Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 14/03
III
gavroche aurait d’accepter la carabine d’enjolras.
On jeta sur le père Mabeuf un long châle noir de la veuve Hucheloup. Six hommes firent de leurs fusils une civière, on y posa le cadavre, et on le porta, têtes nues, avec une lenteur solennelle, sur la grande table de la salle basse.
Ces hommes, tout entiers à la chose grave et sacrée qu’ils faisaient, ne songeaient plus à la situation périlleuse où ils étaient.
Quand le cadavre passa près de Javert toujours impassible, Enjolras dit à l’espion :
— Toi ! tout à l’heure.
Pendant ce temps-là, le petit Gavroche, qui seul n’avait pas quitté son poste et était resté en observation, croyait voir des hommes s’approcher à pas de loup de la barricade. Tout à coup il cria :
— Méfiez-vous !
Courfeyrac, Enjolras, Jean Prouvaire, Combeferre, Joly, Bahorel, Bossuet, tous sortirent en tumulte du cabaret. Il n’était déjà presque plus temps. On apercevait une étincelante épaisseur de bayonnettes ondulant au-dessus de la barricade. Des gardes municipaux de haute taille pénétraient, les uns en enjambant l’omnibus, les autres par la coupure, poussant devant eux le gamin qui reculait, mais ne fuyait pas.
L’instant était critique. C’était cette première redoutable minute de l’inondation, quand le fleuve se soulève au niveau de la levée et que l’eau commence à s’infiltrer par les fissure de la digue. Une seconde encore, et la barricade était prise.
Bahorel s’élança sur le premier garde municipal qui entrait et le tua à bout portant d’un coup de carabine ; le second tua Bahorel d’un coup de bayonnette. Un autre avait déjà terrassé Courfeyrac qui criait : À moi ! Le plus grand de tous, une espèce de colosse, marchait sur Gavroche la bayonnette en avant. Le gamin prit dans ses petits bras l’énorme fusil de Javert, coucha résolument en joue le géant, et lâcha son coup. Rien ne partit. Javert n’avait pas chargé son fusil. Le garde municipal éclata de rire et leva la bayonnette sur l’enfant.
Avant que la bayonnette eût touché Gavroche, le fusil échappait des mains du soldat, une balle avait frappé le garde municipal au milieu du front et il tombait sur le dos. Une seconde balle frappait en pleine poitrine l’autre garde qui avait assailli Courfeyrac, et le jetait sur le pavé.
C’était Marius qui venait d’entrer dans la barricade.