Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 12/03

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 264-276).

Rien de tout cela n’existe aujourd’hui. Le dédale Mondétour était éventré et largement ouvert dès 1847, et probablement n’est plus à l’heure qu’il est. La rue de la Chanvrerie et Corinthe ont disparu sous le pavé de la rue Rambuteau.

Comme nous l’avons dit, Corinthe était un des lieux de réunion, sinon de ralliement, de Courfeyrac et de ses amis. C’est Grantaire qui avait découvert Corinthe. Il y était entré à cause de Carpe Horas et j était retourné à cause des Carpes au Gras. On y buvait, on y mangeait, on y criait ; on y payait peu, on y payait mal, on n’y payait pas, on était toujours bienvenu. Le père Hucheloup était un bon homme.

Hucheloup, bon homme, nous venons de le dire, était un gargotier à moustaches ; variété amusante. Il avait toujours la mine de mauvaise humeur, semblait vouloir intimider ses pratiques, bougonnait les gens qui entraient chez lui, et avait l’air plus disposé à leur chercher querelle qu’à leur servir la soupe. Et pourtant, nous maintenons le mot, on était toujours bienvenu. Cette bizarrerie avait achalandé sa boutique, et lui amenait des jeunes gens se disant : Viens donc voir marronner le père Hucheloup. Il avait été maître d’armes. Tout à coup il éclatait de rire. Grosse voix, bon diable. C’était un fond comique avec une apparence tragique ; il ne demandait pas mieux que de vous faire peur ; à peu près comme ces tabatières qui ont la forme d’un pistolet. La détonation éternue.

Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid.

Vers 1830, le père Hucheloup mourut. Avec lui disparut le secret des carpes au gras. Sa veuve, peu consolable, continua le cabaret. Mais la cuisine dégénéra et devint exécrable, le vin, qui avait toujours été mauvais, fut affreux. Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant d’aller à Corinthe, — par piété, disait Bossuet.

La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs champêtres. Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. Elle avait une façon à elle de dire les choses qui assaisonnait ses réminiscences villageoises et printanières. C’avait été jadis son bonheur, affirmait-elle, d’entendre « les loups-de-gorge chanter dans les ogrépines ».

La salle du premier, où était « le restaurant », était une grande longue pièce encombrée de tabourets, d’escabeaux, de chaises, de bancs et de tables, et d’un vieux billard boiteux. On y arrivait par l’escalier en spirale qui aboutissait dans l’angle de la salle à un trou carré pareil à une écoutille de navire.

Cette salle, éclairée d’une seule fenêtre étroite et d’un quinquet toujours allumé, avait un air de galetas. Tous les meubles à quatre pieds se comportaient comme s’ils en avaient trois. Les murs blanchis à la chaux n’avaient pour tout ornement que ce quatrain en l’honneur de mame Hucheloup :

Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux.
Une verrue habite en son nez hasardeux ;
On tremble à chaque instant qu’elle ne vous la mouche,
Et qu’un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche.

Cela était charbonné sur la muraille.

Mame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du matin au soir devant ce quatrain avec une parfaite tranquillité. Deux servantes, appelées Matelote et Gibelotte, et auxquelles on n’a jamais connu d’autres noms, aidaient mame Hucheloup à poser sur les tables les cruchons de vin bleu et les brouets variés qu’on servait aux affamés dans des écuelles de poterie. Matelote, grosse, ronde, rousse et criarde, ancienne sultane favorite du défunt Hucheloup, était laide, plus que n’importe quel monstre mythologique ; pourtant, comme il sied que la servante se tienne toujours en arrière de la maîtresse, elle était moins laide que mame Hucheloup. Gibelotte, longue, délicate, blanche d’une blancheur lymphatique, les yeux cernés, les paupières tombantes, toujours épuisée et accablée, atteinte de ce qu’on pourrait appeler la lassitude chronique, levée la première, couchée la dernière, servait tout le monde, même l’autre servante, en silence et avec douceur, en souriant sous la fatigue d’une sorte de vague sourire endormi.

