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Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/09

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Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 775-797).
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IX

LES PHILHELLÈNES.

I.

Ce qui caractérise la nouvelle période dans laquelle l’année 1827 nous fait entrer, c’est le développement soudain que prend en Grèce l’influence étrangère. L’anarchie, qui est alors à son comble, la haine mutuelle que les factions se portent, la pénurie du trésor national, qui n’est plus alimenté que par les libéralités extérieures, tout tend à subordonner le gouvernement grec aux comités dont il reçoit les secours, aux puissances dont l’intervention commence à se dessiner. « J’ose croire, écrit le 13 janvier 1827 l’amiral de Rigny, que, quand on en viendra à traiter pour les Grecs, il faudra traiter à peu près sans eux. Ce sera encore un service à leur rendre. » Jamais les dissensions intestines d’un pays n’ont été plus profondes. Au mois de décembre 1826, la frégate l’Hellas arrive d’Amérique : on s’empresse d’en confier le commandement à Miaulis, les Ipsariotes Refusent de servir sous les ordres d’un amiral d’Hydra ; c’est Cochrane qu’il leur faut, Cochrane seul qu’ils demandent.

En attendant que le comte de Dundonald se, rende à leur appel et vienne enfin combler les vœux de la Grèce, deux officiers anglais, le colonel Gordon et le capitaine Hastings, se sont chargés d’inspirer les résolutions du gouvernement d’Egine. J’ai fait connaître au lecteur le capitaine Hastings. Ce vaillant officier montait alors le navire à vapeur dont j’ai donné dans une autre partie de ce travail la description. La Persévérance avait devancé l’Hellas dans les eaux de Nauplie, et depuis les premiers jours de septembre Hastings était prêt à faire l’essai de ses pièces de 68 contre les Turcs. Le colonel Gordon de son côté débarquait le 4 janvier 1827 à Égine. Il n’était pas moins impatient que le capitaine Hastings d’entrer en campagne. Tout semblait en effet commander aux Grecs de se hâter. La situation de Fabvier devenait de jour en jour plus critique. Pouvait-on espérer qu’une garnison, déjà réduite d’un cinquième par les souffrances, par les privations, par le feu de l’ennemi, ne manquant pas encore de vivres, mais manquant de bois et de vêtemens, sans défense par conséquent contre les rigueurs de l’hiver, serait en état d’attendre l’effet des diversions tentées à l’autre extrémité de la Grèce ? Peut-être cependant eût-il été sage de se résigner à voir tomber l’Acropole, certain de la reprendre le jour où les avantages obtenus en Roumélie auraient obligé Reschid à évacuer la Béotie et l’Attique. Un autre conseil prévalut. À l’instigation du colonel Gordon et du capitaine Hastings, le président Zaïmis donna l’ordre de rassembler à Eleusis toutes les forces qui n’opéraient pas en ce moment dans le nord. On parvint à réunir ainsi 5,000 hommes.

Le colonel Gordon avait l’habitude de la guerre, l’ayant faite pendant plusieurs années en Russie, puis en Espagne, où il fut attaché à l’état-major de sir Robert Wilson. Calme et froid, d’un courage impassible et régulier, il apportait au service de la cause qu’il avait embrassée avec une généreuse ferveur les qualités qu’on s’accorde généralement à reconnaître à la race britannique. Une étrange coïncidence avait voulu que l’officier ardent, prompt aux coups de main, rempli d’initiative, se trouvât enfermé dans la citadelle d’Athènes, pendant que le soldat patient et méthodique, organisé surtout pour la résistance, aurait la mission d’en faire lever le siège. Vers la fin du mois de janvier 1827, le moment fut jugé particulièrement favorable pour tenter cette opération. Reschid-Pacha venait de détacher 2,500 hommes en Roumélie, et Omer-Vrioni se portait à marches forcées sur Salone. J’ai déjà dit que 5,000 Grecs avaient été rassemblés à Eleusis. Ces soldats appartenaient en majeure partie au corps du Monténégrin Vassos et à celui du Moréote Panayotaki Notaras. Si l’on n’avait eu à sa disposition que de pareilles bandes, on eût pu hésiter encore à les engager en rase campagne, mais la fortune ménageait à ces troupes si peu solides par elles-mêmes un précieux renfort.

Le colonel Bourbaki, officier français dont la famille était originaire de Céphalonie, avait obtenu du ministre de la marine l’autorisation de prendre passage sur la bombarde l’Hécla, commandée par le capitaine de Gourdon. Le 4 janvier 1827, il annonçait au gouvernement d’Égine son débarquement à Nauplie. Sorti de l’École militaire de Fontainebleau en 1804, commandant du 31e léger en 1815, le colonel Bourbaki n’avait point, on peut aisément le supposer, obtenu ce rapide avancement sans avoir fait ses preuves sur le champ de bataille ; ses états de service mentionnent quatre blessures graves et trois citations. Les événemens de 1815 firent entrer le jeune et brillant colonel dans la classe si nombreuse alors des officiers en demi-solde. La démission de Bourbaki ne fut cependant acceptée qu’en 1820. Libre de toute entrave, ce vaillant courage ne se tourna pas immédiatement vers la Grèce. Ce ne fut qu’en 1827 qu’il se laissa entraîner dans le Levant par le souvenir de son origine et surtout par l’enthousiasme général : à peine eut-il touché le sol ensanglanté de sa première patrie, que son nom et sa haute réputation de bravoure lui donnèrent une armée. 800 Grecs, presque tous septinsulaires, et une foule de philhellènes, se groupèrent autour de cet officier céphaléniote, qui avait eu, comme Fabvier, sa part dans les dernières gloires du grand empire. Les ordres du comité français étaient formels. Bourbaki devait opérer dans la Grèce occidentale. Les instances réitérées du gouvernement d’Égine déterminèrent le colonel, malgré de fâcheux pressentimens, à négliger ces recommandations et à se conformer à des vœux qui lui étaient exprimés avec une certaine violence. Vers la fin du mois de janvier 1827, le nouveau corps avait rejoint au camp d’Eleusis les bandes de Vassos et de Panayotaki Notaras.

Pour l’intelligence des événemens qui vont suivre, quelques détails topographiques sont indispensables ; je les abrégerai autant que possible. Le théâtre où ces événemens se succèdent est étroit ; on l’embrassera facilement d’un coup d’œil. Dix milles à peine séparent à vol d’oiseau le port du Pirée de la pointe de Mégare. Cet espace est presque entièrement occupé par l’Ile de Salamine. En face se dresse un double amphithéâtre de montagnes. On franchit l’un pour aller de Mégare à Eleusis ; on traverse l’autre quand on veut d’Eleusis gagner la plaine d’Athènes. Entre ces montagnes et l’île qui leur est opposée se déploie un large bras de mer dont les eaux profondes se trouvent, par un étranglement soudain, partagées en deux golfes distincts : la baie d’Eleusis et la rade de Salamine. Le Pirée est le premier enfoncement que présente la côte à l’issue du second de ces golfes. Un promontoire rocheux, usé par la vague, tout noir d’algues marines, s’offre ensuite : c’est le cap Thémistocle, massif interposé entre le Pirée et la baie que termine à l’est le cap Colias. Ce promontoire est fameux à plus d’un titre. Deux des trois ports d’Athènes, Phalère et Munychie, étaient situés sur celle de ses faces qui regarde le Levant. Ces ports sont aujourd’hui à peu près comblés ; l’accès n’en est permis qu’à des barques ou à des navires d’un très faible tirant d’eau. Le Pirée seul peut encore recevoir des frégates. La baie de Phalère, très médiocre mouillage, ouvert aux vents du sud, n’a aucun des avantages du port dont elle a gardé le nom ; au point de vue stratégique, elle n’en a pas moins son importance, car nulle partie du rivage n’est plus rapprochée d’Athènes. On compte environ quatre milles du Pirée aux murs de l’Acropole ; il n’y en a guère que deux entre l’enceinte de cette citadelle et le fond de la baie.

