Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 6/04

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 195-197).

IV

gaîtés.


Ces jeunes filles n’en ont pas moins rempli cette grave maison de souvenirs charmants.

À de certaines heures, l’enfance étincelait dans ce cloître. La récréation sonnait. Une porte tournait sur ses gonds. Les oiseaux disaient : Bon ! voilà les enfants ! Une irruption de jeunesse inondait ce jardin coupé d’une croix comme un linceul. Des visages radieux, des fronts blancs, des yeux ingénus pleins de gaie lumière, toutes sortes d’aurores, s’éparpillaient dans ces ténèbres. Après les psalmodies, les cloches, les sonneries, les glas, les offices, tout à coup éclatait ce bruit des petites filles, plus doux qu’un bruit d’abeilles. La ruche de la joie s’ouvrait , et chacune apportait son miel. On jouait, on s’appelait, on se groupait, on courait ; de jolies petites dents blanches jasaient dans des coins j les voiles, de loin, surveillaient les rires, les ombres guettaient les rayons, mais qu’importe ! on rayonnait et on riait. Ces quatre murs lugubres avaient leur minute d’éblouissement. Ils assistaient, vaguement blanchis du reflet de tant de joie, à ce doux tourbillonnement d’essaims. C’était comme une pluie de roses traversant ce deuil. Les jeunes filles folâtraient sous l’œil des religieuses ; le regard de l’impeccabilité ne gêne pas l’innocence. Grâce à ces enfants, parmi tant d’heures austères, il y avait l’heure naïve. Les petites sautaient, les grandes dansaient. Dans ce cloître, le jeu était mêlé de ciel. Rien n’était ravissant et auguste comme toutes ces fraîches âmes épanouies. Homère fût venu rire là avec Perrault, et il y avait, dans ce jardin noir, de la jeunesse, de la santé, du bruit, des cris, de l’étourdissement, du plaisir, du bonheur, à dérider toutes les aïeules, celles de l’épopée comme celles du conte, celles du trône comme celles du chaume, depuis Hécube jusqu’à la Mère-Grand.

Il s’est dit dans cette maison, plus que partout ailleurs peut-être, de ces mots d’enfants qui ont toujours tant de grâce et qui font rire d’un rire plein de rêverie. C’est entre ces quatre murs funèbres qu’une enfant de cinq ans s’écria un jour : — Ma mère ! une grande vient de me dire que je n’ai plus que neuf ans et dix mois a rester ici. Quel bonheur !

C’est là encore qu’eut lieu ce dialogue mémorable :

Une mère vocale. — Pourquoi pleurez-vous, mon enfant ?

L’enfant (six ans), sanglotant : — J’ai dit à Alix que je savais mon histoire de France. Elle me dit que je ne la sais pas, et je la sais.

Alix (la grande, neuf ans). — Non. Elle ne la sait pas.

La mère. — Comment cela, mon enfant ?

Alix. — Elle m’a dit d’ouvrir le livre au hasard et de lui faire une question qu’il y a dans le livre, et qu’elle répondrait.

— Eh bien ?

— Elle n’a pas répondu.

— Voyons. Que lui avez-vous demandé ?

— J’ai ouvert le livre au hasard comme elle disait, et je lui ai demandé la première demande que j’ai trouvée.

— Et qu’est-ce que c’était que cette demande ?

— C’était : Qu’arriva-t-il ensuite ?

C’est là qu’a été faite cette observation profonde sur une perruche un peu gourmande qui appartenait à une dame pensionnaire :

Est-elle gentille ! elle mange le dessus de sa tartine, comme une personne !

C’est sur une des dalles de ce cloître qu’a été ramassée cette confession, écrite d’avance, pour ne pas l’oublier, par une pécheresse âgée de sept ans :

« — Mon père, je m’accuse d’avoir été avarice.

« — Mon père, je m’accuse d’avoir été adultère.

« — Mon père, je m’accuse d’avoir élevé mes regards vers les monsieurs. »

C’est sur un des bancs de gazon de ce jardin qu’a été improvisé par une bouche rose de six ans ce conte écouté par des yeux bleus de quatre à cinq ans :

« — Il y avait trois petits coqs qui avaient un pays où il y avait beaucoup de fleurs. Ils ont cueilli les fleurs, et ils les ont mises dans leur poche. Après ça, ils ont cueilli les feuilles, et ils les ont mises dans leurs joujoux. Il y avait un loup dans le pays, et il y avait beaucoup de bois ; et le loup était dans le bois ; et il a mangé les petits coqs. »

Et encore cet autre poëme :

« — Il est arrivé un coup de bâton.

« C’est Polichinelle qui l’a donné au chat.

« Ça ne lui a pas fait de bien, ça lui a fait du mal.

« Alors une dame a mis Polichinelle en prison. »

C’est là qu’a été dit, par une petite abandonnée, enfant trouvé que le couvent élevait par charité, ce mot doux et navrant. Elle entendait les autres parler de leurs mères, et elle murmura dans son coin :

— Moi, ma mère n’était pas là quand je suis née !

Il y avait une grosse tourière qu’on voyait toujours se hâter dans les corridors avec son trousseau de clefs et qui se nommait sœur Agathe. Les grandes grandes, — au-dessus de dix ans, — l’appelaient Agathoclès.

Le réfectoire, grande pièce oblongue et carrée qui ne recevait de jour que par un cloître à archivoltes de plain-pied avec le jardin, était obscur et humide, et comme disent les enfants, — plein de bêtes. Tous les lieux circonvoisins y fournissaient leur contingent d’insectes. Chacun des quatre coins en avait reçu, dans le langage des pensionnaires, un nom particulier et expressif. Il y avait le coin des Araignées, le coin des Chenilles, le coin des Cloportes et le coin des Cricris. Le coin des Cricris était voisin de la cuisine et fort estimé. On y avait moins froid qu’ailleurs. Du réfectoire les noms avaient passé au pensionnat et servaient à y distinguer comme à l’ancien collège Mazarin quatre nations. Toute élève était de l’une de ces quatre nations selon le coin du réfectoire où elle s’asseyait aux heures des repas. Un jour, M. l’archevêque, faisant la visite pastorale, vit entrer dans la classe où il passait une jolie petite fille toute vermeille avec d’admirables cheveux blonds, il demanda à une autre pensionnaire, charmante brune aux joues fraîches qui était près de lui :

— Qu’est-ce que c’est que celle-ci ?

— C’est une araignée, monseigneur.

— Bah ! et cette autre ?

— C’est un cricri.

— Et celle-là ?

— C’est une chenille.

— En vérité, et vous-même ?

— Je suis un cloporte, monseigneur.

Chaque maison de ce genre a ses particularités. Au commencement de ce siècle, Écouen était un de ces lieux gracieux et sévères où grandit, dans une ombre presque auguste, l’enfance des jeunes filles. À Écouen, pour prendre rang dans la procession du Saint-Sacrement, on distinguait entre les vierges et les fleuristes. Il y avait aussi « les dais » et « les encensoirs », les unes portant les cordons du dais, les autres encensant le Saint-Sacrement. Les fleurs revenaient de droit aux fleuristes. Quatre « vierges » marchaient en avant. Le matin de ce grand jour, il n’était pas rare d’entendre demander dans le dortoir :

— Qui est-ce qui est vierge ?

Madame Campan citait ce mot d’une « petite » de sept ans à une « grande » de seize, qui prenait la tête de la procession pendant qu’elle, la petite, restait à la queue : — Tu es vierge, toi ; moi, je ne le suis pas.