Il y avait un miroir au-dessus du comptoir.

Avant d’entrer dans la salle-restaurant, on lisait sur la porte ce vers écrit à la craie par Courfeyrac :

Régale si tu peux et mange si tu l’oses.


II

gaîtés préalables.


Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu’ailleurs. Il avait un logis comme l’oiseau a une branche. Les deux amis vivaient ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble. Tout leur était commun, même un peu Musichetta. Ils étaient ce que chez les frères chapeaux, on appelle bini. Le matin du 5 juin, ils s’en allèrent déjeuner à Corinthe. Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle commençait à partager. L’habit de Laigle était râpé, mais Joly était bien mis.

Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de Corinthe.

Ils montèrent au premier.

Matelote et Gibelotte les reçurent.

— Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle.

Et ils s’attablèrent.

Le cabaret était vide ; il n’y avait qu’eux deux.

Gibelotte, reconnaissant Joly et Laigle, mit une bouteille de vin sur la table.

Comme ils étaient aux premières huîtres, une tête apparut à l’écoutille de l’escalier, et une voix dit :

— Je passais. J’ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de Brie. J’entre.

C’était Grantaire.

Grantaire prit un tabouret et s’attabla.

Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de vin sur la table.

Cela fit trois.

— Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles ? demanda Laigle à Grantaire.

Grantaire répondit :

— Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. Deux bouteilles n’ont jamais étonné un homme.

Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire. Une demi-bouteille fut vivement engloutie.

— Tu as donc un trou à l’estomac ? reprit Laigle.

— Tu en as bien un au coude, dit Grantaire.

Et, après avoir vidé son verre, il ajouta :

— Ah çà, Laigle des oraisons funèbres, ton habit est vieux.

— Je l’espère, repartit Laigle. Cela fait que nous faisons bon ménage, mon habit et moi. Il a pris tous mes plis, il ne me gêne en rien, il s’est moulé sur mes difformités, il est complaisant à tous mes mouvements ; je ne le sens que parce qu’il me tient chaud. Les vieux habits, c’est la même chose que les vieux amis.

— C’est vrai, s’écria Joly entrant dans le dialogue, un vieil habit est un vieil abi.

— Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d’un homme enchifrené.

— Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du boulevard ?

— Non.

— Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi.

— C’est un spectacle berveilleux, dit Joly.

— Comme cette rue est tranquille ! s’écria Laigle. Qui est-ce qui se douterait que Paris est sens dessus dessous ? Comme on voit que c’était jadis tout couvents par ici ! Du Breul et Sauval en donnent la liste, et l’abbé Lebeuf. Il y en avait tout autour, ça fourmillait, des chaussés, des déchaussés, des tondus, des barbus, des gris, des noirs, des blancs, des franciscains, des minimes, des capucins, des carmes, des petits augustins, des grands augustins, des vieux augustins… — Ça pullulait.

— Ne parlons pas de moines, interrompit Grantaire, cela donne envie de se gratter.

Puis il s’exclama :

