Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 8

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 233-281).

LIVRE HUITIÈME.

LES CIMETIÈRES PRENNENT CE QU’ON LEUR DONNE.





I

où il est traité de la manière d’entrer au couvent.


C’est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit Fauchelevent, « tombé du ciel ».

Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l’angle de la rue Polonceau. Cet hymne des anges qu’il avait entendu au milieu de la nuit, c’étaient les religieuses chantant matines ; cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscurité, c’était la chapelle ; ce fantôme qu’il avait vu étendu à terre, c’était la sœur faisant la réparation ; ce grelot dont le bruit l’avait si étrangement surpris, c’était le grelot du jardinier attaché au genou du père Fauchelevent.

Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on l’a vu, soupe d’un verre de vin et d’un morceau de fromage devant un bon fagot flambant ; puis, le seul lit qu’il y eût dans la baraque étant occupé par Cosette, ils s’étaient jetés chacun sur une botte de paille. Avant de fermer les yeux, Jean Valjean avait dit : — Il faut désormais que je reste ici. — Cette parole avait trotté toute la nuit dans la tête de Fauchelevent.

À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi.

Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste, comprenait que lui et Cosette étaient perdus s’ils rentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l’avait échoué dans ce cloître, Jean Valjean n’avait plus qu’une pensée, y rester. Or, pour un malheureux dans sa position, ce couvent était à la fois le lieu le plus dangereux et le plus sûr ; le plus dangereux, car, aucun homme ne pouvant y pénétrer, si on l’y découvrait, c’était un flagrant délit, et Jean Valjean ne faisait qu’un pas du couvent à la prison ; le plus sûr, car si l’on parvenait à s’y faire accepter et à y demeurer, qui viendrait vous chercher là ? Habiter un lieu impossible, c’était le salut.

De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle. Il commençait par se déclarer qu’il n’y comprenait rien. Comment M. Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu’il y avait ? Des murs de cloître ne s’enjambent pas. Comment s’y trouvait-il avec un enfant ? On n’escalade pas une muraille à pic avec un enfant dans ses bras. Qu’était-ce que cet enfant. ? D’où venaient-ils tous les deux ? Depuis que Fauchelevent était dans le couvent, il n’avait plus entendu parler de Montreuil-sur-mer, et il ne savait rien de ce qui s’était passé. Le père Madeleine avait cet air qui décourage les questions ; et d’ailleurs Fauchelevent se disait ; On ne questionne pas un saint. M. Madeleine avait conservé pour lui tout son prestige. Seulement, de quelques mots échappés à Jean Valjean, le jardinier crut pouvoir conclure que M. Madeleine avait probablement fait faillite par la dureté des temps, et qu’il était poursuivi par ses créanciers ; ou bien qu’il était compromis dans une affaire politique et qu’il se cachait ; ce qui ne déplut point à Fauchelevent, lequel, comme beaucoup de nos paysans du nord, avait un vieux fond bonapartiste. Se cachant, M. Madeleine avait pris le couvent pour asile, et il était simple qu’il voulût y rester. Mais l’inexplicable, où Fauchelevent revenait toujours et où il se cassait la tête, c’était que M. Madeleine fût là, et qu’il y fût avec cette petite. Fauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et n’y croyait pas. L’incompréhensible venait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. Fauchelevent était à tâtons dans les conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci : M. Madeleine m’a sauvé la vie. Cette certitude unique suffisait, et le détermina. Il se dit à part lui : C’est mon tour. Il ajouta dans sa conscience : M. Madeleine n’a pas tant délibéré quand il s’est agi de se fourrer sous la voiture pour m’en tirer. Il décida qu’il sauverait M. Madeleine.

Il se fit pourtant diverses questions et diverses réponses : — Après ce qu’il a été pour moi, si c’était un voleur, le sauverais-je ? Tout de même. Si c’était un assassin, le sauverais-je. ? Tout de même. Puisque c’est un saint, le sauverai-je ? Tout de même.

Mais le faire rester dans le couvent, quel problème ! Devant cette tentative presque chimérique, Fauchelevent ne recula point ; ce pauvre paysan picard, sans autre échelle que son dévouement, sa bonne volonté, et un peu de cette vieille finesse campagnarde mise cette fois au service d’une intention généreuse, entreprit d’escalader les impossibilités du cloître et les rudes escarpements de la règle de saint-Benoît. Le père Fauchelevent était un vieux qui toute sa vie avait été égoïste, et qui, à la fin de ses jours, boiteux, infirme, n’ayant plus aucun intérêt au monde, trouva doux d’être reconnaissant, et, voyant une vertueuse action à faire, se jeta dessus comme un homme qui, au moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d’un bon vin dont il n’aurait jamais goûté et le boirait avidement. On peut ajouter que l’air qu’il respirait depuis plusieurs années déjà dans ce couvent avait détruit la personnalité en lui, et avait fini par lui rendre nécessaire une bonne action quelconque.

Il prit donc sa résolution : se dévouer à M. Madeleine.

Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. La qualification est juste, mais incomplète. Au point de cette histoire où nous sommes, un peu de physiologie du père Fauchelevent devient utile. Il était paysan, mais il avait été tabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse, et de la pénétration à sa naïveté. Ayant, pour des causes diverses, échoué dans ses affaires, de tabellion il était tombé charretier et manœuvre. Mais, en dépit des jurons et des coups de fouet, nécessaires aux chevaux, à ce qu’il paraît, il était resté du tabellion en lui. Il avait quelque esprit naturel ; il ne disait ni j’ons ni j’avons ; il causait, chose rare au village ; et les autres paysans disaient de lui : Il parle quasiment comme un monsieur à chapeau. Fauchelevent était en effet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et léger du dernier siècle qualifiait : demi-bourgeois, demi-manant ; et que les métaphores tombant du château sur la chaumière étiquetaient dans le casier de la roture un peu rustre, un peu citadin ; poivre et sel. Fauchelevent, quoique fort éprouvé et fort usé par le sort, espèce de pauvre vieille âme montrant la corde, était pourtant homme de premier mouvement, et très spontané ; qualité précieuse qui empêche qu’on soit jamais mauvais. Ses défauts et ses vices, car il en avait eu, étaient de surface ; en somme, sa physionomie était de celles qui réussissent près de l’observateur. Ce vieux visage n’avait aucune de ces fâcheuses rides du haut du front qui signifient méchanceté ou bêtise.

Au point du jour, ayant énormément songé, le père Fauchelevent ouvrit les yeux et vit M. Madeleine qui, assis sur sa botte de paille, regardait Cosette dormir. Fauchelevent se dressa sur son séant et dit :

— Maintenant que vous êtes ici, comment allez-vous faire pour y entrer ?

Ce mot résumait la situation, et réveilla Jean Valjean de sa rêverie.

Les deux bonshommes tinrent conseil.

— D’abord, dit Fauchelevent, vous allez commencer par ne pas mettre les pieds hors de cette chambre. La petite ni vous. Un pas dans le jardin, nous sommes flambés.

— C’est juste.

— Monsieur Madeleine, reprit Fauchelevent, vous êtes arrivé dans un moment très bon, je veux dire très mauvais, il y a une de ces dames fort malade. Cela fait qu’on ne regardera pas beaucoup de notre côté. Il paraît qu’elle se meurt. On dit les prières de quarante heures. Toute la communauté est en l’air. Ça les occupe. Celle qui est en train de s’en aller est une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. Toute la différence entre elles et moi, c’est qu’elles disent : notre cellule, et que je dis : ma piolle. Il va y avoir l’oraison pour les agonisants, et puis l’oraison pour les morts. Pour aujourd’hui nous serons tranquilles ici ; mais je ne réponds pas de demain.

— Pourtant, observa Jean Valjean, cette baraque est dans le rentrant du mur, elle est cachée par une espèce de ruine, il y a des arbres, on ne la voit pas du couvent.

— Et j’ajoute que les religieuses n’en approchent jamais.

— Eh bien ? fit Jean Valjean.

Le point d’interrogation qui accentuait cet : eh bien, signifiait : il me semble qu’on peut y demeurer caché. C’est à ce point d’interrogation que Fauchelevent répondit :

— Il y a les petites.

— Quelles petites ? demanda Jean Valjean.

Comme Fauchelevent ouvrait la bouche pour expliquer le mot qu’il venait de prononcer, une cloche sonna un coup.

— La religieuse est morte, dit-il. Voici le glas.

Et il fit signe à Jean Valjean d’écouter.

La cloche sonna un second coup.

— C’est le glas, monsieur Madeleine. La cloche va continuer de minute en minute pendant vingt-quatre heures jusqu’à la sortie du corps de l’église. Voyez-vous, ça joue. Aux récréations il suffit qu’une balle roule pour qu’elles s’en viennent, malgré les défenses, chercher et fourbanser partout par ici. C’est des diables, ces chérubins-là.

— Qui ? demanda Jean Valjean.

— Les petites. Vous seriez bien vite découvert, allez. Elles crieraient : Tiens ! un homme ! Mais il n’y a pas de danger aujourd’hui. Il n’y aura pas de récréation. La journée va être tout prières. Vous entendez la cloche. Comme je vous le disais, un coup par minute. C’est le glas.

— Je comprends, père Fauchelevent. Il y a des pensionnaires.

Et Jean Valjean pensa à part lui :

— Ce serait l’éducation de Cosette toute trouvée.

Fauchelevent s’exclama :

— Pardine ! s’il y a des petites filles ! Et qui piailleraient autour de vous ! et qui se sauveraient ! Ici, être homme, c’est avoir la peste. Vous voyez bien qu’on m’attache un grelot à la patte comme à une bête féroce.

Jean Valjean songeait de plus en plus profondément. — Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. Puis il éleva la voix :

— Oui, le difficile, c’est de rester.

— Non, dit Fauchelevent, c’est de sortir.

Jean Valjean sentit le sang lui refluer au cœur.

— Sortir !

— Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut que vous sortiez.

Et, après avoir laissé passer un coup de cloche du glas, Fauchelevent poursuivit :

— On ne peut pas vous trouver ici comme ça. D’où venez-vous ? Pour moi vous tombez du ciel, parce que je vous connais ; mais des religieuses, ça a besoin qu’on entre par la porte.

Tout à coup on entendit une sonnerie assez compliquée d’une autre cloche.

— Ah ! dit Fauchelevent, on sonne les mères vocales. Elles vont au chapitre. On tient toujours chapitre quand quelqu’un est mort. Elle est morte au point du jour. C’est ordinairement au point du jour qu’on meurt. Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ? Voyons, ce n’est pas pour vous faire une question, par où êtes-vous entré ?

Jean Valjean devint pâle. La seule idée de redescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. Sortez d’une forêt pleine de tigres, et, une fois dehors, imaginez-vous un conseil d’ami qui vous engage à y rentrer. Jean Valjean se figurait toute la police encore grouillante dans le quartier, des agents en observation, des vedettes partout, d’affreux poings tendus vers son collet, Javert peut-être au coin du carrefour.

— Impossible ! dit-il. Père Fauchelevent, mettez que je suis tombé de là-haut.

— Mais je le crois, je le crois, repartit Fauchelevent. Vous n’avez pas besoin de me le dire. Le bon Dieu vous aura pris dans sa main pour vous regarder de près, et puis vous aura lâché. Seulement il voulait vous mettre dans un couvent d’hommes j il s’est trompé. Allons, encore une sonnerie. Celle-ci est pour avertir le portier d’aller prévenir la municipalité pour qu’elle aille prévenir le médecin des morts pour qu’il vienne voir qu’il y a une morte. Tout ça, c’est la cérémonie de mourir. Elles n’aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames. Un médecin, ça ne croit à rien. Il lève le voile. Il lève même quelquefois autre chose. Comme elles ont vite fait avertir le médecin, cette fois-ci ! Qu’est-ce qu’il y a donc ?Votre petite dort toujours. Comment se nomme-t-elle ?

— Cosette.

— C’est votre fille ? comme qui dirait : vous seriez son grand-père ?

— Oui.

— Pour elle, sortir d’ici, ce sera facile. J’ai ma porte de service qui donne sur la cour. Je cogne. Le portier ouvre. J’ai ma hotte sur le dos, la petite est dedans. Je sors. Le père Fauchelevent sort avec sa hotte, c’est tout simple. Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille. Elle sera sous la bâche. Je la déposerai le temps qu’il faudra chez une vieille bonne amie de fruitière que j’ai rue du Chemin-Vert, qui est sourde et où il y a un petit lit. Je crierai dans l’oreille à la fruitière que c’est une nièce à moi, et de me la garder jusqu’à demain. Puis la petite rentrera avec vous. Car je vous ferai rentrer. Il le faudra bien. Mais vous, comment ferez-vous pour sortir ?

