Les Moineaux francs/22

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(p. 159-164).

CE QU’EN PENSE RABELAIS




I


Donc, c’est bien décidé : nous avons tous perdu
Cette saine gaîté qui vibrait chez nos pères ;
La Lisette est bien morte… et le « bras si dodu »

Pourrit aux ossuaires.


Nous sommes tous mauvais, malsains et gangrenés,
Pris par le Pessimisme aussitôt la naissance ;
Et, dès nos premiers pas, nous nous mettons le nez

Dans la déliquescence.


Le sol pèse à nos pieds et le ciel à nos fronts ;
Nous n’avons nul désir, nul rêve, nulle envie ;
De ne rien espérer nous nous désespérons :

Ah ! que c’est long, la vie !


Faire le bien ?… — Pourquoi ? Nul ne vous en sait gré.
Travailler ?… — À quoi bon ? C’est si peu que la gloire !
Aimer ?… — Depuis Adam, notre père abhorré,

Toujours la même histoire !


Le foyer ?… les enfants ?… Malheureux, taisez-vous !
Connaissant nos douleurs, celles de nos ancêtres,
Pour qu’ils pleurent comme eux et souffrent comme nous,

Engendrer d’autres êtres !


Alors, quoi ? — Mon Dieu, rien ! Un repos désolé,
L’attente de la mort, qui seule nous délivre
Et délasse le corps trop longtemps accablé

Sous le fardeau de vivre !


II


« Par le diable ! Messieurs, — dit maître Rabelais,
Qui nous entend, perché là-haut sur un nuage, —
La vie avait du bon, de mon temps ; je voulais

En user davantage !


Quand je humais le piot avec quelques amis,
Un matin de printemps, sous la verte tonnelle,
Je trouvais le vin frais, le couvert fort bien mis,

Et l’existence belle !


Plus d’une fois, sans doute, un ennui me troubla…
Mais mon âme bien vite en était délivrée :
Je le précipitais d’un coup au fond de la

Septembrale purée !


Je vivais doucement, sans caprices mauvais,
Sans rêver, moi petit, l’existence des princes,
Et m’estimant heureux quand je pouvais en paix

Lécher mes badigoinces !


J’aimais les prés fleuris, les oiseaux, le ciel bleu,
Le soleil flamboyant ainsi qu’un nez d’ivrogne ;
Et mon bois de Meudon valait bien, vive Dieu !

Votre bois de Boulogne.


Croyez-moi, mes enfants : vous en demandez trop
À ce monde où chacun de vous se désespère ;
Vous êtes des gourmands qui voulez du sirop

Toujours dans votre verre.


Sans cesse analysant, fouillant, tâtant, scrutant,
Quand vous avez un peu, vous rêvez davantage :
Le bonheur, voyez-vous, ne réclame pas tant

De tarabiscotage !


Laissez-vous vivre, allez ! sans élans hasardeux ;
Ne soyez point… comment dites-vous ?… névropathes ;
Et n’allez point vouloir, quand vous en avez deux,

Marcher à quatre pattes !


Vous vous désespérez que l’amour, au printemps,
Depuis le père Adam, n’ait épargné personne :
Hé ! c’est apparemment, pour durer si longtemps,

Que la manière est bonne !


Vos enfants, dites-vous, manqueront d’agrément
À languir comme vous sur cette pauvre sphère ?
Vos enfants !… Eh parbleu ! pensez donc seulement

Au plaisir de les faire !


D’ailleurs, si l’existence est pour vous sans appas,
Si vous la redoutez à ce point pour les vôtres,
Si vous craignez la vie, ah ! du moins n’allez pas

En dégoûter les autres !


Je vous quitte, Messieurs : j’ai trop peur d’avoir l’air
D’un vieux fou ridicule et battant la campagne :
Je dîne au Ciel, ce soir… et c’est Schopenhauer

Qui paye le champagne ! »