— Bouh ! je viens d’avaler une mauvaise huître. Voilà l’hypocondrie qui me reprend. Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. Je hais l’espèce humaine. J’ai passé tout à l’heure rue Richelieu devant la grosse librairie publique. Ce tas d’écailles d’huîtres qu’on appelle une bibliothèque me dégoûte de penser. Que de papier ! que d’encre ! que de griffonnage ! On a écrit tout ça ! Quel maroufle a donc dit que l’homme était un bipède sans plume ? Et puis, j’ai rencontré une jolie fille que je connais, belle comme le printemps, digne de s’appeler Floréal, et ravie, transportée, heureuse, aux anges, la misérable, parce que hier un épouvantable banquier tigré de petite vérole a daigné vouloir d’elle ! Hélas ! la femme guette le traitant non moins que le muguet ; les chattes chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette donzelle, il n’y a pas deux mois qu’elle était sage dans une mansarde, elle ajustait des petits ronds de cuivre à des œillets de corset, comment appelez-vous ça ? elle cousait, elle avait un lit de sangle, elle demeurait auprès d’un pot de fleurs, elle était contente. La voilà banquière. Cette transformation s’est faite cette nuit. J’ai rencontré cette victime ce matin, toute joyeuse. Ce qui est hideux, c’est que la drôlesse était tout aussi jolie aujourd’hui qu’hier. Son financier ne paraissait pas sur sa figure. Les roses ont ceci de plus ou de moins que les femmes, que les traces que leur laissent les chenilles sont visibles. Ah ! il n’y a pas de morale sur la terre, j’en atteste le myrte, symbole de l’amour, le laurier, symbole de la guerre, l’olivier, ce bêta, symbole de la paix, le pommier, qui a failli étrangler Adam avec son pépin, et le figuier, grand-père des jupons. Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c’est que le droit ? Les gaulois convoitent Cluse, Rome protège Cluse, et leur demande quel tort Cluse leur a fait. Brennus répond :

— Le tort que vous a fait Albe, le tort que vous a fait Fidène, le tort que vous ont fait les éques, les volsques et les sabins. Ils étaient vos voisins. Les clusiens sont les nôtres. Nous entendons le voisinage comme vous. Vous avez volé Albe, nous prenons Cluse. Rome dit : Vous ne prendrez pas Cluse. Brennus prit Rome. Puis il cria : Væ Victis ! Voilà ce qu’est le droit. Ah ! dans ce monde, que de bêtes de proie ! que d’aigles ! que d’aigles ! J’en ai la chair de poule.

Il tendit son verre à Joly qui le remplit, puis il but, et poursuivit, sans presque avoir été interrompu par ce verre de vin dont personne ne s’aperçut, pas même lui :

