Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/11

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Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 841-886).
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XI.

L’EXPÉDITION DE MORÉE ET LA PAIX D’ANDRINOPLE.

I.

De tous les mandataires auxquels un grand pays doit parfois se résoudre à déléguer momentanément le plein exercice de sa puissance, le commandant en chef d’une force navale est assurément celui dont les décisions soudaines peuvent avoir sur le cours des événemens les effets les plus imprévus. L’initiative hardie du collègue que nous avions donné aux amiraux Heïden et Codrington fit brusquement trébucher dans le Levant la balance indécise de la politique. La bataille de Navarin n’avait pas anéanti complétement la marine ottomane : il restait encore des vaisseaux et des frégates à Constantinople ; mais cette cruelle leçon infligea un dommage bien autrement grave à la Porte en faisant évanouir le prestige moral qui la protégeait. Une première violence en devait bientôt engendrer d’autres. La destruction de la flotte d’Ibrahim opérée en commun était pour la Russie le gage assuré de la condescendance de l’Angleterre et de la France, devenues ses complices. On la vit dès lors hâter l’exécution des projets dont il lui avait fallu si longtemps ajourner la réalisation devant la résistance unanime de l’Europe. Les conséquences de la journée du 20 octobre 1827 sont de trois ordres différens, elles se sont développées sur trois théâtres distincts ; nous essaierons de les suivre et de les démêler en Grèce, en Turquie et en Europe. Commençons d’abord par la Grèce ; c’est pour la Grèce qu’on avait combattu, c’est là qu’il fallait avant tout aviser.

Nous avions assumé une très grave responsabilité en venant nous jeter aussi résolûment en travers des desseins du sultan. — Si notre intervention ne ramenait promptement le calme et la sécurité dans l’Archipel, comment justifierions-nous le droit que nous nous étions arrogé d’intervenir ? Qu’elle rencontrât une approbation complète ou provoquât un blâme mal dissimulé, la bataille de Navarin n’en avait pas moins engagé les médiateurs beaucoup plus que ne l’eussent souhaité deux des signataires tout au moins du traité de Londres. On ne pouvait avoir fait couler tant de sang en vain. Il fallait montrer au monde que l’obstination de la Porte était réellement coupable, et que le peuple dont nous avions voulu l’affranchissement serait digne de prendre rang un jour parmi les nations civilisées. Les amiraux n’eurent pas besoin qu’on leur indiquât à cet égard leur devoir. La police des mers leur appartenait : en s’efforçant dès le lendemain même de la victoire d’extirper de l’Archipel le brigandage maritime qui y faisait chaque jour des progrès de plus en plus effrayans, leur but ne fut pas seulement de rassurer la navigation neutre ; ils se proposèrent aussi de ne pas laisser déshonorer la cause dont ils avaient pris en main la défense. La piraterie grecque était un des grands argumens invoqués par les adversaires d’une Grèce indépendante. Cet odieux système de rapines, qui prétendait s’autoriser de mainte argutie légale, serait devenu, si on l’eût toléré plus longtemps, un véritable scandale européen. Jamais les parages infestés de Salé, ni les débouquemens des Antilles n’avaient été témoins d’autant de pillages et de meurtres. La destruction de la flotte ottomane allait laisser les marins de l’Archipel sans emploi ; n’était-il pas à craindre que la piraterie ne trouvât dans cet état de choses un nouvel aliment ? « Les pirateries grecques, écrivait le 24 octobre 1827 l’amiral de Rigny, se sont élevées dans la dernière quinzaine à un point inoui jusqu’à présent. La mer est couverte de ces forbans. Ainsi, quand le sang français et anglais vient de couler en leur faveur, ces misérables, poussés par la cupidité, encouragés par l’impunité, pillent et maltraitent nos bâtimens de commerce. » À quelle autorité s’en prendre, dans un pays complétement désorganisé, de la continuation de ces désordres ? Le gouvernement provisoire était sans force ; ce fut au corps législatif que les amiraux crurent devoir s’adresser. Leur langage cette fois fut sévère ; il faisait pressentir des mesures énergiques et témoignait d’une irrévocable résolution. « Nous ne souffrirons pas, firent-ils savoir aux députés rassemblés en ce moment à Égine, que les Grecs fassent aucune expédition, aucune course, aucun blocus hors des limites tracées de Volo à Lépante. Nous regarderons comme nulles toutes patentes délivrées à des corsaires qui seraient trouvés opérant dans d’autres parages. Les bâtimens de guerre des puissances alliées auront partout l’ordre de les arrêter. Il ne vous reste aucun prétexte pour tolérer de pareils armemens. L’armistice de mer se trouve établi de fait du côté des Turcs ; leur flotte n’existe plus. Prenez garde à la vôtre, car nous la détruirons, s’il le faut, comme nous avons détruit la flotte d’Ibrahim. Quant au tribunal des prises que vous avez institué, nous le déclarons dès aujourd’hui incompétent pour juger aucun de nos bâtimens sans notre concours. »

Ces menaces ne devaient pas rester lettre morte ; elles furent au contraire, grâce au zèle et à l’activité de nos croiseurs, suivies de prompts effets. La station française avait reçu d’importans renforts : les frégates l’Iphigénie, la Vestale, le vaisseau le Conquérant, sur lequel l’amiral de Rigny venait de porter son pavillon. Il nous était désormais facile d’appuyer nos paroles par des actes. Dès les premiers jours de novembre 1827, toute la flottille française fut en chasse ; elle ne prit de repos que vers la fin de l’année 1828. Les corvettes la Pomone, la Bayadère, la Victorieuse, l’Écho, la Diligente, les bricks le Palinure, l’Alacrity, l’Actéon, le Zèbre, le Marsouin, le Loiret, les bricks-goëlettes le Volage, l’Alcyone, la Flèche, les gabares la Lionne, la Lamproie, les goélettes la Daphné, l’Estafette, appuyèrent une si vigoureuse poursuite aux pirates qu’en moins de dix-huit mois ils en eurent complétement purgé l’Archipel. Ce fut à cette tâche méritoire que se consacrèrent sans relâche les Reverseaux, les Parseval, les La Susse, les Châteauville, les Moulac ; ils firent renaître la sécurité là où avait régné trop longtemps, grâce à notre mansuétude excessive, la plus incroyable terreur. Entre tous ces croiseurs, il faut déjà citer un de nos futurs ministres de la marine, le lieutenant de vaisseau Hamelin. « Je le place, écrivait l’amiral de Rigny, à la tête des meilleurs officiers de son grade. » Au moment où le vainqueur de Navarin lui décernait cet éloge, le capitaine de la Lamproie venait de prendre sur les côtes de Syrie le brick grec le Panayoti, monté par 66 hommes d’équipage. Conduit à Alexandrie, ce bâtiment-pirate fut reconnu par les capitaines de plusieurs navires marchands qu’il avait pillés, les uns à Scarpanto, d’autres sur la côte de Caramanie, Le commandant de la frégate la Magicienne, M. Cornette de Venancourt, s’apprêtait alors à quitter les eaux de l’Égypte pour retourner à Smyrne. Le capitaine Hamelin lui remit le corsaire capturé. L’équipage grec passa sur la frégate, à l’exception de 6 hommes qu’on crut devoir laisser à bord du Panayoti. Un officier de la Magicienne, l’enseigne de vaisseau Bisson, prit le commandement du brick. On lui donna pour le conduire 14 matelots et le pilote-côtier de la frégate, le second maître de timonerie Trémintin. Ces dispositions terminées, le Panayoti et la Magicienne appareillèrent d’Alexandrie le 1er novembre 1827. Les deux bâtimens devaient naviguer de conserve ; dans la nuit du 5, ils se séparèrent. Le mauvais temps survint, et la prise fut obligée de relâcher dans une des baies de l’île Stampalie, à trois milles environ de la ville. Deux des Grecs qu’on avait laissés à bord du brick, mal surveillés, se jetèrent à la mer et parvinrent à gagner la côte à la nage. Un drame se préparait, drame héroïque qui eut dans toute l’Europe un long retentissement.

Retenu par les vents contraires dans la petite baie où il avait jeté l’ancre, le capitaine Bisson ne douta pas un instant qu’il ne fût attaqué. Il se promit du moins de faire, avec ses 15 hommes, une défense vigoureuse. Les quatre canons du brick furent chargés ; on monta sur le pont les fusils et les sabres. À dix heures du soir, deux grands misticks furent aperçus doublant une des pointes de la baie. Chacun à bord du brick se rangea en silence à son poste. Le capitaine Bisson se porta sur le beaupré pour observer les mouvemens des embarcations suspectes. Ces embarcations étaient chargées de monde ; elles avaient serré leurs voiles et se dirigeaient à l’aviron vers l’avant du brick. Bisson les fit héler plusieurs fois ; il n’obtint aucune réponse. Les pirates nageaient avec force ; ils étaient sur le point d’accoster, quand Bisson, déchargeant sur eux les deux coups de son fusil de chasse, donna le signal de commencer le feu. Les pirates répondirent par une vive fusillade. Il faut laisser ici la parole au pilote Trémintin, car il est des narrations qu’il n’est pas permis d’altérer. Celle du brave pilote de la Magicienne, appartient à l’histoire. « Une des embarcations, dit-il, nous aborda par-dessous le beaupré, l’autre par la joue de bâbord. Plusieurs des nôtres avaient déjà succombé. En un instant, malgré tous nos efforts, malgré ceux de notre brave capitaine, plus d’une centaine de Grecs furent sur notre pont. Une grande partie s’affala aussitôt dans la cale pour piller. Je combattais à tribord, près du capot de la chambre. Le capitaine avait été repoussé du gaillard d’avant. Il vint à moi tout couvert de sang et me dit : — Ces brigands sont maîtres du navire ; la cale et le pont en sont remplis. C’est le moment de terminer l’affaire. — Il sauta aussitôt sur le tillac de l’avant-chambre, qui n’était qu’à trois pieds au-dessous du pont. C’est là qu’on avait déposé les poudres. Il tenait une mèche cachée dans sa main gauche. Dans cette position, il avait près de la moitié du corps en dehors du panneau. Il me donna l’ordre d’engager les Français qui survivaient encore à se jeter à la mer ; puis, me serrant la main : — Adieu, pilote, dit-il, je vais tout finir. — Peu de secondes après, l’explosion eut lieu, et je sautai en l’air. » Plus heureux que son capitaine, broyé par l’explosion, Trémintin fut jeté sans connaissance sur le rivage. Il avait un pied fracassé. Quatre matelots français s’étaient jetés à la mer ; ils arrivèrent à terre sans blessures. Le lendemain, on retrouva gisans sur le rivage les corps mutilés de 3 Français à côté de 70 cadavres grecs. L’héroïque sang-froid de Bisson n’avait pas laissé nos compatriotes mourir sans vengeance.

Construit à Scarpanto, armé à Naxie, le brick le Panayoti avait un équipage considérable. Cinquante-six prisonniers étaient restés à bord de la Magicienne, ils furent dirigés sur Toulon ; mais entre tous ces pirates désignés à la vindicte publique Bisson avait fait justice des plus criminels ; Cochrane, enfin réveillé, poursuivait les autres. Deux bricks de guerre commandés, l’un par un philhellène anglais, Pear O’Connor, l’autre par un capitaine hydriote, Nicolas Kiparissi, reçurent la mission de parcourir les diverses îles de l’Archipel et d’en expulser les Candiotes. Ces turbulens réfugiés étaient devenus les tyrans des paisibles localités qu’ils avaient contraintes de leur donner asile. On les soupçonnait justement d’être les auteurs ou les instigateurs de la plupart des méfaits dont la navigation neutre avait à se plaindre. Cochrane les refoula vers ce repaire de Grabouza dont dix-sept Crétois, partis de Cerigo, s’étaient emparés dans l’été de 1825, et qui renfermait en 1827, avec des valeurs énormes, produit de deux années de pillages, plusieurs milliers de combattans. Il espérait envoyer ainsi un utile secours aux insurgés, qui s’efforçaient de reprendre Candie sur les Égyptiens ; il n’envoyait en réalité qu’un nouveau renfort aux pirates. Les pirates heureusement n’avaient plus l’opinion pour eux. L’enthousiasme qu’excitait la gloire récemment acquise par nos armes, l’émotion produite par le dévoûment de ce jeune martyr qui promettait à la France un héros, tout cet ensemble de circonstances, fait pour remuer les cœurs et pour ramener à des idées plus saines les esprits, eussent-ils même été moins prompts à se raviser que les nôtres, avait fait passer l’intérêt du côté de la répression. Grabouza, en dépit des réclamations de l’amiral de Rigny, avait longtemps reçu les secours des comités philhellènes ; on considérait cet îlot comme une des citadelles de la liberté hellénique. La lumière se fit subitement. Abandonné par l’opinion, ce nid de brigands ne pouvait prétendre à subsister quand l’insurrection de Candie avortait. Le Commodore Staines sur l’Isis et le capitaine de Reverseaux sur la Pomone se chargèrent de le faire évacuer. Il y eut de la part des pirates quelque tentative de résistance. Vigoureusement conduite, l’attaque des alliés eut un plein succès. Grabouza cessa d’être un épouvantail pour tous les bâtimens que le vent amenait en vue des rivages de la Crète, et la navigation neutre put reprendre, dès les premiers mois de l’année 1828, son cours habituel et paisible vers les ports de la côte de Syrie. S’il y avait encore quelques bandits épars dans l’Archipel, ces bandits du moins n’avaient plus de forteresse.

Trompés par la faveur dont leurs prétentions les plus excessives avaient joui jusqu’alors, les Grecs s’étaient flattés que le traité de Londres leur apporterait, sous forme de médiation, un secours complaisant ; ils ne devaient pas tarder à s’apercevoir de leur erreur. C’était une tutelle et une tutelle sévère que leur réservait l’Europe. Dès le 24 octobre, quand le sang de Navarin fumait encore, les amiraux se chargeaient les premiers de dissiper les illusions du corps législatif. « Nous ne vous permettrons pas, écrivaient-ils, de porter l’insurrection ni à Chio, ni en Albanie ; nous ne voulons pas que, par ces expéditions imprudentes, vous exposiez les populations à être massacrées par les Turcs. » De pareilles injonctions pouvaient sembler cruelles et jusqu’à un certain point injustes ; elles prenaient surtout cette apparence quand il s’agissait de Chio. Depuis la fatale journée qui avait jeté dans l’esclavage leur malheureuse patrie, des milliers de Chiotes, « échappés, suivant le texte même de l’humble supplique dont j’emprunte les termes, au glaive d’un furieux tyran, » erraient en tous lieux, « sans trouver où cacher leur nudité et leurs pleurs. » Ils n’étaient soutenus que par l’espoir de pouvoir « en un jour plus serein » reconquérir le sol natal. Ce jour venait enfin de luire. Les souverains, du haut de leur trône, avaient jeté un regard compatissant sur la Grèce ; « ils avaient pris en main les droits de l’humanité souffrante. » Les réfugiés chiotes s’étaient alors rassemblés ; ils avaient, selon l’antique usage, élu leurs primats et leurs conseillers. Une flotte venait d’être équipée à l’aide de contributions volontaires. Plus de la moitié des matelots embarqués sur ces bâtimens étaient des Chiotes ; tous s’engageaient à servir gratuitement. Les capitaines, on les avait choisis « parmi les plus réglés et les plus obéissans. » — « Jamais, disaient aux amiraux les députés des Chiotes libres, Démétrius Maximos et Athanasio Raphaëlis, jamais expédition aussi régulière, aussi bien combinée, n’avait été formée en Grèce. » Le gouvernement d’Égine approuvait ce projet. On lui avait demandé le corps régulier de Fabvier et un détachement de troupes irrégulières ; il avait accordé l’un et l’autre. Il n’y avait dans toute l’île de Chio, — on s’en était assuré, — que 300 soldats réguliers, autant d’irréguliers et environ 600 habitans turcs. Comment le succès serait-il un instant douteux ?