Une éminence arrondie, d’une élévation peu considérable, ― 87 mètres, — domine tout cet ensemble. Ce fut de là dit-on, que s’élança Thrasybule quand il vint délivrer la ville des trente tyrans. Il surprit les hauteurs de Munychie, comme le jeune Bonaparte devait surprendre, au début de sa carrière, le Petit-Gibraltar. Le colonel Gordon s’inspira en 1827 de ce double exemple ; mais avant d’oser rien tenter dans la baie de Phalère, il voulut attirer ailleurs l’attention des Turcs. Le colonel Bourbaki fut investi du soin de cette diversion. Il reçut l’ordre de se porter sur le revers oriental des montagnes qui séparent de la plaine d’Athènes la campagne et les marais d’Eleusis.

Nous retrouvons ici des lieux qui nous sont déjà connus. Ce long rameau montagneux qu’on voit se diriger du bord de la mer vers le nord, dont le pied est baigné par les eaux de la rade de Salamine, et dont la plus haute cime finit par atteindre, de degré en degré, la hauteur de 1,400 mètres, c’est la chaîne du Corydale, de l’Œgaleus, du mont de Daphné, de l’Icarus et du Parnès ; c’est le théâtre des premiers efforts tentés par Karaïskaki et par Fabvier pour secourir Athènes. Le voyageur qui débouche par le col de Daphné a devant lui, à 5 milles environ de distance, la cité de Minerve. La route qui l’y conduit à travers le grand bois d’oliviers et le lit torrentueux du Céphise, c’est l’antique voie sacrée. Plus haut que le col de Daphné, sur les premiers contre-forts du Parnès, à 10 ou 11 milles d’Athènes, s’ouvre une autre brèche par où descend vers Khasia et Kamatero la route de Thèbes. Cette brèche, le colonel Bourbaki la franchit le 3 février 1827 ; le 4, il était établi au village de Khasia avec ses 800 hommes et les 2,000 irréguliers qui reconnaissaient pour chefs Vassos et Notaras.

C’était la troisième fois que Reschid se voyait menacé de ce côté. Il crut l’attaque sérieuse et se porta de sa personne, à la tête de 2,0,00 fantassins et de 600 cavaliers, sur le point où il pensait trouver tous les Grecs réunis. Au même instant, un débarquement avait lieu dans la baie de Phalère ; 2,300 hommes et quinze pièces de canon jetés à terre à la faveur de la nuit prenaient, avant le jour, possession des hauteurs de Munychie. Gordon s’était réservé la conduite de cette partie de l’expédition. Il s’en promettait un succès décisif ; mais il se vit arrêté court par la résistance de 700 Guègues retranchés dans le couvent de Saint-Spiridion. Ce vieux monastère, bâti sur la route de Munychie au Pirée, défia toutes ses attaques. Les énormes projectiles de la Persévérance ne réussirent pas mieux à en déloger les Albanais. Reschid connaissait bien ces soldats intrépides. Sûr de leur constance, il ne crut pas nécessaire de revenir sur ses pas. Bourbaki d’ailleurs ne lui en eût pas laissé le temps. « Vaillant et enthousiaste, » — ce sont les expressions d’un historien anglais, — Bourbaki s’était résolument porté à la rencontre du séraskier. Descendu le 7 février de Khasia à Kamatero, il se jetait le 8 dans la plaine. Vassos et Notaras avaient promis de le suivre ; ils le suivirent malheureusement de trop loin. Avant qu’il eût pu atteindre la lisière du bois qui lui offrirait, pour se mettre sur la défensive, un terrain plus propice, Bourbaki se vit soudainement entouré par toutes les forces de Reschid. Les troupes de Vassos et de Notaras n’eurent garde de venir à son secours. « Effrayées, nous dit l’amiral de Rigny, par quelque cavalerie turque, » elles se débandèrent et ne songèrent qu’à chercher leur salut dans la fuite, laissant leurs provisions, leurs bagages, une partie de leurs armes sur le terrain. Les soldats de Bourbaki tinrent une autre conduite. Se serrant autour de leur chef, ils essayèrent bravement de repousser un choc inégal. Plus des deux tiers de cette bande héroïque, 500 hommes environ, trouvèrent la mort sur le champ de bataille. Le colonel, deux officiers français et un médecin allemand, MM. Gibacier, Gasque et Bon, tombèrent vivans entre les mains des Turcs. La frégate la Pomone était en ce moment sur la rade de Salamine. Le capitaine de Reverseaux ne perdit pas un instant pour entrer en communication avec Reschid. Il voulait demander au pacha l’échange des prisonniers, le supplier au moins d’épargner la vie de nos compatriotes ; il engageait sa parole, celle de son amiral : « jamais les captifs épargnés ne reparaîtraient dans les rangs des Grecs. » Zèle inutile ! empressement superflu ! Les prisonniers français avaient à peine survécu quelques heures à leur défaite. Le genre de guerre qui se faisait alors en Grèce, les représailles atroces que se croyaient en droit d’exercer les belligérans, laissaient peu de chances de salut aux combattans pris les armes à la main. La rage des musulmans se tournait surtout implacable contre les étrangers. La merci qu’ils auraient peut-être accordée à des Grecs, ils l’avaient, sans hésiter, refusée à des philhellènes.

L’amiral de Rigny était de longue date habitué à ces incidens lamentables ; il ne put cependant retenir un cri d’indignation. Ce mouvement d’une âme plus maîtresse en général d’elle-même, il en faisait, le 5 mars 1827, l’aveu au ministre. « Je n’ai pas cru, écrivait-il, sortir de la neutralité qui m’est prescrite en exprimant au séraskier l’horreur que m’inspirait une précipitation si cruelle. le lui ai fait sentir combien les excès de ses delhis nuisaient à la cause de la Porte et contribuaient à multiplier en Europe les partisans de jour en jour plus chaleureux de la Grèce. »

Vainqueur à Kamatero, Reschid, le 10 février, se mettait avec 4,000 hommes en marche sur le Pirée. Il se croyait certain de jeter sans peine Gordon et sa troupe à la mer ; mais il trouvait les Grecs renforcés d’une partie du corps de Notaras. Leur aile droite était protégée par des marais, leur aile gauche par les bâtimens de Miaulis. Entrant, au milieu du combat, dans le port du Pirée, le capitaine Hastings prenait les Turcs en flanc et les obligeait à battre en retraite. Les honneurs de la journée appartenaient incontestablement au commandant de la Persévérance. Il faut cependant en faire une part, je dirai même une part considérable, au chef des Athéniens, ce vaillant Makriyannis, dont j’ai déjà eu, à deux reprises différentes, l’occasion de citer les prouesses. Frère et neveu de banquiers établis en Russie, le jeune Kalergi se distingua également dans cette affaire, où il faisait, en qualité de commandant de l’artillerie, ses premières armes. Il soutint avec autant de sang-froid que de bravoure l’attaque dirigée par les Turcs contre le centre des positions grecques. Quant à Reschid, il crut avoir trouvé un excellent moyen de faire comprendre à Constantinople d’où venaient les lenteurs inusitées du siège d’Athènes. Avec la tête de Bourbaki et le casque de cavalerie que portait le valeureux colonel, il envoya au sultan un des boulets de 68 de la Persévérance.

Bien qu’ils fussent restés maîtres de la position de Munychie, les Grecs ne pouvaient plus conserver l’espoir de délivrer Athènes sans avoir rassemblé sur ce point des forces considérables. Ils en revinrent au projet de harceler Reschid sur ses derrières. Le général bavarois Heïdeck, récemment arrivé à Égine, s’embarqua sur la frégate l’Hellas avec 500 hommes distraits du corps d’occupation de Phalère. La corvette à vapeur la Persévérance et le brick le Nelson accompagnaient l’Hellas, encore montée à cette époque par l’amiral Miaulis. L’expédition pénétra dans le canal de Négrepont et vint, à la tombée de la nuit, mouiller devant Oropos. Miaulis voulait que le général Heïdeck jetât sur-le-champ ses troupes à terre et enlevât d’assaut une batterie que la corvette à vapeur, mouillée à portée de pistolet, avait en quelques minutes réduite au silence. Le général aima mieux attendre le jour ; au jour, les soldats débarqués se trouvèrent en présence d’un corps de cavalerie expédié par Reschid de son camp d’Athènes. Le colonel Heïdeck ne jugea pas prudent de se mesurer avec ces delhis exaltés par leurs récens succès. Il était resté sur l’Hellas ; au lieu d’aller se mettre à la tête de ses troupes, il les fit rembarquer à bord de la frégate, du pont de laquelle il suivait leurs mouvemens, et reprit avec elles le chemin de Munychie. Quand il put jeter l’ancre dans la baie de Phalère, les affaires avaient pris une face nouvelle. Suivant de près Omer-Vrioni, rappelé devant Athènes par Reschid-Pacha, Karaïskaki était entré le 8 mars à Eleusis avec 4,500 hommes. Sir Richard Church et lord Cochrane commandaient les armées de la Grèce.

