; total : vingt-deux. On a calculé qu’en salves, politesses royales et militaires, échanges de tapages courtois, signaux d’étiquette, formalités de rades et de citadelles, levers et couchers de soleil salués tous les jours par toutes les forteresses et tous les navires de guerre, ouvertures et fermetures de portes, etc., etc., le monde civilisé tirait à poudre par toute la terre, toutes les vingt-quatre heures, cent cinquante mille coups de canon inutiles. À six francs le coup de canon, cela fait neuf cent mille francs par jour, trois cents millions par an, qui s’en vont en fumée. Ceci n’est qu’un détail. Pendant ce temps-là les pauvres meurent de faim.

L’année 1823 était ce que la restauration a appelé «l’époque de la guerre d’Espagne ».

Cette guerre contenait beaucoup d’événements dans un seul, et force singularités. Une grosse affaire de famille pour la maison de Bourbon ; la branche de France secourant et protégeant la branche de Madrid, c’est-à-dire faisant acte d’aînesse ; un retour apparent à nos traditions nationales compliqué de servitude et de sujétion aux cabinets du nord ; M. le duc d’Angoulême, surnommé par les feuilles libérales le héros d’Andujar, comprimant, dans une attitude triomphale un peu contrariée par son air paisible, le vieux terrorisme fort réel du saint-office aux prises avec le terrorisme chimérique des libéraux ; les sans-culottes ressuscites au grand effroi des douairières sous le nom de descamisados ; le monarchisme faisant obstacle au progrès qualifié anarchie ; les théories de 89 brusquement interrompues dans la sape ; un holà européen intimé à l’idée française faisant son tour du monde ; à côté du fils de France généralissime, le prince de Carignan, depuis Charles-Albert, s’enrôlant dans cette croisade des rois contre les peuples comme volontaire avec des épaulettes de grenadier en laine rouge ; les soldats de l’empire se remettant en campagne, mais après huit années de repos, vieillis, tristes, et sous la cocarde blanche ; le drapeau tricolore agité à l’étranger par une héroïque poignée de français comme le drapeau blanc l’avait été à Coblentz trente ans auparavant ; les moines mêlés à nos troupiers ; l’esprit de liberté et de nouveauté mis à la raison par les bayonnettes ; les principes matés à coups de canon ; la France défaisant par ses armes ce qu’elle avait fait par son esprit ; du reste, les chefs ennemis vendus, les soldats hésitant, les villes assiégées par des millions ; point de périls militaires et pourtant des explosions possibles, comme dans toute mine surprise et envahie ; peu de sang versé, peu d’honneur conquis, de la honte pour quelques-uns, de la gloire pour personne ; telle fut cette guerre, faite par des princes qui descendaient de Louis XIV et conduite par des généraux qui sortaient de Napoléon. Elle eut ce triste sort de ne rappeler ni la grande guerre ni la grande politique.

Quelques faits d’armes furent sérieux ; la prise du Trocadéro, entre autres, fut une belle action militaire ; mais en somme, nous le répétons, les trompettes de cette guerre rendent un son fêlé, l’ensemble fut suspect, l’histoire approuve la France dans sa difficulté d’acceptation de ce faux triomphe. Il parut évident que certains officiers espagnols chargés de la résistance cédèrent trop aisément, l’idée de corruption se dégagea de la victoire ; il sembla qu’on avait plutôt gagné les généraux que les batailles, et le soldat vainqueur rentra humilié. Guerre diminuante en effet où l’on put lire Banque de France dans les plis du drapeau.

Des soldats de la guerre de 1808, sur lesquels s’était formidablement écroulée Saragosse, fronçaient le sourcil en 1823 devant l’ouverture facile des citadelles, et se prenaient à regretter Palafox. C’est l’humeur de la France d’aimer encore mieux avoir devant elle Rostopchine que Ballesteros.

À un point de vue plus grave encore, et sur lequel il convient d’insister aussi, cette guerre, qui froissait en France l’esprit militaire, indignait l’esprit démocratique. C’était une entreprise d’asservissement. Dans cette campagne, le but du soldat français, fils de la démocratie, était la conquête d’un joug pour autrui. Contre-sens hideux. La France est faite pour réveiller l’âme des peuples, non pour l’étouffer. Depuis 1792, toutes les révolutions de l’Europe sont la révolution française ; la liberté rayonne de France. C’est là un fait solaire. Aveugle qui ne le voit pas ! c’est Bonaparte qui l’a dit.