Jean Valjean hocha la tête.

— Que personne ne me voie. Tout est là, père Fauchelevent. Trouvez moyen de me faire sortir comme Cosette dans une hotte et sous une bâche.

Fauchelevent se grattait le bas de l’oreille avec le médium de la main gauche, signe de sérieux embarras.

Une troisième sonnerie fit diversion.

— Voici le médecin des morts qui s’en va, dit Fauchelevent. Il a regardé, et dit : elle est morte, c’est bon. Quand le médecin a visé le passeport pour le paradis, les pompes funèbres envoient une bière. Si c’est une mère, les mères l’ensevelissent ; si c’est une sœur, les sœurs l’ensevelissent. Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans une salle basse de l’église qui communique à la rue et où pas un homme ne peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. C’est dans cette salle que je cloue la bière. Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher ! c’est comme cela qu’on s’en va au ciel. On apporte une boîte où il n’y a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilà ce que c’est qu’un enterrement. De profundis.

Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Cosette endormie qui entr’ouvrait vaguement la bouche, et avait l’air d’un ange buvant de la lumière. Jean Valjean s’était mis à la regarder. Il n’écoutait plus Fauchelevent.

N’être pas écouté, ce n’est pas une raison pour se taire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement son rabâchage :

— On fait la fosse au cimetière Vaugirard. On prétend qu’on va le supprimer, ce cimetière Vaugirard. C’est un ancien cimetière qui est en dehors des règlements, qui n’a pas l’uniforme, et qui va prendre sa retraite. C’est dommage, car il est commode. J’ai là un ami, le père Mestienne, le fossoyeur. Les religieuses d’ici ont un privilège, c’est d’être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais que d’événements depuis hier ! la mère Crucifixion est morte, et le père Madeleine…

— Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement.

Fauchelevent fit ricocher le mot.

— Dame ! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véritable enterrement.

Une quatrième sonnerie éclata. Fauchelevent détacha vivement du clou la genouillère à grelot et la reboucla à son genou.

— Cette fois, c’est moi. La mère prieure me demande. Bon, je me pique à l’ardillon de ma boucle. Monsieur Madeleine, ne bougez pas, et attendez-moi. Il y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a là le vin, le pain et le fromage.

Et il sortit de la cahute en disant : On y va ! on y va !

Jean Valjean le vit se hâter à travers le jardin, aussi vite que sa jambe torse le lui permettait, tout en regardant de côté ses melonnières.

Moins de dix minutes après, le père Fauchelevent, dont le grelot mettait sur son passage les religieuses en déroute, frappait un petit coup à une porte, et une voix douce répondait : À jamais. À jamais, c’est-à-dire : Entrez.

Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier pour les besoins du service. Ce parloir était contigu à la salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent.



II

fauchelevent en présence de la difficulté.


Avoir l’air agité et grave, cela est particulier, dans les occasions critiques, à de certains caractères et à de certaines professions, notamment aux prêtres et aux religieux. Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme de la préoccupation était empreinte sur la physionomie de la prieure, qui était cette charmante et savante Mlle de Blemeur, mère Innocente, ordinairement gaie.

Le jardinier fît un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule. La prieure, qui égrenait son rosaire, leva les yeux et dit :

— Ah ! c’est vous, père Fauvent.

Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent.

Fauchelevent recommença son salut.

— Père Fauvent, je vous ai fait appeler.

— Me voici, révérende mère.

— J’ai à vous parler.

— Et moi, de mon côté, dit Fauchelevent avec une hardiesse dont il avait peur intérieurement, j’ai quelque chose à dire à la très révérende mère.

La prieure le regarda.

— Ah ! vous avez une communication à me faire.

— Une prière.

— Eh bien, parlez.

Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion, appartenait à la catégorie des paysans qui ont de l’aplomb. Une certaine ignorance habile est une force ; on ne s’en défie pas et cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu’il habitait le couvent, Fauchelevent avait réussi dans la communauté. Toujours solitaire, et tout en vaquant à son jardinage, il n’avait guère autre chose à faire que d’être curieux. À distance comme il était de toutes ces femmes voilées allant et venant, il ne voyait guère devant lui qu’une agitation d’ombres. À force d’attention et de pénétration, il était parvenu à remettre de la chair dans tous ces fantômes, et ces mortes vivaient pour lui. Il était comme un sourd dont la vue s’allonge et comme un aveugle dont l’ouïe s’aiguise. Il s’était appliqué à démêler le sens des diverses sonneries, et il y était arrivé, de sorte que ce cloître énigmatique et taciturne n’avait rien de caché pour lui ; ce sphinx lui bavardait tous ses secrets à l’oreille. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. C’était là son art. Tout le couvent le croyait stupide. Grand mérite en religion. Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. C’était un curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les nécessités démontrées du verger et du potager. Cette discrétion d’allures lui était comptée. Il n’en avait pas moins fait jaser deux hommes : au couvent, le portier, et il savait les particularités du parloir ; et, au cimetière, le fossoyeur, et il savait les singularités de la sépulture ; de la sorte il avait, à l’endroit de ces religieuses, une double lumière, l’une sur la vie, l’autre sur la mort. Mais il n’abusait de rien. La congrégation tenait à lui. Vieux, boiteux, n’y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités ! On l’eût difficilement remplacé.

Le bonhomme, avec l’assurance de celui qui se sent apprécié, entama, vis-à-vis de la révérende prieure, une harangue campagnarde assez diffuse et très profonde. Il parla longuement de son âge, de ses infirmités, de la surcharge des années comptant double désormais pour lui, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin, des nuits à passer, comme la dernière, par exemple, où il avait fallu mettre des paillassons sur les melonnières à cause de la lune, et il finit par aboutir à ceci : qu’il avait un frère, — (la prieure fit un mouvement) — un frère point jeune, — (second mouvement de la prieure, mais mouvement rassuré) — que, si on le voulait bien, ce frère pourrait venir loger avec lui et l’aider, qu’il était excellent jardinier, que la communauté en tirerait de bons services, meilleurs que les siens à lui ; — que, autrement, si l’on n’admettait point son frère, comme, lui, l’aîné, il se sentait cassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du regret, obligé de s’en aller ; — et que son frère avait une petite fille qu’il amènerait avec lui, qui s’élèverait en Dieu dans la maison, et qui peut-être, qui sait ? ferait une religieuse un jour.

Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le glissement de son rosaire entre ses doigts, et lui dit :

— Pourriez-vous, d’ici à ce soir, vous procurer une forte barre de fer ?

— Pourquoi faire ?

— Pour servir de levier.

— Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.

La prieure, sans ajouter une parole, se leva, et entra dans la chambre voisine, qui était la salle du chapitre et où les mères vocales étaient probablement assemblées. Fauchelevent demeura seul.



III

mère innocente.


Un quart d’heure environ s’écoula. La prieure rentra et revint s’asseoir sur la chaise.

Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés. Nous sténographions de notre mieux le dialogue qui s’engagea.

— Père Fauvent ?

— Révérende mère ?

— Vous connaissez la chapelle ?

— J’y ai une petite cage pour entendre la messe et les offices.

— Et vous êtes entré dans le chœur pour votre ouvrage ?

— Deux ou trois fois.

— Il s’agit de soulever une pierre.

— Lourde ?

— La dalle du pavé qui est à côté de l’autel.

— La pierre qui ferme le caveau ?

— Oui.

— C’est là une occasion où il serait bon d’être deux hommes.

— La mère Ascension, qui est forte comme un homme, vous aidera.

— Une femme n’est jamais un homme.

— Nous n’avons qu’une femme pour vous aider. Chacun fait ce qu’il peut. Parce que dom Mabillon donne quatre cent dix-sept épîtres de saint-Bernard et que Merlonus Horstius n’en donne que trois cent soixante-sept, je ne méprise point Merlonus Horstius.

— Ni moi non plus.

— Le mérite est de travailler selon ses forces. Un cloître n’est pas un chantier.

— Et une femme n’est pas un homme. C’est mon frère qui est fort !

— Et puis vous aurez un levier.

— C’est la seule espèce de clef qui aille à ces espèces de portes.

— Il y a un anneau à la pierre.

— J’y passerai le levier

— Et la pierre est arrangée de façon à pivoter,

— C’est bien, révérende mère. J’ouvrirai le caveau.

— Et les quatre mères chantres vous assisteront.

— Et quand le caveau sera ouvert ?

— Il faudra le refermer.

— Sera-ce tout ?

— Non.

— Donnez-moi vos ordres, très révérende mère.

— Fauvent, nous avons confiance en vous.

— Je suis ici pour tout faire.

— Et pour tout taire.

— Oui, révérende mère.

— Quand le caveau sera ouvert…

— Je le refermerai.

— Mais auparavant…

— Quoi, révérende mère ?

— Il faudra y descendre quelque chose.

Il y eut un silence. La prieure, après une moue de la lèvre inférieure qui ressemblait à de l’hésitation, le rompit.

— Père Fauvent ?

— Révérende mère ?

— Vous savez qu’une mère est morte ce matin.

— Non.

— Vous n’avez donc pas entendu la cloche ?

— On n’entend rien au fond du jardin.

— En vérité ?

— C’est à peine si je distingue ma sonnerie.

— Elle est morte à la pointe du jour.

— Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon côté.

— C’est la mère Crucifixion. Une bienheureuse.

La prieure se tut, remua un moment les lèvres, comme pour une oraison mentale, et reprit :

— Il y a trois ans, rien que pour avoir vu prier la mère Crucifixion, une janséniste, madame de Béthune, s’est faite orthodoxe.

— Ah oui, j’entends le glas maintenant, révérende mère.

— Les mères l’ont portée dans la chambre des mortes qui donne dans l’église.

— Je sais.

— Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit entrer dans cette chambre-là. Veillez-y bien. Il ferait beau voir qu’un homme entrât dans la chambre des mortes !

— Plus souvent !

— Hein ?

— Plus souvent !

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis plus souvent.

— Plus souvent que quoi ?

— Révérende mère, je ne dis pas plus souvent que quoi, je dis plus souvent.

— Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites-vous plus souvent ?

— Pour dire comme vous, révérende mère.

— Mais je n’ai pas dit plus souvent.

— Vous ne l’avez pas dit, mais je l’ai dit pour dire comme vous.

En ce moment neuf heures sonnèrent.

— À neuf heures du matin et à toute heure loué soit et adoré le très saint-sacrement de l’autel, dit la prieure.

— Amen, dit Fauchelevent.

L’heure sonna à propos. Elle coupa court à Plus Souvent. Il est probable que sans elle la prieure et Fauchelevent ne se fussent jamais tirés de cet écheveau.

Fauchelevent s’essuya le front.

La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, probablement sacré, puis haussa la voix.

— De son vivant, mère Crucifixion faisait des conversions ; après sa mort, elle fera des miracles.

— Elle en fera ! répondit Fauchelevent emboîtant le pas, et faisant effort pour ne plus broncher désormais.

— Père Fauvent, la communauté a été bénie en la mère Crucifixion. Sans doute il n’est point donné à tout le monde de mourir comme le cardinal de Bérulle en disant la sainte messe, et d’exhaler son âme vers Dieu en prononçant ces paroles : Hanc igitur oblationem. Mais, sans atteindre à tant de bonheur, la mère Crucifixion a eu une mort très précieuse. Elle a eu sa connaissance jusqu’au dernier instant. Elle nous parlait, puis elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses derniers commandements. Si vous aviez un peu plus de foi, et si vous aviez pu être dans sa cellule, elle vous aurait guéri votre jambe en y touchant. Elle souriait. On sentait qu’elle ressuscitait en Dieu. Il y a eu du paradis dans cette mort-là.

Fauchelevent crut que c’était une oraison qui finissait.

— Amen, dit-il.

— Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts.

La prieure dévida quelques grains de son chapelet. Fauchelevent se taisait. Elle poursuivit.

— J’ai consulté sur cette question plusieurs ecclésiastiques travaillant en Notre-Seigneur qui s’occupent dans l’exercice de la vie cléricale et qui font un fruit admirable.

— Révérende mère, on entend bien mieux le glas d’ici que dans le jardin.

— D’ailleurs, c’est plus qu’une morte, c’est une sainte.

— Comme vous, révérende mère.

— Elle couchait dans son cercueil depuis vingt ans, par permission expresse de notre saint-père Pie VII.