— Brennus, qui prend Rome, est un aigle ; le banquier, qui prend la grisette, est un aigle. Pas plus de pudeur ici que là. Donc ne croyons à rien. Il n’y a qu’une réalité : boire. Quelle que soit votre opinion, soyez pour le coq maigre comme le canton d’Uri ou pour le coq gras comme le canton de Claris, peu importe, buvez. Vous me parlez du boulevard, du cortège, et cætera. Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution ? Cette indigence de moyens m’étonne de la part du bon Dieu. Il faut qu’à tout moment il se remette à suifer la rainure des événements. Ça accroche, ça ne marche pas. Vite une révolution. Le bon Dieu a toujours les mains noires de ce vilain cambouis-là. À sa place, je serais plus simple, je ne remonterais pas à chaque instant ma mécanique, je mènerais le genre humain rondement, je tricoterais les faits maille à maille sans casser le fil, je n’aurais point d’en-cas, je n’aurais pas de répertoire extraordinaire. Ce que vous autres appelez le progrès marche par deux moteurs, les hommes et les événements. Mais, chose triste, de temps en temps, l’exceptionnel est nécessaire. Pour les événements comme pour les hommes, la troupe ordinaire ne suffit pas ; il faut parmi les hommes des génies, et parmi les événements des révolutions. Les grands accidents sont la loi ; l’ordre des choses ne peut s’en passer ; et, à voir les apparitions de comètes, on serait tenté de croire que le ciel lui-même a besoin d’acteurs en représentation. Au moment où l’on s’y attend le moins. Dieu placarde un météore sur la muraille du firmament. Quelque étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. Et cela fait mourir César. Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de comète. Crac, voilà une aurore boréale, voilà une révolution, voilà un grand homme ; 93 en grosses lettres, Napoléon en vedette, la comète de 1811 au haut de l’affiche. Ah ! la belle affiche bleue, toute constellée de flamboiements inattendus ! Boum ! boum ! spectacle extraordinaire. Levez les yeux, badauds. Tout est échevelé, l’astre comme le drame. Bon Dieu, c’est trop, et ce n’est pas assez. Ces ressources, prises dans l’exception, semblent magnificence et sont pauvreté. Mes amis, la providence en est aux expédients. Une révolution, qu’est-ce que cela prouve ? Que Dieu est à court. Il fait un coup d’état, parce qu’il y a solution de continuité entre le présent et l’avenir, et parce que, lui Dieu, il n’a pas pu joindre les deux bouts. Au fait, cela me confirme dans mes conjectures sur la situation de fortune de Jéhovah ; et à voir tant de malaise en haut et en bas, tant de mesquinerie et de pingrerie et de ladrerie et de détresse au ciel et sur la terre, depuis l’oiseau qui n’a pas un grain de mil jusqu’à moi qui n’ai pas cent mille livres de rente, à voir la destinée humaine, qui est fort usée, et même la destinée royale, qui montre la corde, témoin le prince de Condé pendu, à voir l’hiver, qui n’est pas autre chose qu’une déchirure au zénith par où le vent souffle, à voir tant de haillons dans la pourpre toute neuve du matin au sommet des collines, à voir les gouttes de rosée, ces perles fausses, à voir le givre, ce strass, à voir l’humanité décousue et les événements rapiécés, et tant de taches au soleil, et tant de trous à la lune, à voir tant de misère partout, je soupçonne que Dieu n’est pas riche. Il a de l’apparence, c’est vrai, mais je sens la gêne. Il donne une révolution, comme un négociant dont la caisse est vide donne un bal. Il ne faut pas juger des dieux sur l’apparence. Sous la dorure du ciel j’entrevois un univers pauvre. Dans la création il y a de la faillite. C’est pourquoi je suis mécontent. Voyez, c’est le cinq juin, il fait presque nuit ; depuis ce matin j’attends que le jour vienne. Il n’est pas venu, et je gage qu’il ne viendra pas de la journée. C’est une inexactitude de commis mal payé. Oui, tout est mal arrangé, rien ne s’ajuste à rien, ce vieux monde est tout déjeté, je me range dans l’opposition. Tout va de guingois ; l’univers est taquinant. C’est comme les enfants, ceux qui en désirent n’en ont pas, ceux qui n’en désirent pas en ont. Total : je bisque. En outre, Laigle de Meaux, ce chauve, m’afflige à voir. Cela m’humilie de penser que je suis du même âge que ce genou. Du reste, je critique, mais je n’insulte pas. L’univers est ce qu’il est. Je parle ici sans méchante intention et pour l’acquit de ma conscience. Recevez, Père éternel, l’assurance de ma considération distinguée. Ah ! par tous les saints de l’olympe et par tous les dieux du paradis, je n’étais pas fait pour être parisien, c’est-à-dire pour ricocher à jamais, comme un volant entre deux raquettes, du groupe des flâneurs au groupe des tapageurs ! J’étais fait pour être turc, regardant toute la journée des péronnelles orientales exécuter ces exquises danses d’Egypte lubriques comme les songes d’un homme chaste, ou paysan beauceron, ou gentilhomme vénitien entouré de gentilles-donnes, ou petit prince allemand fournissant la moitié d’un fantassin à la confédération germanique, et occupant ses loisirs à faire sécher ses chaussettes sur sa haie, c’est-à-dire sur sa frontière ! Voilà pour quels destins j’étais né ! Oui, j’ai dit turc, et je ne m’en dédis point. Je ne comprends pas qu’on prenne habituellement les turcs en mauvaise part ; Mahom a du bon ; respect à l’inventeur des sérails à houris et des paradis à odalisques ! N’insultons pas le mahométisme, la seule religion qui soit ornée d’un poulailler ! Sur ce, j’insiste pour boire. La terre est une grosse bêtise. Et il paraît qu’ils vont se battre, tous ces imbéciles, se faire casser le profil, se massacrer, en plein été, au mois de prairial, quand ils pourraient s’en aller, avec une créature sous le bras, respirer dans les champs l’immense tasse de thé des foins coupés ! Vraiment, on fait trop de sottises. Une vieille lanterne cassée que j’ai vue tout à l’heure chez un marchand de bric-à-brac me suggère une réflexion : Il serait temps d’éclairer le genre humain. Oui, me revoilà triste ! Ce que c’est que d’avaler une huître et une révolution de travers ! Je redeviens lugubre. Oh ! l’affreux vieux monde ! On s’y évertue, on s’y destitue, on s’y prostitue, on s’y tue, on s’y habitue !