La guerre de 1823, attentat à la généreuse nation espagnole, était donc en même temps un attentat à la révolution française. Cette voie de fait monstrueuse, c’était la France qui la commettait ; de force ; car, en dehors des guerres libératrices, tout ce que font les armées, elles le font de force. Le mot obéissance passive l’indique. Une armée est un étrange chef-d’œuvre de combinaison où la force résulte d’une somme énorme d’impuissance. Ainsi s’explique la guerre, faite par l’humanité contre l’humanité malgré l’humanité.

Quant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur fut fatale. Ils la prirent pour un succès. Ils ne virent point quel danger il y a à faire tuer une idée par une consigne. Ils se méprirent dans leur naïveté au point d’introduire dans leur établissement comme élément de force l’immense affaiblissement d’un crime. L’esprit de guet-apens entra dans leur politique. 1830 germa dans 1823. La campagne d’Espagne devint dans leurs conseils un argument pour les coups de force et pour les aventures de droit divin. La France, ayant rétabli el rey neto en Espagne, pouvait bien rétablir le roi absolu chez elle. Ils tombèrent dans cette redoutable erreur de prendre l’obéissance du soldat pour le consentement de la nation. Cette confiance-là perd les trônes. Il ne faut s’endormir, ni à l’ombre d’un mancenillier, ni à l’ombre d’une armée.

Revenons au navire l’Orion.

Pendant les opérations de l’armée commandée par le prince-généralissime, une escadre croisait dans la Méditerranée. Nous venons de dire que l’Orion était de cette escadre et qu’il fut ramené par des événements de mer dans le port de Toulon.

La présence d’un vaisseau de guerre dans un port a je ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C’est que cela est grand, et que la foule aime ce qui est grand.

Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques rencontres qu’ait le génie de l’homme avec la puissance de la nature.

Un vaisseau de ligne est composé à la fois de ce qu’il y a de plus lourd et de ce qu’il y a de plus léger, parce qu’il a affaire en même temps aux trois formes de la substance, au solide, au liquide, au fluide, et qu’il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit au fond de la mer, et plus d’ailes et plus d’antennes que la bigaille pour prendre le vent dans les nuées. Son haleine sort par ses cent vingt canons comme par des clairons énormes, et répond fièrement à la foudre. L’océan cherche à l’égarer dans l’effrayante similitude de ses vagues, mais le vaisseau a son âme, sa boussole, qui le conseille et lui montre toujours le nord. Dans les nuits noires ses fanaux suppléent aux étoiles. Ainsi, contre le vent il a la corde et la toile, contre l’eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb, contre l’ombre la lumière, contre l’immensité une aiguille.

Si l’on veut se faire une idée de toutes ces proportions gigantesques dont l’ensemble constitue le vaisseau de ligne, on n’a qu’à entrer sous une des cales couvertes, à six étages, des ports de Brest ou de Toulon. Les vaisseaux en construction sont là sous cloche, pour ainsi dire. Cette poutre colossale, c’est une vergue ; cette grosse colonne de bois couchée à terre à perte de vue, c’est le grand mât. À le prendre de sa racine dans la cale à sa cime dans la nuée, il est long de soixante toises, et il a trois pieds de diamètre à sa base. Le grand mât anglais s’élève à deux cent dix-sept pieds au-dessus de la ligne de flottaison. La marine de nos pères employait des câbles, la nôtre emploie des chaînes. Le simple tas de chaînes d’un vaisseau de cent canons a quatre pieds de haut, vingt pieds de large, huit pieds de profondeur. Et pour faire ce vaisseau, combien faut-il de bois ? Trois mille stères. C’est une forêt qui flotte.

Et encore, qu’on le remarque bien, il ne s’agit ici que du bâtiment militaire d’il y a quarante ans, du simple navire à voiles ; la vapeur, alors dans l’enfance, a depuis ajouté de nouveaux miracles à ce prodige qu’on appelle le vaisseau de guerre. À l’heure qu’il est, par exemple, le navire mixte à hélice est une machine surprenante traînée par une voilure de trois mille mètres carrés de surface et par une chaudière de la force de deux mille cinq cents chevaux.

