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Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 6/07

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 206-207).

VII

quelques silhouettes de cette ombre.


Pendant les six années qui séparent 1819 de 1825, la prieure du Petit-Picpus était mademoiselle de Blemeur qui en religion s’appelait mère Innocente. Elle était de la famille de la Marguerite de Blemeur, auteur de la Vie des saints de l’ordre de Saint-Benoît. Elle avait été réélue. C’était une femme d’une soixantaine d’années, courte, grosse, « chantant comme un pot fêlé », dit la lettre que nous avons déjà citée ; du reste excellente, la seule gaie dans tout le couvent, et pour cela adorée.

Mère Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la Dacier de l’Ordre. Elle était lettrée, érudite, savante, compétente, curieusement historienne, farcie de latin, bourrée de grec, pleine d’hébreu, et plutôt bénédictin que bénédictine.

La sous-prieure était une vieille religieuse espagnole presque aveugle, la mère Cineres.

Les plus comptées parmi les vocales étaient la mère Sainte-Honorine, trésorière, la mère Sainte-Gertrude, première maîtresse des novices, la mère Saint-Ange, deuxième maîtresse, la mère Annonciation, sacristaine, la mère Saint-Augustin, infirmière, la seule dans tout le couvent qui fût méchante ; puis mère Sainte-Mechtilde (Mlle Gauvain), toute jeune, ayant une admirable voix ; mère des Anges (Mlle Drouet), qui avait été au couvent des Filles-Dieu et au couvent du Trésor entre Gisors et Magny ; mère Saint-Joseph (Mlle de Cogolludo) ; mère Sainte-Adélaïde (Mlle d’Auverney) ; mère Miséricorde (Mlle de Cifuentes, qui ne put résister aux austérités) ; mère Compassion (Mlle de la Miltière, reçue à soixante ans malgré la règle, très riche) ; mère Providence (Mlle de Laudinière) ; mère Présentation (Mlle de Siguenza), qui fut prieure en 1847 ; enfin, mère Sainte-Céligne (la sœur du sculpteur Ceracchi), devenue folle ; mère Sainte-Chantal (Mlle de Suzon), devenue folle.

Il y avait encore parmi les plus jolies une charmante fille de vingt-trois ans, qui était de l’île Bourbon et descendante du chevalier Roze, qui se fût appelée dans le monde mademoiselle Roze et qui là s’appelait mère Assomption.

La mère Sainte-Mechtilde, chargée du chant et du chœur, y employait volontiers les pensionnaires. Elle en prenait ordinairement une gamme complète, c’est-à-dire sept, de dix ans à seize inclusivement, voix et tailles assorties, qu’elle faisait chanter debout, alignées côte à côte par rang d’âge de la plus petite à la plus grande. Cela offrait aux regards quelque chose comme un pipeau de jeunes filles, une sorte de flûte de Pan vivante faite avec des anges.

Celles des sœurs converses que les pensionnaires aimaient le mieux, c’étaient la sœur Sainte-Euphrasie, la sœur Sainte-Marguerite, la sœur Sainte-Marthe, qui était en enfance, et la sœur Saint-Michel, dont le long nez les faisait rire.

Toutes ces femmes étaient douces pour tous ces enfants. Les religieuses n’étaient sévères que pour elles-mêmes. On ne faisait de feu qu’au pensionnat, et la nourriture, comparée à celle du couvent, y était recherchée. Avec cela mille soins. Seulement, quand un enfant passait près d’une religieuse et lui parlait, la religieuse ne répondait jamais.

Cette règle du silence avait engendré ceci que, dans tout le couvent, la parole était retirée aux créatures humaines et donnée aux objets inanimés. Tantôt c’était la cloche de l’église qui parlait, tantôt le grelot du jardinier. Un timbre très sonore, placé à côté de la tourière et qu’on entendait de toute la maison, indiquait par des sonneries variées, qui étaient une façon de télégraphe acoustique, toutes les actions de la vie matérielle à accomplir, et appelait au parloir, si besoin était, telle ou telle habitante de la maison. Chaque personne et chaque chose avait sa sonnerie. La prieure avait un et un ; la sous-prieure un et deux. Six-cinq annonçait la classe, de telle sorte que les élèves ne disaient jamais rentrer en classe, mais aller à six-cinq. Quatre-quatre était le timbre de madame de Genlis. On l’entendait très souvent. C’est le diable a quatre, disaient celles qui n’étaient point charitables. Dix-neuf coups annonçaient un grand événement. C’était l’ouverture de la porte de clôture, effroyable planche de fer hérissée de verrous qui ne tournait sur ses gonds que devant l’archevêque.

Lui et le jardinier exceptés, nous l’avons dit, aucun homme n’entrait dans le couvent. Les pensionnaires en voyaient deux autres ; l’un, l’aumônier, l’abbé Banès, vieux et laid, qu’il leur était donné de contempler au chœur à travers une grille ; l’autre, le maître de dessin. M. Ansiaux, que la lettre dont on a déjà lu quelques lignes appelle M. Anciot, et qualifie vieux affreux bossu.

On voit que tous les hommes étaient choisis.

Telle était cette curieuse maison.