— Celui qui a couronné l’emp… Buonaparte.

Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souvenir était malencontreux.

Heureusement la prieure, toute à sa pensée, ne l’entendit pas.

Elle continua :

— Père Fauvent ?

— Révérende mère ?

— Saint-Diodore, archevêque de Cappadoce, voulut qu’on écrivît sur sa sépulture ce seul mot : Acarus, qui signifie ver de terre ; cela fut fait. Est-ce vrai ?

— Oui, révérende mère.

— Le bienheureux Mezzocane, abbé d’Aquila, voulut être inhumé sous la potence ; cela fut fait.

— C’est vrai.

— Saint-Térence, évêque de Port sur l’embouchure du Tibre dans la mer, demanda qu’on gravât sur sa pierre le signe qu’on mettait sur la fosse des parricides, dans l’espoir que les passants cracheraient sur son tombeau. Cela fut fait. Il faut obéir aux morts.

— Ainsi soit-il.

— Le corps de Bernard Guidonis, né en France près de Roche-Abeille, fut, comme il l’avait ordonné et malgré le roi de Castille, porté en l’église des Dominicains de Limoges, quoique Bernard Guidonis fût évêque de Tuy en Espagne. Peut-on dire le contraire ?

— Pour ça non, révérende mère.

— Le fait est attesté par Plantavit de la Fosse.

Quelques grains du chapelet s’égrenèrent encore silencieusement. La prieure reprit :

— Père Fauvent, la mère Crucifixion sera ensevelie dans le cercueil où elle a couché depuis vingt ans.

— C’est juste.

— C’est une continuation de sommeil.

— J’aurai donc à la clouer dans ce cercueil-là ?

— Oui.

— Et nous laisserons de côté la bière des pompes ?

— Précisément.

— Je suis aux ordres de la très révérende communauté.

— Les quatre mères chantres vous aideront.

— À clouer le cercueil ? Je n’ai pas besoin d’elles.

— Non. À le descendre.

— Où ?

— Dans le caveau.

— Quel caveau ?

— Sous l’autel.

Fauchelevent fit un soubresaut.

— Le caveau sous l’autel !

— Sous l’autel.

— Mais…

— Vous aurez une barre de fer.

— Oui, mais…

— Vous lèverez la pierre avec la barre au moyen de l’anneau.

— Mais…

— Il faut obéir aux morts. Être enterrée dans le caveau sous l’autel de la chapelle, ne point aller en sol profane, rester morte là où elle a prié vivante ; ç’a été le vœu suprême de la mère Crucifixion. Elle nous l’a demandé, c’est-à-dire commandé.

— Mais c’est défendu.

— Défendu par les hommes, ordonné par Dieu.

— Si cela venait à se savoir ?

— Nous avons confiance en vous.

— Oh, moi, je suis une pierre de votre mur.

— Le chapitre s’est assemblé. Les mères vocales, que je viens de consulter encore et qui sont en délibération, ont décidé que la mère Crucifixion serait, selon son vœu, enterrée dans son cercueil sous notre autel. Jugez, père Fauvent, s’il allait se faire des miracles ici ! quelle gloire en Dieu pour la communauté ! Les miracles sortent des tombeaux.

— Mais, révérende mère, si l’agent de la commission de salubrité…

— Saint-Benoît II, en matière de sépulture, a résisté à Constantin Pogonat.

— Pourtant le commissaire de police…

— Chonodemaire, un des sept rois allemands qui entrèrent dans les Gaules sous l’empire de Constance, a reconnu expressément le droit des religieux d’être inhumés en religion, c’est-à-dire sous l’autel.

— Mais l’inspecteur de la préfecture…

— Le monde n’est rien devant la croix. Martin, onzième général des chartreux, a donné cette devise à son ordre : Stat crux dum volvitur orbis.

— Amen, dit Fauchelevent, imperturbable dans cette façon de se tirer d’affaire toutes les fois qu’il entendait du latin.

Un auditoire quelconque suffit à qui s’est tu trop longtemps. Le jour où le rhéteur Gymnastoras sortit de prison, ayant dans le corps beaucoup de dilemmes et de syllogismes rentrés, il s’arrêta devant le premier arbre qu’il rencontra, le harangua, et fit de très grands efforts pour le convaincre. La prieure, habituellement sujette au barrage du silence, et ayant du trop-plein dans son réservoir, se leva et s’écria avec une loquacité d’écluse lâchée :

— J’ai à ma droite Benoît et à ma gauche Bernard. Qu’est-ce que Bernard ? c’est le premier abbé de Clairvaux. Fontaines en Bourgogne est un pays béni pour l’avoir vu naître. Son père s’appelait Técelin et sa mère Alèthe. Il a commencé par Cîteaux pour aboutir à Clairvaux ; il a été ordonné Abbé par l’évêque de Chalon-sur-Saône, Guillaume de Champeaux ; il a eu sept cents novices et fondé cent soixante monastères ; il a terrassé Abeilard au concile de Sens, en 1140, et Pierre de Bruys et Henry son disciple, et une autre sorte de dévoyés qu’on nommait les Apostoliques ; il a confondu Arnaud de Bresce, foudroyé le moine Raoul, le tueur de juifs, dominé en 1148 le concile de Reims, fait condamner Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers, fait condamner Éon de l’Étoile, arrangé les différends des princes, éclairé le roi Louis le Jeune, conseillé le pape Eugène III, réglé le Temple, prêché la croisade, fait deux cent cinquante miracles dans sa vie, et jusqu’à trente-neuf en un jour. Qu’est-ce que Benoît ? c’est le patriarche de Mont-Cassin ; c’est le deuxième fondateur de la sainteté claustrale, c’est le Basile de l’occident. Son ordre a produit quarante papes, deux cents cardinaux, cinquante patriarches, seize cents archevêques, quatre mille six cents évêques, quatre empereurs, douze impératrices, quarante-six rois, quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés, et subsiste depuis quatorze cents ans. D’un côté saint-Bernard ; de l’autre l’agent de la salubrité ! D’un côté saint-Benoît ; de l’autre l’inspecteur de la voirie ! L’état, la voirie, les pompes funèbres, les règlements, l’administration, est-ce que nous connaissons cela ? Aucuns passants seraient indignés de voir comme on nous traite. Nous n’avons même pas le droit de donner notre poussière à Jésus-Christ ! Votre salubrité est une invention révolutionnaire. Dieu subordonné au commissaire de police ; tel est le siècle. Silence, Fauvent !

Fauchelevent, sous cette douche, n’était pas fort à son aise. La prieure continua.

— Le droit du monastère à la sépulture ne fait doute pour personne. Il n’y a pour le nier que les fanatiques et les errants. Nous vivons dans des temps de confusion terrible. On ignore ce qu’il faut savoir, et l’on sait ce qu’il faut ignorer. On est crasse et impie. Il y a dans cette époque des gens qui ne distinguent pas entre le grandissime saint-Bernard et le Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain bon ecclésiastique qui vivait dans le treizième siècle. D’autres blasphèment jusqu’à rapprocher l’échafaud de Louis XVI de la croix de Jésus-Christ. Louis XVI n’était qu’un roi. Prenons donc garde à Dieu ! Il n’y a plus ni juste ni injuste. On sait le nom de Voltaire et l’on ne sait pas le nom de César de Bus. Pourtant César de Bus est un bienheureux, et Voltaire est un malheureux. Le dernier archevêque, le cardinal de Périgord, ne savait même pas que Charles de Gondren a succédé à Bérulle, et François Bourgoin à Gondren, et Jean François Senault à Bourgoin, et le père de sainte-Marthe à Jean François Senault. On connaît le nom du père Coton, non parce qu’il a été un des trois qui ont poussé à la fondation de l’Oratoire, mais parce qu’il a été matière à juron pour le roi huguenot Henri IV. Ce qui fait saint-François de Sales aimable aux gens du monde, c’est qu’il trichait au jeu. Et puis on attaque la religion. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu de mauvais prêtres, parce que Sagittaire, évêque de Gap, était frère de Salone, évêque d’Embrun, et que tous les deux ont suivi Mommol. Qu]est-ce que cela fait ? Cela empêche-t-il Martin de Tours d’être un saint et d’avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre ? On persécute les saints. On ferme les yeux aux vérités. Les ténèbres sont l’habitude. Les plus féroces bêtes sont les bêtes aveugles. Personne ne pense à l’enfer pour de bon. Oh ! le méchant peuple ! De par le Roi signifie aujourd’hui de par la Révolution. On ne sait plus ce qu’on doit, ni aux vivants, ni aux morts. Il est défendu de mourir saintement. Le sépulcre est une affaire civile. Ceci fait horreur. Saint-Léon II a écrit deux lettres exprès, l’une à Pierre Notaire, l’autre au roi des Visigoths, pour combattre et rejeter, dans les questions qui touchent aux morts, l’autorité de l’exarque et la suprématie de l’empereur. Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à Othon, duc de Bourgogne. L’ancienne magistrature en tombait d’accord. Autrefois nous avions voix au chapitre même dans les choses du siècle. L’abbé de Cîteaux, général de l’ordre, était conseiller-né au parlement de Bourgogne. Nous faisons de nos morts ce que nous voulons. Est-ce que le corps de saint-Benoît lui-même n’est pas en France dans l’abbaye de Fleury, dite Saint-Benoît-sur-Loire, quoiqu’il soit mort en Italie au Mont-Cassin, un samedi 21 du mois de mars de l’an 543 ? Tout ceci est incontestable. J’abhorre les psallants, je hais les prieurs, j’exècre les hérétiques, mais je détesterais plus encore quiconque me soutiendrait le contraire. On n’a qu’à lire Arnoul Wion, Gabriel Bucelin, Trithème, Maurolicus et dom Luc d’Achery.

La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent :

— Père Fauvent, est-ce dit ?

— C’est dit, révérende mère.

— Peut-on compter sur vous ?

— J’obéirai.

— C’est bien.

— Je suis tout dévoué au couvent.

— C’est entendu. Vous fermerez le cercueil. Les sœurs le porteront dans la chapelle. On dira l’office des morts. Puis on rentrera dans le cloître. Entre onze heures et minuit, vous viendrez avec votre barre de fer. Tout se passera dans le plus grand secret. Il n’y aura dans la chapelle que les quatre mères chantres, la mère Ascension, et vous.

— Et la sœur qui sera au poteau.

— Elle ne se retournera pas.

— Mais elle entendra.

— Elle n’écoutera pas. D’ailleurs, ce que le cloître sait, le monde l’ignore.

Il y eut encore une pause. La prieure poursuivit :

— Vous ôterez votre grelot. Il est inutile que la sœur au poteau s’aperçoive que vous êtes là.

— Révérende mère ?

— Quoi, père Fauvent ?

— Le médecin des morts a-t-il fait sa visite ?

— Il va la faire aujourd’hui à quatre heures. On a sonné la sonnerie qui fait venir le médecin des morts. Mais vous n’entendez donc aucune sonnerie ?

— Je ne fais attention qu’à la mienne.

— Cela est bien, père Fauvent.

— Révérende mère, il faudra un levier d’au moins six pieds.

— Où le prendrez-vous ?

— Où il ne manque pas de grilles, il ne manque pas de barres de fer. J’ai mon tas de ferrailles au fond du jardin.

— Trois quarts d’heure environ avant minuit ; n’oubliez pas.

— Révérende mère ?

— Quoi ?

— Si jamais vous aviez d’autres ouvrages comme ça, c’est mon frère qui est fort. Un turc !

— Vous ferez le plus vite possible.

— Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme ; c’est pour cela qu’il me faudrait un aide. Je boite.

— Boiter n’est pas un tort, et peut être une bénédiction. L’empereur Henri II, qui combattit l’antipape Grégoire et rétablit Benoît VIII, a deux surnoms : le Saint et le Boiteux.

— C’est bien bon deux surtouts, murmura Fauchelevent, qui, en réalité, avait l’oreille un peu dure.

— Père Fauvent, j’y pense, prenons une heure entière. Ce n’est pas trop. Soyez près du maître-autel avec votre barre de fer à onze heures. L’office commence à minuit. Il faut que tout soit fini un bon quart d’heure auparavant.

— Je ferai tout pour prouver mon zèle à la communauté. Voilà qui est dit. Je clouerai le cercueil. À onze heures précises je serai dans la chapelle. Les mères chantres y seront, la mère Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait mieux. Enfin n’importe ! J’aurai mon levier. Nous ouvrirons le caveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons le caveau. Après quoi, plus trace de rien. Le gouvernement ne s’en doutera pas. Révérende mère, tout est arrangé ainsi. ?

