Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/10

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Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 108 (p. 938-962).
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X

LA BATAILLE DE NAVARIN.

I.

Le traité signé à Londres le 6 juillet 1827 remettait aux mains de trois grandes puissances la cause et les intérêts de la liberté hellénique. À cette date, l’histoire de l’insurrection de 1821 peut être considérée comme terminée. C’est entre les gouvernemens protecteurs de la Grèce et la Porte-Ottomane que le débat existe désormais. Nos capitaines n’ont eu jusqu’ici qu’une mission d’humanité à remplir ; depuis le commencement des troubles, leurs navires ont servi de refuge à plus de 7,000 Grecs. Un rôle plus actif va commencer pour eux. Tout fait présager que la campagne de 1827 ne pourra se clore qu’au bruit du canon. Chaque jour en effet apparaît plus évidente l’impuissance de la diplomatie privée du recours aux mesures coercitives. Les démarches des ambassadeurs de France, d’Angleterre et de Russie sont restées sans résultat. Le 16 août, une note collective est portée au reis-effendi. Ce haut fonctionnaire refuse de l’accepter. Les drogmans sont contraints de la laisser non décachetée sur son sofa. Le 31 août, une seconde note annonce au divan que « les trois puissances sont résolues à imposer par la force des armes une trêve aux parties belligérantes. » Le 9 septembre, les ambassadeurs se rendent en personne auprès du reïs-effendi. Ils le préviennent officiellement que « les flottes alliées vont recevoir l’ordre d’empêcher tout débarquement d’armes ou de soldats en Morée, et qu’elles opposeront au besoin la violence à la violence. » L’accueil fait à ces communications par le divan est tel que l’ambassadeur russe, M. de Ribeaupierre, croit devoir inviter l’amiral Greigh, qui commande la flotte du tsar dans la Mer-Noire, à prendre les mesures qu’il jugera les plus propres à garantir la sûreté des membres de l’ambassade et celle de la colonie moscovite. Deux divisions de l’armée de Bessarabie s’approchent du Pruth.

L’amiral de Rigny avait depuis longtemps prévu ce conflit. Il savait également quelle répugnance éprouveraient l’Angleterre et la France à laisser la Russie peser par ses mouvemens militaires sur les décisions de la Porte. Le principal objet du traité de Londres était précisément d’éviter cette extrémité et de borner l’intervention européenne à une action purement navale. Aussi au premier bruit d’une entente diplomatique près de se conclure, l’amiral s’était-il hâté d’indiquer le seul moyen qui pouvait, suivant lui, écarter les armées russes de l’arène. « Il faut, écrivait-il le 28 juillet, agir sur Méhémet-Ali et lui persuader, fût-ce même par des démonstrations menaçantes, de ne plus se mêler des affaires de la Grèce. » Le 9 août, il revient avec plus d’énergie encore sur cette idée. « Si le pacha, dit-il, restait dans ses doutes, il pourrait arriver que, prévoyant encore un laps de temps suffisant avant la ratification du traité, il n’en profitât pour frapper un dernier coup sur Hydra et pour achever la conquête de la Morée. Qu’auraient alors à faire des médiateurs venant apporter leurs propositions sur ces décombres ? » Jamais préoccupation ne fut plus raisonnable, observation plus juste. S’il n’était dans les destinées et dans l’essence de toute coalition d’arriver toujours trop tard, il est évident qu’à cette heure le port d’Alexandrie devrait être bloqué. Malheureusement les forces navales qui peuvent seules donner à la convention de Londres sa sanction ne sont pas même rassemblées. Une flotte russe, forte de huit vaisseaux de ligne, huit frégates et deux bricks, vient à peine de quitter la Baltique. Cette flotte se rendra en Angleterre et détachera de là dans les eaux du Levant, sous les ordres d’un contre-amiral d’origine hollandaise, le comte Heiden, une division composée de quatre vaisseaux et de quatre frégates.

Le commandant des forces britanniques, le vice-amiral sir Edward Codrington, n’est arrivé à Smyrne dans les dernière jours du mois de juillet qu’avec un seul vaisseau, l’Asia, de quatre-vingt-quatre canons. L’Albion et le Genoa, détachés de l’escadre de Lisbonne, sont encore à Malte, et c’est le 31 août seulement que l’amiral de Rigny peut de Milo annoncer au ministre l’apparition successive du brick le Marsouin, des vaisseaux le Scipion, le Trident, le Breslau, la Provence, et de la frégate la Magicienne. Le cabinet français se félicite cependant de son activité. « On a perdu si peu de temps, écrit à l’amiral le comte de Chabrol, alors ministre de la marine, à vous prévenir des dispositions à prendre en vertu du traité que les instructions étaient faites et les bâtimens partis dans les huit jours qui ont suivi la signature. » Les bâtimens étaient partis en effet, mais dans quelles conditions étaient-ils arrivés ? « Je ne m’étendrai pas, écrivait l’amiral, sur l’état, soit au personnel, soit au matériel, des vaisseaux que vous m’envoyez. Je sens tout ce que dans ma position l’expression d’une plainte pourrait avoir d’importun. Toutefois, monseigneur, pour ma propre responsabilité, moins encore peut-être que dans l’intérêt de la vôtre, je ne dois pas vous dissimuler le fardeau qu’imposent à ceux qui ont à les mettre immédiatement en œuvre des armemens si précipités. Le temps viendra, j’espère, où, les institutions nouvelles et le budget de la marine ayant acquis tout leur développement, il sera permis de mettre sur la même ligne d’importance et la sûreté des vaisseaux de sa majesté et la célérité de leur équipement. Il y va de l’honneur du pavillon. » Paroles bien remarquables, si l’on considère surtout l’époque où elles furent prononcées, paroles fécondes que n’avait eu garde d’oublier l’amiral devenu ministre lorsqu’il préparait, quatre années plus tard, pour un rival illustre la brillante escadre du Tage ! « Les équipages des deux vaisseaux de Toulon, poursuivait l’amiral, m’ont paru plus forts que ceux de Brest, et je ne doute pas de leurs progrès rapides ; mais je remarque en général la pénurie dans laquelle on se trouve au sujet de bons officiers mariniers. Les petits bâtimens qui depuis la paix formaient la partie principale des armemens ont contribué à multiplier cette classe de sous-officiers, quelquefois choisis sans discernement, qui se trouvent perdus dès qu’on les jette au milieu d’un équipage de vaisseau. »

Le ministre accepte ces observations si fermes dans le fond, si mesurées dans la forme, avec une longanimité qui lui fait honneur. « Il faut faire la part des circonstances, répond-il à l’amiral. Nous avons eu pour notre début un grand et prompt développement de forces à faire. Les équipages ont été successivement formés et immédiatement embarqués. Le temps arrange lui-même les choses tous les jours. Si on avait dit, il y a trois ou quatre ans, que nos ports auraient à armer cinq vaisseaux et dix frégates en deux mois, on aurait eu peine à croire que cela fût possible. L’an prochain, on armera le double avec plus de facilité. Nous aurons plus d’hommes formés, et nous posséderons les cadres de trente-six équipages. »

Cette perspective pouvait sourire à bon droit au ministre. Elle ne diminuait pas les embarras du chef exposé à entrer en action avec des bâtimens qu’il n’hésitait pas à déclarer « incapables de suivre les mouvemens des deux autres escadres. » Pendant que le Scipion, le Breslau, le Trident, la Provence, réunis sur la rade de Paros autour de la Sirène, y réparaient leur gréement, y complétaient leur eau et leurs vivres, l’amiral Codrington, renforcé de L’Albion et du Genoa, interrogeait avec anxiété sir Stratford Canning sur la nature et sur la portée de sa mission. Entré dans la marine en 1783, sir Edward Codrington n’avait pas été préparé par les incidens de sa carrière aux délicates questions qu’on lui donnait inopinément à résoudre. Ce n’était pas en servant dans la flotte de la Manche sous lord Howe, en combattant près de l’île de Groix avec lord Bridport, en commandant l’Orion à Trafalgar, le Blake dans l’expédition de l’Escaut, à Cadix et sur les côtes de Catalogne, qu’il avait pu apprendre « comment il s’y prendrait, — ce sont ses propres expressions, — pour empêcher les Turcs de poursuivre la ligne de conduite à laquelle il devait s’opposer sans commettre d’hostilités à leur égard. » — « Sans doute, écrivait-il à l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, on entend par là un blocus ; mais, si les Turcs essaient de le forcer, n’est-ce pas à coups de canon que la tentative devra être réprimée ? » Sir Stratford appartenait à une école diplomatique dont l’audace tendait à renouer les traditions des Pitt et des Chatham. Il ne crut pas nécessaire d’envelopper sa réponse d’un nuage trop opaque ; il faut remarquer cependant qu’à la date où s’échangeaient ces communications on n’avait pas encore appris à Constantinople la mort de George Canning. La politique anglaise devait montrer moins de raideur et d’aplomb quand l’inspiration du grand ministre, décédé le 8 août 1827, cessa de la soutenir et de planer sur tous ses actes. « Dans mon opinion, écrivait sir Stratford quelques jours avant de recevoir l’annonce de ce douloureux événement, tout dommage infligé à la flotte d’Ibrahim, tout danger imminent auquel l’exposerait son obstination, seraient plutôt de nature à faire fléchir la détermination du vice-roi qu’à la confirmer. Le moment décisif sera celui où les événemens se chargeront d’apprendre pour la première fois au pacha que nous sommes résolus à exiger par la force, s’il nous y contraint, l’armistice qui lui a été signifié. Cette suspension d’armes doit être obtenue de son consentement ou sans son aveu, car le traité de Londres n’a point d’autre objet. Vous n’avez pas sans doute à prendre parti pour l’un ou pour l’autre des belligérans ; mais vous devez interposer vos forces entre eux et leur imposer la paix avec votre porte-voix, si la chose est possible, avec vos canons, si vous ne pouvez faire autrement. »

