Les Moineaux francs/23
LES CLAQUEURS
DUBATTOIR · · · · · · · · · · | MM. Coquelin aîné. |
GALUCHAT · · · · · · · · · · | Coquelin cadet. |
Bravo ! bravo ! bravo !
Claqueur !
Bien que j’eusse eu du goût pour l’Université !
La tirade finit… Du cœur et de l’ensemble !
Que le public est chaud : on applaudit un peu.
Le public !
Galuchat, il n’y voit que du feu !
Si nous n’étions ici, par légions serrées,
Pour marquer les effets et chauffer les entrées,
Pour lui dire, en un mot, quel est le bon endroit,
Il ne comprendrait rien à la pièce qu’il voit.
Qui, veuves de cheveux tout autant que d’idées,
S’entassent crâne à crâne, à l’orchestre, aux balcons…
C’est nous qui les menons, nous qui les convainquons !
En vain l’on nous méprise, en vain l’on nous diffame :
Le public sans la claque est comme un corps sans âme !
Pas vrai, dis, Galuchat ?
J’écoute, laisse-moi !
Quelle farce !… écouter ?
Parfaitement !
Tu la connais, la pièce, et l’as déjà claquée !
N’importe, elle me plaît !
Presque un four !
Tais-toi donc ! j’écoute !
Galuchat, pour avoir une telle vertu,
Il faut que ton esprit soit malade ou morose.
Hélas !
Amoureux ?
J’aime et je veux aimer jusqu’à mon dernier jour !
Avant le dénoûment on n’applaudit qu’à peine :
Verse dans mon gilet le trop-plein de ton cœur.
Oui, je suis amoureux… amoureux et claqueur !
Amoureux ! je le suis aussi !… mais je te jure
Que l’amour à mes yeux n’est point une torture,
Mais un sentiment doux, adorable, enchanté,
Et qui me fait claquer avec plus de gaîté !
Ah ! tu n’as point souffert, pour parler de la sorte,
Dubattoir, — toi dont l’âme est, comme la main, forte, —
Le terrible tourment d’un amour méconnu !
Tu le veux ?… Devant toi je mets mon cœur à nu :
De ce funeste amour apprends les origines.
Il pleuvait… Elle avait d’adorables bottines
Et deux petits petons vifs, alertes et gais,
Qui, sous un jupon blanc, trottaient le long des quais.
Or, est-ce là l’effet du métier que j’exerce ?
Me servant de mes mains dans mon noble commerce,
Senté-je plus qu’un autre, et par revirement,
Tout ce qu’un petit pied peut avoir d’agrément ?
Je ne sais… mais, voyant tout à coup ces bottines
S’agiter devant moi, suaves et mutines,
Je fus féru d’amour… et j’emboîtai le pas.
Soudain…
Le chef a l’œil sur nous et par ici regarde…
Sans avoir l’air de rien, continue et prends garde.
Je suivais donc, ému comme un provincial,
Ces petits pieds foulant le sol municipal,
Et cherchais un moyen adroit et peu vulgaire
D’avouer mon ardeur à leur propriétaire…
Quand l’adorable enfant s’arrêta brusquement
Au détour du trottoir, devant l’encombrement
Des fiacres s’avançant en colonne pressée.
Alors, prenant courage : « Ô dame bien chaussée !
Lui dis-je, je voudrais… si vous vouliez… il faut… »
Soudain l’émotion me saisit : plus un mot.
(Je fus, dès le berceau, timide avec les femmes.)
Elle me regarda de ses yeux pleins de flammes :
Alors tremblant, ému, les regards interdits,
Ne pouvant pas parler, que fis-je ?… J’applaudis !
Le métier, le métier me prenait à la gorge !
Claqueur, j’applaudissais comme un forgeron forge,
Et, voulant rendre hommage à ses attraits coquets,
Enthousiaste, ardent, transporté… je claquais !
Poursuis, tu m’intéresses.
Devant l’effusion de ces brusques tendresses,
Me prenant pour un fou, la dame au pied charmant
Me foudroya de l’œil et fila promptement.
Comme tu penses bien, je volai sur ses traces…
Mais, hélas ! échappant à mes regards voraces,
Au milieu de la foule elle s’évanouit !
Depuis lors, Dubattoir, ce rêve me poursuit…
Sans cesse sur les quais tristement je chemine,
Mais je ne trouve plus son exquise bottine,
Et la nuit seulement en songe je puis voir
Sous un jupon coquet trottiner un pied noir !
Mon pauvre Galuchat, me peine, je te jure,
Mais ne m’étonne point, car le plus grand des maux
Pour un claqueur, ami, c’est de claquer à faux !
Un applaudissement partant à l’improviste
D’un amour entrevu t’a fait perdre la piste :
Un applaudissement à propos rencontré,
M’a donné le bonheur dont je suis enivré.
Comme tu fis pour moi, je veux t’ouvrir mon âme.
Pour voisine, j’avais une charmante femme ;
Habitant tous les deux sur le même palier,
Nous nous rencontrions souvent dans l’escalier…
Bref, après plus d’un an de rencontres croisées
Et suivant le hasard du moment disposées,
Un an de « Passez donc, Madame, s’il vous plaît ! »
Je l’aimais d’un amour profond, ardent, complet !