Lord Cochrane avait été nommé grand-amiral et sir Richard Church généralissime. Pour contre-balancer l’influence que cette double nomination devait nécessairement donner à l’Angleterre, Colocotroni et le parti russe obtinrent de l’assemblée nationale de Trézène l’élection du comte Capo d’Istria. Cet ancien ministre du tsar fut nommé président de la Grèce. Il y avait longtemps qu’on sentait la nécessité de confier le pouvoir exécutif à un seul homme. Le jour où les onze membres du gouvernement s’étaient démis de leurs fonctions, Condouriotti avait eu quelque droit de s’attendre à voir son nom généralement respecté sortir de l’urne ; mais toute réputation nationale était usée, et les Grecs, après six années de déchiremens intérieurs, en étaient réduits à faire venir d’Angleterre des généraux, de Russie un président pour leur république. Ce fut à Paris que le comte Capo d’Istria apprit son élection. Avant d’accepter la présidence qui lui était offerte, il voulut retourner en Russie et obtenir l’assentiment de l’empereur Nicolas. Né à Corfou en 1776, le comte était devenu par l’effet des circonstances plus Russe encore que Grec. Issu d’une famille que la république de Venise avait anoblie, il s’était rendu à Padoue pour y étudier la médecine. Lorsqu’en 1807 le gouverneur de l’Épire, maître de Prevesa, menaçait l’île de Sainte-Maure, Capo d’Istria fut investi du commandement général de toutes les milices des sept îles. Ce commandement le mit en relations avec Colocotroni, avec Karaïskaki, avec la plupart des chefs souliotes. L’annexion des îles ioniennes à l’empire français décida de sa destinée en lui inspirant la pensée d’offrir ses services au gouvernement moscovite. Admis dans la chancellerie de l’amiral Tchitchakof, il y fit preuve d’une remarquable aptitude politique. Sa fortune ne tarda pas alors à prendre un essor rapide. L’empereur Alexandre le distingua et l’employa dans les négociations qui précédèrent le traité de Paris. Haïssant l’Angleterre comme tout bon Ionien, la Turquie en sa qualité de fervent orthodoxe, il apporta dans les hautes fonctions auxquelles l’appela bientôt la faveur du tsar un violent désir d’émanciper la Grèce ; on a pu l’accuser, non sans quelque apparence de raison, de n’avoir voulu l’émanciper qu’au profit de la Russie.

En 1820, Capo d’Istria avait refusé la suprême direction de l’hétairie ; en 1822, il quitta le ministère des affaires étrangères pour ne pas s’associer à une politique qui semblait devenir moins favorable aux intérêts de la liberté hellénique. Pendant cinq années, il vécut à Genève dans la retraite la plus absolue. C’était un homme simple, intègre, fait pour honorer un état policé, incapable de maîtriser une société barbare dont il ne comprenait qu’à demi les passions.

Élu pour sept ans, Capo d’Istria ne se hâta pas de venir prendre possession de sa couronne d’épines. Une commission de trois membres, — « trois consuls romains, » ainsi les appelle le commandant de la Junon, — dut conduire les affaires jusqu’à l’arrivée du président gréco-russe. Cette commission ne pouvait offrir que des noms obscurs, car il fallait être certain qu’elle n’hésiterait pas à déposer ses pouvoirs au moment voulu : aussi fut-elle sans autorité.

Le 7 avril 1827, l’amiral de Rigny résumait en quelques lignes la situation. « Je dois vous témoigner le regret, écrivait-il au ministre, que, l’armement de Cochrane et son départ ayant eu lieu dans un port voisin de Toulon, je n’aie reçu aucun avis à ce sujet. L’arrivée de Cochrane parmi les Grecs, avec un brick et une goélette, sans réaliser toutes les espérances que ceux-ci s’en étaient formées, a produit cependant une grande sensation. Il avait été précédé d’un Anglais, nommé Church, qui se dit général, mais qui ne l’a point été au service d’Angleterre. On vient d’appeler le comte Capo d’Istria à la tête du gouvernement, de nommer un chef pour la terre, un autre pour la mer. Si ces nouvelles formes reçoivent le secours de quelques millions étrangers, elles pourront subsister quelque temps ; sans cela, elles auront le sort des gouvernemens éphémères et rivaux qui se sont succédé jusqu’ici en Grèce. »

II.

Cochrane et Church ont été investis de trop grands pouvoirs pour leur compétence. Quels, ennemis auront-ils à combattre, quels soldats va-t-on leur donner à conduire ? Ils ne connaissent ni les uns ni les autres. D’un côté se présentent des guerriers vieillis dans la profession des armes, fiers de leurs prouesses individuelles et pliés à me sorte de discipline, — de l’autre, des klephtes et des bergers animés d’un saint enthousiasme, ivres de haine et avides de sang, mais inquiets dès qu’on les appelle à livrer bataille en dehors de leurs montagnes, là où ils ne trouvent, plus une pierre pour appuyer leur fusil, un sentier scabreux pour opérer leur retraite. Voilà les élémens au milieu desquels vient s’abattre tout à coup sans préparation la suffisance étrangère.

Karaïskaki cependant n’avait pas attendu le généralissime pour entrer en campagne. Le 14 mars, à 6 heures du soir, il part d’Eleusis. Vers minuit, il occupait dans la plaine au nord du Pirée, vis-à-vis l’anse de Pyrgos, le petit monticule de Kerasini et s’y fortifiait. On avait compté de sa part sur plus de décision ; Karaïskaki savait mieux que Cochrane ce qu’il pouvait demander à ses troupes, et ceux qui le blâmèrent de sa prudence montraient probablement moins de jugement que lui. Au jour, les Turcs s’aperçurent de la présence des Grecs. Ils se portèrent à leur tour sur les hauteurs voisines et s’occupèrent sans délai de s’y retrancher. Tel était le premier soin des chefs qui avaient acquis quelque expérience dans cette guerre. Ils commençaient toujours par se créer un point d’appui pour y rallier leurs troupes en cas de débandade. Le 16 mars, au moment où la Victorieuse rejoignait la Pomone au mouillage de Salamine, les Turcs « firent mine de vouloir diriger contre Karaïskaki une attaque générale. » On les vit descendre des hauteurs avec une cavalerie et une infanterie très nombreuses. « J’ai craint un instant pour les Grecs, écrivait M. de Reverseaux ; mais l’ardeur des Turcs s’est aussitôt ralentie. Ils se sont contentés d’escarmoucher avec environ 300 palikares, et une poignée de cavaliers grecs, qui ont montré beaucoup de courage. Les 3,000 Grecs de Phalère sont sortis de leurs retranchemens et se sont aussi portés dans la plaine, séparés par la largeur du Pirée, des retranchemens de Karaïskaki. La citadelle, de son côté, a profité de l’absence des Turcs pour s’approvisionner de bois. » Ce n’étaient pas là de grands combats. C’était ainsi cependant qu’on pouvait se donner quelques chances d’arriver un jour sous les murs d’Athènes. Le 1er avril, Gennaïos Colocotroni, le second fils du vieux klephte, amenait à Karaïskaki 600 Moréotes. Ainsi renforcé, Karaïskaki, dans la nuit du 4 au 5, s’occupait de pousser un peu plus loin la ligne de ses embuscades. Les Turcs le surprenaient au milieu de ce travail ; un capitaine et une. douzaine d’hommes restaient sur le terrain. Le 8, Karaïskaki reprenait : patiemment son œuvre. Cette fois ce n’était plus d’une opération de nuit qu’il s’agissait : le général sortait de ses retranchemens à la tête de sa cavalerie, se faisait tuer une trentaine de chevaux, blesser plusieurs cavaliers ; lui-même recevait « une balle dans ses habits. » L’escarmouche terminée, il rentrait dans ses lignes, sans avoir beaucoup avancé ses affaires, sans avoir non plus rien compromis. Le 19 avril, nouveau renfort. Le fils de Sisini arrive à la tête de 1,500 hommes.