Sans attendre une autorisation qui eût été certainement refusée, le gouvernement grec fit partir Fabvier pour Ipsara. Le 28 octobre 1827, l’intrépide colonel débarquait sur la plage de Chio avec 1 000 tacticos, 1 500 irréguliers et vingt pièces de canon. Le pacha turc, Yousouf, s’enferma dans la citadelle. Le commodore Hamilton se trouvait en ce moment à Smyrne. « L’opinion de M. Canning, écrivit-il sur-le-champ à l’amiral de Rigny, est tout à fait contraire à une attaque sur Chio. S’il est possible d’obtenir quelque garantie pour la vie des habitans, je serais d’avis de couper court à cette expédition. » Le commodore ne s’en tint pas là. Il chargea le capitaine Hotham du Parthian de déclarer aux chefs grecs qu’il ne considérait pas seulement leur expédition comme compromettante pour les trois puissances, il la jugeait aussi contraire aux intérêts de l’humanité. « Jamais, ajoutait-il, la Grèce ne pourra maintenir une force navale suffisante pour empêcher les Turcs de passer quelque jour de Tchesmé à Chio, et ce jour-là nous aurons à redouter une effroyable catastrophe. Quel motif peut empêcher aujourd’hui la flotte turque réunie à Gallipoli de venir à Tchesmé ? Cette flotte évidemment n’est retenue que par la crainte des escadres combinées, et cependant je ne vois pas que les termes du traité de Londres nous autorisent à nous opposer à la navigation des escadres ottomanes d’un port turc à un autre. »

Les Anglais nous soupçonnaient d’être en secret favorables à une expédition que commandait le colonel Fabvier. La loyauté de l’amiral de Rigny dissipa facilement cet ombrage. Il fut des plus énergiques à blâmer une entreprise qui devait être pour lui « la source de difficultés nouvelles. » Les catholiques de Chio s’étaient réfugiés dans les consulats. Les Turcs en 1821 avaient respecté ces asiles ; les Grecs en 1827 n’hésitèrent pas à les envahir. Les catholiques furent indignement dépouillés ; « on enleva, nous dit l’amiral de Rigny, jusqu’à la dernière chemise de ces malheureux. » Tous les efforts de Fabvier demeuraient impuissans à prévenir de semblables désordres ; mais c’était aux marins chiotes, aux marins seuls, qu’il fallait, suivant le colonel, les imputer.

Codrington et Heïden venaient d’arriver à Malte quand ils apprirent la complication qui menaçait d’aigrir encore les griefs de la Porte. Heïden se montra le plus vif dans l’expression de son blâme. « Les Grecs, écrivit-il à l’amiral de Rigny, ont fait une grande folie en opérant une descente à Chio. Ils n’arriveront à rien et vont nous compromettre une seconde fois avec les Turcs. » Codrington, moins ému, s’en remettait à nous du soin d’arranger cette affaire. « Vous avez, mon bon ami, écrivait-il à ce frère d’armes, auquel depuis le 20 octobre il paraît avoir voué, avec la confiance la plus absolue, l’affection la plus sincère, vous avez un rôle difficile à remplir, mais personne ne saurait le jouer mieux que vous. » Cependant, à la première sommation reçue par l’intermédiaire du capitaine du Parthian d’avoir à renoncer à leurs desseins, les émigrés chiotes avaient jeté les hauts cris. Comment ! c’étaient les amiraux des puissances chrétiennes, ces chefs en qui la Grèce mettait tout son espoir, qui voulaient faire rappeler de Chio les troupes débarquées et abandonner ainsi les malheureux habitans de cette île à la furie des Turcs ! Ne savait-on pas que le renouvellement d’une scène plus terrible que celle du passé suivrait de près le départ des soldats de Fabvier ? Il ne resterait plus aux Chiotes qu’à s’ensevelir tout vivans dans les tombeaux de leurs pères. « La terre de notre patrie, disaient-ils, n’a pas encore bu tout le sang dont on l’a abreuvée. Nos femmes, nos enfans, nos mères, sont retenus en esclavage dans le fort. N’obtiendrons-nous pas un répit de la compassion des souverains chrétiens, de la bienveillance des trois amiraux ? »

Les amiraux malheureusement n’avaient plus besoin d’insister. L’expédition de Chio se désorganisait d’elle-même ; elle avait le sort de la tentative de Vassos et de Kriezotis sur Tricheri, du général Church et de Kostas Botzaris dans l’Hellade occidentale. Ces capitaines, au premier bruit de l’approche des troupes turques, s’étaient vus dans la nécessité de licencier leur armée. À Chio, il n’y avait plus, dès le mois de décembre, que les tacticos sur la fidélité desquels on pût encore compter. « Des malveillans, disait Fabvier dans sa proclamation, se font un jeu d’effrayer le peuple. Je ne retiens personne. Tous ceux qui veulent fuir sont libres de le faire. Qu’ils partent, emportant avec eux ce qui leur appartient ; mais une si belle contrée ne doit pas être habitée par un vil troupeau d’esclaves. En conséquence, voici ce que j’arrête : les biens meubles et immeubles des fuyards seront confisqués, moitié au profit des braves qui attendent en chantant l’arrivée de l’ennemi, moitié au profit de la chose publique. Je me charge de faire ratifier ces dispositions par le gouvernement de la Grèce, et j’invite les démogérontes à les publier. »

Les inquiétudes propagées par les malveillans n’étaient pas, quoi qu’en pût dire Fabvier, sans quelque fondement. Le siége de la citadelle n’avançait pas, et la flotte de Gallipoli s’apprêtait à franchir les Dardanelles. Tahir-Pacha, devenu, malgré le désastre de Navarin, le favori du peuple et du sultan, commandait cette expédition. Les primats de Chio élevèrent de nouveau leur voix suppliante ; ils demandaient qu’on arrêtât les bâtimens turcs. « Cette requête, écrivait l’amiral Codrington à son collègue, ne peut être accueillie, selon moi, que par un refus catégorique. L’expédition de Chio a été faite contrairement à notre avis et évidemment au grand préjudice de la Grèce. Que ceux qui l’ont entreprise en subissent les conséquences. » Répondant directement à la demande des députés chiotes, l’amiral anglais accentuait plus durement encore son refus. « Vous devez savoir aussi bien que moi, messieurs, leur disait-il, que, si les ressources gaspillées pour cette expédition eussent été employées en faveur de la Morée, l’armée d’Ibrahim eût éprouvé le même destin que sa flotte, et la Grèce n’eût pas eu à subir les nouveaux reproches que lui a valus la fâcheuse conduite des Chiotes. »

L’amiral de Rigny éprouvait une profonde sympathie pour le colonel Fabvier. On ne pouvait en effet rester insensible aux preuves multipliées que ne cessait de donner ce vigoureux soldat de son courage, de son dévoûment à sa nouvelle patrie et de son désintéressement. C’était une de nos gloires nationales qu’il fallait arracher une seconde fois au sort funeste qui la menaçait ; mais à la première ouverture de retraite qui lui fut faite Fabvier répondit avec son assurance et sa gaîté habituelles. « Je reconnais bien votre aimable amitié à vos inquiétudes, écrivit-il à l’amiral le 20 février 1828 ; tranquillisez-vous. Quoique nos gens frémissent un peu sous la bride, quoique du dehors on les agite par tous les moyens, tout échoue devant l’affection que me portent mes soldats, même les irréguliers. Depuis deux mois, on me laisse sans poudre, sans boulets, — des intrigues tous les jours, — et cependant, si ces chiens de marins avaient gardé le blocus, depuis longtemps tout serait fini. »

Le 12 mars 1828, Tahir-Pacha jetait dans la citadelle de Chio un renfort de 2 500 hommes. C’en était fait désormais de l’espoir de voir tomber cette place. « Les malins, écrivait Fabvier à l’amiral, veulent que ce soit moi qui donne le signal du départ. Ils font crier pour aller en avant, les mêmes qui se sont sauvés des tranchées il y a cinq jours, et qui m’ont laissé seul. De toute façon, il faudra bien que cette affaire-ci finisse. Je suis indigné de l’abandon où l’on m’a laissé ; tout ce que je vous demande pour le moment, c’est d’envoyer sauver les malheureux qui ont été compromis ici par de mauvaises mesures. » La frégate la Fleur de Lys, commandée par le capitaine Lalande, avait été détachée le 16 février du blocus d’Alger pour renforcer la station du Levant ; elle arrivait à propos dans l’Archipel. L’amiral de Rigny l’expédia sur-le-champ devant Chio. Le 20 mars 1828, à midi, la Fleur de Lys débarquait à Syra un premier convoi de fugitifs ; quelques jours après arrivaient à Égine la frégate l’Hellas, le brûlot de Canaris et le brick le Nelson, chargés de familles qui venaient demander au gouvernement un asile et du pain. Les palikares avaient pris passage sur des bâtimens spezziotes. L’irritation de ces malheureux, celle de la populace, excitée par la vue d’un si lamentable spectacle, s’élevèrent bientôt, nous dit le capitaine Lalande, jusqu’à la frénésie. « Le colonel Fabvier, criait-on à Syra aussi bien qu’à Égine, est un traître. Il a donné le signal du départ sans vouloir combattre. » Fabvier en effet avait donné le signal du départ ; mais, pour que ce départ pût s’effectuer sans encombre, il s’était exposé à sacrifier ses tacticos. La Fleur de Lys, à son retour de Syra, les trouva tous acculés à la plage du port de Mesta, réfugiés sur un îlot, sans eau, sans vivres, fusillés de loin par les Turcs. Il était temps que cette frégate se présentât pour les embarquer. Malheureusement la brise était fraîche, de pesantes rafales du nord descendaient de la montagne. Les embarcations de la frégate, restée sous voile, gagnaient lentement du terrain. Le capitaine Lalande les rappela, et, jouant pour ainsi dire sur cette manœuvre le sort de son navire, il vint passer si près de la côte que chacun à bord en frémit ; mais le coup d’œil du capitaine de la Fleur de Lys était sûr, et sa hardiesse n’eut jamais que l’apparence de la témérité. Déposées à diverses reprises presqu’à toucher l’îlot où se pressaient les débris de cette désastreuse expédition, les embarcations françaises eurent bientôt rapporté à bord de la Fleur de Lys de sept à huit cents tacticos, maigres, exténués, couverts de blessures mal guéries encore, toujours énergiques cependant et jusqu’au dernier moment dignes de leur chef. Arrivé à Syra le jeudi matin 27 mars, Fabvier voulut débarquer au quai de la Santé. La porte du lazaret lui fut fermée ; il la força et entra dans Syra l’épée à la main, la baïonnette croisée, au milieu des sifflets et des hurlemens de la foule. Ainsi se termina l’expédition de Chio. Capo d’Istria venait d’arriver en Grèce. Ce fut sous ces auspices qu’il prit possession du pouvoir.

Le 3 décembre 1827, l’amiral Codrington avait reçu l’ordre d’envoyer à Ancône un navire de guerre à la disposition du président qu’avait choisi l’assemblée de Trézène. Le vaisseau le Warspite fut désigné pour remplir cette mission. Capo d’Istria toucha d’abord à Malte, où il arriva le 10 janvier 1828 ; il en repartit le 15 pour se rendre à Égine sur le vaisseau anglais escorté de la frégate russe l’Hélène. Il ne lui avait fallu que cinq jours pour se concilier complètement la confiance et le bon vouloir des deux amiraux, peu habitués à voir les affaires de la Grèce en de pareilles mains. « J’aurais voulu, mon cher amiral, écrivait Codrington à l’amiral de Rigny, que vous eussiez pu vous rencontrer ici avec le comte Capo d’Istria et entendre, comme moi, l’accord de ses plans avec les nôtres. Le traité de Londres est son seul guide, et il est résolu à ne pas s’en écarter. Vous devriez l’aller voir afin de recueillir de sa propre bouche l’expression de ses sentimens, comme l’ont fait vos collègues. » L’amiral de Rigny crut devoir montrer moins d’empressement. Sa nature circonspecte éprouvait le besoin d’observer d’abord à distance l’attitude qu’allait prendre ce personnage, que quelques rapports lui représentaient déjà comme étant « tout de feu pour les Russes, tout de glace pour la France. » Il ne déféra donc qu’à demi au vœu de ses collègues. Il ne se rendit pas en personne à Égine ; il se contenta d’y envoyer un bâtiment. Les trois capitaines qui assistèrent le 7 février 1828 dans l’église cathédrale d’Égine à l’installation du nouveau président furent le capitaine Parker du Warspite. Le Blanc de la Junon, Nicolas Petrowitz de l’Hélène.

Capo d’Istria avait désiré que la cérémonie eût lieu dans les formes les plus simples. « Toute solennité, avait-il dit, qui entraînerait des dépenses serait incompatible avec la situation malheureuse de la Grèce. Si nous pouvons disposer de quelque argent, nous le consacrerons au soulagement d’intéressantes misères. » On voit par ce prélude dans quelles conditions précaires se trouvait l’état qu’il acceptait la mission de constituer. Sept années de guerre et de désordre intérieur avaient laissé la Grèce en proie à 20 000 ou 30 000 soldats débandés, à 15 000 ou 20 000 matelots sans emploi. L’état n’avait pas de finances. La terre ferme et le Péloponèse ne fournissaient aucun revenu. Celui qu’on eût pu tirer de l’Archipel avait été épuisé d’avance pour mettre à exécution des plans peu conformes aux intérêts généraux de la Grèce. « Le peuple, écrivait Capo d’Istria à l’amiral de Rigny, est à toute extrémité ; le soldat, sans combattre, dévore sa subsistance ; le marin l’accable des conséquences de la piraterie. Une grave responsabilité pèse sur moi, et elle est d’autant plus grave que je l’ai contractée volontairement. Quelque illimitée que soit la confiance dont m’honore la nation, l’essai que je vais entreprendre ne peut aboutir, si je ne me trouve promptement en mesure de payer régulièrement l’armée et la marine, de donner quelques avances au peuple qui a déserté ses foyers et de ramener ainsi le cultivateur aux travaux qui seuls peuvent fournir une base à une véritable organisation sociale. »

Le tableau assurément n’était pas chargé, et déjà cependant on commençait à reprocher au nouveau président son apathie. Le colonel Fabvier eût désiré qu’il s’occupât plus sérieusement de l’organisation des troupes régulières ; le commandant Lalande écrivait que le système de Capo d’Istria pouvait se traduire par un mot : « il voulait tout attendre de l’intervention des puissances. » Comment en vérité ce gouverneur exotique, transplanté soudainement dans un pays ruiné où on l’avait déposé sans soldats, sans crédit, sans ressources, eût-il pu songer à placer sa confiance ailleurs que dans quelque providence étrangère ? Tout ce qu’il était permis de lui demander, c’était de ne pas distinguer entre ses protecteurs, de se faire l’instrument dévoué de l’alliance et non le serviteur exclusif de la Russie. Dans l’opinion du nouveau président, il n’était certes pas impossible que la Grèce pourvût elle-même à son salut ; mais il fallait du moins lui venir en aide par des subsides. Pour arriver à faire évacuer les places de la Morée, à extirper en même temps la piraterie, Capo d’Istria estimait qu’il lui faudrait entretenir 23 000 hommes environ et quinze bâtimens ; la dépense mensuelle serait de 600 000 francs. Ce budget établi, c’était aux puissances protectrices qu’il appartenait d’en fournir la dotation. Le président ne mettait pas en doute les bienveillantes dispositions dont on lui avait donné l’assurance. Il eût vu néanmoins sombrer son autorité naissante sous les inextricables embarras des premiers jours, si, pour se ménager le temps de recevoir les secours qu’il sollicitait, il n’eût pris le parti de recourir à deux expédiens. La philanthropie européenne l’avait rendu dépositaire de petites sommes dont le total s’élevait à près de 300 000 francs. Ces souscriptions devaient être exclusivement appliquées au rachat des esclaves, au soulagement des vieillards, des enfans et des femmes que la guerre avait chassés de leurs foyers. Tout en gémissant de l’impérieuse nécessité à laquelle il obéissait, Capo d’Istria n’hésita pas à leur attribuer une autre destination. Il s’en servit pour « donner quelques instans de vie au service militaire. » Le second expédient devant lequel il ne recula pas davantage ne pouvait lui procurer qu’un surcroît de ressources bien insuffisant. Il possédait quelques propriétés à Corfou ; c’était tout son avoir. Il les engagea comme garantie des pleins pouvoirs dont il avait muni un de ses agens chargé d’aller à Malte acheter à crédit deux cargaisons de blé.

Tels furent les débuts de l’homme éminent que la Russie avait cédé à la Grèce et qui, surpris au milieu de sa tâche, vit tout à coup se dresser contre lui la féodalité grecque avec ses ardeurs jalouses et ses haines implacables.