Quand les ambassadeurs écrivent sur ce ton aux amiraux, il ne faut pas s’étonner qu’à la première occasion « les canons partent tout seuls. » Les trois puissances étaient incontestablement d’accord pour arrêter en Grèce l’effusion du sang ; nous eussions néanmoins voulu obtenir ce résultat sans porter atteinte à la puissance naissante du vice-roi d’Egypte. Par une tendance contraire, le cabinet britannique eût volontiers dirigé de ce côté ses rigueurs. Après avoir poursuivi Cochrane jusqu’à Rhodes, la flotte égyptienne était rentrée dans Alexandrie le 25 juin 1827. Déjà le traité d’intervention se débattait à Londres ; ce ne fut cependant qu’à la fin du mois de juillet que l’amiral Codrington reçut par un courrier extraordinaire le premier avis de cette importante transaction. Le 8 août, il chargeait le capitaine de la corvette la Rose d’en aller donner communication à Méhémet-Ali. L’amiral de Rigny confiait la même mission au commandant de la frégate la Pomone. Ces deux messagers arrivèrent trop tard. Le 31 juillet, une première division avait mis à la voile ; le 5 août, le gros de la flotte ottomane cinglait vers les côtes de Caramanie. Elle comptait quatre-vingt-douze voiles, dont cinquante et un navires de guerre, et portait en Morée, avec d’immenses approvisionnemens, un renfort de 4,000 soldats réguliers.

Le 18 août, cette puissante flotte mouillait à Marmorice. Elle en repartait le 22, et poussait sa bordée jusqu’au cap Raz-Attin, point de la côte d’Afrique situé sur le méridien qui va passer entre Cerigo et l’extrémité occidentale de Candie. En prenant cette route, au lieu de s’obstiner à louvoyer sur la côte d’Asie, à l’exemple d’Ibrahim et de Khosrew, les nouveaux commandans de la flotte ottomane, Tahir-Pacha et Moharem-Bey, se donnaient de grandes chances d’échapper à la surveillance des escadres alliées. Il ne paraît pas d’ailleurs que les amiraux anglais et français aient mis un très vif empressement à se porter sur le passage des vaisseaux turcs. Le 11 août, l’amiral de Rigny informait son collègue que la frégate l’Armide, en croisière près du cap Matapan, avait rencontré le 5, à dix milles environ dans l’ouest de Cerigo, la frégate l’Hellas, emmenant à la remorque vers Poros une corvette tunisienne capturée par Cochrane. Le lendemain 6 août, c’était au milieu d’une flotte turque composée de seize voiles que l’Armide tombait inopinément. D’où venait cette escadre que le capitaine Hugon avait vue se diriger du sud vers Navarin ? N’était-ce pas l’avant-garde de la grande flotte attendue d’Alexandrie ? À cette nouvelle, sir Edward Codrington se décidait enfin à partir de Smyrne et à se rapprocher de la Morée. « Je vais, écrivit-il le 27 août au commandant de la station française, passer par le canal de Chio et aller m’établir en croisière entre Hydra et Thermia. » Était-ce bien là le point qu’il eût fallu choisir pour se mettre en mesure d’intercepter une flotte qui ne pouvait rien entreprendre de sérieux avant d’avoir touché à Navarin ? L’amiral de Rigny me paraît avoir mis plus de franchise dans son abstention en gardant ses vaisseaux sur la rade de Paros. Ni l’un ni l’autre des amiraux n’ignorait d’ailleurs en ce moment que les différens avis donnés à Méhémet-Ali pour l’engager à retarder l’expédition de sa flotte avaient été infructueux. Ils savaient tous les deux que « la situation du vice-roi vis-à-vis des Turcs ne lui avait pas permis de différer davantage ; » mais ils ne se croyaient pas encore suffisamment autorisés à « empêcher la flotte égyptienne d’atteindre la Morée. » — « Les instructions que nous avons reçues, écrivait l’amiral français au ministre le 31 août, n’ont rien précisé à cet égard. Devons-nous interdire seulement aux flottes ottomanes l’accès d’un point où elles iraient tenter un débarquement hostile, ou faut-il les éloigner des ports mêmes de la péninsule dont Ibrahim est en possession ? » Ces incertitudes aplanirent la voie à Tahir-Pacha et à Moharem-Bey. Retenus pendant plusieurs jours par le calme et les vents contraires sous le cap Raz-Attin, ils entraient le 7 et le 8 septembre avec quatre-vingt-douze voiles dans le port de Navarin. Le 10 au soir, l’amiral Codrington pouvait de ses propres yeux y constater leur présence.

L’amiral anglais avait alors sous ses ordres trois vaisseaux de ligne, deux frégates et deux corvettes. « En arrivant, dit-il, j’ai trouvé la flotte égyptienne à l’ancre : je la surveille. » Cette assurance n’arrêta ni les plaintes des Grecs ni celles de leurs partisans. Il était difficile en effet de persuader à des gens ombrageux et désespérés que l’apparition tardive de l’escadre anglaise, que l’absence totale de nos bâtimens, fussent un pur effet du hasard. Les Grecs et les philhellènes voyaient dans ce contre-temps une combinaison déloyale qui les faisait douter, suivant l’expression du consul de France à Malte, M. Miège, de la réalisation de leurs espérances. « Ibrahim-Pacha, disaient-ils, est maintenant, avec les secours en hommes et en munitions qu’il a reçus, en mesure de nous accabler. Le traité du 6 juillet n’a eu qu’un objet : empêcher les Russes de passer le Pruth. Jamais il n’est entré dans l’esprit des cabinets de Londres et de Paris d’obliger la Porte par la force des armes à souscrire aux conditions qu’on feignait de lui imposer. Ces dispositions, bien connues du divan, ont dicté son refus auquel les insinuations de l’Autriche ne sont pas restées étrangères. Il ne sera pas tiré un seul coup de canon. On a voulu ôter à la Russie tout prétexte de troubler la paix de l’Europe. On s’inquiète fort peu du salut de la Grèce. »

Ces soupçons étaient assurément injustes, ils le devenaient davantage encore lorsqu’ils s’adressaient à la France. Ainsi que le faisait remarquer avec infiniment de raison M. de Chabrol, il ne pouvait plus y avoir à Paris de direction politique ni de direction militaire. Tout était subordonné à des événemens « qui se passaient trop loin pour que les gouvernemens pussent y conformer leurs avis. » Le ministre cependant prenait soin d’insérer dans la lettre tout intime qu’il écrivait vers cette époque au commandant de nos forces navales quelques indications générales dont ce dernier pouvait tirer grand profit. « Vous ne devez pas en être, lui disait-il, à vous apercevoir que la Russie et nous sommes les seuls qui marchions franchement à un but avoué. L’Angleterre est un peu moins décidée que nous, et l’attitude de l’Autriche est plus que douteuse. » L’honnête amiral Codrington, — j’éprouve un véritable plaisir à le constater, — ne jugeait pas autrement les dispositions respectives des puissances. « La sincérité française, écrivait-il à Zaïmis, à Tricoupi, à Mavrocordato, ne saurait être mise en doute, car c’est la France qui a réduit de trente jours à quinze le temps accordé à la Porte pour formuler sa réponse. »

Le refus positif de la Porte d’accéder à aucun arrangement fut communiqué à l’amiral Codrington et à l’amiral de Rigny par les ambassadeurs d’Angleterre et de France dans la première quinzaine de septembre ; cette communication ne suffit pas toutefois pour dissiper complètement leurs scrupules. À la veille de prendre un parti décisif, ces hommes d’action, qu’on devait accuser un jour d’avoir engagé à la légère la politique de leur pays, se montrèrent plus hésitans et plus circonspects que les cabinets dont ils n’avaient pourtant qu’à faire respecter les volontés telles qu’ils les trouvaient consignées dans un traité solennel. « Sans doute, mandait l’amiral de Rigny au ministre, le moment est venu de donner suite à nos instructions. Je ne le méconnais pas. Cependant, monseigneur, l’escadre russe n’a point encore paru. Nous ne la savons même pas arrivée dans la Méditerranée. Ne faut-il pas prévoir le cas où les Russes n’accepteraient point la responsabilité de démarches tranchantes faites sans leur coopération ? Jusqu’ici, M. le comte de Guilleminot ne m’a rien dit des précautions à prendre pour lui-même, ainsi que pour tous les gages que nous laissons entre les mains des Turcs, et qu’un premier coup de canon va sérieusement compromettre. » Ainsi, après avoir blâmé, gourmande, harcelé pendant des années entières la politique de temporisation, l’intrépide amiral en venait presqu’a exprimer le regret qu’on y eût si brusquement renoncé. Il semblait qu’il eût voulu à son tour s’arrêter sur la pente, tant il lui semblait grave de contribuer à ébranler ce colosse ottoman, que nul n’osait encore sans effroi voir chanceler sur sa base ! Mais c’est à Londres qu’il eût fallu réfléchir ; devant Navarin, il était trop tard pour reculer.