L’armée de l’Attique compte alors près de 11,000 hommes, 4,000 au camp de Munychie, 7,000 à l’ouest du Pirée. Karaïskaki juge le moment venu de faire un sérieux effort. Dans la nuit du 19 au 20, il fait occuper une hauteur voisine de celle où les Turcs s’étaient établis, hauteur située au nord de la ligne des retranchemens ottomans. Quand le jour paraît, les Grecs ont déjà élevé sur ce point un tambour. « Par fanfaronnade, » nous dit le commandant du Marsouin, le capitaine Guettard, ils annoncent leur présence en faisant une décharge générale de mousqueterie. Reschid essaya vainement de reprendre cette position. Refoulé dans une première attaque, il recommença le lendemain, toujours avec aussi peu de succès. En ce moment même arrivait à Kerasini sir Richard Church, et M. de Reverseaux écrivait de Salamine à l’amiral : « Cochrane, sur l’Hellas, est en vue, il fait route avec plusieurs bricks pour le mouillage de Phalère. »

Avant que ces deux grands personnages, Cochrane et Church, entrent en scène, établissons le bilan de la situation dont ils vont hériter. Athènes, nous apprend l’amiral de Rigny, « le pivot des affaires grecques, » était bien près de succomber, quoique les Grecs occupassent en force deux positions à droite et à gauche du Pirée, adossés à la mer qu’ils avaient pour eux. « Ils n’ont pu, ajoutait l’amiral, réussir encore à forcer l’opiniâtre Reschid à lever le blocus. Fabvier est toujours enfermé dans l’Acropole. Je ne serai pas blâmé, j’en suis certain, si j’emploie mes. efforts personnels pour le sauver, lui et ses compagnons, du sort qui les menace. »

Le langage de Fabvier n’était pas cependant celui d’un homme désespéré, il était celui d’un homme impatient et qui ne se sent pas à sa place. « Depuis longtemps, écrivait-il le 20 avril, les soldats irréguliers sont fatigués des promesses de cinq jours, de dix jours. La seule manière de les faire patienter, c’est de leur montrer de la besogne. Les miens sont plus calmes, quoique les plus maltraités de toute la Grèce. Ils ont acquis une lueur de patriotisme. Cependant le moment viendra bientôt où la patience échappera à tout le monde à la fois. Chacun répète : — 15,000 hommes réunis ! et ils n’osent marcher contre 5,000 au plus ! Que sera-ce quand ils arriveront devant les postes où l’ennemi a préparé sa défense ! — Quant à moi personnellement et à ma faible troupe, nous sommes entrés ici en passant sur le ventre des Turcs. je suis peu embarrassé de recommencer. L’état de la forteresse m’a seul engagé à y demeurer. Kriezotis est malade. Son corps est le pire de tous. Les gens du château veulent ouvertement la reddition. J’ai 60 hommes de morts par le feu ou de maladie. Les autres, rongés par la fièvre, privés de tout, n’en restent pas moins fidèles à leur devoir. » Une semblable dépêche était faite, il faut bien l’avouer, pour stimuler l’ardeur de Cochrane, car Cochrane était un vaillant soldat et prêt à payer en toute occasion de sa personne. Il avait déjà perdu près d’un mois à haranguer les Grecs, se flattant naïvement de pouvoir par ses proclamations rapprocher les partis. « Au début, écrivait l’amiral de Rigny, il a renvoyé les factions à la deuxième philippique de Démosthène. Depuis, saisissant mieux le caractère avide des chefs grecs et des palikares, il promet aux uns le sac de Byzance, aux autres le pillage de Smyrne, aux plus braves une prime en piastres d’Espagne. » Les soldats que Cochrane amenait le 20 avril dans la baie de Phalère étaient choisis dans une belliqueuse élite. C’étaient 1,200 Hydriotes et Crétois qu’il venait de prendre à sa solde. Il les fait débarquer sous les ordres d’un de ses parens, le major Urquhart, se met à leur tête le 25 avril, les enthousiasme par son exemple, et enlève au premier coup neuf petites redoutes. À dater de ce jour, les deux camps grecs forment une ligne continue de la colline de Munychie au pied du Mont-Corydale. Le couvent de Saint-Spiridion est complètement cerné. Déjà on s’en souvient, ce poste avait été battu en brèche par la Persévérance, qui l’avait ouvert de toutes parts sans que les palikares pussent se décider à l’enlever de vive force. Six bricks grecs entrent dans le port et dirigent leur feu sur ces ruines où se sont enfermés 300 Albanais. Le 26, l’Hellas se présente à son tour. La frégate s’entraverse devant le monastère, et ses soixante canons rasent presque complètement cet édifice. Le 27, l’Hellas tire encore, elle tire sur quelques pans de murailles restés debout. Le couvent n’est plus qu’un monceau de décombres sous lesquels une partie de la garnison turque reste ensevelie. Un appel est fait par Cochrane au courage de ses Candiotes. « Quels sont ceux qui se présentent pour monter à l’assaut ? Qui veut achever avec le sabre ou la baïonnette l’œuvre du canon ? » Tous restent muets. Vingt philhellènes sont seuls sortis des rangs ; on renonce à les sacrifier. Les Turcs étaient sans vivres et presque sans eau ; ils proposent de se retirer avec leurs armes. Cochrane refuse d’accéder à ces conditions : les Albanais déposeront leurs armes et se rendront prisonniers ; c’est la seule capitulation qu’il leur accorde.

Sur ces entrefaites, le bruit se répand que la flotte égyptienne est sortie d’Alexandrie. Cochrane court à Poros pour y activer l’armement de la flotte grecque. Pendant ce temps, les Albanais renouvellent leurs propositions, et cette fois le général Church, désireux d’en finir, les accepte. Des otages, suivant la coutume orientale, sont fournis aux Turcs. Les soldats guègues se forment sur deux rangs, au nombre de 250 environ. Les otages marchent en tête de la colonne. C’est dans cet ordre qu’on franchit les décombres. Une double ligne de cavalerie grecque borde les deux côtés du chemin. En ce moment une masse de soldats s’approche de la queue de la colonne. Des injures s’échangent. Un Rouméliote saisit le fusil d’un Albanais et essaie de le lui arracher. Celui-ci résiste ; dans le débat, l’arme qui était chargée part, sans blesser cependant personne. Le massacre aussitôt commence. Une décharge générale couche à terre un grand nombre de Turcs. Les Grecs achèvent les blessés à coups de sabre et dépouillent les morts.

Quelques Albanais parvinrent à gagner les derniers retranchemens occupés par Kostas Botzaris et par Nikétas ; ils eurent alors à essuyer le feu des avant-postes turcs. Plus de 200 Guègues trouvèrent la mort dans cette triste journée, et tous ces Guègues étaient des héros. Reschid, lorsqu’on lui annonça l’épouvantable catastrophe, s’en montra plus ému qu’on n’eût pu l’attendre d’un Turc façonné depuis si longtemps au mépris de la vie humaine. « Dieu ne laissera pas, dit-il, ce manque de foi impuni. » Le général Gordon avait assisté au sac de Tripolitza. Ce nouvel attentat le dégoûta de la Grèce. Il se démit de ses fonctions de directeur-général de l’artillerie et s’éloigna pour toujours d’un théâtre où se commettaient tant d’atrocités. Church et Cochrane se montrèrent un instant disposés à suivre son exemple ; mais bientôt ils se ravisèrent. Church reprit le commandement dont il s’était dépouillé avec ostentation, Cochrane adressa une proclamation à ses marins pour les féliciter de n’avoir pas trempé dans ce guet-apens.