II.

Les événemens dont je viens d’esquisser le récit nous ont conduits au mois d’avril 1828. Il nous faut maintenant revenir en arrière, si nous voulons voir se dérouler sur un terrain plus vaste les conséquences fatales, inévitables, de la journée du 20 octobre 1827. Pendant qu’on se battait à Navarin, on était dans l’attente en Europe. « Vous avez dû, écrivait le comte de Chabrol à l’amiral de Rigny, recevoir dans les premiers jours de septembre des dépêches des ambassadeurs de Constantinople, mais ces dépêches vous seront probablement arrivées trop tard pour que vous ayez pu être en mesure d’empêcher le débarquement des Égyptiens. Qu’aurez-vous fait depuis ? C’est ce que nous ignorons encore. » Malte eut la primeur de la nouvelle. Le brick de commerce anglais Mary-Ann était parti de ce port le 11 octobre 1827 sous l’escorte du brick de guerre le Gannet. On le vit rentrer le 29. Son capitaine déclara que le 20, à trois heures de l’après-midi, se trouvant à 40 milles de Navarin, il avait entendu une forte canonnade qui dura jusqu’à sept heures du soir, qu’il y eut alors une violente explosion à la suite de laquelle le Gannet fit signal à son convoi de chercher le port le plus voisin et se dirigea sur l’île de Sphactérie. L’anxiété était générale. Enfin le 1er novembre on sut à quoi s’en tenir. La frégate le Talbot entra dans le port de la quarantaine, suivie du brick le Brisk, démâté et traîné à la remorque. Peu d’instans après, le consul de France, M. Miège, était mandé chez le gouverneur. Il y trouvait une lettre de l’amiral de Rigny datée du 23 octobre et apprenait tous les détails du combat. « On est ici, répondait-il sur-le-champ au commandant de notre escadre, dans l’admiration de la conduite des Français ; on ne tarit pas sur celle de leur amiral ; on parle surtout avec enthousiasme de ce qu’a fait l’Armide et de la manière noble dont vous en avez usé à l’égard du capitaine Davies. »

Dans toute l’Italie, la sensation ne fut pas moins vive. Lord Burghess annonça l’événement au milieu d’une fête qui se donnait à Florence. « Tout le monde, nous apprend l’amiral Codrington, en fut transporté, à l’exception toutefois de l’ambassadeur d’Autriche, qui se glissa hors de la salle, comme s’il eût été un Égyptien. » L’ambassadeur ne faisait que devancer le jugement de son souverain. L’empereur François se montra en effet indigné. Pour lui, le combat du 20 octobre n’était qu’un assassinat : le prince Esterhazy le comparait au partage de la Pologne. En Angleterre, l’opposition n’hésita pas à tenir à peu près le même langage ; le gouvernement ne se prononçait pas encore. Il laissait Codrington recevoir les félicitations du roi George IV et de son altesse le lord grand-amiral ; il s’abstenait soigneusement jusqu’à plus ample informé de toute approbation officielle. La Russie, on le croira sans peine, à la première nouvelle, avait tout approuve. « Les protocoles, mandait le comte Nesselrode au prince de Lieven, signés par vous le 15 octobre avaient obtenu l’entière adhésion de l’empereur. Nous n’avions d’autre désir que l’exécution franche, prompte, loyale des conventions du 6 juillet, quand des lettres venues d’Italie nous ont annoncé les premiers succès de sir Edward Codrington contre la flotte d’Ibrahim, sortie de Navarin malgré la parole donnée, et bientôt après la bataille si glorieuse, si décisive, que les trois escadres s’étaient trouvées contraintes de livrer dans ce port. Notre vœu eût été que le traité du 6 juillet pût s’exécuter sans effusion de sang. Sous ce rapport, nous déplorons notre victoire ; mais d’un autre côté l’empereur est le premier à reconnaître que, placé dans l’alternative de voir les Grecs exterminés sur la terre ferme, les îles de l’Archipel reconquises et conséquemment l’objet même du traité de Londres anéanti, ne pouvant d’ailleurs obtenir d’Ibrahim l’observation de l’armistice provisoire auquel ce pacha avait adhéré, ayant enfin épuisé toutes les voies de conciliation et se trouvant attaqué dans la baie même de Navarin, où les intentions les plus pacifiques l’avaient amené, l’amiral anglais, en acceptant le combat, a exécuté les instructions dont il était muni et servi la cause commune avec un succès qui ne fait pas moins d’honneur à ses talens et à sa bravoure qu’il n’assure d’avantages aux alliés dans leurs négociations avec la Porte. »

Ainsi ce n’était pas le comte Heïden, c’était sir Edward Codrington qui se trouvait avoué, félicité par le cabinet de Saint-Pétersbourg. Heïden n’avait fait que suivre et obéir. Loué par la Russie, encouragé, soutenu par ses deux collègues, Codrington n’en attendait pas moins avec anxiété une réponse au rapport qu’il avait adressé à l’amirauté peu de jours après la bataille de Navarin. « Le vôtre, écrivait-il à l’amiral de Rigny, semble avoir ravi la France. » Un transport d’enthousiasme accueillit en effet dans toute l’étendue du royaume l’annonce de cette victoire remportée pour une cause populaire. Le gouvernement ne marchanda pas aux vainqueurs les récompenses. Tous les grades, toutes les décorations demandées par l’amiral furent accordés. Lui-même fut promu vice-amiral. Le cabinet des Tuileries ne laissait pas cependant de se préoccuper des conséquences d’un acte qui avait de beaucoup dépassé ses prévisions. À Saint-Pétersbourg, on proclamait très haut que la bataille de Navarin venait de placer dans son vrai jour, la politique des trois états. « Espérons, écrivait le comte Nesselrode, qu’à la suite de la journée du 20 octobre les erreurs se dissiperont, que les conseils qui les entretiennent cesseront d’être écoutés, et qu’enfin désabusée la Porte se hâtera d’accepter des conditions de paix qui lui imposent à la vérité quelques sacrifices, mais des sacrifices accompagnés d’abondantes compensations. » L’attitude aux Tuileries était plus réservée, la satisfaction moins complète. Le comte de Chabrol, qui fut pendant près de quatre années ministre de la marine, du 4 août 1824 au 8 mars 1828, me paraît avoir admirablement résumé dans une lettre privée portant la date du 19 novembre 1827 les dispositions du cabinet à la tête duquel figurait encore cet esprit si prudent dont la chute précéda de bien peu celle de la monarchie. « Je ne veux pas, mon cher vice-amiral, écrivait-il au comte de Rigny, laisser partir ma lettre officielle sans y joindre mon compliment particulier sur la grande et noble affaire à laquelle vous venez de prendre part. Vous ne pouviez pas mieux couronner une station de trois années pendant laquelle il n’y a eu que des félicitations à vous adresser sur la sagesse, la fermeté et la dignité de votre conduite. Le roi a vu avec le plus grand plaisir sa marine se relever par un coup d’éclat et obtenir les éloges les plus flatteurs des amiraux étrangers. Il m’a chargé de vous le témoigner et il l’a témoigné lui-même par les faveurs qu’il a bien voulu accorder. Nous n’avons point encore de nouvelles de Constantinople. La question politique sera, je le crains, moins facile à vider que la question militaire ; mais ce sont deux questions distinctes. On n’est pas assez injuste pour les confondre. »

Ce fut un courrier parti de Navarin à franc étrier le lendemain même de la bataille qui apprit au sultan la destruction de sa flotte. On put craindre un instant que Mahmoud, dans sa première irritation, ne fût d’humeur à permettre un massacre général des chrétiens. Les deux séraskiers Khosrew et Hussein-Pacha prirent soin de recommander à leurs officiers de ne donner suite à aucun ordre émanant du grand-seigneur sans en avoir préalablement délibéré avec eux. La vague rumeur d’une grande catastrophe finit par arriver ainsi le 30 octobre 1827 jusqu’aux trois ambassadeurs. Ils firent interroger le reïs-effendi. « Le sultan avait-il donc donné à Ibrahim l’ordre de ne point observer la convention conclue le 26 septembre avec les amiraux ? Si une bataille avait eu lieu, la Porte considérerait-elle cet événement comme une déclaration de guerre ? » Le reïs-effendi répondit que « la Porte ne savait rien de ce qui s’était passé entre les flottes ; il n’avait donc pas pour le moment à s’expliquer à ce sujet. »

Sur tous les points où le bruit du désastre parvint directement avant d’arriver à Constantinople, l’attitude de la population ne justifia pas heureusement les inquiétudes qu’on avait conçues. On rencontra dans la multitude aussi bien que chez les autorités la modération la plus inespérée. Des nouvelles rassurantes parvinrent successivement à l’amiral d’Alexandrie, de Smyrne, de la côte de Syrie, des régences barbaresques. Le fatalisme musulman s’inclinait partout ; mais quelle serait la détermination du divan ? « Je ne doute pas, écrivait l’amiral Codrington, que le comte Dandolo[1] et l’internonce n’engagent aujourd’hui la Porte à accéder au traité, quelques efforts qu’ils aient pu faire récemment dans le sens contraire, car, si la guerre s’ensuivait, l’Autriche se verrait contrainte d’abandonner son alliée ou se faire elle-même la guerre, ce qui lui ferait perdre le riche commerce qu’elle a enlevé à la France. Je persiste donc à croire que le sultan cédera aux circonstances. » Le comte Nesselrode jugeait mieux les dispositions de l’inflexible Mahmoud, quand, à la même date, il prévoyait que la Porte aggraverait encore les inconvéniens de la situation où elle s’était placée. Les ambassadeurs allaient en effet, dans leurs tentatives de conciliation, rencontrer une de ces impossibilités morales qui en mainte autre affaire ont rendu stériles les efforts de la diplomatie. Le grandseigneur pouvait, de son propre mouvement et sans avoir besoin qu’on parût l’y contraindre par la force des armes, faire acte de clémence, accorder à des sujets révoltés une amnistie complète ; il ne lui était pas permis de modifier la condition des raïas sans porter atteinte à la loi religieuse.

La conférence dans laquelle cette question fut débattue avec le reïs-effendi eut lieu le 24 novembre 1827 ; elle dura cinq heures. Les ambassadeurs des trois puissances avaient résolu d’emporter de leur entrevue une réponse décisive. Si leur habileté ne parvint pas à mettre une seule fois en défaut ni le flegme musulman, ni l’astuce orientale, elle leur servit du moins à constater qu’après cette dernière épreuve il ne leur restait plus qu’à demander leurs passeports. Ils s’étaient obligés d’un commun accord, disaient-ils, à faire cesser le scandale de Roumélie. Que fallait-il pour cela ? Que la Sublime-Porte accordât dans son propre intérêt certains priviléges aux Grecs, non pas, bien entendu, aux Grecs en général, mais à ceux qui habitaient la Grèce proprement dite. Il y eut là une longue lutte, dans laquelle le reïs-effendi ne se montra sous aucun rapport inférieur à ses adversaires. Quel que fût son désir d’éviter un éclat, il n’osait, dit-il en finissant, s’exposer à importuner de nouveau le sultan. Le grand-vizir fut plus hardi. Quand le 29 novembre les ambassadeurs eurent renouvelé l’annonce de leur prochain départ, il se jeta aux pieds de son maître. Mahmoud se déclara prêt à abandonner aux Grecs la capitation arriérée des sept dernières années. La concession, au point où en étaient les choses, parut dérisoire. Le 8 décembre 1827, les ambassadeurs quittèrent Constantinople ; les relations politiques étaient rompues, les rapports commerciaux existaient encore, et aucune hostilité ne devait avoir lieu de la part des escadres sans de nouveaux ordres. Les conséquences d’une mésintelligence aussi tranchée semblaient cependant imminentes.

« Nous l’avions prévu, écrivait le comte Nesselrode au vice-amiral Heïden ; mes dernières dépêches vous faisaient pressentir que la Porte, cédant à l’impulsion d’un aveugle fanatisme, provoquerait une rupture avec les représentans des puissances signataires du traité de Londres. L’événement n’a pas tardé à fournir la preuve de cette triste vérité. Les représentans des trois cours ont dû quitter Constantinople. Au moment où M. de Ribeaupierre a mis à la voile pour la Méditerranée, les Turcs adoptaient envers les sujets et le commerce russes, dans la vue d’entraver la navigation de la Mer-Noire, les mesures les plus opposées à la teneur de nos traités. Leur conduite envers les sujets et le commerce des deux autres puissances alliées n’était ni moins arbitraire ni moins déplorable. Sa majesté impériale m’ordonne de vous instruire de ses déterminations… L’empereur propose à ses alliés d’adresser collectivement à la Porte une dernière sommation pour lui demander de souscrire dans un délai de huit jours : à un armistice, à la médiation des trois cours, aux limites de la Grèce, telles que les indique la circonscription tracée dans le protocole de la conférence de Constantinople en date du 5 septembre, à l’évacuation de toutes les places fortes que les Turcs occupent encore dans ces limites, enfin à l’établissement immédiat d’une négociation qui aurait lieu, dans une île de l’Archipel neutralisée à cet effet, entre les plénipotentiaires ottomans, les ministres des trois cours et des envoyés grecs, sur tous les détails du traité de paix définitif à conclure entre la Turquie et la Grèce. Si cet ultimatum est accepté, les négociations ne devront durer que deux mois ; s’il est rejeté, nous proposons une déclaration de guerre immédiate, l’entrée de nos troupes dans les principautés, toujours au nom des trois cours, telles opérations navales qui seront jugées les plus efficaces, et la résolution de concerter sans délai avec les autorités grecques tous les termes d’un traité exécutif de celui de Londres… Nos alliés ont prévu, comme nous, que l’obstination de la Porte provoquerait des mesures extrêmes. Déjà la conférence de Londres les discute, et nous savons qu’elles seront conformes au plan esquissé ci-dessus, sauf peut-être quelques modifications de détail. En tout état de cause, vous pouvez être certain qu’aucune des trois cours ne reculera devant les suites de la rupture qui vient d’avoir lieu avec l’empire ottoman, qu’aucune ne balancera quand il faudra imprimer à ses résolutions le caractère d’énergie que réclament et les décisions de la Porte et l’honneur comme les intérêts des premières puissances européennes. »

M. Nesselrode, au moment où il écrivait cette dépêche, affectait une assurance qu’il ne pouvait plus avoir. Les yeux de l’Europe s’étaient ouverts, et les projets mal dissimulés de la Russie n’alarmaient plus seulement l’Autriche. Dès le 4 décembre 1827, deux bâtimens napolitains, venant de Marseille, étaient arrivés à Malte ; l’un portait le colonel Codrington, fils de l’amiral, l’autre l’amiral sir John Gore, tous deux expédiés de Londres. Le premier était chargé de remettre au vainqueur de Navarin les récompenses accordées aux officiers qui avaient combattu sous ses ordres ; le second venait lui demander des détails plus circonstanciés sur les causes qui avaient amené cet engagement. Le cabinet britannique s’attendait déjà aux attaques de l’opposition, et voulait se mettre en mesure d’y répondre. À la même date, le colonel Cradoch était de nouveau envoyé en Égypte. « Pour ma part, écrivait Codrington à l’amiral de Rigny, je n’approuve pas qu’on sollicite une soumission que j’ai le droit et le pouvoir d’exiger. Mon plan eût été de se plaindre hautement de l’insulte et de l’agression dont nous avions été l’objet, et de demander pour première satisfaction que le sultan accédât immédiatement à l’armistice proposé. Si Smyrne et Alexandrie ne sont pas compris dans le blocus avec le reste des ports ottomans, le sultan ne se départira pas de son obstination, et le mécontentement mutuel pourra bien dégénérer en hostilités. Si au contraire nous déclarions le blocus de tous les ports, il faudrait bien que le sultan cédât et souscrivît aux conditions qu’il nous conviendrait de lui imposer. M. Stratford Canning ne m’a pas donné connaissance de ses dernières communications avec le reïs-effendi. Il semble désireux de ne point s’expliquer avec moi sur l’état présent des affaires. Nos ministres en font autant. Tout, cela est peut-être très diplomatique, mais peu loyal, ce me semble. »