Le traité du 6 juillet avait été notifié au gouvernement grec le 2 septembre, par un délégué de la légation russe, M. Timoni, par le Commodore Hamilton et par le capitaine Hugon. La partie la plus faible devait nécessairement accepter avec reconnaissance la suspension d’armes qui lui était signifiée ; il fallait une sommation plus impérieuse pour amener l’autre belligérant à y souscrire. Le 21 septembre 1827, trente-deux bâtimens de la flotte d’Ibrahim, — trois vaisseaux, sept frégates, le reste, bricks et corvettes, — quittaient le port de Navarin chargés de troupes, et s’établissaient en croisière entre l’île de Sphaktérie et la baie de Modon. Le calme avait jeté les vaisseaux anglais dans l’ouest. Arrivant de Paros, la Sirène parut à r improviste ; le lendemain, les deux commandans alliés se rejoignirent.

L’amiral de Rigny se rendit sur-le-champ à bord de l’Asia. L’accord se fit promptement. Il fut convenu que l’amiral français se rendrait seul auprès d’Ibrahim et lui porterait la sommation commune, pendant que l’escadre anglaise contiendrait la division ottomane et l’empêcherait de poursuivre sa route sur Hydra. Le 22 septembre, à huit heures du matin, l’amiral de Rigny se trouvait en présence du conquérant du Péloponèse. Cet athlète, ramassé sur lui-même, dont la force musculaire était telle qu’il pouvait, assure-t-on, abattre d’un seul coup la tête d’un taureau, était d’une stature médiocre. Il portait le costume que les chefs égyptiens avaient adopté les premiers, et qui devait devenir bientôt en Turquie le symbole de la réforme : le fez rouge et la veste brodée serrant la taille. Une barbe longue et roussâtre, une figure fortement marquée de la petite vérole, un embonpoint précoce, composaient un ensemble peu fait pour captiver l’attention. Deux yeux vifs et perçans n’en marquaient pas moins cette physionomie turque du sceau de l’intelligence, sinon de celui du génie. Le commandant de la flotte de Constantinople, Tahir-Pacha, n’avait pas jugé sa participation inutile dans la conférence qui allait s’ouvrir. Il était auprès d’Ibrahim quand l’amiral français, avec son interprète, se présenta sous la tente du pacha. Ibrahim l’invita d’un geste à se retirer ; il fallut renouveler cette injonction silencieuse. La méfiance de Tahir-Pacha, nous dit l’amiral, était évidente, et ce serviteur de la Porte, que Méhémet-Ali appelait cependant un des siens, ne s’éloigna pas sans laisser percer son mécontentement. Le tête-à-tête du fils du vice-roi avec un giaour ne lui disait rien de bon.

L’amiral avait été témoin de l’embarras d’Ibrahim. Ce dernier n’essaya pas de dissimuler ce qui eût frappé l’observateur le moins clairvoyant. « Je suis à Navarin, dit-il au commandant de l’escadre française, dans la position où se trouve mon père à Alexandrie. Les yeux des Turcs sont constamment ouverts sur mes moindres démarches. » L’amiral ne voulut point entreprendre de contester les difficultés de cette situation ; il se contenta de représenter au pacha quels seraient les résultats probables de l’obstination de la Porte. « Il y allait de la destruction complète des flottes ottomanes. »

Ibrahim n’avait reçu, ni de la Porte ni de son père, aucun ordre relatif aux circonstances nouvelles. Le 13 août, il avait eu, par une voie indirecte, connaissance du traité signé à Londres. Il n’en attendit qu’avec plus d’impatience la flotte d’Alexandrie, car il espérait, — l’aveu en fut fait sans hésiter, — « pouvoir en finir avec Hydra, avant que les amiraux alliés se crussent suffisamment autorisés à intervenir. » La flotte était enfin arrivée ; il s’était empressé de faire ses préparatifs. Le 21 septembre, les troupes étaient embarquées, les dernières divisions de transports prêtes à partir ; il touchait au but, il allait porter aux Grecs le coup mortel, quand il se voyait soudain arrêté par un obstacle qu’il reconnaissait insurmontable. Sa position n’était-elle pas cruelle ? Pourquoi cette sommation, qu’on venait lui adresser, ne l’avait-on pas faite à Alexandrie, quand la flotte y était encore ? Tout serait fini maintenant. Il ne pouvait agir que sur de nouveaux ordres. Il allait expédier des courriers en Égypte et à Constantinople, faire rentrer les divisions qui croisaient en dehors de la rade et attendre.

L’entretien ne se rompit pas sur cette déclaration ; il restait un point délicat à toucher. Ibrahim pouvait à la rigueur admettre que ses troupes évacuassent la Morée ; mais « les places fortes, faudrait-il aussi les remettre aux Grecs ? Jamais le grand-seigneur n’y consentirait ; il préférerait s’abîmer sous les ruines de Constantinople. » — « La remise des places fortes n’est pas en question pour le moment, répondait l’amiral. C’est une affaire qui se décidera plus tard. Ce qu’on veut aujourd’hui, c’est un armistice, et on l’obtiendra, dût-on pour l’obtenir employer la force. En établissant de fait cette suspension d’armes, vous sauvez peut-être l’empire ottoman ; vous sauvez tout au moins votre père et votre héritage. Votre père est vieux, très inquiet, très changé. Songez-y, l’Égypte riche vaut mieux que la Morée convertie en désert. »

L’amiral se flattait, lorsqu’il prit congé d’Ibrahim, de l’avoir tout au moins sérieusement ébranlé. « Il est hors de doute, écrivait-il au ministre, que le pacha voudrait se retirer de ce pas difficile ; mais la défiance de la flotte turque et de ses chefs le gêne. Irrité de ce qui s’est passé hier, Tahir-Pacha s’est retiré à bord de son vaisseau et annonce hautement qu’il n’en veut plus sortir. Ibrahim m’a envoyé son drogman intime pour me faire part de cette circonstance, qui paraît le préoccuper beaucoup. Quoi qu’il en soit, les cent bâtimens rentrés à Navarin ne pourront plus jamais en sortir en masse. L’expédition sur Hydra est manquée : elle est devenue impossible, tant par la nature des obstacles extérieurs que par les méfiances qui se sont élevées entre les Turcs et les Égyptiens. On peut être sûr au moins que, d’ici au retour des courriers, Ibrahim attendra. »

Ibrahim eût peut-être attendu en effet ; mais, pour l’encourager dans ces dispositions conciliantes, il eût fallu que les Grecs de leur côté respectassent l’armistice ; or les Grecs avaient une étrange façon d’interpréter l’arrangement dont ils avaient salué la notification par le plus expansif enthousiasme. Pourvu qu’ils n’attaquassent pas Ibrahim en Morée, ils se croyaient toute autre opération permise. Le 18 septembre 1827, Cochrane mouillait devant Missolonghi avec vingt-trois voiles. Repoussé par les défenseurs de Vasiladi, il retournait bientôt à Syra, mais en partant il laissait au capitaine Hastings le soin de pénétrer dans le golfe de Corinthe. Une flottille turque, composée de six bricks et d’une goélette algérienne, occupait le mouillage de La Scala, dans la baie de Salone. Hastings vint l’attaquer avec son navire à vapeur la Persévérance, le brick le Sauveur et deux canonnières armées chacune d’un canon de 32. Les obus et les boulets rouges de la Persévérance imposèrent silence aux batteries qui protégeaient la rade et détruisirent en moins d’une heure la flottille. Pendant ce temps, les amiraux alliés ne s’occupaient que de retenir Ibrahim. C’était sur ses déterminations qu’ils croyaient urgent de peser.