La réduction du monastère de Saint-Spiridion et la jonction des deux camps grecs jusqu’alors séparés marquèrent un temps d’arrêt dans les opérations. L’armée de l’Attique cherchait à s’avancer dans la plaine et travaillait à élever des tambours en face de ceux des Turcs. L’armée ottomane campée devant Athènes se tenait sur la défensive et s’occupait surtout de faire venir ses approvisionnemens de la Thessalie. Le 26 mars, Reschid avait reçu de l’intérieur 1,500 charges de biscuit et 700,000 piastres. Embarqués à Volo, ces secours étaient transportés par mer à Négrepont et à Oropos. C’était donc à Volo même qu’il était plus certain de les aller détruire. Ni Coletti, ni Heïdeck, n’avaient réussi dans leurs expéditions. Le capitaine Hastings ne demanda le secours d’aucun corps de débarquement, sachant bien qu’il faut des soldats très solides pour oser les jeter à terre sans reconnaissance préalable et les placer ainsi en face de l’imprévu. Il partit le 20 avril sur la Persévérance, pénétra dans le golfe de Volo ; y enleva cinq bâtimens de transport, en détruisit quatre autres, et découvrant près de Tricheri, dans le canal septentrional de l’Eubée, un brick de guerre amarré à terre dans une anse, il l’incendia en quelques minutes avec ses boulets rouges.

Plus favorisé que Fabvier et que Gordon, Hastings ne comptait que des succès. Son heureuse fortune s’explique d’ailleurs aisément. Il agissait seul et n’avait pas comme les autres philhellènes à se faire Grec par désespoir de ne pouvoir faire des Grecs des Occidentaux. Les idées européennes et les habitudes orientales se trouvaient dans le Levant constamment en présence, c’est-à-dire en contradiction. Sir Richard Church et Karaïskaki ne s’entendaient déjà plus. Karaïskaki insistait pour que l’on continuât à cheminer prudemment du côté de l’ouest, profitant du terrain, s’appuyant à la lisière du bois, ne s’avançant jamais qu’à couvert. Le généralissime voulait changer sa base d’opérations, débarquer dans la baie de Phalère et traverser la plaine nue et dépouillée d’arbres pour se porter directement sur l’Acropole. Il est probable que Karaïskaki eût résisté jusqu’au bout à un pareil projet ; mais le 4 mai 1827 un coup fatal enlevait ce vaillant et habile capitaine à la Grèce. Une escarmouche avait été engagée par des Albanais, grecs contre quelques tambours turcs. Cet engagement, qui avait lieu sans ordre, prenait de l’importance. Karaïskaki crut devoir se mettre à la tête des troupes pour régulariser le mouvement. Il fut atteint d’une balle qui lui traversa le corps. Il était alors quatre heures après midi ; à dix heures du soir, Karaïskaki avait succombé. En lui disparaissait, non pas le dernier des Grecs, mais le dernier des vieux armatoles.

Karaïskaki avait à peine rendu l’âme que le général Church s’occupait de mettre à exécution le plan auquel il était parvenu à convertir les autres capitaines grecs. Le 6 mai 1827, un corps de 3,000 hommes, soutenu par une batterie de quatre pièces de 6, fut débarqué sur la plage de Phalère, près du cap Colias. Cette division devait attaquer les postes les plus rapprochés de l’Acropole, pendant que le corps principal, fort de 7,000 hommes, ferait une démonstration du côté du bois des oliviers. Des mesures mal prises, un défaut d’entente, ou un défaut de zèle, laissèrent la colonne du cap Colias sans appui. Le premier détachement, composé de tacticos et de Souliotes, s’était avancé dans la plaine, où il commençait à s’abriter à l’aide de quelques fascines et de levées de terre, quand il fut enveloppé par 2,000 cavaliers turcs. Reschid-Pacha dirigeait cette charge en personne. Il y fut légèrement blessé à la main. En moins de dix minutes, la déroute des Grecs fut complète. L’avant-garde s’était fait sabrer sur ses retranchemens ; l’arrière-garde ne songea qu’à regagner au plus tôt le rivage. Church en ce moment s’était mis en marche, Cochrane venait de débarquer. Ils faillirent tous deux tomber entre les mains des Turcs. Pour atteindre l’embarcation à laquelle il dut son salut, Cochrane fut obligé de se jeter à la mer. Le feu des navires qui balayait la plage arrêta seul les delhis dans leur poursuite. Près de 1,500 Grecs avaient péri. Dans le nombre se trouvaient 14 philhellènes et 286 hommes du corps régulier commandés par le colonel Inglesi. Les Turcs avaient fait 240 prisonniers ; ils les emmenèrent à leur camp, les firent agenouiller, et en décapitèrent sur-le-champ 238, Le jeune Dimitri Kalergi, grièvement blessé à la jambe, et le capitaine souliote George Drako furent exceptés de l’exécution générale. Ils avaient promis aux Albanais, à qui ils s’étaient rendus, de se racheter par de fortes rançons. Kalergi se trouva seul en mesure de faire face à cet engagement. Il en coûta 4,500 gourdes et un cheval à son frère. Désespérant, de pouvoir rassembler la somme exigée pour sa délivrance, Drako se suicida, dit-on, dans sa prison. Au nombre des captifs décapités était un philhellène français, nommé Pascal, dont le courage avait souvent fait l’admiration de ses compagnons sur le champ de bataille. Son énergie ne se démentit pas dans cette suprême épreuve.

Le combat du cap Colias devait amener la dissolution d’une armée que ne soutenait plus la confiance en ses chefs. Les débris de la colonne si malheureusement engagée par Cochrane et par Church avaient été embarqués dans la soirée. Ils se retirèrent sur la hauteur de Phalère ; là ils apportèrent la panique et le découragement qui s’était emparé d’eux. En trois jours, plus de 3,000 hommes abandonnèrent le camp. Le général Church, Cochrane lui-même, jugèrent tout perdu. Dans leur détresse, ils ne craignirent pas de s’adresser à un commandant français. Le capitaine de la Junon fut sollicité d’intervenir auprès du pacha. « J’ai tenté tous les moyens, lui écrivit l’amiral Cochrane, pour délivrer la garnison d’Athènes ; je n’ai pu y réussir. le ne compte plus que sur vos bons offices en faveur de malheureux qui ont fait bravement leur devoir envers leur pays. » le général Church de son côté avisait le colonel Fabvier des négociations qui allaient s’ouvrir. « Le courage, la persévérance, lui disait-il avec lesquels vous avez défendu jusqu’à ce moment la forteresse placée sous votre commandement ne laissent point de bornes à ma confiance. le ne crois pas pouvoir vous donner une plus grande preuve de mon estime que de remettre entièrement à votre sagesse le soin d’arrêter les stipulations nécessaires. »

III.

Au moment où le général Church adressait cette lettre au colonel Fabvier, la citadelle renfermait encore 1,400 combattans. On y distribuait chaque jour 2,200 rations ; cette ration, il est vrai, était peu de chose : elle se composait d’un peu d’orge et de deux litres d’eau. On pensait que ces provisions ainsi ménagées pourraient durer jusqu’à la mi-septembre. Le bois depuis longtemps manquait absolument ; on avait tout brûlé, tout, jusqu’aux affûts des pièces, dont sept seulement restaient en batterie. Demander une capitulation au séraskier, après le massacre de Saint-Spiridion, était, on en conviendra, chose délicate. Church et Cochrane ne l’auraient pas obtenue ; ils n’avaient point eu tort de compter sur l’ascendant du commandant de la Junon. Le capitaine qui montait cette frégate a été incontestablement un des officiers les plus remarquables de la marine française. Il y avait à cette époque deux commandans du même nom dans la station du Levant : le capitaine de frégate Jacques Le Blanc, qui commandait le brick le Cuirassier, et le capitaine de vaisseau Louis Le Blanc qui venait d’arriver avec la frégate la Junon sur la rade de Salamine, où se trouvait déjà depuis un mois la frégate la Pomone, commandée par le comte de Reverseaux. Le commandant du Cuirassier, marin des plus solides, est mort en 1833 capitaine de vaisseau ; celui de la Junon est devenu vice-amiral, préfet maritime de Brest, président de section au conseil d’état.

