Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 6/01

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 121-123).

I

méchante espièglerie du vent.


Depuis 1823, tandis que la gargote de Montfermeil sombrait et s’engloutissait peu à peu, non dans l’abîme d’une banqueroute, mais dans le cloaque des petites dettes, les mariés Thénardier avaient eu deux autres enfants, mâles tous deux. Cela faisait cinq ; deux filles et trois garçons. C’était beaucoup.

La Thénardier s’était débarrassée des deux derniers, encore en bas âge et tout petits, avec un bonheur singulier.

Débarrassée est le mot. Il n’y avait chez cette femme qu’un fragment de nature. Phénomène dont il y a du reste plus d’un exemple. Comme la maréchale de La Mothe-Houdancourt, la Thénardier n’était mère que jusqu’à ses filles. Sa maternité finissait là. Sa haine du genre humain commençait à ses garçons. Du côté de ses fils sa méchanceté était à pic, et son cœur avait à cet endroit un lugubre escarpement. Comme on l’a vu, elle détestait l’aîné ; elle exécrait les deux autres. Pourquoi ? Parce que. Le plus terrible des motifs et la plus indiscutable des réponses : Parce que. — Je n’ai pas besoin d’une tiaulée d’enfants, disait cette mère.

Expliquons comment les Thénardier étaient parvenus à s’exonérer de leurs deux derniers enfants, et même à en tirer profit.

Cette fille Magnon, dont il a été question quelques pages plus haut, était la même qui avait réussi à faire renter par le bonhomme Gillenormand les deux enfants qu’elle avait. Elle demeurait quai des Célestins, à l’angle de cette antique rue du Petit-Musc qui a fait ce qu’elle a pu pour changer en bonne odeur sa mauvaise renommée. On se souvient de la grande épidémie de croup qui désola, il y a trente-cinq ans, les quartiers riverains de la Seine à Paris, et dont la science profita pour expérimenter sur une large échelle l’efficacité des insufflations d’alun, si utilement remplacées aujourd’hui par la teinture externe d’iode. Dans cette épidémie, la Magnon perdit, le même jour, l’un le matin, l’autre le soir, ses deux garçons, encore en très bas âge.

Ce fut un coup. Ces enfants étaient précieux à leur mère ; ils représentaient quatrevingts francs par mois. Ces quatrevingts francs étaient fort exactement soldés, au nom de M. Gillenormand, par son receveur de rentes, M. Barge, huissier retiré, rue du Roi-de-Sicile. Les enfants morts, la rente était enterrée. La Magnon chercha un expédient. Dans cette ténébreuse maçonnerie du mal dont elle faisait partie, on sait tout, on se garde le secret, et l’on s’entr’aide. Il fallait deux enfants à la Magnon ; la Thénardier en avait deux. Même sexe, même âge. Bon arrangement pour l’une, bon placement pour l’autre. Les petits Thénardier devinrent les petits Magnon. La Magnon quitta le quai des Célestins et alla demeurer rue Clocheperce. À Paris, l’identité qui lie un individu à lui-même se rompt d’une rue à l’autre.

L’état civil, n’étant averti par rien, ne réclama pas, et la substitution se fit le plus simplement du monde. Seulement le Thénardier exigea, pour ce prêt d’enfants, dix francs par mois que la Magnon promit, et même paya. Il va sans dire que M. Gillenormand continua de s’exécuter. Il venait tous les six mois voir les petits. Il ne s’aperçut pas du changement. — Monsieur, lui disait la Magnon, comme ils vous ressemblent !

Thénardier, à qui les avatars étaient aisés, saisit cette occasion de devenir Jondrette. Ses deux filles et Gavroche avaient à peine eu le temps de s’apercevoir qu’ils avaient deux petits frères. À un certain degré de misère, on est gagné par une sorte d’indifférence spectrale, et l’on voit les êtres comme des larves. Vos plus proches ne sont souvent pour vous que de vagues formes de l’ombre, à peine distinctes du fond nébuleux de la vie et facilement remêlées à l’invisible.