— Non.

— Qu’y a-t-il donc encore ?

— Il reste la bière vide.

Ceci fit un temps d’arrêt. Fauchelevent songeait. La prieure songeait.

— Père Fauvent, que fera-t-on de la bière ?

— On la portera en terre.

— Vide ?

Autre silence. Fauchelevent fit de la main gauche cette espèce de geste qui donne congé à une question inquiétante.

— Révérende mère, c’est moi qui cloue la bière dans la chambre basse de l’église, et personne n’y peut entrer que moi, et je couvrirai la bière du drap mortuaire.

— Oui, mais les porteurs, en la mettant dans le corbillard et en la descendant dans la fosse, sentiront bien qu’il n’y a rien dedans.

— Ah ! di… ! s’écria Fauchelevent.

La prieure commença un signe de croix, et regarda fixement le jardinier. Able lui resta dans le gosier.

Il se hâta d’improviser un expédient pour faire oublier le juron.

— Révérende mère, je mettrai de la terre dans la bière. Cela fera l’effet de quelqu’un.

— Vous avez raison. La terre, c’est la même chose que l’homme. Ainsi vous arrangerez la bière vide ?

— J’en fais mon affaire.

Le visage de la prieure, jusqu’alors trouble et obscur, se rasséréna. Elle lui fit le signe du supérieur congédiant l’inférieur. Fauchelevent se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, la prieure éleva doucement la voix :

— Père Fauvent, je suis contente de vous ; demain, après l’enterrement, amenez-moi votre frère, et dites-lui qu’il m’amène sa fille.



IV

où jean valjean a tout à fait l’air d’avoir lu austin castillejo.


Des enjambées de boiteux sont comme des œillades de borgne ; elles n’arrivent pas vite au but. En outre, Fauchelevent était perplexe. Il mit près d’un quart d’heure à revenir dans la baraque du jardin. Cosette était éveillée. Jean Valjean l’avait assise près du feu. Au moment où Fauchelevent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte du jardinier accrochée au mur et lui disait :

— Écoute-moi bien, ma petite Cosette. Il faudra nous en aller de cette maison, mais nous y reviendrons et nous y serons très bien. Le bonhomme d’ici t’emportera sur son dos là dedans. Tu m’attendras chez une dame. J’irai te retrouver. Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te reprenne, obéis et ne dis rien !

Cosette fit un signe de tête d’un air grave.

Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean se retourna.

— Eh bien ?

— Tout est arrangé, et rien ne l’est, dit Fauchelevent. J’ai permission de vous faire entrer ; mais avant de vous faire entrer, il faut vous faire sortir. C’est là qu’est l’embarras de charrettes. Pour la petite, c’est aisé.

— Vous l’emporterez ?

— Et elle se taira ?

— J’en réponds.

— Mais vous, père Madeleine ?

Et, après un silence où il y avait de l’anxiété, Fauchelevent s’écria :

— Mais sortez donc par où vous êtes entré !

Jean Valjean, comme la première fois, se borna à répondre : — Impossible.

Fauchelevent, se parlant plus à lui-même qu’à Jean Valjean, grommela :

— Il y a une autre chose qui me tourmente. J’ai dit que j’y mettrais de la terre. C’est que je pense que de la terre là dedans, au lieu d’un corps, ça ne sera pas ressemblant, ça n’ira pas, ça se déplacera, ça remuera. Les hommes le sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s’en apercevra.

Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut qu’il délirait.

Fauchelevent reprit :

— Comment di… — antre allez-vous sortir ? C’est qu’il faut que tout cela soit fait demain ! C’est demain que je vous amène. La prieure vous attend.

Alors il expliqua à Jean Valjean que c’était une récompense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait à la communauté. Qu’il entrait dans ses attributions de participer aux sépultures, qu’il clouait les bières et assistait le fossoyeur au cimetière. Que la religieuse morte le matin avait demandé d’être ensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et enterrée dans le caveau sous l’autel de la chapelle. Que cela était défendu par les règlements de police, mais que c’était une de ces mortes à qui l’on ne refuse rien. Que la prieure et les mères vocales entendaient exécuter le vœu de la défunte. Que tant pis pour le gouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans la cellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait la morte dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieure admettait dans la maison son frère comme jardinier et sa nièce comme pensionnaire. Que son frère, c’était M. Madeleine, et que sa nièce, c’était Cosette. Que la prieure lui avait dit d’amener son frère le lendemain soir, après l’enterrement postiche au cimetière. Mais qu’il ne pouvait pas amener du dehors M. Madeleine, si M. Madeleine n’était pas dehors. Que c’était là le premier embarras. Et puis qu’il avait encore un embarras : la bière vide.

— Qu’est-ce que c’est que la bière vide ? demanda Jean Valjean. Fauchelevent répondit :

— La bière de l’administration.

— Quelle bière ? et quelle administration ?

— Une religieuse meurt. Le médecin de la municipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. Le gouvernement envoie une bière. Le lendemain il envoie un corbillard et des croque-morts pour reprendre la bière et la porter au cimetière. Les croque-morts viendront, et soulèveront la bière ; il n’y aura rien dedans.

— Mettez-y quelque chose.

— Un mort ? je n’en ai pas.

— Non.

— Quoi donc ?

— Un vivant. 

— Quel vivant. ?

— Moi, dit Jean Valjean.

Fauchelevent, qui s’était assis, se leva comme si un pétard fût parti sous sa chaise.

— Vous !

— Pourquoi pas ?

Jean Valjean eut un de ces rares sourires qui lui venaient comme une lueur dans un ciel d’hiver.

— Vous savez, Fauchelevent, que vous avez dit : La mère Crucifixion est morte, et que j’ai ajouté : Et le père Madeleine est enterré. Ce sera cela.

— Ah, bon, vous riez. Vous ne parlez pas sérieusement.

— Très sérieusement. Il faut sortir d’ici ?

— Sans doute.

— Je vous ai dit de me trouver pour moi aussi une hotte et une bâche.

— Eh bien ?

— La hotte sera en sapin, et la bâche sera un drap noir.

— D’abord, un drap blanc. On enterre les religieuses en blanc.

— Va pour le drap blanc.

— Vous n’êtes pas un homme comme les autres, père Madeleine.

Voir de telles imaginations, qui ne sont pas autre chose que les sauvages et téméraires inventions du bagne, sortir des choses paisibles qui l’entouraient et se mêler à ce qu’il appelait le « petit train-train du couvent », c’était pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle d’un passant qui verrait un goéland pêcher dans le ruisseau de la rue Saint-Denis.

Jean Valjean poursuivit :

— Il s’agit de sortir d’ici sans être vu. C’est un moyen. Mais d’abord renseignez-moi. Comment cela se passe-t-il ? Où est cette bière ?

— Celle qui est vide ?

— Oui.

— En bas, dans ce qu’on appelle la salle des mortes. Elle est sur deux tréteaux et sous le drap mortuaire.

— Quelle est la longueur de la bière ?

— Six pieds.

— Qu’est-ce que c’est que la salle des mortes ?

— C’est une chambre du rez-de-chaussée qui a une fenêtre grillée sur le jardin qu’on ferme du dehors avec un volet, et deux portes ; l’une qui va au couvent, l’autre qui va à l’église.

— Quelle église ?

— L’église de la rue, l’église de tout le monde.

— Avez-vous les clefs de ces deux portes ?

— Non. J’ai la clef de la porte qui communique au couvent ; le concierge a la clef de la porte qui communique à l’église.

— Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-là ?

— Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher la bière. La bière sortie, la porte se referme.

— Qui est-ce qui cloue la bière ?

— C’est moi.

— Qui est-ce qui met le drap dessus ?

— C’est moi.

— Êtes-vous seul ?

— Pas un autre homme, excepté le médecin de la police, ne peut entrer dans la salle des mortes. C’est même écrit sur le mur.

— Pourriez-vous, cette nuit, quand tout dormira dans le couvent, me cacher dans cette salle ?

— Non. Mais je puis vous cacher dans un petit réduit noir qui donne dans la salle des mortes, où je mets mes outils d’enterrement, et dont j’ai la garde et la clef.

— À quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la bière demain ?

— Vers trois heures du soir. L’enterrement se fait au cimetière Vaugirard, un peu avant la nuit. Ce n’est pas tout près.

— Je resterai caché dans votre réduit à outils toute la nuit et toute la matinée. Et à manger ? J’aurai faim.

— Je vous porterai de quoi.

— Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux heures.

Fauchelevent recula et se fit craquer les os des doigts.

— Mais c’est impossible !

— Bah ! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche !

Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversé de pires détroits. Quiconque a été prisonnier sait l’art de se rapetisser selon le diamètre des évasions. Le prisonnier est sujet à la fuite comme le malade à la crise qui le sauve ou qui le perd. Une évasion, c’est une guérison. Que n’accepte-t-on pas pour guérir ? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l’air où il n’y en a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoir étouffer sans mourir, c’était là un des sombres talents de Jean Valjean.

Du reste, une bière dans laquelle il y a un être vivant, cet expédient de forçat, est aussi un expédient d’empereur. S’il faut en croire le moine Austin Castillejo, ce fut le moyen que Charles-Quint, voulant après son abdication revoir une dernière fois la Plombes, employa pour la faire entrer dans le monastère de Saint-Just et pour l’en faire sortir.

Fauchelevent, un peu revenu à lui, s’écria :

— Mais comment ferez-vous pour respirer ?

— Je respirerai.

— Dans cette boîte ! Moi, seulement d’y penser, je suffoque.

— Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits trous autour de la bouche çà et là, et vous clouerez sans serrer la planche de dessus.

— Bon ! Et s’il vous arrive de tousser ou d’éternuer ?

— Celui qui s’évade ne tousse pas et n’éternue pas.

Et Jean Valjean ajouta :

— Père Fauchelevent, il faut se décider : ou être pris ici, ou accepter la sortie par le corbillard.

Tout le monde a remarqué le goût qu’ont les chats de s’arrêter et de flâner entre les deux battants d’une porte entre-bâillée. Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc ! Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ont aussi une tendance à rester indécis entre deux résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fermant brusquement l’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parce qu’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les audacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtant le sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Il grommela :

— Au fait, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen.

Jean Valjean reprit :

— La seule chose qui m’inquiète, c’est ce qui se passera au cimetière.

— C’est justement cela qui ne m’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. Si vous êtes sûr de vous tirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer de la fosse. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. C’est le père Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera, je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts d’heure avant la fermeture des grilles du cimetière. Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. Je suivrai ; c’est ma besogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard s’arrête, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre bière et vous descendent. Le prêtre dit les prières, fait le signe de croix, jette l’eau bénite, et file. Je reste seul avec le père Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. De deux choses l’une, ou il sera soûl, ou il ne sera pas soûl. S’il n’est pas soûl, je lui dis : Viens boire un coup pendant que le Bon Coing est encore ouvert. Je l’emmène, je le grise, le père Mestienne n’est pas long à griser, il est toujours commencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui. Vous n’avez plus affaire qu’à moi. S’il est soûl, je lui dis : Va-t’en, je vais faire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou.

Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelle Fauchelevent se précipita avec une touchante effusion paysanne.

— C’est convenu, père Fauchelevent. Tout ira bien.

— Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. Si cela allait devenir terrible !



V

il ne suffit pas d’être ivrogne pour être immortel.


Le lendemain, comme le soleil déclinait, les allants et venants fort clairsemés du boulevard du Maine ôtaient leur chapeau au passage d’un corbillard vieux modèle, orné de têtes de mort, de tibias et de larmes. Dans ce corbillard il y avait un cercueil couvert d’un drap blanc sur lequel s’étalait une vaste croix noire, pareille à une grande morte dont les bras pendent. Un carrosse drapé, où l’on apercevait un prêtre en surplis et un enfant de chœur en calotte rouge, suivait. Deux croque-morts en uniforme gris à parements noirs marchaient à droite et à gauche du corbillard. Derrière venait un vieux homme en habits d’ouvrier, qui boitait. Ce cortège se dirigeait vers le cimetière Vaugirard.

On voyait passer de la poche de l’homme le manche d’un marteau, la lame d’un ciseau à froid, et la double antenne d’une paire de tenailles.

Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris. Il avait ses usages particuliers, de même qu’il avait sa porte cochère et sa porte bâtarde que, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces aux vieux mots, appelaient la porte cavalière et la porte piétonne. Les bernardines-bénédictines du Petit-Picpus avaient obtenu, nous l’avons dit, d’y être enterrées dans un coin à part, et le soir, ce terrain ayant jadis appartenu à leur communauté. Les fossoyeurs, ayant de cette façon dans le cimetière un service du soir l’été et de nuit l’hiver, y étaient astreints à une discipline particulière. Les portes des cimetières de Paris se fermaient à cette époque au coucher du soleil, et, ceci étant une mesure d’ordre municipal, le cimetière Vaugirard y était soumis comme les autres. La porte cavalière et la porte piétonne étaient deux grilles contiguës, accostées d’un pavillon bâti par l’architecte Perronnet et habité par le portier du cimetière. Ces grilles tournaient donc inexorablement sur leurs gonds à l’instant où le soleil disparaissait derrière le dôme des Invalides. Si quelque fossoyeur, à ce moment-là, était attardé dans le cimetière, il n’avait qu’une ressource pour sortir, sa carte de fossoyeur délivrée par l’administration des pompes funèbres. Une espèce de boîte aux lettres était pratiquée dans le volet de la fenêtre du concierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans cette boîte, le concierge l’entendait tomber, tirait le cordon, et la porte piétonne s’ouvrait. Si le fossoyeur n’avait pas sa carte, il se nommait, le concierge, parfois couché et endormi, se levait, allait reconnaître le fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef ; le fossoyeur sortait, mais payait quinze francs d’amende.

Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle, gênait la symétrie administrative. On l’a supprimé peu après 1830. Le cimetière Montparnasse, dit cimetière de l’Est, lui a succédé, et a hérité de ce fameux cabaret mitoyen au cimetière Vaugirard qui était surmonté d’un coing peint sur une planche, et qui faisait angle, d’un côté sur les tables des buveurs, de l’autre sur les tombeaux, avec cette enseigne : Au Bon Coing.

Le cimetière Vaugirard était ce qu’on pourrait appeler un cimetière fané. Il tombait en désuétude. La moisissure l’envahissait, les fleurs le quittaient. Les bourgeois se souciaient peu d’être enterrés à Vaugirard ; cela sentait le pauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! Être enterré au Père-Lachaise, c’est comme avoir des meubles en acajou. L’élégance se reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était un enclos vénérable, planté en ancien jardin français. Des allées droites, des buis, des thuias, des houx, de vieilles tombes sous de vieux ifs, l’herbe très haute. Le soir y était tragique. Il y avait là des lignes très lugubres.

Le soleil n’était pas encore couché quand le corbillard au drap blanc et à la croix noire entra dans l’avenue du cimetière Vaugirard. L’homme boiteux qui le suivait n’était autre que Fauchelevent.

L’enterrement de la mère Crucifixion dans le caveau sous l’autel, la sortie de Cosette, l’introduction de Jean Valjean dans la salle des mortes, tout s’était exécuté sans encombre, et rien n’avait accroché.

Disons-le en passant, l’inhumation de la mère Crucifixion sous l’autel du couvent est pour nous chose parfaitement vénielle. C’est une de ces fautes qui ressemblent à un devoir. Les religieuses l’avaient accomplie, non seulement sans trouble, mais avec l’applaudissement de leur conscience. Au cloître, ce qu’on appelle « le gouvernement » n’est qu’une immixtion dans l’autorité, immixtion toujours discutable. D’abord la règle ; quant au code, on verra. Hommes, faites des lois tant qu’il vous plaira, mais gardez-les pour vous. Le péage à César n’est jamais que le reste du péage à Dieu. Un prince n’est rien près d’un principe.

Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. Ses deux mystères, ses deux complots jumeaux, l’un avec les religieuses, l’autre avec M. Madeleine, l’un pour le couvent, l’autre contre, avaient réussi de front. Le calme de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent. Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à faire n’était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le fossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il en jouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu’il voulait. Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie. La tête de Mestienne s’ajustait au bonnet de Fauchelevent. La sécurité de Fauchelevent était complète.

Au moment où le convoi entra dans l’avenue menant au cimetière, Fauchelevent, heureux, regarda le corbillard et se frotta ses grosses mains en disant à demi-voix :

— En voilà une farce !

Tout à coup le corbillard s’arrêta ; on était à la grille. Il fallait exhiber le permis d’inhumer. L’homme des pompes funèbres s’aboucha avec le portier du cimetière. Pendant ce colloque, qui produit toujours un temps d’arrêt d’une ou deux minutes, quelqu’un, un inconnu, vint se placer derrière le corbillard à côté de Fauchelevent. C’était une espèce d’ouvrier qui avait une veste aux larges poches, et une pioche sous le bras.

Fauchelevent regarda cet inconnu.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

L’homme répondit :

— Le fossoyeur.

Si l’on survivait à un boulet de canon en pleine poitrine, on ferait la figure que fit Fauchelevent.

— Le fossoyeur !

— Oui.

— Vous !

— Moi.

— Le fossoyeur, c’est le père Mestienne.

— C’était.

— Comment ! c’était ?

— Il est mort.

Fauchelevent s’était attendu à tout, excepté à ceci, qu’un fossoyeur pût mourir. C’est pourtant vrai ; les fossoyeurs eux-mêmes meurent. À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne.

Fauchelevent demeura béant. Il eut à peine la force de bégayer :

— Mais ce n’est pas possible !

— Cela est.

— Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c’est le père Mestienne.

— Après Napoléon, Louis XVIII. Après Mestienne, Gribier. Paysan, je m’appelle Gribier.

Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier.

C’était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. Il avait l’air d’un médecin manqué tourné fossoyeur.

Fauchelevent éclata de rire.

— Ah ! comme il arrive de drôles de choses ! le père Mestienne est mort. Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir ! Vous savez ce que c’est que le petit père Lenoir ? C’est le cruchon du rouge à six sur le plomb. C’est le cruchon du Suresne, morbigou ! du vrai Suresne de Paris ! Ah ! il est mort, le vieux Mestienne ! J’en suis fâché ; c’était un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai, camarade ? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l’heure.

L’homme répondit : — J’ai étudié. J’ai fait ma quatrième. Je ne bois jamais.

Le corbillard s’était remis en marche et roulait dans la grande allée du cimetière.

Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait, plus encore d’anxiété que d’infirmité.

Le fossoyeur marchait devant lui.

Fauchelevent passa encore une fois l’examen du Gribier inattendu. C’était un de ces hommes qui, jeunes, ont l’air vieux, et qui, maigres, sont très forts.

— Camarade ! cria Fauchelevent.

L’homme se retourna.

— Je suis le fossoyeur du couvent.

— Mon collègue, dit l’homme.

Fauchelevent, illettré, mais très fin, comprit qu’il avait affaire à une espèce redoutable, à un beau parleur.

Il grommela :

— Comme ça, le père Mestienne est mort.

L’homme répondit :

— Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet d’échéances. C’était le tour du père Mestienne. Le père Mestienne est mort.

Fauchelevent répéta machinalement :

— Le bon Dieu…

— Le bon Dieu, fit l’homme avec autorité. Pour les philosophes, le Père éternel ; pour les jacobins, l’Être suprême.

— Est-ce que nous ne ferons pas connaissance ? balbutia Fauchelevent.

— Elle est faite. Vous êtes paysan, je suis parisien.

— On ne se connaît pas tant qu’on n’a pas bu ensemble. Qui vide son verre vide son cœur. Vous allez venir boire avec moi. Ça ne se refuse pas.

— D’abord la besogne.

Fauchelevent pensa : je suis perdu.

On n’était plus qu’à quelques tours de roue de la petite allée qui menait au coin des religieuses.

Le fossoyeur reprit :

— Paysan, j’ai sept mioches qu’il faut nourrir. Comme il faut qu’ils mangent, il ne faut pas que je boive.

Et il ajouta avec la satisfaction d’un être sérieux qui fait une phrase :

— Leur faim est ennemie de ma soif.

Le corbillard tourna un massif de cyprès, quitta la grande allée, en prit une petite, entra dans les terres et s’enfonça dans un fourré. Ceci indiquait la proximité immédiate de la sépulture. Fauchelevent ralentissait son pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard. Heureusement la terre meuble, et mouillée par les pluies d’hiver, engluait les roues et alourdissait la marche.

Il se rapprocha du fossoyeur.

— Il y a un si bon petit vin d’Argenteuil, murmura Fauchelevent.

— Villageois, reprit l’homme, cela ne devrait pas être que je sois fossoyeur. Mon père était portier au Prytanée. Il me destinait à la littérature. Mais il a eu des malheurs. Il a fait des pertes à la Bourse. J’ai dû renoncer à l’état d’auteur. Pourtant je suis encore écrivain public.

— Mais vous n’êtes donc pas fossoyeur ? repartit Fauchelevent, se raccrochant à cette branche, bien faible.

— L’un n’empêche pas l’autre. Je cumule.

Fauchelevent ne comprit pas ce dernier mot.

— Venons boire, dit-il.

Ici une observation est nécessaire. Fauchelevent, quelle que fût son angoisse, offrait à boire, mais ne s’expliquait pas sur un point : qui payera ? D’ordinaire Fauchelevent offrait, et le père Mestienne payait. Une offre à boire résultait évidemment de la situation nouvelle créée par le fossoyeur nouveau, et cette offre, il fallait la faire, mais le vieux jardinier laissait, non sans intention, le proverbial quart d’heure dit de Rabelais, dans l’ombre. Quant à lui, Fauchelevent, si ému qu’il fût, il ne se souciait point de payer.

Le fossoyeur poursuivit, avec un sourire supérieur :

— Il faut manger. J’ai accepté la survivance du père Mestienne. Quand on a fait presque ses classes, on est philosophe. Au travail de la main, j’ai ajouté le travail du bras. J’ai mon échoppe d’écrivain au marché de la rue de Sèvres. Vous savez ? le marché aux Parapluies. Toutes les cuisinières de la Croix-Rouge s’adressent à moi. Je leur bâcle leurs déclarations aux tourlourous. Le matin j’écris des billets doux, le soir je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard.

Le corbillard avançait. Fauchelevent, au comble de l’inquiétude, regardait de tous les côtés autour de lui. De grosses larmes de sueur lui tombaient du front.

— Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume ou de la pioche. La pioche me gâte la main.

Le corbillard s’arrêta.

L’enfant de chœur descendit de la voiture drapée, puis le prêtre.

Une des petites roues de devant du corbillard montait un peu sur un tas de terre au delà duquel on voyait une fosse ouverte.

— En voilà une farce ! répéta Fauchelevent consterné.



VI

entre quatre planches.


Qui était dans la bière ? on le sait. Jean Valjean.

Jean Valjean s’était arrangé pour vivre là dedans, et il respirait à peu près. C’est une chose étrange à quel point la sécurité de la conscience donne la sécurité du reste. Toute la combinaison préméditée par Jean Valjean marchait, et marchait bien, depuis la veille. Il comptait, comme Fauchelevent, sur le père Mestienne. Il ne doutait pas de la fin. Jamais situation plus critique, jamais calme plus complet.

Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. Il semblait que quelque chose du repos des morts entrât dans la tranquillité de Jean Valjean.

Du fond de cette bière, il avait pu suivre et il suivait toutes les phases du drame redoutable qu’il jouait avec la mort.

Peu après que Fauchelevent eut achevé de clouer la planche de dessus, Jean Valjean s’était senti emporter, puis rouler. À moins de secousses, il avait senti qu’on passait du pavé à la terre battue, c’est-à-dire qu’on quittait les rues et qu’on arrivait aux boulevards. À un bruit sourd, il avait deviné qu’on traversait le pont d’Austerlitz. Au premier temps d’arrêt, il avait compris qu’on entrait dans le cimetière ; au second temps d’arrêt, il s’était dit : voici la fosse.

Brusquement il sentit que des mains saisissaient la bière, puis un frottement rauque sur les planches ; il se rendit compte que c’était une corde qu’on nouait autour du cercueil pour le descendre dans l’excavation. Puis il eut une espèce d’étourdissement.

Probablement les croque-morts et le fossoyeur avaient laissé basculer le cercueil et descendu la tête avant les pieds. Il revint pleinement à lui en se sentant horizontal et immobile. Il venait de toucher le fond. Il sentit un certain froid.

Une voix s’éleva au-dessus de lui, glaciale et solennelle. Il entendit passer, si lentement qu’il pouvait les saisir l’un après l’autre, des mots latins qu’il ne comprenait pas :

Qui dormiunt in terræ pulvere, evigilabunt ; alii in vitam æternam, et alii in opprobrium, ut videant semper.