La lettre de Cochrane avait été portée à bord de la Junon dans la soirée du 7 mai. Le 8 au matin, le commandant Le Blanc entrait en relations avec le séraskier. « La haute valeur dont votre excellence a fait preuve, lui disait-il, m’est une garantie assurée de la noblesse de ses sentimens. J’aime à me persuader qu’elle saisira cette occasion de montrer à l’Europe entière qu’elle n’a jamais eu l’intention de répandre un sang inutile et de réduire à l’unique ressource de vendre chèrement leur vie des ennemis qui recourent à sa clémence, après avoir noblement combattu. » Cette première démarche fut accueillie par Reschid avec une courtoisie de bon augure. Le 11 mai, le capitaine Le Blanc se rendait sous escorte au quartier-général du pacha. Reschid fut le premier à déblayer le terrain : « Dans la position où se trouvent les Grecs, dit-il au commandant de la Junon, ils n’ont pas de conditions à faire. Ils doivent se montrer trop heureux d’accepter la faveur que le voudrai bien leur accorder. Voici mes intentions :

« Le colonel Fabvier gardera ses armes et pourra se retirer librement en emportant ses bagages. Pareille faculté sera accordée aux troupes de la garnison aussitôt qu’elles auront déposé les armes. Ceux des soldats, sujets du grand-seigneur, qui voudraient entrer au service de sa hautesse, seront admis dans l’armée du séraskier, payés et traités comme les soldats du corps dans lequel ils seront incorporés. »

M. de Reverseaux se chargea d’aller, avec un officier du pacha, porter cet ultimatum au colonel Fabvier. À quatre heures et demie, il était de retour. Quelle fut la surprise du commandant Le Blanc en lisant la réponse que lui apportait le commandant de la Pomone ! « Vous êtes dans l’erreur, écrivait le colonel Fabvier. Je ne commande pas ici ; je n’y suis que par accident. Je transmets votre lettre aux chefs de l’Acropole. » Cette défaite, au premier abord étrange, ne laissa pas de causer quelque humeur au pacha. « Comment, dit-il au capitaine Le Blanc, vous vous chargez de traiter pour le chef de l’Acropole, et vous ne savez même pas quel est ce chef ? » Le commandant de la Junon avait un moyen facile d’expliquer sa méprise. Il mit sous les yeux du pacha une copie de la lettre écrite par le général Church à Fabvier. Le 12 mai au matin, le généralissime réparait son erreur. Il s’adressait « au commandant et autres chefs des troupes grecques de l’Acropolis. » J’ai la traduction officielle de cette curieuse pièce sous les yeux. « Plusieurs personnes souffrantes, disait le général, se trouvent renfermées dans l’Acropole : il y a là également des monumens de l’ancienne Grèce chers au monde civilisé ; je désire les sauver de la destruction. je vous ordonne en conséquence d’accepter la capitulation ci-incluse. Le commandant de la Junon a pris toutes les mesures nécessaires pour votre sûreté. » Cette fois ce fut le lieutenant de vaisseau Lavaud, second de la Junon, qui fut dépêché vers la citadelle. Il revint de sa mission avec une réponse moins satisfaisante encore que celle obtenue la veille. Les capitaines grecs Nicolas Kriezotis, Statis Katzicoyani, Mamouri, Emorphopoulo, Jeronimo Foucas, Mitros Lekas, Blakopoulo, Sakharitzas, déclaraient au commandant Le Blanc « qu’ils le remerciaient beaucoup de la peine qu’il s’était donnée pour eux. » — « Il n’y a point ici, disaient-ils, de sujets du grand-seigneur, ainsi que le porte le projet de capitulation que vous nous avez envoyé ; il n’y a que des Hellènes déterminés à mourir ou à vivre libres. Si Kiutahié (c’est ainsi que les Grecs appelaient le vizir Reschid naguère pacha de Kiutahia) veut nos armes, qu’il vienne les prendre ! »

Transmise au pacha, cette fière réponse devait naturellement mettre fin à la négociation. Reschid ne s’en montra pas outre mesure irrité. « Sur votre prière, écrivit-il au commandant Le Blanc, et par égard pour l’amitié qui règne entre nos deux empires, je me suis encore prêté à une nouvelle démarche envers des gens qui oublient leurs devoirs vis-à-vis d’une foule innocente. Voyez avec quelle insolence ils répondent ! Je pourrai dire au moins que je n’aurai rien épargné pour vous être agréable. »

Quand Reschid-Pacha tenait ce langage, il venait de recevoir 8,000 hommes de renfort partis depuis longtemps de Constantinople. La désorganisation s’était mise au contraire dans l’armée grecque. Le général Church avait voulu se retrancher sur les hauteurs de Phalère, il sentait l’importance de conserver cette position. Le dénûment absolu dans lequel on le laissait, l’insubordination dès chefs et des soldats, l’obligèrent à l’évacuer. La retraite se fit en bon ordre : elle eut lieu dans la nuit du 27 au 28 mai ; 300 hommes d’arrière-garde, commandés par Nikétas, tinrent les Turcs en respect. Toute l’artillerie fut embarquée, à l’exception de deux pièces de 18, qui, trop lourdes pour être transportées, furent jetées à la mer. « Il est décidé, écrivait à l’amiral le capitaine Le Blanc, que la forteresse ne doit plus capituler. Elle attendra le résultat des nouveaux efforts que l’on va tenter pour faire lever le siège. Dans le cas où elle serait réduite à la dernière extrémité, elle suivrait l’exemple de Missolonghi. »

Le général Church n’avait pas voulu quitter les hauteurs de Phalère sans adresser quelque encouragement aux défenseurs de l’Acropole. Il leur exposait en détail tout un nouveau plan de campagne. Son but serait désormais d’intercepter les convois de vivres de l’armée turque. Déjà la côte, du golfe de Volo au cap Sunium, était étroitement bloquée par les flottes grecques. Church allait faire occuper tous les défilés qui pouvaient conduire au camp de Reschid. Les troupes du séraskier se plaignaient de la disette ; elles ne tarderaient pas à connaître la famine. Le général donnait d’ailleurs carte blanche au colonel Fabvier. Si le colonel croyait devoir tenter de s’échapper avec son corps, il l’engageait à se jeter dans les montagnes de l’Hymète, à traverser cette chaîne jusqu’à la côte opposée, où des bâtimens grecs iraient le prendre. Quant à lui, il transportait son quartier-général à Égine, pour y composer un corps régulier recruté dans les meilleures troupes.

Tous ces développemens ne pouvaient masquer un abandon trop certain. En voyant disparaître le drapeau grec des hauteurs de Munychie, la garnison de l’Acropole se sentit livrée. « Elle perdit soudain, nous dit un philhellène anglais, son attitude théâtrale. » — « Elle se souvint, écrit avec plus de justice l’amiral de Rigny, que quinze jours auparavant elle avait été autorisée par le général en chef lui-même à traiter de sa reddition. »

Le 1er juin 1827, la frégate la Sirène, portant le pavillon du commandant de la station française, jetait l’ancre sur la rade de Salamine, en compagnie de la corvette l’Écho. La frégate la Junon avait quitté ces parages depuis la veille ; l’amiral ne trouva sur les lieux qu’un brick de guerre autrichien, le Veneto. Le capitaine de ce brick se rendit sur le champ à bord de la Sirène, il avait une communication importante à faire à l’amiral. La garnison de l’Acropole désirait reprendre la négociation interrompue. Le lendemain 2 juin, en effet, l’amiral de Rigny reçut par les avant-postes turcs, et au moment même où il était au camp du séraskier, une lettre qui lui était adressée par les chefs grecs de la citadelle. Les assiégés exposaient dans ce message les conditions auxquelles ils se déclaraient prêts à rendre la place. Pendant trois jours les parties discutèrent, pendant trois jours l’amiral fit preuve d’une patience exemplaire et d’un zèle infatigable. Reschid enfin céda. Il souscrivit à peu près à toutes les exigences d’un ennemi ombrageux. Les Grecs réclamaient les honneurs de la guerre ; ils demandaient avec plus d’énergie encore l’éloignement des troupes turques. « Ces troupes, disaient-ils, devront évacuer leurs positions et se retirer au village de Menidhi. » Le pacha répondit : « La distance qui sépare la citadelle du cap Colias sera libre de toute troupe turque, à l’exception de la colline de Philopapus, qui restera occupée. » Trois officiers français et trois officiers du pacha, le kaftan Agassi, le tchokadar Aga, le voïvode Salih-Bey, et un certain nombre de chefs albanais furent désignés pour servir d’otages. Ils accompagneraient la colonne et resteraient sur la plage jusqu’à l’embarquement du dernier soldat.