Si l’amiral Codrington croyait avoir quelque sujet de se plaindre des procédés du cabinet que présidait lord Goderich, successeur momentané de George Canning, il allait trouver des dispositions moins favorables encore dans le nouveau ministère que, le 8 janvier 1828, le duc de Wellington fut chargé de former. La session du parlement s’ouvrit, et le discours de la couronne qualifia d’événement malencontreux le combat qui venait de jeter l’Europe dans de si grandes perplexités. « Je ne mets pas en doute, écrivait à ce sujet l’amiral Codrington, qu’on ait agité la question de mon remplacement. En me sacrifiant, les ministres espéraient garder leurs places. Le généreux appui de notre illustre grand-amiral est venu me couvrir et les a préservés de l’humiliation qu’ils eussent encourue, si j’avais été enlevé à mon commandement. Des personnes de tous les partis ont donné des éloges à ma conduite dans la discussion qu’a soulevée au sein des deux chambres le mot malencontreux introduit dans le discours de la couronne. J’espère que cette expression fera plus de tort à ceux qui l’ont employée qu’à moi-même. Les ministres, je crois, ont voulu éviter d’irriter le sultan en m’accordant leur approbation. À mon avis, ils ont pris une fausse route. Il eût mieux valu se plaindre de l’agression des Turcs. Dans ce cas, l’événement n’eût pas été malencontreux ; il eût été assurément des plus heureux. Vous aurez vu du reste avec plaisir que le duc de Wellington avait déclaré que le traité serait exécuté dans toutes ses parties. Nous ferons de la besogne cet été, s’il y a dans les conseils de nos gouvernemens autant d’énergie que leur en montreront, j’espère, leurs amiraux. »

Le cabinet anglais n’était plus en communion d’idées avec le vaillant commandant en chef qui, sans se perdre dans les subtilités de la diplomatie, ne songeait qu’à recueillir les fruits de sa victoire. Lord Wellington s’était sensiblement rapproché de M. de Metternich ; il pensait, ainsi que cet homme d’état, qu’il fallait à tout prix éviter une attaque en commun contre les Turcs. Le prince, il est vrai reconnaissait lui-même qu’un retour vers l’état de choses qui existait avant le soulèvement de 1821 n’était plus possible. Si la paix de l’Europe dépendait de la pacification de l’Orient, il n’y avait pas, suivant lui, à hésiter : il fallait réaliser l’émancipation pure et simple ; mais sur ce terrain même il était difficile aux puissances occidentales de s’accorder. Cependant l’idée d’une expédition anglo-française uniquement destinée à faire évacuer la Morée commençait à germer dans les esprits. Ce ne serait pas la guerre ; ce serait tout au plus une démonstration armée.

La crise ministérielle qui venait de transformer le cabinet anglais avait eu son pendant en France. Quelques jours avant que le duc de Wellington se vît appelé à diriger les affaires du royaume-uni, M. de Villèle avait dû céder la place à M. de Martignac. Le comte de Chabrol et M. de Frayssinous furent les seuls membres de l’ancien cabinet qui entrèrent dans la composition du nouveau ministère. Le portefeuille des affaires étrangères échut à M. de La Ferronays, dont les sympathies s’étaient depuis longtemps prononcées en faveur de l’alliance russe. Le nouveau cabinet se trouva dès lors partagé entre le désir de ne pas froisser la Russie et la crainte de se séparer de l’Angleterre. Une lettre privée, que je n’hésite pas à reproduire tout entière, nous fait assister aux combats intérieurs de cette administration, à ses appréhensions, à ses incertitudes. « J’ai reçu, écrit M. de Chabrol à l’amiral le 21 février 1828, vos dernières dépêches de la fin de janvier, et j’ai mis sous les yeux du roi les réflexions fort judicieuses que vous présentez sur la situation des choses dans le Levant. Cette situation s’est fort aggravée depuis vos lettres par la déclaration inattendue de la Porte et par son manifeste, qui devient une véritable déclaration de guerre. Tout ceci va occuper sérieusement la conférence de Londres, et je ne puis vous dire encore quelles seront les résolutions auxquelles on s’arrêtera. Je crains que le changement du cabinet anglais ne porte quelque complication dans cette affaire. Le nouveau cabinet paraît n’avoir accepté que sous bénéfice d’inventaire le combat de Navarin, et je crois qu’il n’en est point aux regrets sur la part que l’Angleterre a prise à un tel événement. Pour nous, nous sommes décidés à maintenir autant que possible l’alliance, seul moyen d’arriver à un résultat. Nous ne savons que peu de chose encore de la Russie ; il est probable que rien ne l’empêchera d’aller de l’avant. Le rôle qu’a joué l’Autriche dans tout ceci a paru suspect, Elle a voulu éviter une complication, et elle en a fait naître une beaucoup plus grande. Nous-mêmes, nous avons voulu éviter la dissolution de l’empire ottoman, et il est possible que nous l’ayons précipitée. Les cabinets dans cette affaire, — et on n’est pas à le reconnaître, — ont été menés par l’opinion plus que par la réflexion et la sagesse ; mais enfin l’affaire est engagée, et il faut aller jusqu’au bout. Le roi ne consent pas à ce que vous reveniez à Toulon. Il a fait partir le général Guilleminot de quarantaine. Le général est parti pour Corfou, où doivent aussi se rendre l’ambassadeur d’Angleterre et l’ambassadeur de Russie. Ce sera de cette réunion de diplomates qu’émaneront désormais des instructions qui, pour mener à quelque chose, doivent être communes à tous les amiraux. Le ministère anglais interpellé a déclaré qu’il entendait se conformer à la lettre et à l’esprit du traité du 6 juillet. M. de Polignac a reçu l’ordre de repartir immédiatement pour Londres, afin d’y suivre le cours des négociations. Tout cela devient fort compliqué. Vous parlez de forcer le passage des Dardanelles en attaquant par terre une des rives pour faciliter le passage de la flotte ; mais, depuis trois mois que la Porte se met en mesure, n’aura-t-elle pas mis ses forts à l’abri d’un coup de main, et combien faudrait-il de troupes de débarquement pour tenter cette opération avec succès ? Le passage une fois forcé, tout serait-il fait ? Nous voyons dans le récit de l’expédition de lord Duckworth que la flotte anglaise resta plusieurs jours en face de la ville sans pouvoir rien tenter, et que dans moins de trois jours quatorze cents pièces de canon furent mises en batterie pour défendre le sérail et la ville. Si vous avez quelques données à cet égard, communiquez-les-nous. Vous concevez très bien que je ne puis en ce moment vous donner d’instructions particulières. Nous en sommes encore à réfléchir et à nous communiquer nos réflexions de Paris à Londres et de Londres à Saint-Pétersbourg. L’avenir de la Grèce ne donne pas moins d’inquiétudes. Je crains qu’il n’y ait rien à faire de ce peuple de pirates. Tout ce que nous ferons pour faire cesser ce brigandage organisé sera bien fait. Le comte Capo d’Istria doit être arrivé en ce moment ; je crains bien que ce ne soit qu’un homme de plus, et que ce ne soit pas un gouvernement. Je vous ai dit que le roi avait fort approuvé vos réflexions sur les ménagemens dont vous croyez convenable d’user envers la Porte et envers l’Égypte. Si nous en venons à une guerre déclarée, la position sera plus franche et plus nette. C’est ce dont vous serez instruit par les ambassadeurs, qui doivent être en ce moment même à Corfou. »

La Porte, on l’a dit avec raison, haïssait trop la Russie pour la craindre. Cherchant, suivant l’expression de l’internonce d’Autriche, le baron Ottenfels, « son courage dans le désespoir, » elle s’était entièrement rejetée vers la barbarie des siècles précédens. Elle venait de déchirer le traité d’Akermann, et appelait aux armes tous les Osmanlis contre le plus odieux des peuples infidèles, le peuple moscovite. De quel droit, à quel titre, l’Angleterre et la France auraient-elles pu s’interposer entre deux ennemis également avides de se combattre ? Provoquée et prise à partie, la Russie ne pouvait se considérer comme condamnée à l’inaction par des traités dont l’exécution restait en suspens. Aussi le 26 février 1828 répondait-elle au manifeste du sultan par un mémorandum qui n’admettait pas de réplique. Les troupes russes entreraient dans les principautés. L’empereur renonçait à toute conquête, mais il ne déposerait pas les armes avant d’avoir obtenu les garanties nécessaires aux intérêts russes, les droits promis aux peuples chrétiens placés sous sa protection, et pour lui-même, avec les paiemens des frais de guerre, les indemnités résultant des pertes éprouvées par ses sujets. Voilà où aboutissaient après six années de tergiversations les pourparlers diplomatiques. À côté de la lutte soutenue avec une héroïque obstination par la Grèce, avec une indomptable fermeté par la Porte, se jouait dans l’ombre la partie des cabinets. Cette campagne politique a quelque titre encore à être étudiée par les hommes d’état ; on pourrait l’appeler, je crois, sans injustice, le triomphe de la diplomatie russe. L’habileté, la patience, la suite dans les idées, rien ne manqua aux ministres du tsar. Ils en vinrent à leurs fins, et cependant ils avaient trouvé dans le prince de Metternich un rude jouteur ; mais le prince essayait de remonter le courant de l’opinion publique, la Russie avait l’immense avantage de pouvoir s’en servir.

III.

Le mémorandum du 26 février communiqué à la conférence de Londres par le prince de Lieven était fait pour émouvoir les puissances. Les efforts redoublèrent de tous côtés en vue de conjurer la crise. L’envoyé du roi de Prusse à Constantinople, M. Miltitz, se joignit à l’internonce d’Autriche, le baron Ottenfels, pour presser les amiraux alliés de favoriser de tout leur pouvoir la conclusion d’un arrangement direct entre les insurgés et la Porte-Ottomane. La Sublime-Porte venait, disaient-ils, de charger d’une part le fils du vice-roi d’Égypte, Ibrahim-Pacha, de l’autre le patriarche de Constantinople, de renouveler aux Grecs l’offre simultanée d’un pardon général et de diverses faveurs qui deviendraient le prix de leur soumission. Elle leur accordait un terme de trois mois pour profiter de cet acte d’amnistie. Pendant ces trois mois, l’injonction la plus positive serait faite aux commandans des forces musulmanes, tant sur terre que sur mer, de s’abstenir de toute hostilité. N’était-ce pas l’équivalent complet de la suspension d’armes exigée par l’article premier du traité de Londres, comme condition préliminaire et indispensable de l’ouverture des négociations ? « Nous croirions, écrivait M. Miltitz à l’amiral de Rigny le 1er mars 1828, manquer à la sainteté de nos doubles devoirs de ministres de paix et de représentans de deux cours amies à la fois de la Sublime-Porte et alliées des puissances signataires du traité du 6 juillet 1827, si, au moment où se présente enfin le moyen d’arrêter l’effusion du sang, nous ne nous empressions, M. l’internonce d’Autriche et moi, de vous informer, sans le moindre délai, de l’heureuse résolution prise par le divan. »

Que demandait-on aux amiraux ? D’employer leur influence auprès des autorités grecques pour les déterminer à s’abstenir également, pendant l’espace de trois mois, de toute hostilité contre les musulmans. Cette suspension d’armes ne changeait rien au statu quo ; elle offrait la même somme d’avantages aux deux parties intéressées, et ne préjugeait aucune des graves questions qui étaient l’objet de la sollicitude bienveillante des premiers cabinets de l’Europe. En coopérant à ce résultat, les amiraux alliés se rapprochaient du but que toutes les puissances avaient à cœur d’atteindre ; ils contribuaient peut-être à sauver la paix politique en Europe. « La nature, ajoutait M. Ottenfels, n’admet pas de passage subit d’un état à un autre sans secousse violente. Il en est de même en morale et en politique ; les transitions soudaines sont rarement bienfaisantes. Or la lutte entre les Turcs et les Grecs s’est prolongée trop longtemps et a été accompagnée de trop d’horreurs pour qu’une réconciliation immédiate soit possible. Il faut nécessairement que cette réconciliation soit précédée d’un état intermédiaire. L’état intermédiaire entre la paix et la guerre se trouve dans un armistice. » Les puissances allemandes avaient obtenu, la Porte avait concédé ce que depuis plusieurs mois on ne cessait de solliciter du divan. Malheureusement la concession arrivait trop tard. Les amiraux furent unanimes à reconnaître qu’au point où les derniers protocoles avaient conduit les choses, il ne leur appartenait plus d’intervenir que pour assurer l’exécution des décisions prises par la conférence de Londres. Ce refus en somme était très sensé, et on peut dire que leur brusque droiture leur inspirait, dans cette délicate circonstance, la résolution la plus sage. La suspension d’armes proposée par le divan n’eût pu être considérée comme l’heureux préliminaire de la pacification que si le sultan eût déclaré du même coup son accession entière et définitive à la médiation des puissances alliées et aux autres clauses dont le rejet avait obligé les ambassadeurs à quitter Constantinople. Il n’y avait donc rien de sérieux à se promettre de ce côté. Serait-on plus heureux en Égypte ?

Les premières communications de M. Drovetti, notre consul-général, avaient paru réconcilier le vice-roi avec l’Europe et surtout avec nous. Quelques jours plus tard, un navire arrivant de Candie apportait au pacha l’avis d’une irruption des Grecs dans cette île. L’esprit du pacha en reçut une impression fâcheuse. Rien ne pouvait, suivant lui, justifier les trois amiraux de l’insouciance qu’ils mettaient à faire respecter la déclaration par laquelle ils avaient circonscrit les limites où devaient désormais se renfermer les hostilités. Bientôt après on apprenait à Alexandrie l’invasion de Chio, En fallait-il davantage pour justifier l’obstination du grand-seigneur et sa persistance à repousser les remontrances pacifiques de Méhémet-Ali ? Néanmoins, si, en exécution du traité de Londres, les trois puissances se trouvaient dans la nécessité d’entreprendre quelque expédition pour occuper militairement la Morée, si elles déclaraient formellement borner là leurs prétentions, le vice-roi se montrait assez disposé à s’entendre avec les amiraux sur les moyens de faire évacuer cette péninsule par ses troupes. Il demandait seulement que l’opération eût lieu avec les ménagemens que l’honneur de son armée et la réputation militaire de son fils lui semblaient exiger. Ce double but ne lui paraîtrait pas atteint, si l’expédition européenne, destinée à agir contre Ibrahim, était inférieure à 12 000 ou 15 000 hommes. Pour l’encourager à de nouveaux sacrifices, le divan lui faisait offrir le pachalik de Damas, objet de tous ses vœux ; il ne céderait point à cet appât, il prendrait l’engagement de rappeler son fils ; mais il fallait du moins qu’il pût compter sur le patronage officieux des trois puissances, dans le cas où sa déférence à leurs désirs attirerait sur lui le courroux de son souverain et de la nation musulmane.

Le 18 janvier 1828, un courrier était parti pour Constantinople avec des dépêches de Méhémet-Ali adressées au grand-vizir. On attendait la réponse du sultan lorsque le colonel Cradoch reparut tout à coup en Égypte sur la frégate la Galatée, suivie d’un brick russe. Ces deux navires venaient de la Morée. Ils entrèrent dans le port d’Alexandrie le 9 février, en même temps qu’une corvette expédiée par Ibrahim. Le prince mandait à son père que le général Adams, gouverneur des îles ioniennes, le pressait vivement d’évacuer la Morée, le menaçant, en cas de refus, d’un débarquement de troupes françaises et anglaises prises dans les garnisons que les deux gouvernemens entretenaient alors en Espagne et en Portugal ; s’il obtempérait au contraire à la sommation qui lui était faite, les puissances intervenantes ne seraient peut-être pas éloignées de reconnaître, pour prix de cette obéissance, la souveraineté indépendante de Méhémet-Ali. Ibrahim avait répondu qu’en sa qualité de soldat il n’avait qu’une chose à faire : se tenir prêt à tout événement. Les combinaisons politiques n’étaient pas de son ressort ; il en référerait à son père. Le colonel Cradoch fut moins explicite que le général Adams. Il ne prononça plus le mot d’indépendance ; il ne parla que d’une simple neutralisation, comme si Méhémet-Ali pouvait, dans une guerre engagée contre la Porte, se déclarer neutre sans se proclamer par ce seul acte indépendant. Le vice-roi se garda bien de tomber dans le piége qui lui était tendu : l’exemple d’Ali-Pacha n’avait pas été perdu pour lui. Avant qu’il osât s’exposer à encourir la disgrâce de son maître, il lui fallait plusieurs années de paix pour reconstituer son armée et pour restaurer ses finances. Écrasé par les impôts dont il l’avait chargé et par la conscription militaire, le peuple égyptien était au désespoir. Le premier signe de défection armerait contre le vassal rebelle le fanatisme religieux de ses sujets. D’où venait la force de Méhémet-Ali, son immense influence sur ses coreligionnaires ? Des succès qu’il avait obtenus contre les insurgés ; C’était à cette guerre sainte qu’il était redevable de la facilité avec laquelle il avait pu faire dans son armée et dans son gouvernement les innovations que Constantinople avait imitées. Comment pouvait-il donc se retirer ouvertement de la lutte, évacuer la Morée sans y être contraint par la force ? À qui livrerait-il les forteresses, Modon, Coron, Navarin ? Aux Grecs ? mais les Grecs étaient dans l’incapacité la plus absolue de déployer un appareil militaire qui pût justifier aux yeux des Turcs la moindre capitulation d’Ibrahim. Les troupes égyptiennes ne se retireraient que devant l’envoi d’un corps européen assez considérable pour donner à cette retraite volontaire l’apparence de la contrainte.