Le 25 septembre 1827, à dix heures du matin, accompagnés de M. Achille Rouen, premier secrétaire d’ambassade, de M. Cradoch, colonel attaché à la légation d’Angleterre, ils se rendirent à la tente du pacha pour renouveler avec toute la pompe officielle la démarche officieusement tentée par l’amiral français. Ils trouvèrent cette fois le pacha entouré d’un nombreux état-major. « Nous lui déclarâmes, écrivait le lendemain l’amiral de Rigny, notre intention formelle d’établir de fait un armistice et de détruire les flottes ottomanes qui s’y opposeraient. » Après avoir écouté avec autant d’attention que de sang-froid ces paroles menaçantes, le pacha répondit : « Serviteur de la Porte, j’ai reçu l’ordre de pousser la guerre en Morée et de la terminer par une attaque décisive sur Hydra. Je n’ai aucune qualité pour entendre la communication qui m’est faite ni pour prendre un parti quelconque de mon propre chef. Les ordres de la Porte, il est vrai, n’ont pas prévu le cas extraordinaire qui se présente. Je vais expédier des courriers à Constantinople et en Égypte. Jusqu’à leur retour, la flotte, je vous en donne ma parole, ne quittera pas Navarin. » — « Je ne puis, observait l’amiral de Rigny en rendant compte au ministre de cette entrevue, m’empêcher de remarquer que tout ce qui sort de la bouche d’Ibrahim annonce un esprit et un sens fort au-dessus du commun. »

Les amiraux étaient pleinement rassurés, et tout semblait reprendre un aspect pacifique. La flotte turque allait rester inactive dans le port où elle était rentrée. « Si cette inaction se prolonge, disait l’amiral de Rigny, l’armement se consume ; si la flotte en sort par suite de nouveaux ordres de la Porte, ordres qu’Ibrahim ne peut recevoir avant vingt-cinq jours au moins, nous trouverons l’armée égyptienne dans l’Archipel, et tout retour en Morée lui sera fermé. Une simple démonstration, — je crois pouvoir l’affirmer à l’avance, — suffira pour reconduire en Égypte et aux Dardanelles cette expédition formidable. »

II.

Confiant dans les déclarations d’Ibrahim, l’amiral de Rigny avait cru pouvoir sans inconvénient ne laisser devant Navarin que quelques bricks en observation. L’amiral Codrington avait, de son côté, envoyé l’Albion, le Genoa et la Cambrian se ravitailler à Malte. Resté seul avec l’Asia et quelques frégates, le brave amiral anglais se rendait devant Zante, « afin d’observer, disait-il, les mouvemens de Cochrane et de veiller aussi à ce que les Turcs ne vinssent pas l’attaquer. » Singulière manière, on en conviendra, de tenir la balance égale entre les deux partis ! L’escadre russe cependant continuait à ne pas donner de ses nouvelles. Les vaisseaux français composaient donc depuis le 27 septembre la principale force de l’alliance ; mais ces vaisseaux avaient été armés avec tant de précipitation que le séjour du port leur était presque indispensable pour compléter leurs installations et mettre un peu d’ordre dans leur armement. L’amiral de Rigny se mit en devoir de les conduire à Milo. Cette courte traversée allait « désorganiser notre escadre. »

Dans la nuit du 30 septembre au 1er  octobre, la division louvoyait par un très beau temps entre le cap Saint-Ange et l’île de Cerigo. Le ciel s’obscurcit au coucher de la lune, et deux vaisseaux qui couraient à l’encontre l’un de l’autre, le Scipion et la Provence, s’abordèrent. La Provence eut son beaupré cassé au ras des apôtres, toute sa poulaine, ses herpès, son étrave, ses minots emportés. Le Scipion perdit son grand mât, qui se rompit à vingt pieds au-dessus du pont.

Instruit par les signaux de nuit de ce déplorable accident, l’amiral passa successivement à poupe des quatre vaisseaux pour leur donner ses ordres. Il fit prendre les vaisseaux désemparés à la remorque par le Breslau et par le Trident, et l’escadre ainsi accouplée alla jeter l’ancre dans la baie de Cervi, rade la plus voisine, mais d’une sûreté douteuse. On devine aisément l’affliction de ce commandant en chef subitement privé de la moitié de ses ressources. L’amour-propre national surtout se sentait chez lui cruellement froissé. « Nous venions de convenir, écrivait-il au ministre, l’amiral anglais et moi, de nous rejoindre avec toutes nos forces devant Navarin le 14 de ce mois. Quelle étrange figure nous ferions et à quels commentaires ne prêterions-nous pas, si, par suite de ces avaries, il m’était impossible de remplir pour ma part cette convention ! Quel parti les Turcs n’en pourraient-ils pas tirer ! Je n’insiste pas ; je n’ai à me plaindre que du sort. »

Il fit mieux en effet que se plaindre ; il déploya, pour réparer ce coup fatal, une activité prodigieuse. Au moment même où il terminait son rapport, la frégate l’Armide, qu’il avait laissée en observation devant Navarin, accourait lui apprendre que trois vaisseaux, neuf frégates, trente autres bâtimens, tous corvettes ou bricks, avaient quitté le port et se dirigeaient probablement vers le golfe de Patras, où opérait en ce moment le capitaine Hastings. « Forcé de disposer pour les convois et la correspondance des petits bâtimens, privé des services de deux vaisseaux par un malheureux abordage, je suis peu en mesure, écrivait l’amiral de Rigny, d’arrêter la flotte turque. La Magicienne, que j’ai envoyée à Alexandrie, me demande des renforts. Tous les consuls, effrayés des conséquences d’une hostilité, réclament à grands cris des bâtimens. Il m’est impossible de satisfaire à tout, d’être partout à la fois. Des circonstances aussi extraordinaires et aussi peu précises sont plus fortes que les hommes. Je vais me porter cependant avec le Breslau, le Trident et la Sirène à la suite des Turcs, qui vont sans doute entrer dans le golfe de Lépante. Je serai rejoint par l’Armide et par la Junon. » Expédiée de la rade de Cervi le 4 octobre, cette dépêche était à peine en route que l’amiral s’effrayait de la responsabihté qu’il allait encourir en prenant seul l’initiative d’une démarche hostile. Le premier coup de canon ne devait être tiré, suivant lui, que par les trois escadres combinées. Il se résignait donc à laisser à la flotte d’Ibrahim, qui aurait eu d’ailleurs sur sa division une trop grande avance, la liberté de poursuivre sa route, et ne s’occupait plus que de mettre ses navires désemparés en état de reprendre la mer dans le plus bref délai possible. La Provence, des deux vaisseaux celui qui avait le plus souffert, échangea son grand mât pour le tronçon qui restait au Scipion. On la mit ainsi en mesure de regagner, sous des mâts de fortune, le port de Toulon, et, grâce au sacrifice qu’on lui imposa, on put faire rentrer en ligne le Scipion à bord duquel toute trace d’avarie avait disparu en moins de huit jours. Ce fut au maître d’équipage de la Sirène, Simon Matuvel, qu’il fallut confier la direction de ces travaux de mâtage et de démâtage, si délicats dans une rade ouverte où régnait constamment une assez forte houle, « car, je dois le dire avec regret, monseigneur, écrivait l’amiral au ministre, sur les quatre vaisseaux il ne s’est pas trouvé un maître suffisamment expérimenté pour conduire avec sûreté une semblable opération. Aussi ai-je voulu en faire une école ; j’ai ordonné que tous les élèves, ainsi que tous les maîtres, y assistassent. »

Il est certains esprits qui se raidissent contre la mauvaise fortune et qui savent puiser leurs résolutions les plus énergiques dans l’excitation même des difficultés que le sort leur suscite. L’amiral de Rigny était un de ces esprits rares. Les hésitations dont il n’avait fait mystère ni au ministre ni à l’ambassadeur s’évanouirent comme par enchantement le jour où il reconnut que « les vaisseaux de sa majesté, armés à la hâte, la plupart avec de vieilles voiles et de vieux gréemens, tous avec des équipages neufs, ne pourraient dans un blocus d’hiver apporter la ténacité dont feraient aisément preuve les vaisseaux anglais, armés depuis deux ans et montés par des équipages dont l’incontestable supériorité lui était chaque jour démontrée. » À dater de ce moment, il ne songea plus qu’à venir prendre position dans le port même de Navarin, à y contenir efficacement les Turcs par la présence des escadres alliées et à en finir, s’il le fallait, par un coup de foudre, a Ibrahim, mandait-il au ministre le 8 octobre, a saisi, pour violer la parole qu’il nous avait donnée de ne pas quitter Navarin avant d’avoir reçu des ordres de Constantinople, l’occasion d’une attaque sans succès faite par Cochrane sur le fort de Vasiladi. Tout l’espoir qu’on avait pu concevoir de l’ambiguïté des paroles de Méhémet-Ali a disparu. Il ne faut plus se flatter de pouvoir séparer la flotte du pacha de celle de Constantinople, de maintenir les Égyptiens dans une neutralité forcée en apparence. Méhémet-Ali veut, comme son maître, courir les chances de la guerre. Les gouvernemens ont sans doute prévu ce qui peut arriver à ceux de leurs sujets établis dans les échelles du Levant. J’espère être en état de me trouver avec trois vaisseaux et trois frégates au rendez-vous que nous nous sommes donné, l’amiral anglais et moi, pour le 15 octobre devant Navarin. Il doit évidemment résulter de notre première rencontre avec la flotte turque une attaque décidée. »