Le soir du jour où elle avait fait livraison de ses deux petits à la Magnon, avec la volonté bien expresse d’y renoncer à jamais, la Thénardier avait eu, ou fait semblant d’avoir, un scrupule. Elle avait dit à son mari : — Mais c’est abandonner ses enfants, cela ! — Thénardier, magistral et flegmatique, cautérisa le scrupule avec ce mot : Jean-Jacques Rousseau a fait mieux ! Du scrupule la mère avait passé à l’inquiétude : — Mais si la police allait nous tourmenter ? Ce que nous avons fait là, monsieur Thénardier, dis donc, est-ce que c’est permis ? — Thénardier répondit : — Tout est permis. Personne n’y verra que de l’azur. D’ailleurs, dans des enfants qui n’ont pas le sou, nul n’a intérêt à y regarder de près.

La Magnon était une sorte d’élégante du crime. Elle faisait de la toilette. Elle partageait son logis, meublé d’une façon maniérée et misérable, avec une savante voleuse anglaise francisée. Cette anglaise naturalisée parisienne, recommandable par des relations fort riches, intimement liée avec les médailles de la bibliothèque et les diamants de Mlle Mars, fut plus tard célèbre dans les sommiers judiciaires. On l’appelait mamselle Miss.

Les deux petits échus à la Magnon n’eurent pas à se plaindre. Recommandés par les quatrevingts francs, ils étaient ménagés, comme tout ce qui est exploité ; point mal vêtus, point mal nourris, traités presque comme « de petits messieurs », mieux avec la fausse mère qu’avec la vraie. La Magnon faisait la dame et ne parlait pas argot devant eux.

Ils passèrent ainsi quelques années. Le Thénardier en augurait bien. Il lui arriva un jour de dire à la Magnon qui lui remettait ses dix francs mensuels :

— Il faudra que « le père » leur donne de l’éducation.

Tout à coup, ces deux pauvres enfants, jusque-là assez protégés, même par leur mauvais sort, furent brusquement jetés dans la vie, et forcés de la commencer.

Une arrestation en masse de malfaiteurs comme celle du galetas Jondrette, nécessairement compliquée de perquisitions et d’incarcérations ultérieures, est un véritable désastre pour cette hideuse contre-société occulte qui vit sous la société publique ; une aventure de ce genre entraîne toutes sortes d’écroulements dans ce monde sombre. La catastrophe des Thénardier produisit la catastrophe de la Magnon.

Un jour, peu de temps après que la Magnon eut remis à Éponine le billet relatif à la rue Plumet, il se fît rue Clocheperce une subite descente de police ; la Magnon fat saisie, ainsi que mamselle Miss, et toute la maisonnée, qui était suspecte, passa dans le coup de filet. Les deux petits garçons jouaient pendant ce temps-là dans une arrière-cour et ne virent rien de la razzia. Quand ils voulurent rentrer, ils trouvèrent la porte fermée et la maison vide. Un savetier d’une échoppe en face les appela et leur remit un papier que « leur mère » avait laissé pour eux. Sur le papier il y avait une adresse : M. Barge, receveur de rentes, rue du Roi-de-Sicile, n°8. L’homme de l’échoppe leur dit : — Vous ne demeurez plus ici. Allez là. C’est tout près. La première rue à gauche. Demandez votre chemin avec ce papier-ci.

Les deux enfants partirent, l’aîné menant le cadet, et tenant à la main le papier qui devait les guider. Il avait froid, et ses petits doigts engourdis serraient peu et tenaient mal ce papier. Au détour de la rue Clocheperce, un coup de vent le lui arracha, et, comme la nuit tombait, l’enfant ne put le retrouver.

Ils se mirent à errer au hasard dans les rues.