Un semblable expédient eût eu les plus heureux effets en 1827 ; il n’était plus en 1828 de nature à suspendre les préparatifs de la Russie. « Le bruit court, écrivait le 29 mars l’amiral Codrington, que le tsar a déjà déclaré la guerre à la Porte. Au lieu de signer le traité de paix dont les bases étaient complétement arrêtées, la Perse, à l’instigation du sultan, a recommencé la guerre. Abbas-Mirza a traité l’empereur comme nous avait traités Ibrahim. L’irritation bien naturelle de nos alliés a donné lieu à une foule de bruits ridicules. On a dit que la Russie allait faire la guerre à l’Angleterre, puis on a prétendu que c’était à la France, à l’Autriche, qu’elle voulait s’en prendre. Je ne doute pas que l’empereur Nicolas ne soit impatient des délais que lui opposent nos ministres, et il a sujet de l’être. J’espère que ses résolutions, quelles qu’elles soient, hâteront les décisions du cabinet britannique. » La Russie pouvait bien songer à vaincre par la hardiesse de ses déterminations les scrupules de l’Angleterre, les résistances mêmes de l’Autriche ; elle n’avait assurément aucun mauvais dessein contre la France. « Ce qui me paraît le plus vraisemblable, écrivait de son côté M. Miège, c’est que la Russie aura dit : Agissons de concert, ou j’agis seule. »

L’escadre russe avait perdu cinq bas-mâts à Navarin, bien que plusieurs de ses bâtimens, les frégates entre autres, eussent peu souffert. Ses réparations s’étaient prolongées au-delà de toute prévision. Le 12 avril cependant, toute la division qui avait combattu à Navarin, à l’exception du vaisseau le Gangut, que l’amiral Heïden dut renvoyer à Cronstadt, quittait le port de Malte pour aller rejoindre l’escadre française dans l’Archipel. Deux jours après, le 14 avril, la guerre était formellement déclarée par la Russie à la Porte. L’empereur espérait que l’accord des opérations maritimes du Levant n’en serait pas pour cela rompu. Le cabinet de Saint-James persistait, il est vrai, à signaler l’extrême difficulté de régler les mouvemens ultérieurs des escadres combinées par des instructions strictement uniformes ; mais le cabinet des Tuileries, loin d’admettre que la position de la Russie, comme puissance belligérante, fût incompatible avec l’exercice des droits d’intervention établis par le traité du 6 juillet, manifestait le désir de maintenir et d’exécuter les dispositions d’un engagement auquel nulle des trois parties contractantes n’avait cessé d’adhérer. L’empereur pouvait donc espérer que ces nuances d’opinion ne tarderaient pas à disparaître. En conséquence l’amiral Heïden reçut l’ordre « de subordonner constamment l’exercice de ses droits d’escadre belligérante à tout plan d’opérations concertées en commun qui aurait l’exécution du traité de Londres pour motif et pour but. — Il ne faut pas, ajoutait le comte Nesselrode, que le gouvernement turc soit tenté de puiser dans des divergences de système apparentes ou réelles de nouveaux motifs pour persévérer, dans le funeste aveuglement que nous déplorons aujourd’hui. La Russie ne mesurera jamais ses prétentions sur l’étendue de sa puissance. Exempte de toute arrière-pensée, elle n’armera point contre sa cause de résistance légitime, mais elle est décidée à ne jamais reculer devant les obstacles qu’une haine aveugle ou une malveillance injuste essaiera de lui susciter. À force de modération et d’énergie, elle justifiera la confiance dont la France et la Prusse viennent de lui offrir un éclatant témoignage en déclarant qu’elles se plaisaient à rendre justice aux motifs qui lui mettaient les armes à la main. »

Le 7 mai 1828, l’armée russe franchit le Pruth et envahit la Moldavie ; le 5 juillet, elle était à Kustendjé, sur les bords de la Mer-Noire, où la flotte de transports partie d’Odessa venait la rejoindre. La Russie surprenait l’empire ottoman au milieu de sa transformation militaire. Le nombre des troupes nouvellement organisées ne dépassait pas encore le chiffre de 48 000 hommes ; le prince de Servie s’était déclaré neutre et tenait en échec les Bosniaques, le pacha de Scutari rassemblait lentement ses Albanais. Les bataillons réguliers n’avaient à compter que sur le concours des hordes asiatiques ; ces bandes indisciplinées portèrent à 150 000 le nombre des combattans que la Porte parvint à réunir. 30 000 furent opposés aux Russes dans l’Asie-Mineure, 25 000 furent dispersés dans les forteresses qui gardent la ligne du Danube ; un nombre à peu près égal s’établit dans le grand camp retranché de Schumla ; le reste servit à couvrir les deux capitales, Andrinople et Constantinople. Les Russes avaient tout l’avantage de l’offensive. « Ils vont, écrivait l’amiral de Rigny le 15 juillet 1828, tourner Schumla par Varna et Bourgas. Dans un mois, ils seront dans les plaines d’Andrinople. Voilà du moins l’apparence. » Les appréhensions de l’amiral ne se réalisèrent pas sur-le-champ. Le tsar en personne avait mis le siége devant Varna avec 15 000 ou 20 000 hommes d’élite ; cette place, commandée par le défenseur de Patras, Yousouf, et par le capitan-pacha, Mohammed-Izzet, l’arrêta jusqu’au 6 octobre.

Le 19 juillet 1828, le prince de Polignac fut chargé d’annoncer au prince de Lieven et au comte Aberdeen que le cabinet des Tuileries proposait l’envoi d’un corps de troupes françaises dans le Péloponèse. Le président de la Grèce, le comte Capo d’Istria, s’était, dans l’origine, montré peu favorable à cette expédition ; insensiblement son opinion s’était modifiée. Il avait reconnu que les forces navales seraient insuffisantes à amener la retraite d’Ibrahim ; le fils du vice-roi se maintenait dans ses positions militaires et bravait les efforts des Grecs, trop faibles pour inquiéter ses troupes. La proposition du prince de Polignac obtint sur-le-champ l’adhésion des deux autres plénipotentiaires. Il fut convenu qu’un corps de troupes serait le plus tôt possible débarqué en Morée. Sa majesté très chrétienne serait invitée à se charger seule de l’exécution de la mesure. L’expédition aurait lieu au nom des trois cours ; l’objet en serait notifié en commun à la Porte-Ottomane, et l’on déclarerait en même temps à cette puissance que le débarquement d’une force alliée dans la péninsule grecque n’était point opéré dans des vues hostiles à son égard. Dès qu’Ibrahim se serait rembarqué, les troupes françaises quitteraient la Morée. Si les forces du pacha opéraient leur retraite par terre, un corps d’observation pourrait être laissé vers l’isthme de Corinthe, pour empêcher leur retour dans la péninsule.

Le baron Hyde de Neuville avait à cette époque remplacé le comte de Chabrol au ministère de la marine. Ce fut lui qui informa l’amiral de Rigny des dernières décisions de la conférence. Le roi avait exprimé le désir que cet officier-général, dont la santé commençait à être sérieusement ébranlée par un aussi long séjour à la mer, gardât néanmoins le commandement important qui lui avait été confié jusqu’à la conclusion probablement très prochaine des affaires du Levant. Sir Edward Codrington était au contraire rappelé en Angleterre, et son successeur, le vice-amiral sir Pulteney Malcolm, allait se rendre sur-le-champ à Corfou. En annonçant cette nouvelle au commandant de nos forces navales, M. Hyde de Neuville ajoutait : « Le roi a remarqué, monsieur le vice-amiral, la lettre adressée par vous à sir Edward Codrington pour lui exprimer la part que vous preniez à la disgrâce dont vous le jugiez menacé. Cette correspondance ne peut que vous faire honneur : cependant, tout en rendant justice à ce brave amiral, peut-être eussiez-vous mieux fait de ne pas donner autant de développement à l’expression de votre sympathie. Le gouvernement anglais prétend que l’amiral Codrington n’a pas agi suivant ses instructions, et ce n’est pas à nous d’apprécier si cette assertion est exacte. Ce que nous savons positivement, ce que sa majesté se plaît à répéter, c’est que vous avez suivi celles qui vous avaient été données, de manière à ne mériter que des éloges. Cette observation seule vous fera comprendre pourquoi le roi ne veut pas consentir à vous laisser revenir en France au moment où l’amiral anglais est rappelé par le cabinet britannique. »

La résolution d’envoyer un corps de troupes en Morée ne comportait dans l’exécution aucun retard ; 10 000 hommes et 800 chevaux partiraient de Toulon dans les premiers jours du mois d’août. Ils seraient suivis, dix ou quinze jours plus tard, de 4 000 hommes et de 500 chevaux environ. Le commandement en chef était confié au marquis Maison, pair de France, lieutenant-général des armées du roi. Le premier convoi serait sous les ordres de M. Cuvillier, capitaine de vaisseau, commandant la Ville de Marseille ; il se composerait des frégates l’Amphitrite, la Bellone, la Cybèle et d’un nombre de navires de commerce suffisant pour porter les chevaux, tout le matériel et les hommes qui n’auraient pu trouver place sur les bâtimens de guerre. Le second convoi serait escorté par le vaisseau le Duquesne, attendu de Brest à Toulon, par les frégates l’Iphigénie et l’Armide. Les soins du comte de Chabrol avaient porté leurs fruits, et, bien que nous eussions à maintenir le blocus d’Alger, bien qu’on nous trouvât présens dans toutes les stations lointaines, nos équipages de ligne purent fournir encore, dans le plus bref délai, des marins et des cadres à ce nouvel armement. L’institution, renouvelée de l’empire, qui associait aux matelots de profession un certain nombre d’hommes provenant du contingent annuel avait été vivement critiquée ; on n’en comprit tous les avantages qu’après cet éclatant exemple de la fécondité dont elle venait de doter en quelques années notre marine.

Pendant qu’on négociait à Londres, qu’on armait à Toulon, l’amiral Codrington, à qui n’avait point encore été notifié son rappel, recevait l’ordre de se rendre de Malte à Alexandrie. Il ne suffisait pas en effet d’envoyer une armée en Morée, il fallait aussi s’arranger avec Méhémet-Ali pour que la flotte égyptienne vînt à Navarin procéder à l’évacuation. C’était là une des parties essentielles du plan si heureusement conçu par M. Drovetti. Quelques bâtimens anglais et français partiraient d’Égypte en même temps que les navires du vice-roi, afin d’assurer le passage de la flotte et d’éviter qu’elle ne cédât à la tentation de se détourner de sa route. « Je dois vous avertir, mon cher consul-général, écrivait l’amiral de Rigny à M. Drovetti, qu’il vous faudra paraître agir en commun avec les Anglais. Le rappel de Codrington et sa conduite toujours loyale envers moi me font désirer que cette affaire importante se termine avant l’arrivée de son successeur. Tout le monde saura bien, les Anglais les premiers, que la transaction vous est due. » La question fut réglée dans la matinée du 6 août, et la première division de la flotte du pacha se tint prête à partir sous l’escorte de deux bâtimens français, la frégate la Circé et le brick l’Alacrity.

Le vice-roi se soumettait à temps ; s’il eût attendu quelques jours encore, l’armée d’Ibrahim était perdue. Le 16 août en effet, le général Maison se rendait à bord du vaisseau la Ville de Marseille, et près de soixante navires appareillaient à la fois de la rade de Toulon au signal du commandant Cuvillier. Ce convoi emportait 10 000 hommes d’infanterie, un régiment de cavalerie et 200 chevaux d’artillerie. La flotte passa au sud de la Sardaigne ; le 28 août, à midi, elle découvrait les hautes terres du Péloponèse. Le lendemain, l’amiral de Rigny, monté sur le Conquérant, sortait de Navarin pour se porter à la rencontre de la Ville de Marseille. Un vaisseau anglais et deux vaisseaux russes suivaient de près l’amiral français. Il y avait urgente nécessité de s’entendre. Le général Maison arrivait plein d’ardeur. « Je désire savoir, écrivait-il dès le 24 août à l’amiral, où en sont vos négociations avec Ibrahim, car j’ai l’ordre formel de l’attaquer au cas où il ne voudrait pas évacuer le pays. Je compte lui envoyer un parlementaire en passant devant les îles Sapience, et commencer immédiatement mes opérations contre son armée, s’il refuse de s’en aller. »

L’amiral de Rigny allait se trouver dans la position la plus délicate. Il se sentait garant vis-à-vis d’Ibrahim, vis-à-vis de ses deux collègues, de l’exécution non-seulement stricte, mais courtoise, de la convention d’Alexandrie. Comment faire comprendre cependant à une armée frémissante la nécessité de laisser Ibrahim se retirer avec dignité et sans une précipitation trop apparente ? Après une courte conférence entre l’amiral de Rigny et le général Maison, le convoi, le 29 août, avait continué sa route. Il dépassait successivement Navarin, Modon, les îles Sapience, et, doublant le cap Gallo, entrait dans le golfe de Coron. Ce fut là que s’opéra le débarquement entre les villages de Nisi et de Calamata, non loin de l’embouchure du Pamisus. Le quartier-général s’établit à une lieue de l’armée, près du hameau de Petalidi.