Le 13 octobre au matin, les trois commandans d’escadres se trouvèrent fortuitement réunis près de Zante. L’amiral russe, qui avait été rencontré le 22 septembre par un croiseur anglais sur les côtes de Sardaigne, arrivait de l’ouest, l’amiral de Rigny venait de Cervi. En passant devant Navarin, il y avait refoulé une division de l’escadre turque, mais c’était l’amiral anglais qui, prévenu à Zante par la frégate le Dartmouth du manque de foi d’Ibrahim, s’était chargé dès le 7 octobre de faire rentrer au port le gros de la flotte ottomane. L’expédition dirigée sur Patras était des plus sérieuses, Ibrahim lui-même en avait pris la conduite. Il ne voulait pas seulement ravitailler les places du golfe de Lépante, il se proposait surtout de châtier le capitaine Hastings. Le 1er  octobre, un convoi considérable, escorté par la division du patrona-bey (le contre-amiral turc), avait quitté le port de Navarin. Ce premier détachement, composé de quarante et une voiles, fut rallié le 3 octobre par quatorze frégates et corvettes commandées par Ibrahim-Pacha en personne. Il fallait tromper la vigilance de l’amiral anglais, qu’on savait mouillé devant Zante. Ibrahim attendit la nuit pour essayer de donner dans le golfe de Patras ; un violent coup de vent l’obligea de mouiller à l’entrée de ce golfe sous le cap Papas. Au même moment, la frégate le Dartmouth arrivait sur la rade de Zante avec ce signal battant : « les Turcs ont pris la mer. » Codrington appareilla sur-le-champ avec le vaisseau l’Asia et la frégate le Talbot. Déjà les meilleurs voiliers de l’escadre égyptienne, au nombre de vingt-six, dont neuf frégates, avaient jeté l’ancre. Les traînards furent chassés et forcés de laisser arriver par le canon de l’amiral anglais. Les autres appareillèrent nuitamment du cap Papas, et parvinrent à gagner le large. Une tempête de sud-est protégea leur retraite et épargna au pacha l’humiliation d’être reconduit à coups de canon jusque dans Navarin. Le 7 octobre, cette division était en vue du port, le calme la retenait à trois lieues environ de la passe. Ibrahim se fit transporter à terre par une embarcation. Sa flotte était dispersée, vingt-neuf bâtimens erraient encore sans qu’il pût prévoir leur destin entre les îles ioniennes et la côte du Péloponèse.

Pour venger cet affront, Ibrahim ne s’en prit pas seulement aux Grecs ; il voulut mettre à sac la Morée. Les troupes égyptiennes furent à l’instant en marche. Une colonne se dirigea sur la Messénie, une autre vers les contre-forts du Taygète, une troisième fut chargée de dévaster l’Arcadie. Les maisons, les fermes, les récoltes, les instrumens d’agriculture, furent livrés aux flammes ; on arracha les vignes, on coupa les figuiers et les oliviers au ras de terre. « Si l’on souffre qu’Ibrahim reste en Grèce, écrivait le Commodore Hamilton, il faut s’attendre à voir plus d’un tiers de la population mourir de faim. » Les amiraux alliés ne pouvaient assister impassibles à ces dévastations. Était-ce ainsi qu’Ibrahim entendait respecter l’armistice ? De pareils actes de violence le plaçaient, suivant la protestation des amiraux, « hors la loi des nations et en dehors des traités existans. » — « Au point où en sont les choses, annonçait l’amiral de Rigny au ministre le 14 octobre, il n’y a plus guère de ménagemens à garder. Les ambassadeurs, grâce à la déclaration énergique du ministre de Russie à Constantinople, paraissent avoir peu à craindre. Mon opinion serait de faire entrer les escadres dans Navarin même, et là de signifier aux flottes ottomanes, le boute-feu à la main, d’avoir à se disloquer et à retourner l’une à Constantinople, l’autre en Égypte, sinon de les attaquer immédiatement. Ce plan sera sans doute mis en discussion entre les trois commandans d’escadres. » Il le fut en effet aussitôt que l’Albion et le Genoa, rappelés de Malte en toute hâte, eurent rallié l’escadre britannique.

L’amiral de Rigny éprouva peu de peine à convaincre ses collègues. Les chances indéfinies et indécises d’un blocus extérieur n’aboutissaient à rien ; elles exposaient les amiraux à voir la flotte égyptienne profiter d’un coup de vent pour regagner Alexandrie après avoir atteint son but. On avait le moyen de parler en maître ; il fallait en user. Après une courte délibération, le sentiment de l’amiral français prévalut. Le mode d’exécution en fut arrêté, et le plus ancien des amiraux dut prendre le commandement supérieur. L’amiral Codrington, à qui revenait cet honneur, n’en profita pas pour se perdre dans de longs détails stratégiques ; il fixa l’ordre de marche des escadres, prévit la collision qui ne pouvait guère manquer d’éclater ; puis, se souvenant de la dernière bataille à laquelle il avait pris part, des dernières leçons de guerre qu’il avait reçues, il termina son mémorandum par ces paroles empruntées à lord Nelson : « un capitaine doit se considérer comme étant à son poste quand il a pu placer son vaisseau bord à bord d’un vaisseau ennemi. »

La supériorité d’organisation dont disposaient les escadres alliées pouvait excuser la simplicité de ce plan ; la position formidable qu’occupaient les flottes ottomanes ne laissait pas de le rendre dangereux. Dix vaisseaux de ligne européens, neuf frégates, sept navires légers, étaient assurément de taille à se mesurer contre trois vaisseaux turcs, vingt-quatre frégates et trente-sept bricks ou corvettes ; mais ces forces ottomanes, appuyées aux batteries de la rade, avaient été rangées par les officiers français que le pacha avait pris à son service dans un ordre excellent qui en augmentait beaucoup la puissance. J’ai déjà décrit la rade de Navarin. On a comparé ce bassin, de six milles environ de circonférence, à un arc fortement bandé dont la corde serait tournée du côté de la mer. Cette comparaison est fort juste et fera comprendre comment il avait été facile de disposer en fer à cheval et sur une triple ligne les escadres d’Alexandrie et de Constantinople. Des brûlots mouillés à l’extrémité de chaque aile se tenaient prêts à donner au moment opportun. Venir se jeter de gaîté de cœur au milieu de ce dispositif, mouiller à l’intérieur du croissant, quand il eût été si naturel de chercher à le rompre, est une faute qui ne peut s’expliquer que par les conditions ambiguës dans lesquelles on se présentait.

Les officiers français qui avaient si bien mis la flotte ottomane en mesure de soutenir le choc dont nous la menacions ne pouvaient s’exposer à se trouver en face de leur propre pavillon. Dès le 15 octobre, l’amiral de Rigny les avait avertis de la chance qu’ils allaient courir, s’ils ne se hâtaient de quitter le service du pacha. Le 17, tous ces officiers, au nombre de dix, réunis à bord de la frégate égyptienne la Guerrière, dans la chambre de M. Le Tellier, prirent la résolution de se retirer à bord d’un bâtiment de commerce autrichien. Moharem-Bey fut informé sur-le-champ de cette décision. Il ne songea pas un instant à y mettre obstacle. Espérant encore « qu’il n’existerait pas le moindre trouble dans l’ancienne amitié qui régnait entre la France et l’Egypte, » il se contenta de manifester le regret d’être momentanément privé d’un concours si utile, et offrit à MM. Le Tellier, Bompar, Chabert, Respier, Ledentu, d’Isnard, Matraire, Maffre, Briand et Lucciana, de les faire transporter par une de ses corvettes à Alexandrie ; mais au moment où il leur faisait cette proposition les escadres alliées achevaient leurs derniers préparatifs, et le brick l’Alcyone, parcourant la ligne française, annonçait à nos capitaines que le lendemain 20 octobre on entrerait à Navarin.


III.