Sans parler de ces merveilles nouvelles, l’ancien navire de Christophe Colomb et de Ruyter est un des grands chefs-d’œuvre de l’homme. Il est inépuisable en force comme l’infini en souffles, il emmagasine le vent dans sa voile, il est précis dans l’immense diffusion des vagues, il flotte et il règne.

Il vient une heure pourtant où la rafale brise comme une paille cette vergue de soixante pieds de long, où le vent ploie comme un jonc ce mât de quatre cents pieds de haut, où cette ancre qui pèse dix milliers se tord dans la gueule de la vague comme l’hameçon d’un pêcheur dans la mâchoire d’un brochet, où ces canons monstrueux poussent des rugissements plaintifs et inutiles que l’ouragan emporte dans le vide et dans la nuit, où toute cette puissance et toute cette majesté s’abîment dans une puissance et dans une majesté supérieures.

Toutes les fois qu’une force immense se déploie pour aboutir à une immense faiblesse, cela fait rêver les hommes. De là, dans les ports, les curieux qui abondent, sans qu’ils s’expliquent eux-mêmes parfaitement pourquoi, autour de ces merveilleuses machines de guerre et de navigation. Tous les jours donc, du matin au soir, les quais, les musoirs et les jetées du port de Toulon étaient couverts d’une quantité d’oisifs et de badauds, comme on dit à Paris, ayant pour affaire de regarder l’Orion.

L’Orion était un navire malade depuis longtemps. Dans ses navigations antérieures, des couches épaisses de coquillages s’étaient amoncelées sur sa carène au point de lui faire perdre la moitié de sa marche ; on l’avait mis à sec l’année précédente pour gratter ces coquillages, puis il avait repris la mer. Mais ce grattage avait altéré les boulonnages de la carène. À la hauteur des Baléares, le bordé s’était fatigué et ouvert, et, comme le vaigrage ne se faisait pas alors en tôle, le navire avait fait de l’eau. Un violent coup d’équinoxe était survenu, qui avait défoncé à bâbord la poulaine et un sabord et endommagé le porte-haubans de misaine. À la suite de ces avaries, l’Orion avait regagné Toulon.

Il était mouillé près de l’Arsenal. Il était en armement et on le réparait. La coque n’avait pas été endommagée à tribord, mais quelques bordages y étaient décloués çà et là, selon l’usage, pour laisser pénétrer de l’air dans la carcasse.

Un matin la foule qui le contemplait fut témoin d’un accident.

L’équipage était occupé à enverguer les voiles. Le gabier chargé de prendre l’empointure du grand hunier tribord perdit l’équilibre. On le vit chanceler, la multitude amassée sur le quai de l’Arsenal jeta un cri, la tête emporta le corps, l’homme tourna autour de la vergue, les mains étendues vers l’abîme ; il saisit, au passage, le faux marchepied d’une main d’abord, puis de l’autre, et il y resta suspendu. La mer était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. La secousse de sa chute avait imprimé au faux marchepied un violent mouvement d’escarpolette. L’homme allait et venait au bout de cette corde comme la pierre d’une fronde.

Aller à son secours, c’était courir un risque effrayant. Aucun des matelots, tous pêcheurs de la côte nouvellement levés pour le service, n’osait s’y aventurer. Cependant le malheureux gabier se fatiguait ; on ne pouvait voir son angoisse sur son visage, mais on distinguait dans tous ses membres son épuisement. Ses bras se tendaient dans un tiraillement horrible. Chaque effort qu’il faisait pour remonter ne servait qu’à augmenter les oscillations du faux marchepied. Il ne criait pas de peur de perdre de la force. On n’attendait plus que la minute où il lâcherait la corde et par instants toutes les têtes se détournaient afin de ne pas le voir passer. Il y a des moments où un bout de corde, une perche, une branche d’arbre, c’est la vie même, et c’est une chose affreuse de voir un être vivant s’en détacher et tomber comme un fruit mûr.