Ibrahim était absent, son kiaja-bey, qui résidait à Modon, se disait malade. C’eût été folie d’espérer que quelqu’un dans l’armée égyptienne oserait entrer en arrangement avec les amiraux sans en avoir reçu l’autorisation du pacha. « Dans trois jours au plus tard, écrivait l’amiral le 31 août, nous devons avoir une décision. » Le 3 septembre, le général Maison n’avait encore reçu aucun avis qui fût de nature à calmer son impatience. Aussi mandait-il à l’amiral de son quartier-général de Petalidi : « Demain je serai entièrement organisé et prêt à marcher. J’espère que vous aurez pu, d’ici là, me faire savoir où vous en êtes avec Ibrahim. » Le 5, nouvelle lettre plus pressante encore. Le général annonce que, pour ne pas perdre de temps, il fait faire au général Sébastiani un mouvement sur Coron avec environ 3 000 hommes. « Je ne veux pas, dit-il, avec les admirables moyens d’action que j’ai en main, me laisser berner par de misérables Arabes. J’agirai vigoureusement contre Coron, et immédiatement après contre Modon et Navarin. Si Ibrahim veut nous tâter, sans fanfaronnade je regarderai cela comme une bonne fortune. Ne priez pas trop cet Égyptien de s’en aller, je l’aurai bientôt dégoûté d’avoir affaire à nous ; mais, je le déclare, une fois le sabre tiré, le sort des armes en décidera seul entre lui et moi. Rien n’égale la bonne disposition et l’ardeur de nos troupes. La garde royale à Paris ne serait pas mieux tenue. Ne pressez pas trop, je vous le répète, le présomptueux Ibrahim. Il recevra, je vous en réponds, une rude leçon, s’il se hasarde à nous combattre. »

L’heure devenait fiévreuse, et d’un moment à l’autre le sang pouvait couler. « Je conçois, écrivait le 9 septembre l’amiral de Rigny au commandant du corps expéditionnaire, ce que vous pouvez éprouver de contrariété de voir échapper ainsi votre proie. Vous la regretteriez moins, si vous la voyiez d’aussi près que je la vois. Je m’empresse de vous envoyer copie de l’arrangement qui vient d’être arrêté définitivement avec Ibrahim. Si l’embarquement eût pu commencer aujourd’hui, tous les transports et bâtimens de guerre présens eussent été chargés après-demain, et nous les aurions immédiatement expédiés pour Alexandrie sous escorte. Je reçois à l’instant des nouvelles d’Égypte du 25 août. La deuxième expédition de transports part le 1er septembre ; elle peut être ici dans cinq ou six jours. » Mais déjà le général Sébastiani est devant Coron ; la frégate l’Amphitrite s’est embossée sous les murs de la place. À cette nouvelle, Ibrahim donne l’ordre de suspendre l’embarquement. « Notre parole est engagée, écrivent à la fois les trois amiraux au général Maison ; nous vous prions instamment de vouloir bien suspendre les opérations commencées. » Le général s’empressa de déférer à ce vœu unanime. Sa réponse montre assez cependant combien la mission dont il est chargé commence à lui paraître ingrate. « Le mouvement sur Coron, dit-il, n’est pas, comme je vous l’explique à tous, un mouvement immédiatement offensif. Rien n’a été fait devant cette place qui puisse lui donner ce caractère ; la mauvaise foi habituelle d’Ibrahim, son habitude tout ottomane de gagner du temps, lui ont fait saisir cette occasion de chicaner. Je vous assure que je ne regrette nullement ce que vous appelez ma proie ; seulement je ne voudrais pas que d’aussi misérables gens que ces Turcs prissent de grands airs avec moi et parussent s’en aller d’ici par leur seule volonté. Si j’en eusse été le maître, j’aurais appris à Ibrahim que, s’il ne me craignait pas, comme il l’a dit, il avait quelque tort à cela. Je l’aurais renvoyé dans son pays plus petit qu’il n’est encore. »

L’expédition de Morée était une expédition française ; cette expédition cependant ne devait agir qu’au nom des trois puissances, et l’Angleterre s’était engagée à lui prêter le concours de ses forces navales. L’amiral de Rigny aurait eu probablement peu de peine à maintenir la bonne harmonie entre le commandant en chef de nos troupes et l’amiral Codrington. Il lui fallut plus de soins pour faire comprendre à sir Pulteney Malcolm tout ce que la situation de notre armée avait de pénible et d’anormal. « Il m’est impossible, écrivait le général Maison, de rester ici plus longtemps sans établissement fixe. Je commence à avoir quelques malades. La pluie d’avant-hier nous a avarié beaucoup de denrées, et la mauvaise saison approche. Il faut donc que je prenne mes dispositions. J’ai choisi Navarin pour y établir mes magasins, mes hôpitaux, mes dépôts de tout genre. Je marcherai incessamment sur ce point avec ce que j’ai de troupes ici ; je marcherai sans aucune manifestation hostile contre qui que ce soit… Je sais bien que le gouvernement du roi verra avec plaisir l’exécution du traité d’Alexandrie ; il veut ménager Méhémet-Ali. Je n’ai jamais, de mon côté, songé à m’y opposer. Je trouve cependant que vous avez ordonné un peu brusquement le départ de vos frégates de devant Coron. Nous sommes bien maîtres de placer nos forces comme nous l’entendons… »

L’embarquement de l’armée égyptienne ne fut terminé que le 27 septembre. Cette armée comptait encore environ 18 000 hommes, mais jamais armée ne quitta le sol qu’elle avait conquis dans un plus pitoyable état. Les ophthalmies, la dyssenterie, la fièvre, n’avaient pas cessé de ravager les bataillons d’Ibrahim. Pour toute nourriture, les soldats ne recevaient qu’une poignée de riz, et souvent pour boisson une eau bourbeuse et saumâtre. « Véritables spectres ambulans, a dit un témoin oculaire, ils souffrent sans se plaindre. » Ces malheureuses troupes partaient enfin, laissant derrière elles « des campagnes couvertes de ruines, des terres incultes, des arbres mutilés ou noircis par le feu, des habitans déguenillés, pâles et souffrans, obligés de bivouaquer près de leurs toits renversés. » Voilà de quel prix se paie trop souvent la gloire. Le 1er octobre, le général Maison offrait au pacha égyptien le spectacle d’une grande revue française. Ibrahim parcourut nos lignes avec la dignité propre aux gens de sa race et de sa religion, qui mettent leur orgueil à ne s’étonner de rien. Plus d’une fois, ses remarques portèrent juste et dénotèrent un esprit principalement tourné vers les choses militaires. Au dîner qui suivit la revue, son attitude ne trahit ni mécontentement ni embarras. Il cédait à l’Europe ; cette circonstance seule suffisait à consoler son amour-propre. Il ne put néanmoins s’empêcher d’observer combien il était difficile de faire fonds sur une politique qui, « après avoir été rétablir la servitude en Espagne, s’avisait de vouloir donner la liberté à la Grèce. » Ce dernier trait rapporté à l’amiral Codrington « le divertit beaucoup, » et faillit le réconcilier avec Ibrahim. « Pour un Turc, écrivait-il à son ancien collègue, le mot n’est pas mal trouvé. Cet Ibrahim, quelques reproches que nous ayons à lui faire, est certainement un homme très capable. »

Les navires égyptiens n’étaient pas arrivés en nombre suffisant pour recevoir toutes les troupes arabes. L’amiral de Rigny nolisa 27 navires français qui emportèrent le reste de cette misérable armée. Le 9 octobre 1828, Ibrahim rentrait à Alexandrie après une absence qui avait duré plus de trois ans. « Il s’est plaint à son père, écrivait à l’amiral le commandant de la Circé, M. Duval d’Ailly, de ce que vous aviez trop pressé son embarquement. Méhémet-Ali ne m’a pas fait l’accueil qu’il me faisait auparavant, et j’ai cru remarquer qu’il n’était rien moins que satisfait. Ibrahim a eu l’air encore plus froid. » Un peu de réflexion suffit pour dissiper ce nuage et pour ramener le vice-roi à de meilleurs sentimens. En dépit des précautions dont il avait enveloppé sa retraite, Méhémet-Ali ne pouvait se dissimuler que son crédit à Constantinople recevrait, des négociations suspectes dans lesquelles il était entré, une assez forte atteinte. Il lui fallait donc chercher sinon des alliés, du moins des protecteurs bienveillans au dehors. L’Angleterre ne lui eût offert qu’un changement de vasselage, la Russie était en guerre ouverte avec l’islam ; il n’y avait que la France sur laquelle le vice-roi pût avec quelque confiance s’appuyer. Ses instincts et ses sympathies se trouvèrent à ce sujet d’accord avec les conseils de la politique.

Influens en Égypte, maîtres de la situation en Grèce, il fallait dans le Levant compter avec nous. L’Angleterre et la Russie avaient un égal intérêt à nous ménager, car nous pouvions, suivant le parti qu’il nous conviendrait de prendre, faire pencher d’un côté ou de l’autre la balance. Varna était tombée après deux mois de siége, l’armée russe prenait ses quartiers d’hiver, et l’amiral Heïden, qui avait été se ravitailler à Malte, venait de recevoir l’ordre de mettre les Dardanelles en état de blocus. « J’attends avec anxiété le retour de notre collègue, écrivait sir Pulteney Malcolm à l’amiral de Rigny. S’il entreprend le blocus des Dardanelles, cela changera nos situations respectives. Le bruit d’un pareil événement a déjà causé une sensation considérable en Angleterre et en France. » Cette émotion, à laquelle la Russie avait dû s’attendre, ne l’arrêta pas. On savait à Saint-Pétersbourg que les instances du prince de Polignac pour obtenir du roi Charles X qu’il s’entendît avec l’Angleterre et l’Autriche à l’effet de rétablir la paix entre le sultan et le tsar avaient eu peu de succès. Le roi voulait rester l’allié de la Russie. Pendant que deux vaisseaux et deux frégates russes détachés de l’escadre du comte Heïden, sous le commandement du contre-amiral Ricord, surveillaient, du mouillage de Ténédos, l’entrée des Dardanelles, le contre-amiral de Rosamel partait de Toulon avec le vaisseau le Trident, sur lequel était arboré son pavillon, pour venir se ranger sous les ordres du vice-amiral de Rigny. L’escadre anglaise recevait à son tour des renforts ; on s’observait déjà, et, bien qu’ils poursuivissent encore de concert l’évacuation complète de la Morée, les deux amiraux alliés, qui se trouvaient en ce moment réunis à Navarin, n’auraient point osé se promettre que la campagne de 1829 ne les obligerait pas à tourner contre des vaisseaux chrétiens ces longues files de canons qui n’avaient dû tonner que contre les Turcs.

IV.

La brigade du général Schneider, annoncée par la frégate l’Armide, arriva fort à propos pour combler les vides que produisaient journellement dans notre armée les fièvres intermittentes. On la fit débarquer dans le golfe de Patras. Sommées de se rendre aussitôt après le départ d’Ibrahim, les forteresses de Navarin, de Modon, de Coron, avaient ouvert leurs portes aux généraux Higonnet et Sébastiani. Patras suivit cet exemple. La garnison du château de Morée fut la seule qui se montra disposée à faire résistance. Fortifiée à diverses reprises par les Vénitiens, la place exigeait, pour être attaquée, des approches régulières. Le général Schneider se mit en devoir de l’investir ; le général en chef se prépara de son côté à marcher sur Athènes. « Je crois utile, écrivait le marquis Maison à l’amiral, d’aller le plus tôt possible dans l’Attique. J’enverrai par mer à Salamine ou sur tout autre point de la côte 3 500 hommes environ et une cinquantaine de chevaux. Le général Sébastiani passera par Tripolitza et Argos. Je voudrais que ce double mouvement pût se faire du 18 au 20 courant au plus tard. » Le comte Capo d’Istria voyait avec la satisfaction la plus vive notre armée s’engager dans une opération qui tendait à donner de fait à la Grèce une province que la diplomatie lui disputait encore. Ni l’amiral Malcolm, ni les ambassadeurs rassemblés à Poros ne faisaient opposition au départ de nos troupes ; la joie était au camp. Les Arabes nous avaient échappé, on allait trouver mieux ; il y aurait presque autant d’honneur à disperser les escadrons de Reschid-Pacha, à battre les Albanais d’Omer-Vrioni, qu’il y en avait eu jadis à vaincre les fameux mamelouks de la campagne d’Égypte. Une dépêche ministérielle fit soudain tomber ce beau feu. On invitait le général Maison à se renfermer strictement dans les termes du traité du 6 juillet. Notre action militaire ne devait pas s’exercer au-delà des limites de la péninsule.

Ainsi les occasions d’acquérir quelque gloire fuyaient l’une après l’autre cette vaillante armée où s’était donné rendez-vous tout ce que nos états-majors renfermaient de jeunesse ardente et d’officiers capables. Nous avions alors en Morée plus de 14 000 hommes, un millier de chevaux, dix-huit canons, dix obusiers, quatre mortiers, à la tête de l’expédition un des meilleurs généraux de l’Europe, — et le seul ennemi qu’on trouvât à combattre, c’était celui qui a détruit plus de soldats que le fer ou le canon, la fièvre paludéenne. Restait, il est vrai, le château de Morée ; mais si ce château allait se soumettre sans combat, s’il allait se laisser enlever par un coup de main ! On eut meilleur espoir quand on apprit que le général Schneider venait d’ouvrir la tranchée. Les 16e, 46e et 58e régimens reçoivent l’ordre de se tenir prêts à partir. Les premiers bataillons du 16e et du 46e seront embarqués et se rendront par mer à Patras. Le 20 octobre, on se met en marche. On traverse Philiatra, Arcadia, le dervend de Kledi, l’Alphée, dont les débordemens annuels ont converti les terres qui l’avoisinent en marais fétides, Pyrgos, qui avant la guerre était devenue la cité la plus belle et la plus commerçante de la Morée. Le 26, la colonne, au sortir d’une forêt de chênes gigantesques, débouche sur les bords du golfe de Patras. Elle a parcouru en moins de six jours près de 50 lieues. Le château de Morée se dresse à l’autre extrémité d’un demi-cercle formé par les sinuosités du rivage. Cette citadelle n’était primitivement qu’un ouvrage composé de quelques tours réunies par des murs de 2 mètres d’épaisseur. Les Vénitiens ont élevé en avant un bastion et deux demi-bastions qu’ils ont joints par des courtines ; ils ont entouré tout cet ensemble d’un large fossé et d’un chemin couvert. Ils en ont fait en un mot une véritable place de guerre, telle qu’on les concevait au XVIIIe siècle. Les Turcs n’y ont rien ajouté. En face, sur la côte opposée, apparaît le château de Roumélie. Ces deux forteresses, bâties sur les deux points les plus rapprochés des deux rives, sont séparées par un détroit dont la largeur n’excède pas 1 800 mètres ; elles croisent facilement leurs feux, et défendent l’entrée du golfe, qui s’enfonce sur un espace de 30 lieues environ vers l’isthme de Corinthe. Ce passage, les Grecs avec Miaulis l’ont forcé plus d’une fois ; il n’en conserve pas moins le nom que lui valut la réputation qui lui avait été faite d’être infranchissable ; on l’appelle les petites Dardanelles.

Le capitaine Lyons, sur la frégate anglaise la Blonde, s’est joint pour les opérations dirigées contre le château de Morée aux capitaines Mauduit-Duplessis, Hugon et Villeneuve, commandant les frégates françaises la Duchesse de Berry, l’Armide et la Didon. Les vaisseaux le Conquérant, portant le pavillon de l’amiral de Rigny, le Breslau, sous les ordres du capitaine La Bretonnière, forment la division de réserve. C’est à bord du Conquérant que le commandant en chef a établi son quartier-général. C’est de ce vaisseau qu’il adresse, de concert avec l’amiral de Rigny, la note suivante au pacha de Lépante et au commandant du château de Roumélie. « Il n’a point, leur dit-il, l’intention de les attaquer. La paix existe entre leurs souverains respectifs. Si le pacha de Lépante et le commandant du fort de Roumélie encouragent la résistance des rebelles, ils se mettent en hostilité contre nous et nous confèrent le droit de représailles. S’ils s’abstiennent de tout acte hostile, nous en agirons de même à l’égard de Lépante et du château de Roumélie. »

Depuis le combat de Navarin, on ne vivait en Grèce que de fictions. Les autorités turques acceptèrent de bonne grâce celle que leur proposait le général Maison, et les batteries de la rive rouméliote demeurèrent silencieuses et neutres. Dès le 18 octobre, le général Schneider avait exprimé le désir qu’on débarquât de chacune des frégates quatre pièces de 18. Le 22 octobre, à neuf heures du matin, une batterie élevée et servie par les marins des deux escadres a commencé l’attaque. Pendant huit jours et huit nuits, c’est elle qui protége les travaux des sapeurs. Le 30 octobre, les canons des frégates et deux pièces de 24 débarquées du Conquérant sont transportés avec le matériel de siége dans deux batteries de brèche, qui reçoivent le nom de batterie de Charles X et de batterie de George IV. Les canons anglais et français restent mélangés dans les deux batteries. Au milieu de la nuit, la bombarde anglaise l’Ætna appareille sous ses huniers au bas ris, ses basses voiles le ris pris, et malgré la violence du vent vient s’embosser avec une précision remarquable à 800 mètres des murailles du fort. Vingt-six pièces de gros calibre, six pièces de campagne, quatre obusiers, plusieurs mortiers, une bombarde, menacent le front assailli.

Aux premières lueurs du jour, le feu s’ouvre partout à la fois. Les dispositions ont été si bien prises qu’au signal donné on n’entend qu’un seul coup. À partir de ce moment, jusqu’à neuf heures du matin, le tir est continu. Les brèches sont alors déclarées praticables, les colonnes commencent à se masser pour l’assaut ; mais en ce moment la garnison turque, composée de 600 hommes, croit avoir assez fait pour l’honneur des armes ; elle arbore le pavillon blanc et se rend à discrétion.