Au jour, les escadres se trouvaient en calme à quelques milles du port. Vers midi, une jolie brise de sud-ouest s’éleva. Les escadres avaient eu jusqu’alors le cap au large ; elles virèrent de bord et se dirigèrent, formant trois groupes distincts, vers la passe. L’amiral Codrington, monté sur l’Asia, marchait en tête de la colonne de droite. Il avait derrière lui les vaisseaux le Genoa et l’Albion. La Sirène, avec l’amiral de Rigny, prit poste dans les eaux de l’escadre anglaise. Le Scipion, capitaine Milius, le Breslau, capitaine Botherel de La Bretonnière, le Trident, capitaine Morice, se rangèrent à sa suite sur la même ligne de file. Les frégates et les bâtimens légers se placèrent sous le vent ; l’escadre russe, composée de quatre vaisseaux et de trois frégates, fit également route à gauche de la colonne franco-anglaise. La force principale des Turcs occupait la partie orientale de la baie. Là se développaient sur un arc de cercle, allant du sud au nord, de la pointe de la citadelle au fond de la rade, quatre grandes frégates, deux vaisseaux de ligne, une autre frégate, puis un vaisseau encore. L’escadre française devait mouiller par le travers des premiers navires, qui formaient ainsi l’aile gauche du triple croissant. Ces navires étaient des frégates égyptiennes, et on les croyait encore commandés par des officiers français. L’amiral Codrington placerait l’Asia bord à bord d’un vaisseau de ligne portant le pavillon amiral au grand mât. Le Genoa et l’Albion combleraient l’intervalle laissé vacant entre l’Asia et la frégate la Sirène. Le contre-amiral Heïden et son escadre jetteraient l’ancre au milieu de la baie, de manière à faire face au centre du croissant. Les frégates françaises, anglaises et russes, rangées dans la partie occidentale du port, couvriraient les vaisseaux des feux croisés qui pourraient leur venir de l’aile droite et des batteries de Sphaktérie. Les corvettes et les bricks, sous les ordres du capitaine Fellowes du Dartmouth, auraient pour mission spéciale de contenir les brûlots mouillés aux deux extrémités de la ligne ennemie et de les maintenir dans une position telle qu’on ne pût s’en servir pour inquiéter la flotte combinée.

À une heure trente-cinq minutes, l’amiral anglais, s’avançant lentement sous ses huniers hauts et ses perroquets amenés, dépassait les forts et les batteries qui défendaient alors sur l’une et l’autre rive l’étroit accès de la rade. Les forts sont restés muets. Une poupe élevée et toute chargée de dorures, un drapeau cramoisi flottant au grand mât, désignent à Codrington le vaisseau de Tahir-Pacha. Non loin de ce vaisseau, la frégate de Moharem-Bey déploie l’étendard vert avec croissant et étoiles, marque distinctive du commandant en chef des forces égyptiennes. L’Asia se dirige de ce côté. Le vaisseau anglais laisse tomber sa première ancre par le travers de Moharem-Bey ; continuant à courir sur son erre, il en mouille une seconde sous le bossoir de Tahir-Pacha. Codrington se trouve ainsi affourché, avec une embossure sur chaque ancre, entre les deux bâtimens amiraux. Le Genoa suivait à une demi-encablure ; il prend poste en arrière de l’Asia, et présente sa bordée de tribord à une frégate turque. Tout restait calme encore. On n’entendait d’autre bruit que celui causé par la chute d’une ancre ou par le frottement des câbles glissant sur l’écubier. L’Albion avait reçu l’ordre de mouiller en avant de l’Asia ; il poursuivait lentement sa route vers le fond de la baie ; le Darmouth s’arrêtait en tête de rade avec la Philomèle. Arrivée à la hauteur de la citadelle, la Sirène se détachait de la ligne et cherchait avec une dextérité peu commune une ouverture dans le premier groupe ennemi pour venir s’établir menaçante entre trois frégates égyptiennes. Il était difficile qu’un pareil début n’amenât bientôt un conflit. Une certaine agitation se produisait déjà dans la ligne ottomane. Les vaisseaux et les frégates raidissaient leurs embossures ; les brûlots semblaient prêts à entrer en action. En ce moment critique, le commandant du Dartmouth, le capitaine Fellowes, se trouva gêné dans son évitage par le voisinage d’un brûlot égyptien. Il fit armer le grand canot de sa frégate, le couvrit du pavillon de parlementaire, et chargea le lieutenant Fitz-Roy d’aller inviter ce bâtiment à changer immédiatement de mouillage. L’embarcation venait à peine d’accoster qu’un coup de fusil tiré du brûlot atteignit l’officier anglais. Le lieutenant Fitz-Roy tomba mortellement blessé dans les bras de son compagnon, le midshipman Forbes. À cette agression brutale, le Dartmouth répondit par un feu de mousqueterie destiné à couvrir la retraite de son embarcation compromise. Le brûlot riposta, et presque tous les hommes qui armaient le canot du Dartmouth furent tués ou blessés. Une scène à peu près semblable se passait à quelques minutes d’intervalle le long de la frégate de Moharem-Bey. L’amiral Codrington avait envoyé son pilote grec, M. Mitchell, sommer l’amiral égyptien de garder à tout événement la neutralité. Le malheureux messager redescendait, sa mission remplie, dans l’embarcation de l’Asia, quand un Turc, mettant la tête à un sabord, reconnut dans l’interprète de l’amiral anglais un marin grec. Saisir un pistolet à sa ceinture et le décharger avec une horrible malédiction sur l’odieux raïa fut pour ce fanatique l’affaire d’un instant. Frappé en pleine poitrine, l’infortuné Mitchell roula au fond de l’embarcation. L’amiral de Rigny, debout sur son banc de quart, hélait pendant ce temps la frégate l’Esmina, vergue à vergue de laquelle il avait mouillé la Sirène. Si cette frégate s’abstenait de prendre part au combat, la Sirène ne tirerait pas sur elle. Inutiles précautions ! une fois engagée, l’action ne pouvait manquer de devenir générale. Les premiers coups de canon partirent d’un navire ottoman mouillé sous la poupe de la Sirène et en seconde ligne. Un des boulets était dirigé sur le Dartmouth ; l’autre vint frapper à bord de la frégate française ; il y tua un matelot. La Sirène répondit par toute sa bordée. l’Asia au même instant ouvrait sur les deux amiraux ottomans un feu terrible.

La situation cependant était loin d’être rassurante. Deux vaisseaux et deux frégates se trouvaient exposés à supporter seuls pendant un certain temps les bordées convergentes de soixante et un navires de guerre. On ne peut s’empêcher de remarquer combien de fois les combats de mer, ceux même que couronna l’issue la plus victorieuse, ont été mal engagés. Le combat de Navarin n’échappait pas à cette loi fatale. Il est vrai qu’à Navarin on se croyait certain d’intimider l’ennemi ; on ne s’attendait pas à le combattre.

À peine les premiers coups de canon avaient-ils été échangés, que l’action embrasait la baie entière. À l’aile droite, deux brûlots étaient en flammes. Les canons du Dartmouth et de la Sirène en détruisirent un ; la petite Philomèle coula l’autre. Les forts jusque-là n’avaient pas tiré. Ils ouvrirent le feu avec fureur ; les batteries de la citadelle nous firent beaucoup de mal. Plusieurs navires anglais et français n’étaient pas encore engagés ; pas un seul russe n’avait pénétré en rade et l’ébranlement de l’atmosphère mise en vibration par la canonnade commençait à produire son effet ordinaire. Le vent s’éteignait peu à peu dans la baie. Arrêté par le calme, l’Albion ne put arriver à son poste. Il laissa tomber l’ancre, non loin du Genoa, au milieu d’un paquet de navires ennemis. Il avait ainsi à combattre un vaisseau de soixante-quatorze et deux frégates de soixante.

Le Trident était le cinquième navire de la colonne du vent. Il fut le premier à essuyer l’attaque des forts. En mouillant vers deux heures quarante-cinq minutes au sud de la Sirène, il couvrit cette frégate des bordées de la citadelle et lui apporta, « par un feu extraordinaire et irrésistible, » contre les bâtimens dont elle était entourée, « l’assistance la plus complète. » Presqu’au même moment, le Scipion courait les plus grands dangers. Ce vaisseau avait, ainsi que le Trident, pris poste à l’entrée de la rade. Pendant qu’il répondait vigoureusement à l’artillerie de la citadelle et à celle de deux grandes frégates, un brûlot, manœuvré avec un admirable sang-froid, se jette sous son beaupré. En un instant, les focs ont pris feu. L’incendie serpente le long des étais, gagne le gréement du mât de misaine, s’introduit à travers les écubiers et les sabords jusque dans la batterie basse. Des canonniers sont atteints à leurs pièces par les flammes, d’autres sont déchirés par l’explosion des gargousses. On vient annoncer au commandant Milius que l’entrepont est menacé. « Faut-il noyer les poudres ? » — « Non, réplique l’intrépide capitaine ; il faut continuer le feu. Vive le roi ! » — Ce cri est répété jusque dans les dernières profondeurs du navire, et le tir, un instant suspendu, reprend avec plus de vivacité. On faisait cependant d’énergiques efforts pour se dégager du brûlot. La chaîne avait été filée, le brûlot accroché à la proue suivait encore le vaisseau en dérive. Dans ces terribles conjonctures, le capitaine Milius prit un parti extrême. Au risque de voir la flamme envahir la voilure, il donne l’ordre d’établir la misaine et le petit hunier. Le vaisseau abat, laisse à tribord le brick à demi consumé, et d’une seule bordée le fait couler à pic. Le Scipion va chercher alors sur la côte opposée de la baie, près de la pointe méridionale de Sphaktérie, un nouveau poste de bataille. Il y trouve les frégates l’Armide, le Talbot, le Glasgow et la Cambrian, qui, mouillées à peu près à la même hauteur que la Sirène, l’Asia, le Genoa et l’Albion, se sont heureusement interposées entre ce groupe si maltraité déjà et l’aile droite de l’armée ottomane ; mais ces quatre frégates ont affaire à forte partie. L’amiral anglais le comprend, et sa contenance, pendant qu’il se promène à grands pas sur le pont de l’Asia, trahit, malgré lui, son inquiétude croissante. À trois heures enfin, l’escadre russe donne dans la passe. « Dieu soit loué ! » s’écrie avec émotion Codrington. Ces huit navires, — quatre vaisseaux de ligne et quatre frégates, — arrivaient en effet au moment où leur coopération était le plus nécessaire. Ce furent eux qui firent taire les batteries de l’île. Tous avaient plus ou moins souffert pendant le long trajet qui les avait conduits, en passant sous le-feu des forts, à portée de canon de la ligne ennemie.

