Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 3/02

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 81-85).

II

deux portraits complétés.


On n’a encore aperçu dans ce livre les Thénardier que de profil ; le moment est venu de tourner autour de ce couple et de le regarder sous toutes ses faces.

Thénardier venait de dépasser ses cinquante ans ; madame Thénardier touchait à la quarantaine, qui est la cinquantaine de la femme ; de façon qu’il y avait équilibre d’âge entre la femme et le mari.

Les lecteurs ont peut-être, dès sa première apparition, conservé quelque souvenir de cette Thénardier grande, blonde, rouge, grasse, charnue, carrée, énorme et agile ; elle tenait, nous l’avons dit, de la race de ces sauvagesses colosses qui se cambrent dans les foires avec des pavés pendus à leur chevelure. Elle faisait tout dans le logis, les lits, les chambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau temps, le diable. Elle avait pour tout domestique Cosette ; une souris au service d’un éléphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et les gens. Son large visage, criblé de taches de rousseur, avait l’aspect d’une écumoire. Elle avait de la barbe. C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. Elle jurait splendidement ; elle se vantait de casser une noix d’un coup de poing. Sans les romans qu’elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l’ogresse, jamais l’idée ne fût venue à personne de dire d’elle : c’est une femme. Cette Thénardier était comme le produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde. Quand on l’entendait parler, on disait : C’est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait : C’est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : C’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent.

Le Thénardier était un homme petit, maigre, blême, anguleux, osseux, chétif, qui avait l’air malade et qui se portait à merveille ; sa fourberie commençait là. Il souriait habituellement par précaution, et était poli à peu près avec tout le monde, même avec le mendiant auquel il refusait un liard. Il avait le regard d’une fouine et la mine d’un homme de lettres. Il ressemblait beaucoup aux portraits de l’abbé Delille. Sa coquetterie consistait à boire avec les rouliers. Personne n’avait jamais pu le griser. Il fumait dans une grosse pipe. Il portait une blouse et sous sa blouse un vieil habit noir. Il avait des prétentions à la littérature et au matérialisme. Il y avait des noms qu’il prononçait souvent, pour appuyer les choses quelconques qu’il disait, Voltaire, Raynal, Parny, et, chose bizarre, saint-Augustin. Il affirmait avoir « un système ». Du reste fort escroc. Un filousophe. Cette nuance existe. On se souvient qu’il prétendait avoir servi ; il contait avec quelque luxe qu’à Waterloo, étant sergent dans un 6e ou un 9e léger quelconque, il avait, seul contre un escadron de hussards de la Mort, couvert de son corps et sauvé à travers la mitraille « un général dangereusement blessé ». De là, venait, pour son mur, sa flamboyante enseigne, et, pour son auberge, dans le pays, le nom de « cabaret du sergent de Waterloo ». Il était libéral, classique et bonapartiste. Il avait souscrit pour le champ d’Asile. On disait dans le village qu’il avait étudié pour être prêtre.

Nous croyons qu’il avait simplement étudié en Hollande pour être aubergiste. Ce gredin de l’ordre composite était, selon les probabilités, quelque flamand de Lille en Flandre, français à Paris, belge à Bruxelles, commodément à cheval sur deux frontières. Sa prouesse à Waterloo, on la connaît. Comme on voit, il l’exagérait un peu. Le flux et le reflux, le méandre, l’aventure, était l’élément de son existence ; conscience déchirée entraîne vie décousue ; et vraisemblablement, à l’orageuse époque du 18 juin 1815, Thénardier appartenait à cette variété de cantiniers maraudeurs dont nous avons parlé, battant l’estrade, vendant à ceux-ci, volant ceux-là, et roulant en famille, homme, femme et enfants, dans quelque carriole boiteuse, à la suite des troupes en marche, avec l’instinct de se rattacher toujours à l’armée victorieuse. Cette campagne faite, ayant, comme il disait, « du quibus », il était venu ouvrir gargote à Montfermeil.

Ce quibus, composé des bourses et des montres, des bagues d’or et des croix d’argent récoltées au temps de la moisson dans les sillons ensemencés de cadavres, ne faisait pas un gros total et n’avait pas mené bien loin ce vivandier passé gargotier.

Thénardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserne et, avec un signe de croix, le séminaire. Il était beau parleur. Il se laissait croire savant. Néanmoins, le maître d’école avait remarqué qu’il faisait — « des cuirs ». Il composait la carte à payer des voyageurs avec supériorité, mais des yeux exercés y trouvaient parfois des fautes d’orthographe. Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa femme n’en avait plus. Cette géante était jalouse. Il lui semblait que ce petit homme maigre et jaune devait être l’objet de la convoitise universelle.

Thénardier, par-dessus tout, homme d’astuce et d’équilibre, était un coquin du genre tempéré. Cette espèce est la pire ; l’hypocrisie s’y mêle.

Ce n’est pas que Thénardier ne fût dans l’occasion capable de colère au moins autant que sa femme ; mais cela était très rare, et dans ces moments-là, comme il en voulait au genre humain tout entier, comme il avait en lui une profonde fournaise de haine, comme il était de ces gens qui se vengent perpétuellement, qui accusent tout ce qui passe devant eux de tout ce qui est tombé sur eux, et qui sont toujours prêts à jeter sur le premier venu, comme légitime grief, le total des déceptions, des banqueroutes et des calamités de leur vie, comme tout ce levain se soulevait en lui et lui bouillonnait dans la bouche et dans les yeux, il était épouvantable. Malheur à qui passait sous sa fureur alors !

