Les Moineaux francs/5

La bibliothèque libre.
(p. 31-34).


LE VIEUX MAÇON





Un matin de printemps. Je lis à ma fenêtre.
Paris bâille et s’étire aux doux rayons d’avril.
La nature sourit, heureuse de renaître :
Dans les airs attiédis flotte un parfum subtil.

Sur un arbre voisin, le peuple ailé volète,
Et les passants s’en vont, rêveurs et nonchalants ;
Par ce clair renouveau de la grand’ville en fête,
Les cœurs battent plus vite et les pas sont plus lents.


À gauche, près de moi, sur un échafaudage,
La truelle à la main, blanc sur le ciel d’azur,
Un ouvrier maçon, un vieux, courbé par l’âge,
Travaille, en plein soleil, à recrépir le mur.

La besogne n’est pas des plus rudes, en somme,
Mais ses bras ont perdu leur ancienne vigueur ;
Aussi, tout en soufflant quelquefois, le brave homme
Fredonne un petit air pour se donner du cœur.

Tra ! la ! la ! — Le travail est moins dur, quand on chante ;
La main devient plus libre et l’esprit plus joyeux ;
La chanson fait du bien au cœur, gaie ou touchante :
Tra ! la ! déridera !… — Chante, chante, mon vieux !

Mais, au coin de la rue, apparaît et s’avance
Le cercueil d’un enfant, un tout petit cercueil ;
Entre deux hommes noirs, léger, il se balance ;
Derrière, à pas menus, suit une femme en deuil.


Devant ce pauvre corps se hâtant vers la tombe,
Les chapeaux, lentement levés, vont s’abaissant,
Salut de l’être en vie à l’être qui succombe,
Aumône que l’on jette à la mort, en passant.

Or, dès qu’il voit la bière exiguë et fluette,
Voici que se dressant d’un coup, le vieux maçon
Interrompt son travail, retire sa casquette…
Et laisse dans les airs s’envoler sa chanson.

Puis soudain, me montrant d’une main tremblotante
Le funèbre convoi qui s’avance au-dessous :
« J’en avais deux aussi, dit-il, et je m’en vante,
» C’était notre soleil, notre printemps, à nous !

» Quand ma femme mourut, je n’eus plus qu’eux sur terre,
» Mais le bon Dieu bien vite à lui les rappela :
» Ils sont montés là-haut pour rejoindre leur mère,
» Et passèrent ici, comme fait celui-là ! »


Une larme roulait sur sa moustache blanche…
Sitôt qu’il ne vit plus le pauvre enterrement,
Il s’essuya les yeux d’un revers de sa manche
Et se mit à gâcher son plâtre, rudement.

Moi, je reprends mon livre ouvert, mais, sur la page,
Mes yeux, l’esprit absent, errent irrésolus :
J’entends le vieux maçon sur son échafaudage…
Il travaille toujours, mais il ne chante plus.