Une voix d’enfant dit :

De profundis.

La voix grave recommença :

Requiem æternam dona ci, Domine.

La voix d’enfant répondit :

Et lux perpetua luceat ei.

Il entendit sur la planche qui le recouvrait quelque chose comme le frappement doux de quelques gouttes de pluie. C’était probablement l’eau bénite.

Il songea : Cela va être fini. Encore un peu de patience. Le prêtre va s’en aller. Fauchelevent emmènera Mestienne boire. On me laissera. Puis Fauchelevent reviendra seul, et je sortirai. Ce sera l’affaire d’une bonne heure.

La voix grave reprit :

Requiescat in pace.

Et la voix d’enfant dit :

Amen.

Jean Valjean, l’oreille tendue, perçut quelque chose comme des pas qui s’éloignaient.

— Les voilà qui s’en vont, pensa-t-il. Je suis seul.

Tout à coup il entendit sur sa tête un bruit qui lui sembla la chute du tonnerre.

C’était une pelletée de terre qui tombait sur le cercueil.

Une seconde pelletée de terre tomba.

Un des trous par où il respirait venait de se boucher.

Une troisième pelletée de terre tomba.

Puis une quatrième.

Il est des choses plus fortes que l’homme le plus fort. Jean Valjean perdit connaissance.



VII

où l’on trouvera l’origine du mot : ne pas perdre la carte.


Voici ce qui se passait au-dessus de la bière où était Jean Valjean. Quand le corbillard se fut éloigné, quand le prêtre et l’enfant de chœur furent remontés en voiture et partis, Fauchelevent, qui ne quittait pas des yeux le fossoyeur, le vit se pencher et empoigner sa pelle, qui était enfoncée droite dans le tas de terre.

Alors Fauchelevent prit une résolution suprême.

Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur, croisa les bras, et dit :

— C’est moi qui paye !

Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit :

— Quoi, paysan ?

Fauchelevent répéta :

— C’est moi qui paye !

— Quoi ?

— Le vin.

— Quel vin ?

— L’Argenteuil.

— Où ça l’Argenteuil ?

— Au Bon Coing.

— Va-t’en au diable ! dit le fossoyeur.

Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil. La bière rendit un son creux. Fauchelevent se sentit chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. Il cria, d’une voix où commençait à se mêler l’étranglement du râle :

— Camarade, avant que le Bon Coing soit fermé !

Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle. Fauchelevent continua :

— Je paye !

Et il saisit le bras du fossoyeur.

— Écoutez-moi, camarade. Je suis le fossoyeur du couvent. Je viens pour vous aider. C’est une besogne qui peut se faire la nuit. Commençons donc par aller boire un coup.

Et tout en parlant, tout en se cramponnant à cette insistance désespérée, il faisait cette réflexion lugubre : — Et quand il boirait ! se griserait-il ?

— Provincial, dit le fossoyeur, si vous le voulez absolument, j’y consens. Nous boirons. Après l’ouvrage, jamais avant.

Et il donna le branle à sa pelle. Fauchelevent le retint.

— C’est de l’Argenteuil à six !

— Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches. Din don, din don ; vous ne savez dire que ça. Allez vous faire lanlaire.

Et il lança la seconde pelletée.

Fauchelevent arrivait à ce moment où l’on ne sait plus ce qu’on dit.

— Mais venez donc boire, cria-t-il, puisque c’est moi qui paye !

— Quand nous aurons couché l’enfant, dit le fossoyeur. Il jeta la troisième pelletée.

Puis il enfonça la pelle dans la terre et ajouta :

— Voyez-vous, il va faire froid cette nuit, et la morte crierait derrière nous si nous la plantions là sans couverture.

En ce moment, tout en chargeant sa pelle, le fossoyeur se courbait, et la poche de sa veste bâillait.

Le regard égaré de Fauchelevent tomba machinalement dans cette poche, et s’y arrêta.

Le soleil n’était pas encore caché par l’horizon ; il faisait assez de jour pour qu’on pût distinguer quelque chose de blanc au fond de cette poche béante. Toute la quantité d’éclair que peut avoir l’œil d’un paysan picard traversa la prunelle de Fauchelevent. Il venait de lui venir une idée.

Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée de terre, s’en aperçût, il lui plongea par derrière la main dans la poche, et retira de cette poche la chose blanche qui était au fond.

Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée.

Au moment où il se retournait pour prendre la cinquième, Fauchelevent le regarda avec un profond calme et lui dit :

— À propos, nouveau, avez-vous votre carte ?

Le fossoyeur s’interrompit.

— Quelle carte ?

— Le soleil va se coucher.

— C’est bon, qu’il mette son bonnet de nuit.

— La grille du cimetière va se fermer.

— Eh bien, après ?

— Avez-vous votre carte ?

— Ah, ma carte ! dit le fossoyeur.

Et il fouilla dans sa poche.

Une poche fouillée, il fouilla l’autre. Il passa aux goussets, explora le premier, retourna le second.

— Mais non, dit-il, je n’ai pas ma carte. Je l’aurai oubliée.

— Quinze francs d’amende, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur devint vert. Le vert est la pâleur des gens livides.

— Ah Jésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune ! s’écria-t-il. Quinze francs d’amende !

— Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur laissa tomber sa pelle.

Le tour de Fauchelevent était venu.

— Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir. Il ne s’agit pas de se suicider, et de profiter de la fosse. Quinze francs, c’est quinze francs, et d’ailleurs vous pouvez ne pas les payer. Je suis vieux, vous êtes nouveau. Je connais les trucs, les trocs, les tries et les tracs. Je vas vous donner un conseil d’ami. Une chose est claire, c’est que le soleil se couche, il touche au dôme, le cimetière va fermer dans cinq minutes.

— C’est vrai, répondit le fossoyeur.

— D’ici à cinq minutes, vous n’avez pas le temps de remplir la fosse, elle est creuse comme le diable, cette fosse, et d’arriver à temps pour sortir avant que la grille soit fermée.

— C’est juste.

— En ce cas quinze francs d’amende.

— Quinze francs.

— Mais vous avez le temps… — Où demeurez-vous ?

— À deux pas de la barrière. À un quart d’heure d’ici. Rue de Vaugirard, numéro 87.

— Vous avez le temps, en pendant vos guiboles à votre cou, de sortir tout de suite.

— C’est exact.

— Une fois hors de la grille, vous galopez chez vous, vous prenez votre carte, vous revenez, le portier du cimetière vous ouvre. Ayant votre carte, rien à payer. Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas vous le garder en attendant pour qu’il ne se sauve pas.

— Je vous dois la vie, paysan.

— Fichez-moi le camp, dit Fauchelevent.

Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la main, et partit en courant.

Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré, Fauchelevent écouta jusqu’à ce qu’il eût entendu le pas se perdre, puis il se pencha vers la fosse et dit à demi-voix :

— Père Madeleine !

Rien ne répondit.

Fauchelevent eut un frémissement. Il se laissa rouler dans la fosse plutôt qu’il n’y descendit, se jeta sur la tête du cercueil et cria :

— Êtes-vous là ?

Silence dans la bière.

Fauchelevent, ne respirant plus à force de tremblement, prit son ciseau à froid et son marteau, et fit sauter la planche de dessus. La face de Jean Valjean apparut dans le crépuscule, les yeux fermés, pâle.

Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, il se leva debout, puis tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt à s’affaisser sur la bière. Il regarda Jean Valjean.

Jean Valjean gisait, blême et immobile.

Fauchelevent murmura d’une voix basse comme un souffle :

— Il est mort !

Et se redressant, croisant les bras si violemment que ses deux poings fermés vinrent frapper ses deux épaules, il cria :

— Voilà comme je le sauve, moi !

Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter. Monologuant, car c’est une erreur de croire que le monologue n’est pas dans la nature. Les fortes agitations parlent souvent à haute voix.

— C’est la faute au père Mestienne. Pourquoi est-il mort, cet imbécile-là ? qu’est-ce qu’il avait besoin de crever au moment où on ne s’y attend pas ? c’est lui qui fait mourir monsieur Madeleine. Père Madeleine ! Il est dans la bière. Il est tout porté. C’est fini. — Aussi, ces choses-là, est-ce que ça a du bon sens ? Ah ! mon Dieu ! il est mort ! Eh bien, et sa petite, qu’est-ce que je vas en faire ? qu’est-ce que la fruitière va dire ? Qu’un homme comme ça meure comme ça, si c’est Dieu possible ! Quand je pense qu’il s’était mis sous ma charrette ! Père Madeleine ! père Madeleine ! Pardine, il a étouffé, je disais bien. Il n’a pas voulu me croire. Eh bien, voilà une jolie polissonnerie de faite ! Il est mort, ce brave homme, le plus bon homme qu’il y eût dans les bonnes gens du bon Dieu ! Et sa petite ! Ah ! d’abord je ne rentre pas là-bas, moi. Je reste ici. Avoir fait un coup comme ça ! C’est bien la peine d’être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais d’abord comment avait-il fait pour entrer dans le couvent ? c’était déjà le commencement. On ne doit pas faire de ces choses-là. Père Madeleine ! père Madeleine ! père Madeleine ! Madeleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le maire ! Il ne m’entend pas. Tirez-vous donc de là à présent !

Et il s’arracha les cheveux.

On entendit au loin dans les arbres un grincement aigu. C’était la grille du cimetière qui se fermait.

Fauchelevent se pencha sur Jean Valjean, et tout à coup eut une sorte de rebondissement et tout le recul qu’on peut avoir dans une fosse. Jean Valjean avait les yeux ouverts, et le regardait.

Voir une mort est effrayant, voir une résurrection l’est presque autant. Fauchelevent devint comme de pierre, pâle, hagard, bouleversé par tous ces excès d’émotions, ne sachant s’il avait affaire à un vivant ou à un mort, regardant Jean Valjean qui le regardait.

— Je m’endormais, dit Jean Valjean.

Et il se mit sur son séant.

Fauchelevent tomba à genoux.

— Juste bonne Vierge ! m’avez-vous fait peur !

Puis il se releva et cria :

— Merci, père Madeleine !

Jean Valjean n’était qu’évanoui. Le grand air l’avait réveillé. La joie est le reflux de la terreur. Fauchelevent avait presque autant à faire que Jean Valjean pour revenir à lui.

— Vous n’êtes donc pas mort ! Oh ! comme vous avez de l’esprit, vous ! Je vous ai tant appelé que vous êtes revenu. Quand j’ai vu vos yeux fermés, j’ai dit : bon ! le voilà étouffé. Je serais devenu fou furieux, vrai fou à camisole. On m’aurait mis à Bicêtre. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? Et votre petite ! c’est la fruitière qui n’y aurait rien compris ! On lui campe l’enfant sur les bras, et le grand-père est mort ! Quelle histoire ! mes bons saints du paradis, quelle histoire ! Ah ! vous êtes vivant, voilà le bouquet.

— J’ai froid, dit Jean Valjean.

Ce mot rappela complètement Fauchelevent à la réalité, qui était urgente. Ces deux hommes, même revenus à eux, avaient, sans s’en rendre compte, l’âme trouble, et en eux quelque chose d’étrange qui était l’égarement sinistre du lieu.

— Sortons vite d’ici, cria Fauchelevent.

Il fouilla dans sa poche, et en tira une gourde dont il s’était pourvu.

— Mais d’abord la goutte ! dit-il.

La gourde acheva ce que le grand air avait commencé. Jean Valjean but une gorgée d’eau-de-vie et reprit pleine possession de lui-même. Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer le couvercle. Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse.

Du reste Fauchelevent était tranquille. Il prit son temps. Le cimetière était fermé. La survenue du fossoyeur Gribier n’était pas à craindre. Ce « conscrit » était chez lui, occupé à chercher sa carte, et bien empêché de la trouver dans son logis puisqu’elle était dans la poche de Fauchelevent. Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière.

Fauchelevent prit la pelle et Jean Valjean la pioche, et tous deux firent l’enterrement de la bière vide.

Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit à Jean Valjean :

— Venons-nous-en. Je garde la pelle ; emportez la pioche.

La nuit tombait.

Jean Valjean eut quelque peine à se remuer et à marcher. Dans cette bière il s’était roidi et était devenu un peu cadavre. L’ankylose de la mort l’avait saisi entre ces quatre planches. Il fallut, en quelque sorte, qu’il se dégelât du sépulcre.

— Vous êtes gourd, dit Fauchelevent. C’est dommage que je sois bancal, nous battrions la semelle.