Et Grantaire, après cette quinte d’éloquence, eut une quinte de toux, méritée.

— À propos de révolution, dit Joly, il paraît que décidébent Barius est aboureux.

— Sait-on de qui ? demanda Laigle.

— Don.

— Non ?

— Don, je te dis !

— Les amours de Marius ! s’écria Grantaire. Je vois ça d’ici. Marius est un brouillard, et il aura trouvé une vapeur. Marius est de la race poëte. Qui dit poëte dit fou. Timbræus Apollo. Marius et sa Marie, ou sa Maria, ou sa Mariette, ou sa Marion, cela doit faire de drôles d’amants. Je me rends compte de ce que cela est. Des extases où l’on oublie le baiser. Chastes sur la terre, mais s’accouplant dans l’infini. Ce sont des âmes qui ont des sens. Ils couchent ensemble dans les étoiles.

Grantaire entamait sa seconde bouteille et peut-être sa seconde harangue quand un nouvel être émergea du trou carré de l’escalier. C’était un garçon de moins de dix ans, déguenillé, très petit, jaune, le visage en museau, l’œil vif, énormément chevelu, mouillé de pluie, l’air content.

L’enfant, choisissant sans hésiter parmi les trois, quoiqu’il n’en connût évidemment aucun, s’adressa à Laigle de Meaux.

— Est-ce vous qui êtes monsieur Bossuet ? demanda-t-il.

— C’est mon petit nom, répondit Laigle. Que me veux-tu ?

— Voilà. Un grand blond sur le boulevard m’a dit : Connais-tu la mère Hucheloup ? J’ai dit : Oui, rue Chanvrerie, la veuve au vieux. Il m’a dit : Vas-y. Tu y trouveras monsieur Bossuet, et tu lui diras de ma part : A — B — C. C’est une farce qu’on vous fait, n’est-ce pas ? Il m’a donné dix sous.

— Joly, prête-moi dix sous, dit Laigle ; et se tournant vers Grantaire :

Grantaire, prête-moi dix sous.

Cela fit vingt sous que Laigle donna à l’enfant.

— Merci, monsieur, dit le petit garçon.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Laigle.

— Navet, l’ami à Gavroche.

— Reste avec nous, dit Laigle.

— Déjeune avec nous, dit Grantaire.

L’enfant répondit :

— Je ne peux pas, je suis du cortège, c’est moi qui crie à bas Polignac.

Et tirant le pied longuement derrière lui, ce qui est le plus respectueux des saluts possibles, il s’en alla.

L’enfant parti, Grantaire prit la parole :

— Ceci est le gamin pur. Il y a beaucoup de variétés dans le genre gamin. Le gamin notaire s’appelle saute-ruisseau, le gamin cuisinier s’appelle marmiton, le gamin boulanger s’appelle mitron, le gamin laquais s’appelle groom, le gamin marin s’appelle mousse, le gamin soldat s’appelle tapin, le gamin peintre s’appelle rapin, le gamin négociant s’appelle trottin, le gamin courtisan s’appelle menin, le gamin roi s’appelle dauphin, le gamin dieu s’appelle bambino.

Cependant Laigle méditait ; il dit à demi-voix :

— A — B — C, c’est-à-dire : Enterrement de Lamarque.

— Le grand blond, observa Grantaire, c’est Enjolras qui te fait avertir.

— Irons-nous ? fit Bossuet.

— Il pleut, dit Joly. J’ai juré d’aller au feu, pas à l’eau. Je de veux pas b’enrhuber.

— Je reste ici, dit Grantaire. Je préfère un déjeuner à un corbillard.