L’amiral de Rigny remercia dans les termes les plus chaleureux le commandant Lyons, le capitaine Lushington de l’Ætna, le lieutenant Logan du Royal-Marine, qui dirigeait le feu des mortiers, le lieutenant Luckraft, qui commandait les marins anglais débarqués. Ce sont là de vieux souvenirs et sans grande importance historique ; ils méritent cependant de ne pas être passés sous silence, car rien n’a plus contribué à dissiper de mutuels ombrages, à rapprocher d’implacables rivaux, que cette fraternité d’armes qui commence à Navarin et doit, vingt-six ans plus tard, se sceller sous les murs de Sébastopol. La prise du château de Morée fut le seul épisode militaire d’une campagne qui nous coûta néanmoins des pertes cruelles. On avait pu craindre un instant l’invasion de la peste ; l’apparition en était signalée dans les villages de Vrachori et de Calavrita. Les généraux Higonnet et Schneider prirent les premières mesures de précaution. Le général en chef en prescrivit de plus étendues encore. On parvint ainsi à éloigner de l’armée ce nouveau fléau. « Nous avons bien assez des fièvres, écrivait le général Maison ; elles m’ont déjà enterré plus de 600 soldats et une trentaine d’officiers. »

Le roi avait vu avec plaisir, — ce sont les termes d’une dépêche adressée de Paris à l’amiral de Rigny le 10 novembre 1828, — que le mouvement de nos troupes eût pu être arrêté avant qu’elles se portassent sur l’Attique. « Nous sommes en Morée, ajoutait le ministre, nous possédons les places ; le reste ne peut et ne doit se faire que d’accord avec nos alliés. Nous avons voulu exécuter fidèlement le traité du 6 juillet, et nous ne ferons rien qui puisse donner lieu au plus léger soupçon. » Cette politique était assurément loyale ; ne nous exposait-elle pas à voir la Grèce méconnaître, dans son impatience, la valeur du service que nous lui avions rendu ? « Quand on nous a envoyés ici, écrivait le général Maison, on voulait sans doute éviter que la Russie s’emparât de la question grecque ; voudrait-on par hasard le contraire aujourd’hui ? Cela coïnciderait parfaitement avec le droit de belligérant qui vient d’être reconnu à cette puissance. Ainsi l’embryon que nous avons créé va grandir dans les mains des Russes. Tel sera le grand œuvre que nous serons venus accomplir en Grèce ! Voilà qui nous fera vraiment honneur à nous et à l’Angleterre ! »

La conférence de Londres, après de longues discussions, venait enfin de se décider à reculer les limites de la Grèce, d’un côté jusqu’au golfe de Volo, de l’autre jusqu’au golfe d’Arta ; elle demandait en revanche le rappel de l’expédition française. À la sollicitation de Capo d’Istria, lord Wellington parut abjurer d’injustes méfiances ; il consentit à ce que la France laissât au moins deux ou trois mille hommes en Morée. Il ne mit à son consentement qu’une condition : l’occupation française ne dépasserait, sous aucun prétexte, l’isthme de Corinthe. L’amiral Heïden était en ce moment à Poros, où se trouvaient également réunis, depuis un mois, les trois ambassadeurs, sir Stratford Canning, le comte Guilleminot et M. de Ribeaupierre. « Ces messieurs, écrivait l’amiral russe à son collègue, viennent enfin de partir après avoir noirci une immense quantité de papier. Le comte Guilleminot s’est mis en route le 18 décembre, M. Canning le 19, M. de Ribeaupierre le 20. On me dit que tout est fini, et que les limites de la Grèce ont été déterminées par eux. On assure que Candie et Samos, Athènes et Négrepont en feront partie. Voyons maintenant ce qu’à Londres on va décider. » À Londres, nous l’avons dit, on avait été beaucoup moins généreux. Le protocole du 16 novembre ne parlait ni de l’île de Candie, ni de l’île de Samos ; il défendait seulement à la Porte de toucher à la Morée, sous peine de guerre avec les deux puissances. « Il était inutile de parler de la troisième, écrit le général Maison, car elle n’a plus de menaces à faire. »

Les peuples qu’on secourt se montrent généralement peu reconnaissans d’un demi-bienfait. Les Grecs auraient voulu que partout où l’insurrection avait jeté la moindre étincelle le drapeau ottoman disparût sans retour. Ils pressaient donc Capo d’Istria de répudier avec énergie des concessions incomplètes, et le malheureux président, en butte aux exigences de ces politiques qui n’entendaient tenir aucun compte des intérêts généraux de l’Europe, ne trouvait rien de mieux pour leur donner le change que de se plaindre amèrement à son tour des plénipotentiaires. « Il dit, écrivait le 12 janvier 1829 le général Maison, que Canning ne répondait à rien, que Guilleminot se grattait le front et n’en disait guère plus. Si l’on ne veut pas de lui, si l’on refuse de l’aider franchement dans la tâche difficile qui lui est imposée, il faudrait le dire, au lieu de le berner ainsi. Sa position est fausse. Les puissances le traitent comme un Grec dont elles se défient, et les Grecs, que lui-même méprise trop ouvertement, le regardent comme l’agent des puissances. »

Vers la fin du mois de février 1829, le vice-amiral de Rigny obtint l’autorisation de remettre le commandement de la station au contre-amiral de Rosamel. Le commandant en chef de l’expédition de Morée, à qui la frégate la Vénus allait apporter le bâton de maréchal, ne s’embarqua pour rentrer en France que le 22 mai 1829. Les trois mois qu’il passa encore en Grèce furent bien employés. « Je pousse, écrivait-il, les travaux des places. Modon commence à prendre tournure. Je fais faire un fossé et un chemin couvert à Navarin. » Il assurait ainsi sa position et, en cas de retraite, rendait un important service au jeune état affranchi prématurément de sa tutelle. Les Grecs en effet n’avaient pas de fonds qu’ils pussent consacrer à relever les murs de leurs places fortes, car c’était à eux seuls que restait dévolu le soin de conquérir toute la portion de territoire placée en dehors de la péninsule. Le début des opérations entreprises dès les premiers jours du printemps en Roumélie fut marqué par de rapides succès. On revit alors sous les murs de Lépante 4 000 palikares groupés autour des drapeaux de Jean Zavellas et de Hadgi-Christos, ce chef beau comme Achille, que sa haute stature désignait de loin aux coups des Turcs, que sa vaillance leur faisait redouter. Quel aspect différent de celui que présentait l’armée campée quelques mois auparavant sur l’autre rive du golfe ! Plus d’avant-postes, plus de gardes intérieures, des chevaux paissant à l’aventure, des soldats dispersés et ne se réunissant qu’à l’heure du combat ; mais, fantassins ou cavaliers, tous ces guerriers sont sobres, et durs à la fatigue. Il ne leur faut pour vivre qu’une poignée de farine de maïs, pour boisson que l’eau du ruisseau. Peut-être sauront-ils mal combattre de pied ferme ; cette faiblesse leur viendra d’un défaut de tactique et non pas d’un défaut d’énergie, car nos officiers les verront journellement s’exposer aux coups de canon des Turcs, « en pariant qu’ils iront frapper de leur sabre les portes de la ville assiégée. »

Le commandant de la flotte grecque, Miaulis, avait alors soixante ans, l’âge n’avait pas encore courbé sa taille robuste, ni affaibli les ressorts de son âme. Le 9 mars 1829, il franchit avec la frégate l’Hellas les petites Dardanelles et va jeter l’ancre en face de Lépante. Le 24 mars, il revient sur ses pas. L’Hellas s’embosse à portée de fusil du château de Roumélie et en canonne vigoureusement les remparts. Vers sept heures du soir, les palikares viennent en aide à la frégate. Ils engagent une vive fusillade avec la garnison. À neuf heures, le feu cesse, et le lendemain le détroit voit flotter sur l’une de ses rives le pavillon grec, sur l’autre le pavillon français. Le 2 mai 1829, la place de Lépante se rend au président Capo d’Istria. Le 17 mai, Missolonghi capitule ; le 24 septembre, les troupes turques de l’Attique, appelées à Larissa pour aller défendre Andrinople, essaient vainement de se frayer un passage à travers les défilés de l’Hélicon. Arrêtées par Ipsilanti, à la tête des troupes du camp de Mégare, elles achètent leur retraite au prix de la cession de toutes les places fortes de l’Hellade orientale. La Grèce se trouve ainsi, après neuf années de luttes, en possession des parties les plus importantes du territoire que la conférence de Londres a résolu de lui attribuer. Les arrêts de la conférence ne sont encore, il est vrai, que des protocoles. La Porte n’a pas souscrit à tous ces arrangemens, qui, sans son aveu, la dépouillent. Elle retient au contraire son consentement avec une énergie de plus en plus farouche. Il faudra les triomphes éclatans des Russes pour le lui arracher.

V.

Quand la campagne de 1829 s’ouvrit en Bulgarie, les deux belligérans avaient eu le temps de se préparer pour un suprême effort. La flotte turque entra deux fois dans la Mer-Noire ; deux fois elle revint à Constantinople sans avoir osé attaquer les vaisseaux russes maîtres de Varna, de Bourgas et de Sizopoli. Du moment que la Mer-Noire était abandonnée aux forces navales du tsar, le sort de la campagne était décidé, car les difficultés d’approvisionnement cessaient d’exister pour l’armée d’invasion, et cet embarras seul aurait pu arrêter ses mouvemens. Aussi les opérations prirent-elles dès le mois de juin un caractère de rapidité foudroyante. Les deux généraux en chef n’étaient plus ceux qui commandaient en 1828. Diebitsch avait remplacé Wittgenstein ; Reschid, élevé à la dignité de grand-vizir, succédait à Hussein-Pacha. Le 10 mai, le nouveau commandant des forces ottomanes prenait avec son impétuosité habituelle l’offensive. Le 11 juin, il livrait à Koulewtja une sanglante bataille, la perdait et se voyait en quelques heures sans armée. Peu de jours après, le 29 juin, Silistrie, assiégée depuis près de deux mois, se rendait. Les derrières de l’armée russe se trouvaient assurés, et la route des Balkans était ouverte. Diebitsch n’hésite pas à franchir cette barrière. En moins de neuf jours, il fait 75 lieues. Les combats, les maladies, les fatigues, avaient réduit les seules troupes dont il pût disposer pour se porter en avant au chiffre de 20 000 hommes. Il compta sur l’ascendant moral que lui donnaient ses premiers succès, et le 14 août il se mit en marche sur Andrinople. Le 19, les débris de tous les corps débandés qui s’étaient rassemblés dans cette capitale déposaient les armes. Pour aller frapper l’empire au cœur, Diebitsch n’avait plus devant lui d’autre obstacle que les murailles de Constantinople. Moustapha-Pacha amenait, il est vrai, en ce moment de Scutari 40 000 Albanais. Était-ce bien là une force capable d’arrêter dans leur élan des troupes régulières et surtout des troupes victorieuses ? On l’a pensé, on l’a dit ; on a prétendu que l’Europe s’était alarmée trop tôt et que son intervention n’avait fait que préserver la Russie d’un échec dont le prestige de cette puissance ne se serait pas relevé. La chose me paraît au moins douteuse, et je pencherais à croire que les ambassadeurs qui en cette crise pressante interposèrent entre le sultan et le général Diebitsch leurs bons offices méritèrent la reconnaissance du grand-seigneur bien plutôt que celle du tsar. Comme on l’a très judicieusement fait observer, le peuple turc semblait frappé de paralysie. En admettant que sa fureur se fût soudainement éveillée, ne se serait-elle tournée que contre l’ennemi extérieur ? Le vieil esprit des janissaires venant à renaître n’aurait pas sauvé la Turquie ; il aurait perdu le sultan et fait reculer la civilisation. La Porte céda la première aux instances des ambassadeurs ; elle se déclara vaincue et prête à signer la paix. Le 9 septembre, les propositions des représentans des puissances occidentales furent acceptées par le général Diebitsch. La Porte s’engageait avant tout à se soumettre sans restriction, dans la question grecque, aux résolutions de la conférence de Londres. La paix fut signée à Andrinople le 14 septembre 1829.

Le traité imposé à la Porte ne respecta pas complétement l’intégrité de son territoire, il fut loin de lui infliger cependant un dommage en rapport avec l’immense gravité de sa défaite. La frontière russe fut reculée en Europe jusqu’au bras du Danube appelé le bras de Saint-George ; elle s’étendait précédemment à l’embranchement connu sous le nom de bouche de Kilia. Ibrahilow, déjà démantelée par les Russes, et Giurgewo, encore au pouvoir des Turcs, furent réunies aux deux principautés roumaines. De nouveaux priviléges améliorèrent la situation politique de ces provinces ; le plus important fut le pouvoir à vie concédé aux hospodars. Sur la Mer-Noire et en Asie, la Russie acquit Anapa, Poti et toute une ligne tirée du fort Saint-Nicolas au point de réunion des pachaliks d’Akalzick et de Kars avec la Géorgie. Indépendamment de ces sacrifices de territoire, la Porte dut s’engager à payer au tsar 1 500 000 ducats de Hollande à titre d’indemnités commerciales et 10 millions de ducats pour les frais de la guerre. Le libre passage des détroits fut stipulé pour tous les pavillons ; les sujets de la Russie durent avoir la plus entière liberté de commerce dans les vastes états que l’intervention européenne conservait au sultan.

Le repos du monde venait d’échapper à un grand danger. Depuis près d’un mois, les journaux anglais prêchaient ouvertement la guerre, et personne ne savait de quel côté, en cas de conflit, pourrait se ranger la France. Le prince de Polignac, devenu ministre des affaires étrangères et vice-président du conseil, passait pour moins favorable que M. de La Ferronays à l’alliance russe. Sir Pulteney Malcolm, l’amiral de Rosamel, se tenaient avec leurs escadres au mouillage de Ténédos, surveillant les mouvemens de leur collègue, l’amiral Heïden, et prêts à paraître dans la mer de Marmara, si l’armée russe poursuivait sa marche sur Constantinople. L’amiral de Rigny ne pouvait espérer que dans une pareille crise on le laisserait en France ; il reçut l’ordre de se rendre de nouveau et en toute hâte dans le Levant. Quand il y arriva, la paix était conclue, le blocus des Dardanelles déjà levé, et l’ambassadeur de France à Constantinople venait de faire savoir au contre-amiral de Rosamel « que, les circonstances qui lui avaient fait désirer la réunion de son escadre sur la côte de Troade ayant cessé d’exister, cette escadre pouvait être rendue à sa destination habituelle. » Il n’en restait pas moins bien des questions délicates à régler. À Constantinople, la lutte d’influence allait succéder à la guerre ouverte. La Russie aspirait à devenir la meilleure amie de l’empire qu’elle avait terrassé. C’était, au jugement de bien des politiques, le plus sûr moyen de hâter la dissolution de la Turquie. L’Angleterre le croyait et s’agitait beaucoup pour conserver auprès du Divan son influence. « Malcolm, écrivait le 21 octobre 1829 le comte Guilleminot, a passé ici quelques jours et s’est prodigué chez les Turcs. Le nouvel ambassadeur d’Angleterre, qui est tout l’opposé de Canning, se montre aussi pour les Turcs ce que son prédécesseur était pour les Grecs. Il épouse leur cause avec une ardeur extrême, et son orgueil anglais ne craint pas de caresser l’orgueil ottoman. En définitive, la Russie n’a fait qu’exiger ce qui avait été, officiellement du moins, jugé le meilleur par les trois cours. Toutes seront donc liées jusqu’à un certain point par la publicité donnée au traité. C’est un malheur que d’avoir toujours à peser sur la Turquie ; mais il vaut mieux en finir tout d’un coup à ses dépens, puisqu’elle s’y est si bêtement exposée, que de voir encore les cabinets se chamailler entre eux, à propos des Turcs et des Grecs. Seulement, en acceptant ce qu’a fait la Russie, il faut exiger d’elle la prompte et entière retraite de ses armées hors du territoire ottoman. C’est dans ce sens que j’ai écrit à Paris, et, comme il faut prévoir que, pour évacuer l’Attique et Négrepont, les Turcs, en dépit du traité, se feront tirer l’oreille, j’ai conseillé de laisser nos troupes en Morée jusqu’à ce que tout fût fini. »

La brigade d’occupation placée sous les ordres du général Schneider se composait de quatre régimens, le 27e, le 42e, le 54e et le 58e. Elle fut stationnée à Navarin, à Modon et à Patras. Son rôle ne laissa pas d’être parfois difficile. Il ne nous fut pas possible en effet de nous désintéresser aussi complétement que nous l’aurions voulu des dissensions intérieures de ce malheureux état agité par tant de factions. L’établissement d’une monarchie put seule, après quatre années de séjour en Grèce, nous relever de cette mission sans profit. On eut d’ailleurs quelque peine à trouver un prince étranger qui consentit à venir se coucher dans ce lit de Procuste. La conférence de Londres avait repris ses travaux. Les décisions qu’elle émettrait devaient être souveraines, car l’article 10 du traité d’Andrinople obligeait la Sublime-Porte à les accepter comme un ultimatum ; mais déjà la Russie semblait mettre moins de zèle à défendre les intérêts de ses anciens protégés. Halil-Pacha, qui pendant la guerre commandait les troupes régulières de l’armée turque, venait d’être envoyé, en qualité d’ambassadeur extraordinaire, à Saint-Pétersbourg. Le comte Orlof arrivait de son côté à Constantinople vers la fin du mois de novembre 1829 pour complimenter le sultan. Les liens se resserraient entre les deux adversaires, oublieux de leurs longues querelles.