— Bah ! répondit Jean Valjean, quatre pas me mettront la marche dans les jambes.

Ils s’en allèrent par les allées où le corbillard avait passé. Arrivés devant la grille fermée et le pavillon du portier, Fauchelevent, qui tenait à sa main la carte du fossoyeur, la jeta dans la boîte, le portier tira le cordon, la porte s’ouvrit, ils sortirent.

— Comme tout cela va bien ! dit Fauchelevent ; quelle bonne idée vous avez eue, père Madeleine !

Ils franchirent la barrière Vaugirard de la façon la plus simple du monde. Aux alentours d’un cimetière, une pelle et une pioche sont deux passeports.

La rue de Vaugirard était déserte.

— Père Madeleine, dit Fauchelevent tout en cheminant et en levant les yeux vers les maisons, vous avez de meilleurs yeux que moi. Indiquez-moi donc le numéro 87.

— Le voici justement, dit Jean Valjean.

— Il n’y a personne dans la rue, reprit Fauchelevent. Donnez-moi la pioche, et attendez-moi deux minutes.

Fauchelevent entra au numéro 87, monta tout en haut, guidé par l’instinct qui mène toujours le pauvre au grenier, et frappa dans l’ombre à la porte d’une mansarde. Une voix répondit :

— Entrez.

C’était la voix de Gribier.

Fauchelevent poussa la porte. Le logis du fossoyeur était, comme toutes ces infortunées demeures, un galetas démeublé et encombré. Une caisse d’emballage, — une bière peut-être, — y tenait lieu de commode, un pot à beurre y tenait lieu de fontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le carreau y tenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un coin, sur une loque qui était un vieux lambeau de tapis, une femme maigre et force enfants. faisant un tas. Tout ce pauvre intérieur portait les traces d’un bouleversement. On eût dit qu’il y avait eu là un tremblement de terre « pour un ». Les couvercles étaient déplacés, les haillons étaient épars, la cruche était cassée, la mère avait pleuré, les enfants probablement avaient été battus ; traces d’une perquisition acharnée et bourrue. Il était visible que le fossoyeur avait éperdument cherché sa carte, et fait tout responsable de cette perte dans le galetas, depuis sa cruche jusqu’à sa femme. Il avait l’air désespéré. Mais Fauchelevent se hâtait trop vers le dénouement de l’aventure pour remarquer ce côté triste de son succès.

Il entra et dit :

— Je vous rapporte votre pioche et votre pelle.

Gribier le regarda stupéfait.

— C’est vous, paysan ?

— Et demain matin chez le concierge du cimetière vous trouverez votre carte.

Et il posa la pelle et la pioche sur le carreau.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Gribier.

— Cela veut dire que vous aviez laissé tomber votre carte de votre poche, que je l’ai trouvée à terre quand vous avez été parti, que j’ai enterré le mort, que j’ai rempli la fosse, que j’ai fait votre besogne, que le portier vous rendra votre carte, et que vous ne payerez pas quinze francs. Voilà, conscrit.

— Merci, villageois ! s’écria Gribier ébloui. La prochaine fois, c’est moi qui paye à boire.



VIII

interrogatoire réussi.


Une heure après, par la nuit noire, deux hommes et un enfant se présentaient au numéro 62 de la petite rue Picpus. Le plus vieux de ces hommes levait le marteau et frappait.

C’étaient Fauchelevent, Jean Valjean et Cosette.

Les deux bonshommes étaient allés chercher Cosette chez la fruitière de la rue du Chemin-Vert, où Fauchelevent l’avait déposée la veille. Cosette avait passé ces vingt-quatre heures à ne rien comprendre et à trembler silencieusement. Elle tremblait tant qu’elle n’avait pas pleuré. Elle n’avait pas mangé non plus, ni dormi. La digne fruitière lui avait fait cent questions, sans obtenir d’autre réponse qu’un regard morne, toujours le même. Cosette n’avait rien laissé transpirer de tout ce qu’elle avait entendu et vu depuis deux jours. Elle devinait qu’on traversait une crise. Elle sentait profondément qu’il fallait « être sage ». Qui n’a éprouvé la souveraine puissance de ces trois mots prononcés avec un certain accent dans l’oreille d’un petit être effrayé : Ne dis rien ! La peur est une muette. D’ailleurs, personne ne garde un secret comme un enfant.

Seulement, quand, après ces lugubres vingt-quatre heures, elle avait revu Jean Valjean, elle avait poussé un tel cri de joie, que quelqu’un de pensif qui l’eût entendu eût deviné dans ce cri la sortie d’un abîme.

Fauchelevent était du couvent et savait les mots de passe. Toutes les portes s’ouvrirent.

Ainsi fut résolu le double et effrayant problème : sortir, et entrer.

Le portier, qui avait ses instructions, ouvrit la petite porte de service qui communiquait de la cour au jardin, et qu’il y a vingt ans on voyait encore de la rue, dans le mur du fond de la cour, faisant face à la porte cochère. Le portier les introduisit tous les trois par cette porte, et, de là, ils gagnèrent ce parloir intérieur réservé où Fauchelevent, la veille, avait pris les ordres de la prieure.

La prieure, son rosaire à la main, les attendait. Une mère vocale, le voile bas, était debout près d’elle. Une chandelle discrète éclairait, on pourrait presque dire faisait semblant d’éclairer le parloir.

La prieure passa en revue Jean Valjean. Rien n’examine comme un œil baissé.

Puis elle le questionna :

— C’est vous le frère ?

— Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.

— Comment vous appelez-vous ?

Fauchelevent répondit :

— Ultime Fauchelevent.

Il avait eu en effet un frère nommé Ultime qui était mort.

— De quel pays êtes-vous ?

Fauchelevent répondit :

— De Picquigny, près Amiens.

— Quel âge avez-vous ?

Fauchelevent répondit :

— Cinquante ans.

— Quel est votre état ?

Fauchelevent répondit :

— Jardinier.

— Êtes-vous bon chrétien ?

Fauchelevent répondit :

— Tout le monde l’est dans la famille.

— Cette petite est à vous ?

Fauchelevent répondit :

— Oui, révérende mère.

— Vous êtes son père ?

Fauchelevent répondit :

— Son grand-père.

La mère vocale dit à la prieure à demi-voix :

— Il répond bien.

Jean Valjean n’avait pas prononcé un mot.

La prieure regarda Cosette avec attention, et dit à demi-voix à la mère vocale :

— Elle sera laide.

Les deux mères causèrent quelques minutes très bas dans l’angle du parloir, puis la prieure se retourna et dit :

— Père Fauvent, vous aurez une autre genouillère avec grelot. Il en faut deux maintenant.

Le lendemain en effet on entendait deux grelots dans le jardin, et les religieuses ne résistaient pas à soulever un coin de leur voile. On voyait au fond sous les arbres deux hommes bêcher côte à côte, Fauvent et un autre. Evénement énorme. Le silence fut rompu jusqu’à s’entre-dire : C’est un aide-jardinier.

Les mères vocales ajoutaient : C’est un frère au père Fauvent. Jean Valjean en effet était régulièrement installé ; il avait la genouillère de cuir et le grelot ; il était désormais officiel. Il s’appelait Ultime Fauchelevent.

La plus forte cause déterminante de l’admission avait été l’observation de la prieure sur Cosette : Elle sera laide.

La prieure, ce pronostic prononcé, prit immédiatement Cosette en amitié, et lui donna place au pensionnat comme élève de charité.

Ceci n’a rien que de très logique. On a beau n’avoir point de miroir au couvent, les femmes ont une conscience pour leur figure ; or, les filles qui se sentent jolies se laissent malaisément faire religieuses ; la vocation étant assez volontiers en proportion inverse de la beauté, on espère plus des laides que des belles. De là un goût vif pour les laiderons.

Toute cette aventure grandit le bon vieux Fauchelevent ; il eut un triple succès ; auprès de Jean Valjean qu’il sauva et abrita ; auprès du fossoyeur Gribier qui se disait : il m’a épargné l’amende ; auprès du couvent qui, grâce à lui, en gardant le cercueil de la mère Crucifixion sous l’autel, éluda César et satisfit Dieu. Il y eut une bière avec cadavre au Petit Picpus et une bière sans cadavre au cimetière Vaugirard ; l’ordre public en fut sans doute profondément troublé, mais ne s’en aperçut pas. Quant au couvent, sa reconnaissance pour Fauchelevent fut grande. Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs et le plus précieux des jardiniers. À la plus prochaine visite de l’archevêque, la prieure conta la chose à sa grandeur, en s’en confessant un peu et en s’en vantant aussi. L’archevêque, au sortir du couvent, en parla, avec applaudissement et tout bas, à M. de Latil, confesseur de Monsieur, plus tard archevêque de Reims et cardinal. L’admiration pour Fauchelevent fit du chemin, car elle alla à Rome. Nous avons eu sous les yeux un billet adressé par le pape régnant alors, Léon XII, à un de ses parents, monsignor dans la nonciature de Paris, et nommé comme lui Della Genga ; on y lit ces lignes : « Il paraît qu’il y a dans un couvent de Paris un jardinier excellent, qui est un saint homme, appelé Fauvan. » Rien de tout ce triomphe ne parvint jusqu’à Fauchelevent dans sa baraque ; il continua de greffer, de sarcler, et de couvrir ses melonnières, sans être au fait de son excellence et de sa sainteté. Il ne se douta pas plus de sa gloire que ne s’en doute un bœuf de Durham ou de Surrey dont le portrait est publié dans l’Illustrated London News avec cette inscription : Bœuf qui a remporté le prix au concours des bêtes a cornes.

IX

clôture.


Cosette au couvent continua de se taire.

Cosette se croyait tout naturellement la fille de Jean Valjean. Du reste, ne sachant rien, elle ne pouvait rien dire, et puis, dans tous les cas, elle n’aurait rien dit. Nous venons de le faire remarquer, rien ne dresse les enfants au silence comme le malheur. Cosette avait tant souffert qu’elle craignait tout, même de parler, même de respirer. Une parole avait si souvent fait crouler sur elle une avalanche ! À peine commençait-elle à se rassurer depuis qu’elle était à Jean Valjean. Elle s’habitua assez vite au couvent. Seulement elle regrettait Catherine, mais elle n’osait pas le dire. Une fois pourtant elle dit à Jean Valjean : — Père, si j’avais su, je l’aurais emmenée.

Cosette, en devenant pensionnaire du couvent, dut prendre l’habit des élèves de la maison. Jean Valjean obtint qu’on lui remît les vêtements qu’elle dépouillait. C’était ce même habillement de deuil qu’il lui avait fait revêtir lorsqu’elle avait quitté la gargote Thénardier. Il n’était pas encore très usé. Jean Valjean enferma ces nippes, plus les bas de laine et les souliers, avec force camphre et tous les aromates dont abondent les couvents , dans une petite valise qu’il trouva moyen de se procurer. Il mit cette valise sur une chaise près de son lit, et il en avait toujours la clef sur lui. — Père, lui demanda un jour Cosette, qu’est-ce que c’est donc que cette boîte-là qui sent si bon ?

Le père Fauchelevent, outre cette gloire que nous venons de raconter et qu’il ignora, fut récompensé de sa bonne action ; d’abord il en fut heureux ; puis il eut beaucoup moins de besogne, la partageant. Enfin, comme il aimait beaucoup le tabac, il trouvait à la présence de M. Madeleine cet avantage qu’il prenait trois fois plus de tabac que par le passé, et d’une manière infiniment plus voluptueuse, attendu que M. Madeleine le lui payait.

Les religieuses n’adoptèrent point ce nom d’Ultime ; elles appelèrent Jean Valjean l’autre Fauvent.

Si ces saintes filles avaient eu quelque chose du regard de Javert, elles auraient pu finir par remarquer que, lorsqu’il y avait quelque course à faire au dehors pour l’entretien du jardin, c’était toujours l’aîné Fauchelevent, le vieux, l’infirme, le bancal, qui sortait, et jamais l’autre ; mais, soit que les yeux toujours fixés sur Dieu ne sachent pas espionner, soit qu’elles fussent, de préférence, occupées à se guetter entre elles, elles n’y firent point attention.

Du reste bien en prit à Jean Valjean de se tenir coi et de ne pas bouger. Javert observa le quartier plus d’un grand mois.

Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entourée de gouffres. Ces quatre murs étaient désormais le monde pour lui. Il y voyait le ciel assez pour être serein et Cosette assez pour être heureux.

Une vie très douce recommença pour lui.

