Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 5/09

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 172-175).

IX

l’homme au grelot.


Il marcha droit à l’homme qu’il apercevait dans le jardin. Il avait pris à sa main le rouleau d’argent qui était dans la poche de son gilet.

Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. En quelques enjambées, Jean Valjean fut à lui.

Jean Valjean l’aborda en criant :

— Cent francs !

L’homme fit un soubresaut et leva les yeux.

— Cent francs à gagner, reprit Jean Valjean, si vous me donnez asile pour cette nuit !

La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Valjean.

— Tiens, c’est vous, père Madeleine ! dit l’homme.

Ce nom, ainsi prononcé, à cette heure obscure, dans ce lieu inconnu, par cet homme inconnu, fit reculer Jean Valjean.

Il s’attendait à tout, excepté à cela. Celui qui lui parlait était un vieillard courbé et boiteux, vêtu à peu près comme un paysan, qui avait au genou gauche une genouillère de cuir où pendait une assez grosse cloche. On ne distinguait pas son visage qui était dans l’ombre.

Cependant ce bonhomme avait ôté son bonnet, et s’écriait tout tremblant :

— Ah mon Dieu ! comment êtes-vous ici, père Madeleine ? Par où êtes-vous entré. Dieu Jésus ! Vous tombez donc du ciel ! Ce n’est pas l’embarras, si vous tombez jamais, c’est de là que vous tomberez. Et comme vous voilà fait ! Vous n’avez pas de cravate, vous n’avez pas de chapeau, vous n’avez pas d’habit ! Savez-vous que vous auriez fait peur à quelqu’un qui ne vous aurait pas connu ? Pas d’habit ! Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous à présent ? Mais comment donc êtes-vous entré ici ?

Un mot n’attendait pas l’autre. Le vieux homme parlait avec une volubilité campagnarde où il n’y avait rien d’inquiétant. Tout cela était dit avec un mélange de stupéfaction et de bonhomie naïve.

— Qui êtes-vous ? et qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ? demanda Jean Valjean.

— Ah, pardieu, voilà qui est fort ! s’écria le vieillard, je suis celui que vous avez fait placer ici, et cette maison est celle où vous m’avez fait placer. Comment ! vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous me connaissiez, vous ?

— Vous m’avez sauvé la vie, dit l’homme.

Il se tourna, un rayon de lune lui dessina le profil, et Jean Valjean reconnut le vieux Fauchelevent.

— Ah ! dit Jean Valjean, c’est vous ? oui, je vous reconnais.

— C’est bien heureux ! fit le vieux d’un ton de reproche.

— Et que faites-vous ici ? reprit Jean Valjean.

— Tiens ! je couvre mes melons donc !

Le vieux Fauchelevent tenait en effet à la main, au moment où Jean Valjean l’avait accosté, le bout d’un paillasson qu’il était occupé à étendre sur la melonnière. Il en avait déjà ainsi posé un certain nombre depuis une heure environ qu’il était dans le jardin. C’était cette opération qui lui faisait faire les mouvements particuliers observés du hangar par Jean Valjean.

Il continua :

— Je me suis dit : la lune est claire, il va geler. Si je mettais à mes melons leurs carricks ? — Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant ! Mais comment donc êtes-vous ici ?

Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de Madeleine, n’avançait plus qu’avec précaution. Il multipliait les questions.

Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. C’était lui, intrus, qui interrogeait.

— Et qu’est-ce que c’est que cette sonnette que vous avez au genou ?

— Ça ? répondit Fauchelevent, c’est pour qu’on m’évite.

— Comment ! pour qu’on vous évite ?

Le vieux Fauchelevent cligna de l’œil d’un air inexprimable.

— Ah dame ! il n’y a que des femmes dans cette maison-ci ; beaucoup de jeunes filles. Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. La sonnette les avertit. Quand je viens, elles s’en vont.

— Qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ?

— Tiens ! vous savez bien.

— Mais non, je ne sais pas.

— Puisque vous m’y avez fait placer jardinier !

— Répondez-moi comme si je ne savais rien.

— Eh bien, c’est le couvent du Petit-Picpus donc !

Les souvenirs revenaient à Jean Valjean. Le hasard, c’est-à-dire la providence, l’avait jeté précisément dans ce couvent du quartier Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa charrette, avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela. Il répéta comme se parlant à lui-même :

— Le couvent du Petit-Picpus !

— Ah çà mais, au fait, reprit Fauchelevent, comment diable avez-vous fait pour y entrer, vous, père Madeleine ? Vous avez beau être un saint, vous êtes un homme, et il n’entre pas d’hommes ici.

— Vous y êtes bien.

— Il n’y a que moi.

— Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j’y reste.

— Ah mon Dieu ! s’écria Fauchelevent.

Jean Valjean s’approcha du vieillard et lui dit d’une voix grave :

— Père Fauchelevent, je vous ai sauvé la vie.

— C’est moi qui m’en suis souvenu le premier, répondit Fauchelevent.

— Eh bien, vous pouvez faire aujourd’hui pour moi ce que j’ai fait autrefois pour vous.

Fauchelevent prit dans ses vieilles mains ridées et tremblantes les deux robustes mains de Jean Valjean, et fut quelques secondes comme s’il ne pouvait parler. Enfin il s’écria :

— Oh ! ce serait une bénédiction du bon Dieu si je pouvais vous rendre un peu cela ! Moi ! vous sauver la vie ! Monsieur le maire, disposez du vieux bonhomme !

Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage.

— Que voulez-vous que je fasse ? reprit-il.

— Je vous expliquerai cela. Vous avez une chambre ?

— J’ai une baraque isolée, là, derrière la ruine du vieux couvent, dans un recoin que personne ne voit. Il y a trois chambres.

La baraque était en effet si bien cachée derrière la ruine et si bien disposée pour que personne ne la vît, que Jean Valjean ne l’avait pas vue.

— Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous demande deux choses.

— Lesquelles, monsieur le maire ?

— Premièrement, vous ne direz à personne ce que vous savez de moi. Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en savoir davantage.

— Comme vous voudrez. Je sais que vous ne pouvez rien faire que d’honnête et que vous avez toujours été un homme du bon Dieu. Et puis d’ailleurs, c’est vous qui m’avez mis ici. Ça vous regarde. Je suis à vous.

— C’est dit. À présent, venez avec moi. Nous allons chercher l’enfant.

— Ah ! dit Fauchelevent. Il y a un enfant !

Il n’ajouta pas une parole et suivit Jean Valjean comme un chien suit son maître.

Moins d’une demi-heure après, Cosette, redevenue rose à la flamme d’un bon feu, dormait dans le lit du vieux jardinier. Jean Valjean avait remis sa cravate et sa redingote ; le chapeau lancé par-dessus le mur avait été retrouvé et ramassé ; pendant que Jean Valjean endossait sa redingote, Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, qui maintenant, accrochée à un clou près d’une hotte, ornait le mur. Les deux hommes se chauffaient accoudés sur une table où Fauchelevent avait posé un morceau de fromage, du pain bis, une bouteille de vin et deux verres, et le vieux disait à Jean Valjean en lui posant la main sur le genou :

— Ah ! père Madeleine ! vous ne m’avez pas reconnu tout de suite ! Vous sauvez la vie aux gens, et après vous les oubliez ! Oh ! c’est mal ! eux ils se souviennent de vous ! vous êtes un ingrat !