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Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 8/07

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 461-464).

VII

stratégie et tactique.


Marius, la poitrine oppressée, allait redescendre de l’espèce d’observatoire qu’il s’était improvisé, quand un bruit attira son attention et le fît rester à sa place.

La porte du galetas venait de s’ouvrir brusquement.

La fille aînée parut sur le seuil.

Elle avait aux pieds de gros souliers d’homme tachés de boue qui avait jailli jusque sur ses chevilles rouges, et elle était couverte d’une vieille mante en lambeaux que Marius ne lui avait pas vue une heure auparavant, mais qu’elle avait probablement déposée à sa porte afin d’inspirer plus de pitié, et qu’elle avait dû reprendre en sortant. Elle entra, repoussa la porte derrière elle, s’arrêta pour reprendre haleine, car elle était tout essoufflée, puis cria avec une expression de triomphe et de joie :

— Il vient !

Le père tourna les yeux, la femme tourna la tête, la petite sœur ne bougea pas.

— Qui ? demanda le père.

— Le monsieur !

— Le philanthrope ?

— Oui.

— De l’église Saint-Jacques ?

— Oui.

— Ce vieux ?

— Oui.

— Et il va venir ?

— Il me suit.

— Tu es sûre ?

— Je suis sûre.

— Là, vrai, il vient ?

— Il vient en fiacre.

— En fiacre. C’est Rothschild !

Le père se leva.

— Comment es-tu sûre ? s’il vient en fiacre, comment se fait-il que tu arrives avant lui ? Lui as-tu bien donné l’adresse au moins ? lui as-tu bien dit la dernière porte au fond du corridor à droite ? Pourvu qu’il ne se trompe pas ! Tu l’as donc trouvé à l’église ? a-t-il lu ma lettre ? qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Ta, ta, ta ! dit la fille, comme tu galopes, bonhomme ! Voici : je suis entrée dans l’église, il était à sa place d’habitude, je lui ai fait la révérence, et je lui ai remis la lettre, il a lu, et il m’a dit : Où demeurez-vous, mon enfant ? J’ai dit : Monsieur, je vas vous mener. Il m’a dit : Non, donnez-moi votre adresse, ma fille a des emplettes à faire, je vais prendre une voiture, et j’arriverai chez vous en même temps que vous. Je lui ai donné l’adresse. Quand je lui ai dit la maison, il a paru surpris et qu’il hésitait un instant, puis il a dit : C’est égal, j’irai. La messe finie, je l’ai vu sortir de l’église avec sa fille, je les ai vus monter en fiacre. Et je lui ai bien dit la dernière porte au fond du corridor à droite.

— Et qu’est-ce qui te dit qu’il viendra ?

— Je viens de voir le fiacre qui arrivait rue du Petit-Banquier. C’est ce qui fait que j’ai couru.

— Comment sais-tu que c’est le même fiacre ?

— Parce que j’en avais remarqué le numéro donc !

— Quel est ce numéro ?

— 440.

— Bien, tu es une fille d’esprit.

La fille regarda hardiment son père, et, montrant les chaussures qu’elle avait aux pieds :

— Une fille d’esprit, c’est possible. Mais je dis que je ne mettrai plus ces souliers-là, et que je n’en veux plus, pour la santé d’abord, et pour la propreté ensuite. Je ne connais rien de plus agaçant que des semelles qui jutent et qui font ghi, ghi, ghi, tout le long du chemin. J’aime mieux aller nu-pieds.

— Tu as raison, répondit le père d’un ton de douceur qui contrastait avec la rudesse de la jeune fille, mais c’est qu’on ne te laisserait pas entrer dans les églises. Il faut que les pauvres aient des souliers. On ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta-t-il amèrement. Puis revenant à l’objet qui le préoccupait : — Et tu es sûre, là, sûre qu’il vient ?

— Il est derrière mes talons, dit-elle.

L’homme se dressa. Il y avait une sorte d’illumination sur son visage.

— Ma femme ! cria-t-il, tu entends. Voilà le philanthrope. Éteins le feu.

La mère stupéfaite ne bougea pas.

Le père, avec l’agilité d’un saltimbanque, saisit un pot égueulé qui était sur la cheminée et jeta de l’eau sur les tisons.

Puis s’adressant à sa fille aînée :

— Toi ! dépaille la chaise !

Sa fille ne comprenait point.

Il empoigna la chaise et d’un coup de talon il en fit une chaise dépaillée.

Sa jambe passa au travers.

Tout en retirant sa jambe, il demanda à sa fille :

— Fait-il froid ?

— Très froid. Il neige.

Le père se tourna vers la cadette qui était sur le grabat près de la fenêtre et lui cria d’une voix tonnante :

— Vite ! à bas du lit, fainéante ! tu ne feras donc jamais rien ! Casse un carreau !

La petite se jeta à bas du lit en frissonnant.

— Casse un carreau ! reprit-il.

L’enfant demeura interdite.

— M’entends-tu ? répéta le père, je te dis de casser un carreau !

L’enfant, avec une sorte d’obéissance terrifiée, se dressa sur la pointe du pied, et donna un coup de poing dans un carreau. La vitre se brisa et tomba à grand bruit.

— Bien, dit le père.

Il était grave et brusque. Son regard parcourait rapidement tous les recoins du galetas.

On eût dit un général qui fait les derniers préparatifs au moment où la bataille va commencer.

La mère, qui n’avait pas encore dit un mot, se souleva et demanda d’une voix lente et sourde et dont les paroles semblaient sortir comme figées :

— Chéri, qu’est-ce que tu veux faire ?

— Mets-toi au lit, répondit l’homme.

L’intonation n’admettait pas de délibération. La mère obéit et se jeta lourdement sur un des grabats.

Cependant on entendait un sanglot dans un coin.

— Qu’est-ce que c’est ? cria le père.

La fille cadette, sans sortir de l’ombre où elle s’était blottie, montra son poing ensanglanté. En brisant la vitre elle s’était blessée ; elle s’en était allée près du grabat de sa mère, et elle pleurait silencieusement.

Ce fut le tour de la mère de se dresser et de crier :

— Tu vois bien ! les bêtises que tu fais ! en cassant ton carreau, elle s’est coupée !

— Tant mieux ! dit l’homme, c’était prévu.

— Comment ? tant mieux. ? reprit la femme.

— Paix ! répliqua le père, je supprime la liberté de la presse.

Puis, déchirant la chemise de femme qu’il avait sur le corps, il fit un lambeau de toile dont il enveloppa vivement le poignet sanglant de la petite.

Cela fait, son œil s’abaissa sur la chemise déchirée avec satisfaction.

— Et la chemise aussi, dit-il. Tout cela a bon air.

Une bise glacée sifflait à la vitre et entrait dans la chambre. La brume du dehors y pénétrait et s’y dilatait comme une ouate blanchâtre vaguement démêlée par des doigts invisibles. À travers le carreau cassé, on voyait tomber la neige. Le froid promis la veille par le soleil de la Chandeleur était en effet venu.

Le père promena un coup d’œil autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Il prit une vieille pelle et répandit de la cendre sur les tisons mouillés de façon à les cacher complètement.

Puis se relevant et s’adossant à la cheminée :

— Maintenant, dit-il, nous pouvons recevoir le philanthrope.