— Conclusion : nous restons, reprit Laigle. Eh bien, buvons alors. D’ailleurs on peut manquer l’enterrement sans manquer l’émeute.

— Ah ! l’ébeute, j’en suis, s’écria Joly.

Laigle se frotta les mains :

— Voilà donc qu’on va retoucher à la révolution de 1830. Au fait elle gêne le peuple aux entournures.

— Cela m’est à peu près égal, votre révolution, dit Grantaire. Je n’exècre pas ce gouvernement-ci. C’est la couronne tempérée par le bonnet de coton. C’est un sceptre terminé en parapluie. Au fait, aujourd’hui, j’y songe, par le temps qu’il fait, Louis-Philippe pourra utiliser sa royauté à deux fins, étendre le bout sceptre contre le peuple et ouvrir le bout parapluie contre le ciel.

La salle était obscure, de grosses nuées achevaient de supprimer le jour. Il n’y avait personne dans le cabaret, ni dans la rue, tout le monde étant allé « voir les événements ».

— Est-il midi ou minuit ? cria Bossuet. On n’y voit goutte. Gibelotte, de la lumière !

Grantaire, triste, buvait.

— Enjolras me dédaigne, murmura-t-il. Enjolras a dit : Joly est malade. Grantaire est ivre. C’est à Bossuet qu’il a envoyé Navet. S’il était venu me prendre, je l’aurais suivi. Tant pis pour Enjolras ! je n’irai pas à son enterrement.

Cette résolution prise, Bossuet, Joly et Grantaire ne bougèrent plus du cabaret. Vers deux heures de l’après-midi, la table où ils s’accoudaient était couverte de bouteilles vides. Deux chandelles y brûlaient, l’une dans un bougeoir de cuivre parfaitement vert, l’autre dans le goulot d’une carafe fêlée. Grantaire avait entraîné Joly et Bossuet vers le vin 5 Bossuet et Joly avaient ramené Grantaire vers la joie.

Quant à Grantaire, depuis midi, il avait dépassé le vin, médiocre source de rêves. Le vin, près des ivrognes sérieux, n’a qu’un succès d’estime. Il y a, en fait d’ébriété, la magie noire et la magie blanche ; le vin n’est que la magie blanche. Grantaire était un aventureux buveur de songes. La noirceur d’une ivresse redoutable entr’ouverte devant lui, loin de l’arrêter, l’attirait. Il avait laissé là les bouteilles et pris la chope. La chope, c’est le gouffre. N’ayant sous la main ni opium, ni haschisch, et voulant s’emplir le cerveau de crépuscule, il avait eu recours à cet effrayant mélange d’eau-de-vie, de stout et d’absinthe qui produit des léthargies si terribles. C’est de ces trois vapeurs, bière, eau-de-vie, absinthe, qu’est fait le plomb de l’âme. Ce sont trois ténèbres, le papillon céleste s’y noie ; et il s’y forme, dans une fumée membraneuse vaguement condensée en aile de chauve-souris, trois furies muettes, le Cauchemar, la Nuit, la Mort, voletant au-dessus de Psyché endormie.

Grantaire n’en était point encore à cette phase lugubre ; loin de là. Il était prodigieusement gai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique. Ils trinquaient. Grantaire ajoutait à l’accentuation excentrique des mots et des idées la divagation du geste ; il appuyait avec dignité son poing gauche sur son genou, son bras faisant l’équerre, et, la cravate défaite, à cheval sur un tabouret, son verre plein dans sa main droite, il jetait à la grosse servante Matelote ces paroles solennelles :

— Qu’on ouvre les portes du palais ! que tout le monde soit de l’académie française, et ait le droit d’embrasser madame Huchcloup ! Buvons.

Et se tournant vers marne Hucheloup, il ajoutait :

— Femme antique et consacrée par l’usage, approche, que je te contemple !

Et Joly s’écriait :

— Batelote et Gibelotte, de doddez plus à boire à Grantaire. Il bange des argents fous. Il a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités éperdues deux francs quatrevingt-quinze centibes.