Outre toutes ses autres qualités, Thénardier était attentif et pénétrant, silencieux ou bavard à l’occasion, et toujours avec une haute intelligence. Il avait quelque chose du regard des marins accoutumés à cligner des yeux dans les lunettes d’approche. Thénardier était un homme d’état.

Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en voyant la Thénardier : Voilà le maître de la maison. Erreur. Elle n’était même pas la maîtresse. Le maître et la maîtresse, c’était le mari. Elle faisait, il créait. Il dirigeait tout par une sorte d’action magnétique invisible et continuelle. Un mot lui suffisait, quelquefois un signe ; le mastodonte obéissait. Le Thénardier était pour la Thénardier, sans qu’elle s’en rendît trop compte, une espèce d’être particulier et souverain. Elle avait les vertus de sa façon d’être ; jamais, eût-elle été en dissentiment sur un détail avec « monsieur Thénardier », hypothèse du reste inadmissible, elle n’eût donné publiquement tort à son mari, sur quoi que ce soit. Jamais elle n’eût commis « devant des étrangers » cette faute que font si souvent les femmes, et qu’on appelle, en langage parlementaire : découvrir la couronne. Quoique leur accord n’eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle. C’était, vu par son côté nain et grotesque, cette grande chose universelle : l’adoration de la matière pour l’esprit ; car de certaines laideurs ont leur raison d’être dans les profondeurs mêmes de la beauté éternelle. Il y avait de l’inconnu dans Thénardier ; de là l’empire absolu de cet homme sur cette femme. À de certains moments, elle le voyait comme une chandelle allumée ; dans d’autres, elle le sentait comme une griffe.

Cette femme était une créature formidable qui n’aimait que ses enfants et ne craignait que son mari. Elle était mère parce qu’elle était mammifère. Du reste, sa maternité s’arrêtait à ses filles, et, comme on le verra, ne s’étendait pas jusqu’aux garçons. Lui, l’homme, n’avait qu’une pensée : s’enrichir.

Il n’y réussissait point. Un digne théâtre manquait à ce grand talent. Thénardier à Montfermeil se ruinait, si la ruine est possible à zéro ; en Suisse ou dans les Pyrénées, ce sans-le-sou serait devenu millionnaire. Mais où le sort attache l’aubergiste, il faut qu’il broute.

On comprend que le mot aubergiste est employé ici dans un sens restreint, et qui ne s’étend pas à une classe entière.

En cette même année 1823, Thénardier était endetté d’environ quinze cents francs de dettes criardes, ce qui le rendait soucieux.

Quelle que fût envers lui l’injustice opiniâtre de la destinée, le Thénardier était un des hommes qui comprenaient le mieux, avec le plus de profondeur et de la façon la plus moderne, cette chose qui est une vertu chez les peuples barbares et une marchandise chez les peuples civilisés, l’hospitalité. Du reste braconnier admirable et cité pour son coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisible qui était particulièrement dangereux.

Ses théories d’aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par éclairs. Il avait des aphorismes professionnels qu’il insérait dans l’esprit de sa femme. — « Le devoir de l’aubergiste, lui disait-il un jour violemment et à voix basse, c’est de vendre au premier venu du fricot, du repos, de la lumière, du feu, des draps sales, de la bonne, des puces, du sourire ; d’arrêter les passants, de vider les petites bourses et d’alléger honnêtement les grosses, d’abriter avec respect les familles en route, de râper l’homme, de plumer la femme, d’éplucher l’enfant ; de coter la fenêtre ouverte, la fenêtre fermée, le coin de la cheminée, le fauteuil, la chaise, le tabouret, l’escabeau, le lit déplume, le matelas et la botte de paille ; de savoir de combien l’ombre use le miroir et de tarifer cela, et, par les cinq cent mille diables, de faire tout payer au voyageur, jusqu’aux mouches que son chien mange ! »

Cet homme et cette femme, c’était ruse et rage mariés ensemble, attelage hideux et terrible.

Pendant que le mari ruminait et combinait, la Thénardier, elle, ne pensait pas aux créanciers absents, n’avait souci d’hier ni de demain, et vivait avec emportement, toute dans la minute.

Tels étaient ces deux êtres. Cosette était entre eux, subissant leur double pression, comme une créature qui serait à la fois broyée par une meule et déchiquetée par une tenaille. L’homme et la femme avaient chacun une manière différente ; Cosette était rouée de coups, cela venait de la femme ; elle allait pieds nus l’hiver, cela venait du mari.

Cosette montait, descendait, lavait, brossait, frottait, balayait, courait, trimait, haletait, remuait des choses lourdes, et, toute chétive, faisait les grosses besognes. Nulle pitié ; une maîtresse farouche, un maître venimeux. La gargote Thénardier était comme une toile où Cosette était prise et tremblait. L’idéal de l’oppression était réalisé par cette domesticité sinistre. C’était quelque chose comme la mouche servante des araignées.

La pauvre enfant, passive, se taisait.

Quand elles se trouvent ainsi, dès l’aube, toutes petites, toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces âmes qui viennent de quitter Dieu ?