Le vaisseau de l’amiral Heïden, l’Azof, se trouvait vivement pressé par deux frégates turques. Ce fut un vaisseau français, le Breslau, qui vint à son aide. Serre-file de la colonne du vent, le Breslau avait dû, pour entrer dans la baie, braver les feux croisés des deux rives et les coups d’enfilade que dirigeait sur lui le centre encore inoccupé de l’armée ottomane. Une épaisse fumée, d’où jaillissaient d’incessans éclairs, s’étendait sur toute la surface de la rade. Le commandant de La Bretonnière peut à peine distinguer les bâtimens alliés des navires que ces bâtimens combattent. Il poursuit cependant sa route ; il cherche presqu’à tâtons un poste qui lui paraisse digne de son vaisseau. Tout à coup, sous son bossoir même, on signale un brick. Ce brick est un brûlot qu’un de nos avisos, le brick-goëlette l’Alcyone, commandé par le capitaine Turpin, s’efforce d’écarter de la ligne. Par une brusque embardée, le Breslau évite le brûlot turc, mais il aborde le brick-goëlette français. Accrochée au beaupré du vaisseau, l’Alcyone est entraînée au plus fort de l’action. Quand ce frêle navire parviendra enfin à se dégager, ce ne seront plus des brûlots, ce seront des frégates qu’avec ses caronades de dix-huit il lui faudra combattre. Le Breslau cependant se trouve dans l’impossibilité absolue de s’arrêter. S’il voulait jeter l’ancre, cette ancre irait tomber sur le pont de l’Alcyone. Il continue donc de combattre sous voiles, tantôt envoyant ses volées aux frégates contre lesquelles se défend la Sirène, tantôt les dirigeant sur le groupe que foudroient l’Asia, le Genoa et l’Albion. Libre enfin, il va s’embosser entre le vaisseau l’Azof et le troisième vaisseau turc. Outre le feu de ce vaisseau, le Breslau doit supporter pendant près de deux heures celui de cinq frégates. Il réduit à lui seul trois de ses adversaires ; il contribue à faire sauter les autres. À trois heures et demie, le commandant de La Bretonnière, frappé d’un éclat de bois, est blessé aux deux jambes ; le capitaine de frégate Longueville prend le commandement du Breslau.

L’action était alors dans toute sa furie. Quatre-vingt-sept navires de guerre, rangés sur quatre lignes, pressés comme en un dock dans ce vaste bassin, échangeaient leurs bordées et confondaient leurs coups. Du sein de cette fournaise, on voyait parfois s’échapper des navires tout en flammes ; d’autres, encore retenus par leurs câbles, volaient soudain en l’air avec un fracas effroyable. Bouillonnante sous les boulets qui en trouent à chaque instant la surface, couverte de débris flottans, auxquels se cramponnent de malheureux Turcs, la rade de Navarin n’est plus cette grande nappe d’eau paisible où se balançait, avec une si indolente majesté, pendant la matinée du 20 octobre, la magnifique flotte d’Ibrahim ; elle a revêtu l’aspect d’un de ces lacs infernaux où nagent les damnés au milieu des vagues de feu et de bitume. Pendant ce temps, la flotte qui l’avait remplie tout entière se fond à vue d’œil. Elle se fond, mais n’en lutte pas moins encore avec une rare énergie.

Depuis plus d’une heure, la Sirène combattait à portée de pistolet une frégate égyptienne mouillée par son travers. Les vergues, le gréement, les embarcations de la frégate française étaient hachés. Six boulets l’avaient frappée à la flottaison. Tout à coup une formidable explosion, dominant le bruit de l’artillerie, se fait entendre. La charpente de la Sirène en frémit ; le mât d’artimon, déjà fortement ébranlé, chancelle et s’écroule. L’amiral, le commandant Robert, l’officier de quart, sont ensevelis sous les plis du gréement. Des débris enflammés semblent tomber du ciel. Le pont en est couvert. Un trouble général règne un instant à bord de la Sirène. Bientôt on se remet, les canonniers retournent à leurs pièces. On regarde autour de soi. La frégate l’Esmina a disparu. C’est elle qui vient de sauter.

Soutenu en avant par le Genoa, en arrière par la Sirène, l’Asia s’adresse d’un bord à l’amiral turc, de l’autre à l’amiral égyptien. Le vaisseau de Tahir-Pacha est le premier réduit au silence. Les effets produits par les bordées de l’Asia étaient tels, nous dit l’amiral de Rigny, « qu’on eût cru voir une escouade de charpentiers occupée à dépecer le vaisseau ottoman. » Des brèches énormes laissaient apercevoir l’intérieur des batteries jonchées de blessés et de cadavres. Sur 800 hommes, le vaisseau du capitan-pacha en comptait plus de 600 hors de combat. Un sort semblable attendait l’amiral égyptien. Vers quatre heures du soir, les deux navires, complètement désemparés, coupaient leurs câbles et se laissaient aller en dérive. L’Asia et la Sirène avaient rempli leur tâche. Il ne leur restait plus à écraser que des navires de la seconde et de la troisième ligne, des corvettes et des bricks. Ce fut l’affaire d’un instant. Quand le vaisseau anglais put enfin suspendre le feu, on vit à quel prix il s’était débarrassé de ses ennemis. Plusieurs de ses canons étaient démontés, son mât d’artimon était abattu et sa coque portait en maint endroit l’empreinte des projectiles qui lui avaient tué 19 hommes et blessé 57. La Sirène avait plus souffert encore ; elle comptait 23 morts dont 3 officiers, 66 hommes en tout hors de combat.

Le vaisseau l’Albion, quand il évita sur ses ancres, avait abordé une frégate ottomane. Les Turcs, les premiers, essayèrent d’envahir le pont du vaisseau anglais. Ils sont repoussés par la mousqueterie ; 30 hommes de l’Albion, commandés par un lieutenant et deux midshipmen, se jettent à leur tour à bord des Osmanlis. Pendant que ce premier détachement sabre les marins fuyant sur le pont, les refoule dans la batterie ou les oblige à se jeter à la mer, l’incendie éclate sur la frégate turque encore enchevêtrée avec le vaisseau anglais. En moins de cinq minutes, le feu a gagné la soute aux poudres. L’Albion venait heureusement de se dégager ; la frégate ottomane descend seule dans l’abîme.

Des trois vaisseaux anglais, le Genoa fut celui qui essuya les pertes les plus sérieuses. Son commandant, le capitaine Bathurst, reçut dès le début du combat trois blessures ; la dernière était mortelle. On le porta au poste des blessés, les entrailles déchirées par un biscaïen. Il vécut encore onze heures et montra jusqu’au dernier moment, malgré d’atroces souffrances, une fermeté héroïque. Le Genoa eut 26 hommes tués et 33 blessés. L’amiral de Rigny avait admiré le coup d’œil du capitaine Bathurst venant prendre son poste, la vigueur avec laquelle son feu secondait celui de l’Asia ; mais nul navire, il faut bien le reconnaître, n’excita dans cette journée un plus vif enthousiasme, n’emporta d’une voix plus unanime les suffrages, que la frégate l’Armide, commandée par le brave capitaine Hugon. Ce capitaine était un des vétérans de nos anciennes guerres. Il avait servi dans les mers de l’Inde, sous les ordres du commandant Bergeret ; on le citait parmi les manœuvriers les plus habiles et les plus résolus. Quand il se présenta pour mouiller en tête de l’aile droite ennemie, la petite frégate anglaise, le Talbot, était aux prises depuis vingt minutes avec trois grandes frégates. Le capitaine Hugon passa entre le Talbot et les adversaires qui l’accablaient. À la vue de ce secours inattendu, de cette manœuvre non moins généreuse que hardie, les matelots anglais quittèrent un instant leurs pièces, s’élancèrent dans les haubans et saluèrent l’Armide de leurs acclamations. La frégate française jeta l’ancre. En virant sur ses embossures, elle couvrit complètement la frégate anglaise des coups du navire turc qui la pressait le plus. Ce navire ottoman fut bientôt amariné par l’Armide, le commandant Hugon eut la chevaleresque pensée de faire arborer à la corne les deux pavillons français et anglais réunis. Peu de temps après, la seconde frégate baissait à son tour pavillon devant le Talbot. La troisième coulait sous la volée d’un vaisseau russe, l’Alexandre-Newski.