Mais, malgré mes regards pleins de tendresse folle,
Elle passait, glacée, et sans une parole,
Les yeux toujours baissés dans un chaste embarras,
Son rouleau de musique enchâssé sous le bras…
Car — j’oubliais le point important de l’histoire ! —
Elle suivait des cours pour le Conservatoire,
Cet établissement à bon droit réputé
Pour grandir le talent et former la beauté !
Mais, hélas ! la nature, envers elle barbare,
Lui donnait une voix d’une fausseté rare.
Ida, — c’était le nom de l’objet de mes vœux, —
Du matin jusqu’au soir secouant ses cheveux
Dans un affolement de gammes régulières,
Rivée au piano des heures tout entières,
S’efforçait d’obtenir, soit en haut, soit en bas,
Une note possible… et ne l’obtenait pas.
On siffle !
C’est en bas !
De la poigne !
Non !
Bravo ! bravo ! bravo !
Démoli, le siffleur !
Pas de conviction, cet homme !
D’applaudir par devoir et toujours et quand même !
Cette pièce est vraiment d’une bêtise extrême !
Pas de situations… pas d’esprit… pas de traits…
Si je n’étais claqueur, comme je sifflerais !
Mais poursuis ton récit, mon cher, tu m’intéresses.
Donc pour elle j’avais de sublimes ivresses,
Et, bien que mon oreille en souffrît quelquefois,
Ses yeux étaient si purs que j’oubliais sa voix !
Mais comment avouer cet amour ? Comment dire
À ma suave Ida quel était mon délire ?
Ayant un cœur timide et pur comme le tien,
Frère, je me mourais… mais je n’avouais rien.
Quand un soir… — il faisait un froid de Sibérie, —
Me frayant un chemin dans la neige pétrie,
Je revenais chez moi, transi, mais le cœur chaud.
Ainsi que chaque jour, dans la maison, en haut,
Retentissait sa voix aussi fausse que forte.
Chère enfant !… Je sonnai deux fois, trois fuis… La porte
Ne s’ouvrait pas. Sans doute, en sa loge endormi,
Mon concierge, bercé par quelque songe ami,
S’allongeant aux côtés de sa compagne austère,
Rêvait qu’il devenait soudain propriétaire,
Car la porte restait fermée obstinément.
Ida chantait toujours. Un affreux tremblement
M’envahit tout le corps des pieds jusqu’à la tête…
Deux fois, trois fois, dix fois, je tirai la sonnette…
Le concierge, rêvant de toques de velours,
Demeurait insensible… Ida chantait toujours.
Alors, gelé, tremblant et piétinant sur place,
Sentant mes doigts raidis se convertir en glace,
Et la terrible onglée atrophier mes mains,
Je me mis à claquer comme un cent de Romains.
Maudissant mon Cerbère et son sommeil sauvage ;
Je claquais… quand soudain — ô miracle ! — la voix
S’arrêta : puis deux doigts, deux charmants petits doigts
Soulevèrent un coin du rideau… la fenêtre
S’entr’ouvrit… et je vis sa chère ombre apparaître,
Et son bras envoyer au malheureux transi
Un geste gracieux voulant dire : « Merci ! »
Ô bienheureux hasard ! Vénus m’était propice !
Vénus avait permis qu’ainsi je l’applaudisse
Sans y penser moi-même, et que, pauvre claqueur,
Je trouvasse en claquant le chemin de son cœur !
Le Cerbère m’ouvrit enfin la porte close,
Et quand, le lendemain, voyant la vie en rose
Je sortis, et trouvai dans l’escalier Ida…
Sans détourner les yeux, elle me regarda
En rougissant de joie et de reconnaissance !
La glace était rompue… alors, plein d’assurance,
Je lui dis mon amour en termes délirants,
Et quelque temps après… Enfin, tu me comprends !
Depuis ce jour béni mon bonheur est extrême…
Je suis aimé d’Ida tout autant que je l’aime,
Et j’ai pu me convaincre, ami, plus d’une fois
Que la charmante enfant n’a de faux… que la voix !
Fortuné Dubattoir !… Ah ! comme je t’envie !
Tu gagnas, en claquant, le bonheur de ta vie !
Malheureux Galuchat ! que ton sort est cruel !
Tu perdis en claquant le bonheur éternel !
Ah ! sous son jupon blanc, suaves et mutines,
Comme vous trottiniez, adorables bottines !
Ah ! sur le piano, malgré les faux accords,
Combien les mains d’Ida me causent de transports !
Reverrai-je jamais, dans leur grâce menue,
Vos petits pieds divins, ô ma belle inconnue ?
Oublierai-je jamais, ô ma charmante Ida,
Le jour où ton amour à mon amour céda ?
La fin… attention ! qu’au rappel on s’apprête !
Le sifflet qui s’entête !
Enfonçons-le ! Bravo !
La toile ! tous ! bravo !
Ah ! ah ! bravo !
Fini ! Bonsoir la compagnie !
Viens souper avec moi.
Mais…
Sans cérémonie !
Qu’à présent le public, un tas de braves cœurs,
Daigne applaudir la claque…
Et claquer les claqueurs !