Le 5 juin au matin, cette capitulation fut acceptée par les chefs de la garnison. Ce n’était rien d’avoir réglé les choses sur le papier. Le difficile était l’exécution d’une convention contre laquelle protestait avec énergie le ressentiment des Albanais. Les Guègues avaient juré de venger leurs compatriotes assassinés un mois auparavant au Pirée, et ces montagnards, on le sait, font rarement de pareils sermens en vain. Reschid les contint avec sa cavalerie. Trois officiers français et trois officiers turcs prirent la tête de la colonne. L’amiral se plaça lui-même à l’arrière-garde avec les trois chefs albanais que les Grecs avaient nominativement demandés pour otages. On se mit ainsi en marche et on put arriver, sinon sans émotion, du moins sans encombre, à la baie de Phalère. Là on trouva les embarcations des bâtimens de guerre français et celles d’un brick et d’une goélette de sa majesté apostolique. Ces embarcations reçurent 1,838 personnes, hommes, femmes, enfans, malades et blessés, avec armes et bagages. Le soir même, elles les avaient déposées sur l’île de Salamine.

On eût pu citer peu d’exemples, dans cette guerre cruelle, d’une capitulation aussi honorable, aussi avantageuse, aussi fidèlement exécutée. Le désastre de Missolonghi, dont le retentissement fut si douloureux dans toute la chrétienté, n’eût point eu lieu, si la voix du haut-commissaire des îles ioniennes eût possédé cette puissance de persuasion qui faisait du commandant de la station française un arbitre écouté dans toutes les questions délicates. L’amiral de Rigny avait, ce semble, quelque droit de compter sur la reconnaissance de la Grèce ; mais tous les bienfaits ne sont pas appréciés sur-le-champ. « Jugez de ma surprise, lui écrivit le général Church, en lisant la lettre par laquelle vous m’annonciez que la capitulation de l’Acropole était sur le point de se conclure par votre intervention. Mon armée, renforcée et presque réorganisée, était dans un meilleur état pour secourir la garnison que lorsque j’occupais la position de Phalère. Je savais que l’ennemi était à court de provisions ; le venais d’obtenir un procès-verbal authentique de la quantité de blé et d’eau qui restaient dans la citadelle. Les premiers renseignemens reçus étaient inexacts. Je pouvais donc envisager les choses sous un autre jour que lorsque, mal instruit de la situation, j’approuvais la démarche de l’amiral Cochrane auprès du capitaine Le Blanc. »

Le commandant de la station française était un esprit plein de mesure. Voici en quels termes il répondit aux reproches si peu mérités que lui adressait le général Church : « Vous avez, lui dit-il, éprouvé quelque surprise en apprenant que la garnison de l’Acropolis avait manifesté le désir de renouer une capitulation. La mienne n’est pas moins grande en voyant de quelle manière vous interprétez ce qui s’est passé… La garnison de l’Acropolis, depuis l’évacuation de Phalère, n’avait plus d’autre moyen de salut que la négociation dans laquelle je me suis cru suffisamment autorisé à intervenir. Les lois de la guerre, vous le savez, monsieur le général en chef, laissent à toute garnison dont les moyens de communication sont strictement fermés, le droit de se diriger d’après sa propre situation. La garnison de l’Acropolis, qui avait dans les mains un ordre signé de vous d’accepter une première capitulation, en était réduite, par des raisons qu’il serait superflu de détailler ici, à ne plus chercher qu’à se procurer les meilleures conditions possible. Elle s’est adressée à moi pour cela. Il vous est libre de penser, monsieur le général, que les forces sous vos ordres étaient mieux disposées pour secourir la citadelle que lorsque les troupes grecques, à portée de fusil du camp turc, présentaient l’apparence évidente d’un secours immédiat. Il m’est permis de penser autrement. J’avais la connaissance exacte de la situation respective des deux parties. J’ai rempli mon devoir en obéissant aux lois de l’humanité et je l’ai rempli avec chaleur. Je me flatte que vous penserez, quand vous aurez pris connaissance de la capitulation ci-jointe, que ce n’a pas été sans quelque succès… J’ai été obligé, à défaut de barques grecques, d’employer les bâtimens de sa majesté au transport de plus de 2,000 personnes. Quant aux moyens que j’ai pris pour rassurer une garnison intimidée par des souvenirs récens, je ne demande à personne de m’en savoir gré. »

Le général Church ne tarda pas à regretter son injustice. L’irritation dont il avait cru un instant pouvoir détourner le cours ne s’en reporta qu’avec plus de violence sur lui, sur Fabvier, sur Cochrane. Pour soustraire Fabvier, l’héroïque Fabvier, à la fureur de la multitude, il fallut à Poros le conduire en prison. « L’ingratitude, disait le général Church au capitaine Le Blanc le 27 juin 1827, est le moindre des défauts que le connaisse aux Grecs. » N’est-ce donc pas le défaut de tous les peuples et surtout des peuples malheureux ? Si la situation de la Grèce ne justifiait pas, elle pouvait du moins faire comprendre des violences qui s’égaraient sur les meilleurs amis d’une cause en ce moment presque désespérée. Toute la Grèce continentale reconquise par Karaïskaki échappait aux Grecs en même temps que l’Acropole. Des 14,000 ou 15,000 hommes que Church et Cochrane avaient assemblés au mois de mai devant Athènes, pas un n’était resté dans l’Attique. Chaque chef en partant emmenait les siens. Il y avait à peine à la fin du mois de juin 1,000 hommes à Salamine. Le reste s’était réfugié en Morée, sans liens, sans confiance, et qui plus est, sans argent. C’était dans de telles conditions que les débris de l’armée de Karaïskaki et du général Church se voyaient exposés à rencontrer Ibrahim déjà maître des provinces de Gastouni et de Vostitza. Corinthe à son tour pouvait être investie, car rien n’empêchait plus Reschid de pousser ses troupes jusqu’à l’isthme. Les primats des villages aux environs de Mégare avaient fait leur soumission. Corinthe réduite, il ne resterait plus aux Grecs que Nauplie ; là était le dernier refuge, la dernière espérance. « Le gouvernement, écrivait l’amiral, va s’y transporter de nouveau. La place bien approvisionnée est imprenable, car les Turcs ne sauront et n’oseront jamais la bloquer par mer tant qu’Hydra et les bâtimens grecs subsisteront. C’est vraisemblablement vers ce point que les renforts d’Égypte, qui ne sont point encore en mouvement, se porteront cet été. S’il y a une attaque un peu vive, le ne doute pas qu’elle ne réussisse. Ce sera alors la fin du drame. »

Le crédit de Nedjib-Effendi avait fait investir Méhémet-Ali de la direction suprême de la guerre. Deux vaisseaux, sept frégates, neuf corvettes, que le commandant de la Lamproie avait vus le 31 janvier 1827 sur la rade de Navarin, se trouvaient, le 27 mars de la même année, mouillés dans le port d’Alexandrie. « Le vice-roi peut tout maintenant, écrivait le capitaine Fleury, il dit à qui veut l’entendre qu’il va sortir avec sa flotte réunie à celle du sultan pour effectuer un coup de main sur Hydra. Mais osera-t-il réellement quitter l’Égypte ? »