Je n’irai pas plus loin dans le récit de ces épisodes ; je ne puis cependant m’empêcher de mentionner le dernier et le moindre de nos navires, la goélette la Daphné, capitaine Frezier. On put voir, non sans quelque étonnement, ce chétif aviso profiter de son exiguïté pour se glisser, pareil à la salamandre, au plus épais du feu. La Daphné eut 6 hommes hors de combat. L’Alcyone, bien que plus exposée encore, ne perdit qu’un seul homme, et ne compta en tout que neuf blessés ; parmi ces blessés se trouvait le lieutenant Dubourdieu, qui, amputé d’une jambe pendant l’action même, mourut vice-amiral en 1858 après les plus éclatans services. Il est cinq heures du soir, le combat a pour ainsi dire cessé ; l’artillerie des vaisseaux alliés a pris un tel ascendant que les Turcs ne ripostent plus, si ce n’est par quelques coups épars. La première ligne était entièrement détruite. Les navires qui n’étaient ni rasés, ni incendiés, ni coulés, s’en allaient à la côte. « De cet armement formidable, écrivait l’amiral de Rigny, il reste aujourd’hui à flot une vingtaine de corvettes ou de bricks ; encore ces navires sont-ils abandonnés. Il n’est pas d’exemple d’une destruction aussi complète. »

Les alliés n’avaient opposé que douze cent soixante-dix canons à deux mille, mais presque tous leurs coups portaient ; ceux des Ottomans se perdaient en majeure partie. Aussi le carnage à bord des bâtimens turcs fut-il épouvantable. On a évalué la perte totale des Ottomans à 6,000 hommes. Les deux navires à bord desquels flottaient les pavillons de l’amiral turc et de l’amiral égyptien eurent à eux seuls plus d’un millier d’hommes hors de combat. Le chiffre de ceux qu’atteignit le feu de l’ennemi à bord des trois escadres alliées montre assez la disproportion de la lutte. Il fut de 654, — dont 272 Anglais, 184 Français et 198 Russes. Les trois navires amiraux furent les plus maltraités. La chose s’explique aisément. Ces bâtimens marchaient en tête de leur colonne. Ils supportèrent ainsi le premier feu, le seul qui fût à craindre en affrontant des Turcs.

La nuit vint enfin étendre son linceul sur cette scène de désolation. Le canon s’était tu. L’heure du repos n’avait pas encore sonné. L’ennemi achevait sa destruction de ses propres mains. En évacuant successivement les navires que nous n’avions pas coulés, il y mettait le feu. La plupart de ces bâtimens allaient se consumer à la côte ; d’autres erraient en rade poussés sur notre aile gauche par la brise variable alors de l’est à l’est-sud-est. À l’exception des sinistres lueurs projetées de distance en distance par ces torches flottantes, des éclats soudains produits par les explosions, tout était silence et ténèbres sur la rade. On n’y apercevait que des masses confuses, on n’y entendait que le sifflet enroué des maîtres d’équipage occupés à faire élonger des amarres, ou la cadence monotone des avirons dans les canots de ronde. Ces dernières heures semblèrent les plus longues à nos officiers accablés de fatigue. Tant qu’avait duré le combat, l’émotion de la lutte avait soutenu leur courage et leurs forces. Quand il n’y eut plus qu’à ranger les vaisseaux de côté pour laisser passer les brûlots, qu’à éteindre des débris fumans, qu’à se porter avec des embarcations à moitié démolies au-devant d’épaves menaçantes, beaucoup de ceux qui avaient le plus noblement fait leur devoir pendant l’action se laissèrent gagner par la lassitude. La tâche la plus rude échut ainsi à quelques chefs de quart dont la jeune réputation commença dès ce jour à grandir.

Averti par un émissaire, Ibrahim était accouru des montagnes de la Messénie. Les premières clartés du matin lui apprirent l’étendue de son désastre. La flotte turco-égyptienne n’existait plus. La flotte alliée occupait seule la rade, présentant le spectacle de mâts abattus, de vergues brisées et de voiles en lambeaux. Ainsi se vérifiait cette fière parole du pacha : « mes vaisseaux pourront être détruits ; ils ne seront pas capturés. »

Et maintenant qu’allaient faire les forts ? Tenteraient-ils de renouveler le combat ? Dans l’opinion des amiraux alliés, l’état de guerre ne devait pas nécessairement résulter du sanglant malentendu qu’il n’avait pas dépendu d’eux de prévenir. Ils écrivirent à Ibrahim-Pacha, à Moharem-Bey, à Tahir-Pacha, au capitan-bey : « Notre intention n’est pas d’attaquer les bâtimens ottomans qui subsistent encore. Cependant, si un seul coup de canon ou de fusil est tiré sur un navire ou sur un canot allié, nous détruirons à l’instant ce qui reste de la flotte ottomane. Nous considérerons en outre ce nouvel acte d’hostilité comme une déclaration formelle de guerre. Le grand-seigneur et ses pachas auront à en subir les conséquences. Il nous faut une réponse catégorique. Nous demandons qu’avant la fin du jour le pavillon blanc soit, en gage de paix, arboré sur tous les forts. »

Au reçu de cette note, Tahir-Pacha se rendit à bord de l’Asia. Il y eut avec l’amiral Codrington une entrevue dans laquelle furent réglées d’une façon provisoire les conditions de l’armistice. On assure qu’en montant à bord du vaisseau anglais le commandant de la flotte ottomane laissa échapper ces paroles : « voilà une affaire que je paierai probablement de ma tête ! » Tahir-Pacha était injuste envers le sultan Mahmoud. La barbarie avait fait son temps même en Turquie, et pour la première fois depuis bien des siècles on devait voir un souverain ottoman accepter l’arrêt du destin sans vouloir en punir le courage malheureux. Le désastre dépassait cependant tout ce que l’histoire maritime avait eu jusqu’alors à enregistrer. Le 20 octobre, à midi, la baie de Navarin voyait flotter sous la protection de ses forts trois vaisseaux, quinze frégates, dix-huit corvettes, quatre bricks, cinq brûlots, déployant sur une triple ligne l’étendard de sa hautesse, six frégates, huit corvettes et sept bricks, portant les couleurs du vice-roi d’Egypte ; quarante transports étaient en outre mouillés au fond de la rade. Le 22 octobre, il ne restait de ces cent six bâtimens qu’une frégate, sept corvettes, huit bricks et vingt-deux transports.

Les vainqueurs, — on a dû le pressentir, — n’étaient guère plus rassurés que les vaincus au sujet des conséquences que pourrait avoir un événement si grave. Ils craignaient que « sur tous les points où ne se trouveraient pas des bâtimens de guerre le ressentiment des Turcs n’amenât, en éclatant, des massacres. » Ils appréhendaient également le jugement que rencontrerait en Europe leur conduite. L’amiral de Rigny se chargea de tranquilliser ses collègues. Il réclama hautement la responsabilité de l’acte qu’il avait conseillé. « J’ignore encore, écrivit-il au ministre, comment le gouvernement du roi aura envisagé l’affaire de Navarin. Avant de me décider, non-seulement à donner mon assentiment à cette mesure, mais même à prendre l’initiative de la proposition, j’avais mûrement réfléchi à toutes les conséquences. J’ai dû passer outre, déterminé par les considérations suivantes : je venais d’avoir une réponse de Boghos-Bey, ministre de Méhémet-Ali, confirmant pleinement l’impossibilité où le pacha se trouvait de séparer sa flotte et sa cause de celles du grand-seigneur. — Ibrahim-Pacha avait violé la parole qu’il nous avait donnée. — Les communications qu’il recevait fréquemment des bâtimens de guerre autrichiens lui représentaient l’alliance des trois puissances comme un simulacre. — La guerre atroce que les troupes débarquées portaient sous nos yeux en Morée eût couvert de ridicule les escadres, si, devant un tel spectacle, elles se fussent bornées à un blocus impassible. — En venant au contraire prendre position dans le port même de Navarin, nous imprimions aux Turcs une sorte de contrainte morale qui ne permettait pas à Ibrahim de s’écarter et de ravager l’intérieur. »

Voilà par quelle attitude le commandant de la station française conquit cet ascendant qui lui appartint d’une façon si complète qu’il put le léguer en partie à ses successeurs. Il devint dans le Levant l’homme indispensable. L’amiral Codrington et le comte Heïden avaient conduit eux-mêmes leurs escadres désemparées à Malte. L’amiral de Rigny expédia la sienne à Toulon. Il envoya ces glorieux mutilés panser leurs blessures au port, et, passant avec son pavillon sur le vaisseau le Trident, celui des trois vaisseaux français qui avait le moins souffert, il resta seul sur la brèche, seul pour faire face à ces complications croissantes que l’honorable confiance de l’amiral Codrington et de l’amiral Heïden lui avait laissé le soin de résoudre.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.