Et Grantaire reprenait :

— Qui donc a décroché les étoiles sans ma permission pour les mettre sur la table en guise de chandelles ?

Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme.

Il s’était assis sur l’appui de la fenêtre ouverte, mouillant son dos à la pluie qui tombait, et il contemplait ses deux amis.

Tout à coup il entendit derrière lui un tumulte, des pas précipités, des cris aux armes ! Il se retourna, et aperçut, rue Saint-Denis, au bout de la rue de la Chanvrerie, Enjolras qui passait, le fusil à la main, et Gavroche avec son pistolet, Feuilly avec son sabre, Courfeyrac avec son épée, Jean Prouvaire avec son mousqueton, Combeferre avec son fusil, Bahorel avec sa carabine, et tout le rassemblement armé et orageux qui les suivait.

La rue de la Chanvrerie n’était guère longue que d’une portée de carabine. Bossuet improvisa avec ses deux mains un porte-voix autour de sa bouche, et cria :

— Courfeyrac ! Courfeyrac ! hohée !

Courfeyrac entendit l’appel, aperçut Bossuet, et fit quelques pas dans la rue de la Chanvrerie, en criant un : que veux-tu ? qui se croisa avec un : où vas-tu ?

— Faire une barricade, répondit Courfeyrac.

— Eh bien, ici ! la place est bonne ! fais-la ici !

— C’est vrai. Aigle, dit Courfeyrac.

Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie.

III

la nuit commence à se faire sur grantaire.


La place était en effet admirablement indiquée, l’entrée de la rue évasée, le fond rétréci et en cul-de-sac, Corinthe y faisant un étranglement, la rue Mondétour facile à barrer à droite et à gauche, aucune attaque possible que par la rue Saint-Denis, c’est-à-dire de front et à découvert. Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal à jeun.

À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. Pas un passant qui ne se fût éclipsé. Le temps d’un éclair, au fond, à droite, à gauche, boutiques, établis, portes d’allées, fenêtres, persiennes, mansardes, volets de toute dimension, s’étaient fermés depuis les rez-de-chaussée jusque sur les toits. Une vieille femme effrayée avait fixé un matelas devant sa fenêtre à deux perches à sécher le linge, afin d’amortir la mousqueterie. La maison du cabaret était seule restée ouverte ; et cela par une bonne raison, c’est que l’attroupement s’y était rué. — Ah mon Dieu ! ah mon Dieu ! soupirait mame Hucheloup.

Bossuet était descendu au-devant de Courfeyrac.

Joly, qui s’était mis à la fenêtre, cria :

— Courfeyrac, tu aurais du prendre un parapluie. Tu vas t’enrhuber.

Cependant, en quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été dépavées ; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage et renversé le baquet d’un fabricant de chaux appelé Anceau, ce baquet contenait trois barriques pleines de chaux qu’ils avaient placées sous des piles de pavés ; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes les futailles vides de la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les barriques de chaux ; Feuilly, avec ses doigts habitués à enluminer les lames délicates des éventails, avait contre-buté les barriques et le baquet de deux massives piles de moellons. Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. Des poutres d’étai avaient été arrachées à la façade d’une maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’un homme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.

Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. Gibelotte allait et venait chargée de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade. Elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi.

Un omnibus qui avait deux chevaux blancs passa au bout de la rue. Bossuet enjamba les pavés, courut, arrêta le cocher, fit descendre les voyageurs, donna la main « aux dames », congédia le conducteur et revint ramenant voiture et chevaux par la bride.

— Les omnibus, dit-il, ne passent pas devant Corinthe. Non licet omnibus adire Corinthum.

Un instant après, les chevaux dételés s’en allaient au hasard par la rue Mondétour, et l’omnibus couché sur le flanc complétait le barrage de la rue.

Mame Hucheloup, bouleversée, s’était réfugiée au premier étage.