Tout à coup, on aperçut un homme qui grimpait dans le gréement avec l’agilité d’un chat-tigre. Cet homme était vêtu de rouge, c’était un forçat ; il avait un bonnet vert, c’était un forçat à vie. Arrivé à la hauteur de la hune, un coup de vent emporta son bonnet et laissa voir une tête toute blanche ; ce n’était pas un jeune homme.

Un forçat en effet, employé à bord avec une corvée du bagne, avait dès le premier moment couru à l’officier de quart et au milieu du trouble et de l’hésitation de l’équipage, pendant que tous les matelots tremblaient et reculaient, il avait demandé à l’officier la permission de risquer sa vie pour sauver le gabier. Sur un signe affirmatif de l’officier, il avait rompu d’un coup de marteau la chaîne rivée à la manille de son pied, puis il avait pris une corde, et il s’était élancé dans les haubans. Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle facilité cette chaîne fut brisée. Ce ne fut que plus tard qu’on s’en souvint.

En un clin d’œil il fut sur la vergue. Il s’arrêta quelques secondes et parut la mesurer du regard. Ces secondes, pendant lesquelles le vent balançait le gabier à l’extrémité d’un fil, semblèrent des siècles à ceux qui regardaient. Enfin le forçat leva les yeux au ciel, et fit un pas en avant. La foule respira. On le vit parcourir la vergue en courant. Parvenu à la pointe, il y attacha un bout de la corde qu’il avait apportée, et laissa pendre l’autre bout, puis il se mit à descendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce fut une inexprimable angoisse, au lieu d’un homme suspendu sur le gouffre, on en vit deux.

On eût dit une araignée venant saisir une mouche ; seulement ici l’araignée apportait la vie et non la mort. Dix mille regards étaient fixés sur ce groupe. Pas un cri, pas une parole, le même frémissement fronçait tous les sourcils. Toutes les bouches retenaient leur haleine, comme si elles eussent craint d’ajouter le moindre souffle au vent qui secouait les deux misérables.

Cependant le forçat était parvenu à s’affaler près du matelot. Il était temps ; une minute de plus, l’homme, épuisé et désespéré, se laissait tomber dans l’abîme ; le forçat l’avait amarré solidement avec la corde à laquelle il se tenait d’une main pendant qu’il travaillait de l’autre. Enfin on le vit remonter sur la vergue et y haler le matelot ; il le soutint là un instant pour lui laisser reprendre des forces, puis il le saisit dans ses bras et le porta, en marchant sur la vergue jusqu’au chouquet, et de là dans la hune où il le laissa dans les mains de ses camarades.

À cet instant la foule applaudit ; il y eut de vieux argousins de chiourme qui pleurèrent, les femmes s’embrassaient sur le quai, et l’on entendit toutes les voix crier avec une sorte de fureur attendrie : La grâce de cet homme !

Lui, cependant, s’était mis en devoir de redescendre immédiatement pour rejoindre sa corvée. Pour être plus promptement arrivé, il se laissa glisser dans le gréement et se mit à courir sur une basse vergue. Tous les yeux le suivaient. À un certain moment, on eut peur ; soit qu’il fût fatigué, soit que la tête lui tournât, on crut le voir hésiter et chanceler. Tout à coup la foule poussa un grand cri, le forçat venait de tomber à la mer.

La chute était périlleuse. La frégate l’Algésiras était mouillée auprès de l’Orion, et le pauvre galérien était tombé entre les deux navires. Il était à craindre qu’il ne glissât sous l’un ou sous l’autre. Quatre hommes se jetèrent en hâte dans une embarcation. La foule les encourageait, l’anxiété était de nouveau dans toutes les âmes. L’homme n’était pas remonté à la surface. Il avait disparu dans la mer sans y faire un pli, comme s’il fût tombé dans une tonne d’huile. On sonda, on plongea. Ce fut en vain. On chercha jusqu’au soir ; on ne retrouva pas même le corps.

Le lendemain, le journal de Toulon imprimait ces quelques lignes : — « 17 novembre 1823. — Hier, un forçat, de corvée à bord de l’Orion, en revenant de porter secours à un matelot, est tombé à la mer et s’est noyé. On n’a pu retrouver son cadavre. On présume qu’il se sera engagé sous les pilotis de la pointe de l’Arsenal. Cet homme était écroué sous le n° 9430 et se nommait Jean Valjean. »