Il habitait avec le vieux Fauchelevent la baraque du fond du jardin. Cette bicoque, bâtie en plâtras, qui existait encore en 1845, était composée, comme on sait, de trois chambres, lesquelles étaient toutes nues et n’avaient que les murailles. La principale avait été cédée, de force, car Jean Valjean avait résisté en vain, par le père Fauchelevent à M. Madeleine. Le mur de cette chambre, outre les deux clous destinés à l’accrochement de la genouillère et de la hotte, avait pour ornement un papier-monnaie royaliste de 93 appliqué à la muraille au-dessus de la cheminée et dont voici le fac-similé exact :

Cet assignat vendéen avait été cloué au mur par le précédent jardinier, ancien chouan qui était mort dans le couvent et que Fauchelevent avait remplacé.

Jean Valjean travaillait tout le jour dans le jardin et y était très utile. Il avait été jadis émondeur et se retrouvait volontiers jardinier. On se rappelle qu’il avait toutes sortes de recettes et de secrets de culture. Il en tira parti. Presque tous les arbres du verger étaient des sauvageons ; il les écussonna et leur fit donner d’excellents fruits.

Cosette avait permission de venir tous les jours passer une heure près de lui. Comme les sœurs étaient tristes et qu’il était bon, l’enfant le comparait et l’adorait. À l’heure fixée elle accourait vers la baraque. Quand elle entrait dans la masure, elle l’emplissait de paradis. Jean Valjean s’épanouissait, et sentait son bonheur s’accroître du bonheur qu’il donnait à Cosette. La joie que nous inspirons a cela de charmant que, loin de s’affaiblir comme tout reflet, elle nous revient plus rayonnante. Aux heures des récréations, Jean Valjean regardait de loin Cosette jouer et courir, et il distinguait son rire du rire des autres.

Car maintenant Cosette riait.

La figure de Cosette en était même jusqu’à un certain point changée. Le sombre en avait disparu. Le rire, c’est le soleil ; il chasse l’hiver du visage humain.

Cosette, toujours pas jolie, devenait bien charmante d’ailleurs. Elle disait des petites choses raisonnables avec sa douce voix enfantine. La récréation finie, quand Cosette rentrait, Jean Valjean regardait les fenêtres de sa classe, et la nuit il se relevait pour regarder les fenêtres de son dortoir.

Du reste Dieu a ses voies ; le couvent contribua, comme Cosette, à maintenir et à compléter dans Jean Valjean l’œuvre de l’évêque. Il est certain qu’un des côtés de la vertu aboutit à l’orgueil. Il y a là un pont bâti par le diable. Jean Valjean était peut-être à son insu assez près de ce côté-là et de ce pont-là, lorsque la providence le jeta dans le couvent du Petit-Picpus. Tant qu’il ne s’était comparé qu’à l’évêque, il s’était trouvé indigne et il avait été humble ; mais depuis quelque temps il commençait à se comparer aux hommes, et l’orgueil naissait. Qui sait ? il aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine.

Le couvent l’arrêta sur cette pente.

C’était le deuxième lieu de captivité qu’il voyait. Dans sa jeunesse, dans ce qui avait été pour lui le commencement de la vie, et plus tard, tout récemment encore, il en avait vu un autre, lieu affreux, lieu terrible, et dont les sévérités lui avaient toujours paru être l’iniquité de la justice et le crime de la loi. Aujourd’hui après le bagne il voyait le cloître ; et songeant qu’il avait fait partie du bagne et qu’il était maintenant, pour ainsi dire, spectateur du cloître, il les confrontait dans sa pensée avec anxiété. Quelquefois il s’accoudait sur sa bêche et descendait lentement dans les spirales sans fond de la rêverie.

Il se rappelait ses anciens compagnons ; comme ils étaient misérables ; ils se levaient dès l’aube et travaillaient jusqu’à la nuit ; à peine leur laissait-on le sommeil ; ils couchaient sur des lits de camp, où l’on ne leur tolérait que des matelas de deux pouces d’épaisseur, dans des salles qui n’étaient chauffées qu’aux mois les plus rudes de l’année ; ils étaient vêtus d’affreuses casaques rouges ; on leur permettait, par grâce, un pantalon de toile dans les grandes chaleurs et une roulière de laine sur le dos dans les grands froids ; ils ne buvaient de vin et ne mangeaient de viande que lorsqu’ils allaient « à la fatigue ». Ils vivaient, n’ayant plus de noms, désignés seulement par des numéros et en quelque sorte faits chiffres, baissant les yeux, baissant la voix, les cheveux coupés, sous le bâton, dans la honte.

Puis son esprit retombait sur les êtres qu’il avait devant les yeux.

Ces êtres vivaient, eux aussi, les cheveux coupés, les yeux baissés, la voix basse, non dans la honte, mais au milieu des railleries du monde, non le dos meurtri par le bâton, mais les épaules déchirées par la discipline. À eux aussi, leur nom parmi les hommes s’était évanoui ; ils n’existaient plus que sous des appellations austères. Ils ne mangeaient jamais de viande et ne buvaient jamais de vin ; ils restaient souvent jusqu’au soir sans nourriture ; ils étaient vêtus, non de vestes rouges, mais de suaires noirs, en laine, pesants l’été, légers l’hiver, sans pouvoir y rien retrancher ni y rien ajouter ; sans même avoir, selon la saison, la ressource du vêtement de toile ou du surtout de laine ; et ils portaient six mois de l’année des chemises de serge qui leur donnaient la fièvre. Ils habitaient, non des salles chauffées seulement dans les froids rigoureux, mais des cellules où l’on n’allumait jamais de feu ; ils couchaient, non sur des matelas épais de deux pouces, mais sur la paille. Enfin on ne leur laissait pas même le sommeil ; toutes les nuits, après une journée de labeur, il fallait, dans l’accablement du premier repos, au moment où l’on s’endormait et où l’on se réchauffait à peine, se réveiller, se lever, et s’en aller prier dans une chapelle glacée et sombre, les deux genoux sur la pierre.

À de certains jours, il fallait que chacun de ces êtres, à tour de rôle, restât douze heures de suite agenouillé sur la dalle ou prosterné la face contre terre et les bras en croix.

Les autres étaient des hommes ; ceux-ci étaient des femmes. Qu’avaient fait ces hommes ? Ils avaient volé, violé, pillé, tué, assassiné. C’étaient des bandits, des faussaires, des empoisonneurs, des incendiaires, des meurtriers, des parricides. Qu’avaient fait ces femmes ? Elles n’avaient rien fait.

D’un côté le brigandage, la fraude, le dol, la violence, la lubricité, l’homicide, toutes les espèces du sacrilège, toutes les variétés de l’attentat ; de l’autre une seule chose, l’innocence.

L’innocence parfaite, presque enlevée dans une mystérieuse assomption, tenant encore à la terre par la vertu, tenant déjà au ciel par la sainteté. D’un côté des confidences de crimes qu’on se fait à voix basse ; de l’autre la confession des fautes qui se fait à voix haute. Et quels crimes ! et quelles fautes !

D’un côté des miasmes, de l’autre un ineffable parfum. D’un côté une peste morale, gardée à vue, parquée sous le canon, et dévorant lentement ses pestiférés ; de l’autre un chaste embrasement de toutes les âmes dans le même foyer. Là les ténèbres ; ici l’ombre ; mais une ombre pleine de clartés, et des clartés pleines de rayonnements.

Deux lieux d’esclavage ; mais dans le premier la délivrance possible, une limite légale toujours entrevue, et puis l’évasion. Dans le second, la perpétuité ; pour toute espérance, à l’extrémité lointaine de l’avenir, cette lueur de liberté que les hommes appellent la mort.

Dans le premier, on n’était enchaîné que par des chaînes ; dans l’autre, on était enchaîné par sa foi.

Que se dégageait-il du premier ? Une immense malédiction, le grincement de dents, la haine, la méchanceté désespérée, un cri de rage contre l’association humaine, un sarcasme au ciel.

Que sortait-il du second ? La bénédiction et l’amour. Et dans ces deux endroits si semblables et si divers, ces deux espèces d’êtres si différents accomplissaient la même œuvre, l’expiation. Jean Valjean comprenait bien l’expiation des premiers ; l’expiation personnelle, l’expiation pour soi-même. Mais il ne comprenait pas celle des autres, celle de ces créatures sans reproche et sans souillure, et il se demandait avec un tremblement : Expiation de quoi ? quelle expiation ?

Une voix répondait dans sa conscience : La plus divine des générosités humaines, l’expiation pour autrui.

Ici toute théorie personnelle est réservée, nous ne sommes que narrateur ; c’est au point de vue de Jean Valjean que nous nous plaçons, et nous traduisons ses impressions.

Il avait sous les yeux le sommet sublime de l’abnégation, la plus haute cime de la vertu possible ; l’innocence qui pardonne aux hommes leurs fautes et qui les expie à leur place ; la servitude subie, la torture acceptée, le supplice réclamé par les âmes qui n’ont pas péché pour en dispenser les âmes qui ont failli ; l’amour de l’humanité s’abîmant dans l’amour de Dieu, mais y demeurant distinct, et suppliant ; de doux êtres faibles ayant la misère de ceux qui sont punis et le sourire de ceux qui sont récompensés.

Et il se rappelait qu’il avait osé se plaindre !

Souvent, au milieu de la nuit, il se relevait pour écouter le chant reconnaissant de ces créatures innocentes et accablées de sévérités, et il se sentait froid dans les veines en songeant que ceux qui étaient châtiés justement n’élevaient la voix vers le ciel que pour blasphémer, et que lui, misérable, il avait montré le poing à Dieu.

Chose frappante et qui le faisait rêver profondément comme un avertissement à voix basse de la providence même : l’escalade, les clôtures franchies, l’aventure acceptée jusqu’à la mort, l’ascension difficile et dure, tous ces mêmes efforts qu’il avait faits pour sortir de l’autre lieu d’expiation, il les avait faits pour entrer dans celui-ci. Était-ce un symbole de sa destinée ?

Cette maison était une prison aussi, et ressemblait lugubrement à l’autre demeure dont il s’était enfui, et pourtant il n’avait jamais eu l’idée de rien de pareil.

Il revoyait des grilles, des verrous, des barreaux de fer, pour garder qui ? Des anges.

Ces hautes murailles qu’il avait vues autour des tigres, il les revoyait autour des brebis.

C’était un lieu d’expiation, et non de châtiment ; et pourtant il était plus austère encore, plus morne et plus impitoyable que l’autre. Ces vierges étaient plus durement courbées que les forçats. Un vent froid et rude, ce vent qui avait glacé sa jeunesse, traversait la fosse grillée et cadenassée des vautours ; une bise plus âpre et plus douloureuse encore soufflait dans la cage des colombes.

Pourquoi ?

Quand il pensait à ces choses, tout ce qui était en lui s’abîmait devant ce mystère de sublimité.

Dans ces méditations l’orgueil s’évanouit. Il fit toutes sortes de retours sur lui-même ; il se sentit chétif et pleura bien des fois. Tout ce qui était entré dans sa vie depuis six mois le ramenait vers les saintes injonctions de l’évêque, Cosette par l’amour, le couvent par l’humilité.

Quelquefois, le soir, au crépuscule, à l’heure où le jardin était désert, on le voyait à genoux au milieu de l’allée qui côtoyait la chapelle, devant la fenêtre où il avait regardé la nuit de son arrivée, tourné vers l’endroit où il savait que la sœur qui faisait la réparation était prosternée et en prière.

Il priait, ainsi agenouillé devant cette sœur.

Il semblait qu’il n’osât s’agenouiller directement devant Dieu. Tout ce qui l’entourait, ce jardin paisible, ces fleurs embaumées, ces enfants poussant des cris joyeux, ces femmes graves et simples, ce cloître silencieux, le pénétraient lentement, et peu à peu son âme se composait de silence comme ce cloître, de parfum comme ces fleurs, de paix comme ce jardin, de simplicité comme ces femmes, de joie comme ces enfants. Et puis il songeait que c’étaient deux maisons de Dieu qui l’avaient successivement recueilli aux deux instants critiques de sa vie , la première lorsque toutes les portes se fermaient et que la société humaine le repoussait, la deuxième au moment où la société humaine se remettait à sa poursuite et où le bagne se rouvrait ; et que sans la première il serait retombé dans le crime et sans la seconde dans le supplice.

Tout son cœur se fondait en reconnaissance et il aimait de plus en plus.

Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ; Cosette grandissait.