Elle avait l’œil vague et regardait sans voir, criant tout bas. Ses cris épouvantés n’osaient sortir de son gosier.

— C’est la fin du monde, murmurait-elle.

Joly déposait un baiser sur le gros cou rouge et ridé de mame Hucheloup et disait à Grantaire : — Mon cher, j’ai toujours considéré le cou d’une femme comme une chose infiniment délicate.

Mais Grantaire atteignait les plus hautes régions du dithyrambe. Matelote étant remontée au premier, Grantaire l’avait saisie par la taille et poussait à la fenêtre de longs éclats de rire.

— Matelote est laide ! criait-il, Matelote est la laideur rêve ! Matelote est une chimère. Voici le secret de sa naissance : un pygmalion gothique qui faisait des gargouilles de cathédrales tomba un beau matin amoureux de l’une d’elles, la plus horrible. Il supplia l’amour de l’animer, et cela fît Matelote. Regardez-la, citoyens ! elle a les cheveux couleur chromate de plomb comme la maîtresse du Titien, et c’est une bonne fille. Je vous réponds qu’elle se battra bien. Toute bonne fille contient un héros. Quant à la mère Hucheloup, c’est une vieille brave. Voyez les moustaches qu’elle a ! elle les a héritées de son mari. Une housarde, quoi ! Elle se battra aussi. À elles deux elles feront peur à la banlieue. Camarades, nous renverserons le gouvernement, vrai comme il est vrai qu’il existe quinze acides intermédiaires entre l’acide margarique et l’acide formique. Du reste cela m’est parfaitement égal. Messieurs, mon père m’a toujours détesté parce que je ne pouvais comprendre les mathématiques. Je ne comprends que l’amour et la liberté. Je suis Grantaire le bon enfant ! N’ayant jamais eu d’argent, je n’en ai pas pris l’habitude, ce qui fait que je n’en ai jamais manqué} mais si j’avais été riche, il n’y aurait plus eu de pauvres ! on aurait vu ! Oh ! si les bons cœurs avaient les grosses bourses ! comme tout irait mieux ! Je me figure Jésus-Christ avec la fortune de Rothschild ! Que de bien il ferait ! Matelote, embrassez-moi ! Vous êtes voluptueuse et timide ! vous avez des joues qui appellent le baiser d’une sœur, et des lèvres qui réclament le baiser d’un amant !

— Tais-toi, futaille ! dit Courfeyrac.

Grantaire répondit :

— Je suis capitoul et maître ès jeux floraux !

Enjolras qui était debout sur la crête du barrage, le fusil au poing, leva son beau visage austère. Enjolras, on le sait, tenait du spartiate et du puritain. Il fût mort aux Thermopyles avec Léonidas et eût brûlé Drogheda avec Cromwell.

— Grantaire ! cria-t-il, va-t’en cuver ton vin hors d’ici. C’est la place de l’ivresse et non de l’ivrognerie. Ne déshonore pas la barricade !

Cette parole irritée produisit sur Grantaire un effet singulier. On eût dit qu’il recevait un verre d’eau froide à travers le visage. Il parut subitement dégrisé. Il s’assit, s’accouda sur une table près de la croisée, regarda Enjolras avec une inexprimable douceur, et lui dit :

— Tu sais que je crois en toi.

— Va-t’en.

— Laisse-moi dormir ici.

— Va dormir ailleurs, cria Enjolras.

Mais Grantaire, fixant toujours sur lui ses yeux tendres et troubles, répondit :

— Laisse-moi y dormir — jusqu’à ce que j’y meure.

Enjolras le considéra d’un œil dédaigneux :

— Grantaire, tu es incapable de croire, de penser, de vouloir, de vivre, et de mourir.

Grantaire répliqua d’une voix grave :

— Tu verras.

Il bégaya encore quelques mots inintelligibles, puis sa tête tomba pesamment sur la table, et, ce qui est un effet assez habituel de la seconde période de l’ébriété où Enjolras l’avait rudement et brusquement poussé, un instant après il était endormi.