L’idée d’une tutelle russe n’avait plus rien qui parût effaroucher le divan ; peut-être aussi commençait-on à penser à Saint-Pétersbourg qu’il y aurait quelque imprudence à laisser par des acquisitions trop vastes s’enfler l’orgueil du peuple émancipé. L’empire des Paléologues n’avait passé sous l’entière domination des sultans qu’après avoir vécu pendant près d’un siècle de leur tolérance. Si les Turcs devaient un jour retourner en Asie, on pouvait bien à Saint-Pétersbourg juger inutile de leur créer d’avance des héritiers. La diplomatie moscovite a généralement commis peu de fautes, et on peut dire, sans crainte, je crois, de se voir démentir, qu’il n’en est pas dont les vues portent plus juste, dont les calculs embrassent un plus vaste horizon. « Ces gens-là, disait le comte Guilleminot, sont à la fois caressans et forts. » Faut-il croire, comme on l’a tant de fois affirmé, que déjà la France et la Russie ébauchaient un projet de convention qui eût permis au tsar de réaliser le rêve éternel des Russes en échange d’une complaisance semblable pour nos vœux naturels d’agrandissement ? Serait-il vrai que la résistance inattendue de la Prusse et peut-être aussi la révolution de juillet firent seules avorter ce dessein ? Je n’essaierai pas de pénétrer de si grands mystères ; je me borne à constater que, lorsqu’il s’agit dans la conférence de Londres d’attribuer la possession de Candie et de Samos à la Grèce, cette revendication n’y trouva pas de défenseurs. On se mit d’accord « pour un état grec indépendant, » on se garda bien d’en reculer les limites. Le prince Léopold de Saxe-Cobourg avait, au mois de février 1830, accepté la couronne ; il déclina cet honneur quand il eut connaissance des restrictions apportées au bienfait de l’émancipation. Le comte Capo d’Istria conserva donc les rênes du pouvoir et accusa de plus en plus ses tendances à s’appuyer presque exclusivement sur la Russie. Le Magne, Hydra, Syra, presque tout l’Archipel, levèrent l’étendard de la révolte. D’un côté se rangèrent Miaulis et Petro-Bey, de l’autre Colocotroni et Canaris. Apaisée, non sans peine, par l’intervention passionnée de l’amiral Ricord, par les conseils plus impartiaux du capitaine Lyons et du capitaine Lalande, cette crise déplorable laissa dans les esprits de nombreux fermens de haine. Le 9 octobre 1831, le président fut assassiné par deux chefs maniotes, George et Constantin Mavromichali. Sa mort fut un deuil national à Saint-Pétersbourg ; elle aurait dû être aussi un deuil pour la Grèce, car il n’est pas certain que le gouvernement de cet homme intègre et capable ne fût pas encore la meilleure combinaison que l’on pût trouver pour préparer le terrain à la monarchie.

La royauté ne prit pas facilement racine sur le sol mouvant où, le 1er février 1833, on réussit enfin à l’implanter ; le règne du roi Othon se termina par une révolution, et la diplomatie dut se remettre à l’œuvre. Elle s’y remit sans confiance, inquiète et mécontente du résultat auquel ses longs efforts et ses perplexités avaient abouti. Heureusement les destinées de la race grecque ne sont pas liées d’une façon aussi intime qu’on pourrait le supposer à celles de la monarchie hellénique. Le résultat capital de l’insurrection de 1821, ce n’est pas la fondation du petit royaume de Grèce, c’est la transformation de la Turquie. L’empire ottoman renferme plus de 12 millions de chrétiens, et parmi ces chrétiens les Grecs sont incontestablement appelés à être la race dirigeante. Tout les désigne pour ce rôle, leur activité, leur intelligence et surtout leur patriotisme. Si l’on a pu dire de l’Égypte qu’elle était devenue une colonie française, on peut dès à présent affirmer que la Turquie ne tardera pas à être une colonie européenne. Cet immense territoire attire déjà les capitaux nomades, qui ne sauraient rencontrer nulle part un plus utile emploi. La Roumélie d’abord, l’Asie-Mineure ensuite, se verront dans un avenir très prochain sillonnées par des voies rapides. Ces contrées, si riches et presque abandonnées, manquaient de routes ; elles auront des chemins de fer. Les Grecs peuvent sans regret abandonner la poursuite de la grande idée ; leur industrie ravira plus sûrement le sceptre aux Ottomans que ne saurait le faire une agitation stérile. Il ne faut pas méconnaître d’ailleurs que l’autorité du sultan et les qualités de commandement propres à la race turque seront longtemps encore nécessaires au maintien du bon ordre chez ces populations, qui n’avaient jusqu’ici appris qu’à obéir. La question du service militaire est une des plus graves qui se puissent agiter au sein de l’empire des sultans. Si elle était dès à présent résolue, c’en serait fait à jamais des priviléges de la race conquérante. Il est peut-être sage de ne pas l’aborder prématurément. Ce qui importe, c’est que la loi civile soit égale pour tous. S’il plaît aux Turcs de supporter seuls les charges de la guerre, de s’abstenir des travaux lucratifs, de se contenter d’exploiter avec indolence le champ paternel, l’époque n’est pas éloignée où la cherté des subsistances leur rendra dans leur propre pays l’existence impossible. Ils auront le sort des Mantchoux, qui ont conquis la Chine et qui ont dû céder le sol même de la Mantchourie aux Chinois. Le travail est la loi du monde moderne ; les paresseux n’y ont plus de place.

L’insurrection de 1821 a fait à la Grèce une histoire non moins glorieuse que celle trop lointaine où devaient autrefois remonter ses souvenirs. Dans cette insurrection, ce ne sont pas les klephtes de la montagne, les capitaines d’Ali, qu’il faut admirer ; c’est ce pauvre peuple qui souffre, qui meurt, et que rien ne peut soumettre. Laissons de côté la légende ; la vérité est déjà, ce me semble, assez belle ; je me suis efforcé de la dégager des exagérations dont on l’avait ternie. Appuyé sur des documens authentiques, sur des témoignages oculaires, sur des lettres intimes auxquelles je n’ai rien voulu ravir de leur originalité, j’ai vu la lutte que je racontais dépouiller en partie sa poésie pour descendre à des proportions humaines. Il n’en est pas moins resté assez d’héroïsme pour qu’on pût admirer encore, et l’admiration a du moins ici la satisfaction de la certitude. Le patriotisme n’existerait pas pour un peuple qui n’aurait pas d’annales. Ni la religion, ni la langue ne sont un lien suffisant ; mais le jour où les cœurs ont pu battre au récit des exploits de Botzaris, de Canaris, de Miaulis, de Karaïskaki, il y a eu pour les Grecs une patrie. Aussi de quel culte pieux tous ces Hellènes répandus en Europe, ou sujets encore du sultan, ne se plaisent-ils pas à entourer la mémoire des héros qui ont pris part à la guerre de l’indépendance ! Pour pouvoir se placer au-dessus des mesquines passions qui n’ont pas cessé d’irriter les uns contre les autres les héritiers des vieilles rivalités féodales, il est bon de vivre en dehors du royaume ; c’est là que vous rencontrerez presque toujours le patriotisme le plus pur, le dévoûment le plus absolu à la cause commune, le plus sincère désir d’élever le niveau moral de la nation.

J’ai signalé, au début de ce travail, l’étroite association qui existe entre la régénération de la Grèce et la renaissance de notre marine. Ce ne sont pas seulement deux faits contemporains ; ce sont deux événemens liés entre eux comme l’effet le serait à la cause. L’entretien permanent d’une station nombreuse dans les mers du Levant plaça nos forces navales sur le théâtre qui pouvait être le plus propice à leurs progrès. La Méditerranée a vu, de tout temps, se former les meilleures escadres de guerre, depuis l’escadre de l’amiral Jervis jusqu’à celle de l’amiral Lalande. Un climat sec, un ciel presque toujours pur, y favorisent la bonne tenue des navires, y secondent les exigences de la discipline et la régularité des exercices. La fréquence des mouillages et des appareillages, les louvoyages dans des passes étroites, y rendent en peu de temps les équipages alertes, les capitaines manœuvriers ; mais il est un autre avantage que nous procura le séjour prolongé de nos bâtimens dans l’Archipel, et celui-là fut sans contredit le plus grand. Nous eûmes l’occasion d’observer de très près les marines étrangères et de nous approprier ce qu’une longue expérience leur avait appris. La station du Levant nous donna bientôt une école d’officiers excellens, et, jusque dans les moindres détails, le service intérieur de nos bâtimens se transforma sous cette heureuse influence. La bataille de Navarin, l’héroïque dévoûment de Bisson, nous avaient rendu la faveur publique. L’état de nos finances autorisait des ambitions qui en 1815 eussent été réputées funestes, si par hasard on les eût crues possibles. Nous aspirions hautement à reprendre notre place dans le monde naval ; il se produisit même à cet égard un mouvement d’opinion exagéré, comme le sont généralement tous les élans populaires. On eût dit qu’il ne manquait plus à notre flotte que le nombre pour combattre à armes égales cette puissance qui, de 1793 à 1815, nous avait infligé de si dures leçons. Quelle frégate anglaise eût pu primer de manœuvre la Sirène ou l’Armide ? Quel vaisseau eût été digne de se mesurer avec le Conquérant ? Cette confiance, entretenue par les faciles triomphes que nous obtenions sous le ciel clément du midi, ne résista pas aux épreuves de mers plus orageuses. Lorsqu’en 1831 la France et l’Angleterre unirent une seconde fois leurs efforts et voulurent placer sur le trône de Belgique le prince qui avait refusé la couronne de Grèce, il suffit d’une croisière devant l’Escaut pour nous rendre plus modestes. Dans le court espace de cinq ou six ans, la marine française avait beaucoup appris ; on n’avait pas eu le temps de l’endurcir. Ses navires, ses gréemens, ses équipages même se trouvèrent impropres à soutenir la lutte que n’affrontait d’ailleurs pas sans péril une autre flotte formée sous le plus rude climat du monde, et qui comptait dans son passé les tempêtes de vingt-cinq hivers. Une sorte de découragement s’ensuivit. L’amiral de Rigny était alors ministre ; il ne voulut pas nous laisser sous une aussi fâcheuse impression. Pour nous y arracher, il jugea très sainement qu’il n’y avait pas de meilleur remède que la franchise. Il n’essaya pas de pallier nos faiblesses, de dissimuler nos défaillances ; il en fit rechercher publiquement les causes. Le rapport de la commission d’enquête à laquelle il confia la tâche de constater notre infériorité pour aviser aux moyens de la faire disparaître est une œuvre sérieuse et vraiment remarquable ; on y trouverait encore aujourd’hui plus d’un enseignement.

Il sera toujours utile, au retour d’une campagne de mer, aussi bien qu’à l’issue d’une campagne de guerre, de procéder à ces examens de conscience, et l’opinion fera bien de se ranger du côté de celui qui, au lieu de caresser ses chimères, viendra courageusement lui dire : « Si de notre organisation les étrangers n’ont vu que le côté brillant, moi, j’en ai vu de près les côtés défectueux, et je veux y remédier. » Au temps où nous vivons, il n’est pas permis de se déclarer facilement satisfait. Jadis on eût dormi cent ans qu’on eût à peine trouvé le monde changé à son réveil. Aujourd’hui ce ne sont pas seulement les marins de 1830 qui ne reconnaîtraient plus notre flotte, ceux de 1854 y seraient tout aussi étrangers. Ne parlez plus des anciens engins, ne parlez plus de la vieille tactique ; tout cela en quelques années a disparu, et la roue cependant, emportée par un courant qui ne se ralentit pas, la roue tourne toujours. Il faut choisir sa voie au milieu de cet éblouissement, augmenter tantôt l’épaisseur des cuirasses, tantôt la puissance des canons. On se croit fixé. Surviennent les agens chimiques. Une substance en apparence inerte peut receler la puissance de la foudre ; elle peut, suivant la nature de l’étincelle qui la traversera, développer soudain une force explosive capable d’engloutir les nefs de 10 000 tonneaux. Comment se garantir d’un semblable danger ? Quel développement donner à ce nouveau mode d’attaque ? L’avenir n’est encore que doute et incertitude.

Les brûlots grecs, quand je les suis dans leurs expéditions, me font involontairement songer au rôle qu’un temps prochain semble réserver aux bâtimens-torpilles. Les massives citadelles que nous avons bardées de fer doivent désormais compter avec un nouvel élément de destruction. Peut-être serait-il fâcheux de dédaigner les leçons qui nous peuvent venir d’Hydra et d’Ipsara, sous prétexte que l’ennemi alors attaqué se défendait mal. Je suis très convaincu que, si quelque Canaris apparaissait de nos jours sur un champ de bataille, conduisant vers un de nos modernes colosses, non plus un brûlot contrarié par le vent, arrêté par le calme, mais un de ces navires, rapides et maîtres de leur manœuvre, dont le seul attouchement peut ouvrir dans le flanc abordé des brèches de plusieurs mètres, il y aurait péril sérieux à l’attendre, manœuvre délicate et précise à faire pour lui échapper. — Ces bateaux-torpilles, dira-t-on, combien n’en coulera-t-on pas d’un seul coup de canon, combien n’en écrasera-t-on pas sous sa proue ! — La chose sera moins facile qu’on ne pense. Le corps de bataille, la flotte cuirassée sera là pour protéger la flottille. Les brûlots n’ont jamais agi seuls. Le meilleur amiral était autrefois celui qui savait le mieux les couvrir, les placer dans la position la plus favorable, les faire donner au moment le plus opportun. Il en sera de même aujourd’hui. Il en était ainsi dans les mers du Levant quand Miaulis et Sachtouris livraient bataille aux flottes de Khosrew et d’Ibrahim. J’ai toujours tenu pour ma part les marins grecs, — je ne parle pas, bien entendu, des pirates, — en très haute estime. Ils ont plus fait pour la délivrance de leur patrie que toutes ces phalanges de klephtes et d’armatoles, dont le dévoûment se montra souvent si capricieux. Dans leurs exploits cependant, c’est moins le courage et le patriotisme qui me touchent que l’admirable habileté professionnelle dont je les vois faire preuve. On ne sait pas assez quels liens étroits établit entre tous les hommes de mer l’amour du métier. L’habileté d’un rival provoquera plus souvent nos applaudissemens que notre envie ; celle d’un ennemi même nous fera oublier un instant la haine qu’il nous inspire. Au combat de Navarin, la manœuvre de l’Armide enthousiasma l’équipage du Talbot. Les matelots anglais, abandonnant leurs pièces, montèrent dans les haubans pour saluer la frégate française de leurs acclamations. C’est à un sentiment semblable qu’on verra plus d’un d’entre nous obéir quand on lui racontera tant de merveilleux faits d’armes accomplis avec les plus chétifs navires : Chio, Ténédos, Nauplie, Négrepont, Samos, la rade de Tchesmé, le canal de Cos, Alexandrie. Ce ne sera pas alors le philhellène, ce ne sera pas l’ennemi avoué ou secret de la Sublime-Porte, ce sera le marin qui ne pourra se défendre d’une émotion soudaine, et qui viendra jeter au milieu de la mêlée un cri d’admiration et un hourrah d’encouragement pour la Grèce.


E. Jurien de La Gravière.
  1. Le comte Dandolo commandait dans le Levant l’escadre autrichienne.