Quels que fussent au fond ses desseins, Méhémet-Ali n’en poussait pas moins avec une extrême vigueur l’armement de son escadre. Il voulait qu’elle fût prête le 15 juin. Une frégate construite à Marseille lui amenait des officiers français qu’il s’empressait de distribuer sur différens bâtimens. Un capitaine de vaisseau en retraite, M. Le Tellier, acceptait la tâche d’organiser la marine égyptienne, mission remplie jusqu’alors par un officier italien. Le danger devenait pressant pour Hydra ; Cochrane, dont la célébrité et la popularité avaient reçu une sérieuse atteinte à Phalère, forma le projet de rétablir sa réputation en allant au-devant de cet orage. Il venait d’avoir avec sa frégate un engagement sans résultat contre deux corvettes égyptiennes et de s’emparer d’un brick-transport turc, quand il prit le parti de rassembler tout ce que la flottille grecque avait de bâtimens disponibles et de se porter sur les. côtes d’Égypte. Le 16 juin 1827, dans l’après-midi, les vigies de la corvette française la Victorieuse, commandée par le capitaine de vaisseau de Villeneuve-Bargemont, signalèrent vingt-trois voiles qui se dirigeaient vers les passes d’Alexandrie. N’était-ce pas le convoi qu’on attendait d’un jour à l’autre de Smyrne ? La frégate qui semblait escorter cette réunion de navires marchands portait le pavillon autrichien. Le convoi cependant approchait. Le commandant de Villeneuve n’eut pas de peine à reconnaître dans cette flottille déguisée l’armée grecque. Il envoya sur-le-champ prévenir le consul et quelques négocians. Contrairement à ses habitudes, le vice-roi avait passé la journée à la campagne. Il accourut et donna des ordres pour faire appareiller les bâtimens qui se trouvaient prêts et pour faire armer les batteries. Un brick turc était en croisière devant le port. Il voulut rentrer précipitamment, et s’échoua. Un premier brûlot détaché de la flottille grecque manqua l’abordage : un second réussit mieux ; il incendia en quelques minutes le bâtiment échoué. L’équipage égyptien se sauva dans ses embarcations.

La nuit sur ces entrefaites était venue, et avec la nuit le calme. habituel. Ballottée par la houle, l’armée grecque se maintint à une lieue environ de la ville. L’Hellas jeta l’ancre à deux portées de canon des récifs. Vers dix heures du soir, le pacha s’embarqua sur un brick descendu récemment des chantiers de Marseille. Tous les officiers français l’accompagnaient. Combattre Cochrane, fût-il à la tête d’une flotte grecque, c’était presque prendre la revanche de l’île d’Aix. Le 17, au point du jour, treize bâtimens égyptiens avaient enfin pu appareiller. Le commandant de Villeneuve alla en ce moment rendre visite à Méhémet-Ali. « Je le trouvai, dit-il, extrêmement animé et décidé à provoquer une affaire décisive. » Pendant ce temps, la flotte grecque s’éloignait lentement vers le nord-est. Un brûlot attardé par le calme était resté en arrière. Une foule d’embarcations égyptiennes coururent sur lui, et l’auraient pris indubitablement, si la brise ne s’était élevée et ne lui eût permis de s’éloigner.

Dans la journée, on avait perdu de vue les Grecs. Vers le soir, ils reparurent, courant la bordée de l’ouest, à très grande distance. Le pacha ne s’était éloigné que de quelques lieues. À la nuit, il se rapprocha de la côte et jeta l’ancre par le travers des passes. Plusieurs frégates et corvettes, qui n’avaient pu appareiller dès le matin, vinrent le rejoindre.

Le 18 juin, quand le jour parut, toute cette escadre, au nombre de vingt-quatre navires, dont 6 frégates et 8 corvettes, mit sous voiles. L’infatigable pacha n’avait pas quitté son brick. « Il va, vient, écrivait le commandant de la Victorieuse, presse, encourage et menace. » Cochrane ne l’attendit pas, et la flotte égyptienne fit d’inutiles efforts pour se rapprocher de la flottille grecque. Vers six heures du soir, les deux armées avaient disparu. « Le pacha, — c’est ainsi que le commandant de Villeneuve termine son intéressant rapport, — le pacha, avec qui le viens de passer une heure, est revenu dans la matinée. Il a donné l’ordre à sa flotte de poursuivre les Grecs jusqu’à Rhodes. Il est plein de confiance dans la valeur de ses marins. »

Informé de cet épisode, l’amiral de Rigny en comprit sur-le-champ la gravité. Les Égyptiens en mer et poursuivant les Grecs, c’était quelque chose de plus sérieux encore que la reddition d’Athènes. « Si la flotte égyptienne, écrivit-il au ministre, se présentait aujourd’hui devant Hydra, il n’y aurait pas de résistance, tout tomberait à la fois. Les affairés intérieures des Grecs empirent chaque jour. Les chefs se disputent, se vendent même la citadelle de Nauplie. Cette forteresse est en ce moment occupée par un certain Grivas, à qui Colocotroni a failli l’enlever par ruse. Le gouvernement provisoire veut s’y installer pour y attendre Capo d’Istria ; malheureusement il n’a aucune force, ni pour s’en emparer, ni pour s’y maintenir. Le général Church tente en vain d’organiser à Egine un corps d’un millier d’hommes. Il faut se hâter, si l’on veut arriver à temps comme médiateurs. »

La médiation ! Oui, sans doute, là seulement était le salut ; mais il y avait bientôt six ans qu’on y songeait. Le prince de Metternich proposait d’ouvrir des conférences à Londres. Il savait que le roi de Prusse ne se joindrait à aucun traité qui ne portât déjà la signature des quatre autres puissances. L’Autriche restait ainsi l’arbitre de la question. L’Angleterre et la Russie déjouèrent cette manœuvre en se déclarant prêtes à se contenter de l’accession de la France. Le 6 juillet 1827, un grand acte fut accompli. Les trois puissances stipulèrent qu’elles offriraient en commun leur médiation à la Porte et qu’elles exigeraient en même temps une suspension d’armes immédiate. La détermination était excellente ; il fallait en prévoir les conséquences. « On ne sait, écrivait l’amiral de Rigny, jusqu’où pourra se porter l’animosité des Turcs dans les échelles habitées par nos consuls et par nos négocians. je suis obligé de laisser une frégate à Smyrne, une autre à Alexandrie, un bâtiment à Salonique. L’Autriche et la Prusse, demeurant en dehors du traité, doivent désirer que les trois ambassades se retirent ; elles resteraient alors maîtresses du terrain à Constantinople et finiraient peut-être par s’établir médiatrices entre les médiateurs eux-mêmes et la Porte. Il ne serait donc pas surprenant qu’elles conseillassent aux Turcs de se montrer très menaçans contre les légations de France, d’Angleterre et de Russie. »

Ces craintes heureusement étaient vaines. Le gouvernement ottoman pouvait bien répondre aux ambassadeurs « que tous les protocoles étaient à ses yeux une feuille blanche, que la Porte, au sujet des Grecs, n’accepterait jamais de propositions ; » le temps était passé où le château des Sept-Tours s’ouvrait pour le moindre grief aux envoyés des puissances chrétiennes. La Porte avait toujours la même arrogance ; elle n’avait plus cette superbe confiance en ses forces. Restait l’appréhension, mieux justifiée peut-être, des séditions populaires ; la destruction des janissaires, de cette soldatesque bourgeoise, âme de toutes les révoltes, en diminuait singulièrement le péril. Encore terrifié de la sanglante répression du 16 juin 1826, affaissé sur lui-même, le peuple turc ne savait plus avoir de colère, même contre les infidèles. L’intervention de l’Europe se trouvait donc servie à son insu par les délais que lui avait si longtemps opposés la diplomatie autrichienne. Il ne fallait point cependant se le dissimuler, le nœud gordien existait toujours. Les hommes d’état s’occupaient avec ardeur de le dénouer, quand le canon des escadres alliées vint tout à coup abréger leur travail. De la journée de Navarin, bien plus que des traités qui l’ont précédée ou suivie, date l’affranchissement de la Grèce.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.