Les Monikins/Chapitre XV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 177-193).



CHAPITRE XV.


Arrivée. — Notre réception. — Plusieurs nouveaux baptêmes. — Document officiel et terre ferme.



Il est toujours agréable d’arriver en sûreté au but d’un voyage long, pénible et dangereux ; mais le plaisir augmente encore de beaucoup quand on arrive dans un nouveau pays, sous un climat échauffé par la vapeur, et habité par une autre espèce d’êtres. À ma satisfaction se joignait la réflexion que j’avais obligé particulièrement fièrement quatre étrangers aimables et intéressants, que la fortune contraire avait jetés entre les mains des hommes, et qui me devaient plus que la vie, puisque je les avais rendus à leurs droits naturels et acquis, à la place qui leur appartenait dans la société, et à la liberté. Le lecteur peut donc juger combien je me félicitai intérieurement en recevant les remerciements des quatre Monikins, qui me firent les protestations les plus solennelles, non seulement que tous leurs biens présents et à venir seraient en tout temps à ma disposition, mais qu’ils se considéreraient toujours comme mes esclaves. On sent que je fus bien loin de me prévaloir du petit service que je leur avais rendu ; je leur protestai au contraire que je regardais ce voyage comme une partie de plaisir plutôt que comme une obligation que je leur avais imposée, leur rappelant que j’avais appris à connaître une philosophie nouvelle pour moi, et que, grâce au système décimal, j’avais déjà fait certains progrès dans leur langue ancienne et savante. À peine ce combat de civilités était-il terminé que nous vîmes arriver la barque du capitaine du port.

L’arrivée d’un bâtiment monté par des Hommes était un événement qui devait faire sensation dans un pays habité par des Monikins, et comme on nous avait vus approcher, on avait depuis plusieurs heures fait des préparatifs pour nous recevoir convenablement. La section de l’académie à qui est confiée la garde de la « Science des Indications » fut convoquée à la hâte par ordre du roi. Cependant le roi, soit dit en passant, ne parle jamais que par la bouche de l’aîné de ses cousins-germains ; et quoique le roi, comme individu, ait presque autant de privilèges que tout autre Monikin, ce cousin, en vertu des lois fondamentales du royaume, est responsable de tous les actes officiels du monarque, et par conséquent il lui est permis avec justice d’exercer, légalement parlant, les fonctions des yeux, des oreilles, de la langue, du nez, de la conscience et de la queue du souverain. Les savants mirent de l’activité dans leurs opérations, et comme ils procédèrent avec méthode et d’après des principes sûrs, leur rapport fut bientôt fait ; il contenait, comme nous l’apprîmes ensuite, sept feuilles de prémisses, onze d’arguments, seize de conjectures, et deux lignes de conséquences. Cette tâche laborieuse imposée à l’intelligence des Monikins s’exécuta en la distribuant en autant de parties qu’il retrouvait de membres de cette section, c’est-à-dire quarante. Ce rapport disait en substance que le navire qu’on avait en vue était étranger, qu’il venait d’un pays étranger, et qu’il était monté par des étrangers ; qu’il semblait arriver dans des intentions pacifiques plutôt qu’hostiles, car les télescopes n’avaient fait découvrir aucun moyen d’agression, à l’exception de certains animaux sauvages, qui paraissaient pourtant paisiblement occupés à la manœuvre du bâtiment. Tout cela était exprimé d’une manière sentencieuse et dans les termes les plus purs L’effet de ce rapport fut de faire abandonner tous préparatifs hostiles.

Quand la barque du capitaine du port fut de retour à terre, et eut répandu la nouvelle que lord Chatterino, lady Chatterissa et le docteur Reasono étaient à bord du navire étranger, de grands cris de joie se firent entendre sur le rivage, et peu de temps après, le roi, ou pour mieux dire l’aîné de ses cousins-germains, ordonna qu’on les reçût avec tous les honneurs d’usage. Une députation de jeunes lords, l’espoir de Leaphigh, arriva pour féliciter Chatterino de son retour, et un essaim de belles nymphes de noble naissance se groupa autour de Chatterissa, qui les accueillit en souriant de l’air le plus gracieux, tandis qu’elles l’accablaient de caresses et de félicitations. Ce noble couple nous quitta chacun sur une barque séparée, et accompagnée d’une escorte convenable. Nous pardonnâmes la petite négligence dont ils se rendirent coupables en oubliant de prendre congé de nous, car la joie leur avait presque fait perdre la tête. Vint ensuite une procession de quarante savants, députés par l’académie pour féliciter son collègue de son heureux retour. Leur entrevue fut dirigée d’après les principes les plus lumineux de la raison. Chaque section — il y en a quarante dans l’académie de Leaphigh — prononça un discours par l’organe de son représentant, et le docteur Reasono répondit séparément à chacun d’eux ; employant exactement les mêmes idées, mais variant chacun de ses discours par des tournures diverses, comme on sait qu’un dictionnaire se compose des diverses combinaisons des lettres de l’alphabet. Le docteur Reasono partit avec ses collègues sans faire plus d’attention au capitaine Poke et à moi que n’en accorderait, dans tout pays civilisé de la chrétienté, une réunion de savants à la présence accidentelle de deux singes ; un tel oubli me parut de mauvais augure, et je commençai à sentir se réveiller dans mon cœur les sentiments qui convenaient à sir John Goldencalf, baronnet du royaume uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande ; mes réflexions furent interrompues par l’arrivée des officiers de l’enregistrement et de la circulation. Le second devait nous donner les passeports nécessaires pour pouvoir entrer et circuler dans le pays, après que le premier nous aurait enregistrés par numéros et couleurs de manière à nous assujettir régulièrement aux taxes. Une longue pratique avait rendu l’officier de enregistrement fort expéditif ; il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour décider que je formais moi seul une nouvelle classe dont je fus tout naturellement le n° 1er. Le capitaine et les deux enseignes en firent une autre, nos 2 et 3. Bob composa aussi une classe à lui seul, et eut les honneurs du n° 1. Les hommes de l’équipage furent la dernière classe, et l’officier les numérota d’après leur taille respective, jugeant que leur mérite était purement physique. Vint ensuite le point important de la couleur, d’où dépendait la qualité de la classe, les numéros ne faisant qu’indiquer notre place spéciale dans chacune. Après bien des questions et des délibérations, je fus enregistré comme n° l, couleur de chair ; Noé et ses deux enseignes, comme nos 1, 2 et 3, couleur d’eau de mer ; Bob, comme n° 1, couleur de boue ; et les hommes de l’équipage, comme nos 1, 2, 3, etc., couleur de goudron. L’officier appela alors l’agent du bureau du timbre, qui s’avança pour nous graver sur la peau nos numéros respectifs avec une espèce d’aiguille à tricoter rougie au feu ; heureusement pour nous tous, Noé fut le premier à qui on s’adressa pour l’estampiller ; dès qu’on l’eut invité à se déshabiller pour se préparer à l’opération, il y répondit par un torrent d’injures et de remontrances furieuses, comme c’était sa coutume toutes les fois qu’on lui demandait un droit de tonnage et de pilotage plus fort que celui qu’il croyait dû. Voici à peu près la substance de son discours, si ce n’est qu’il y ajouta un grand nombre de particules explétives qu’il est inutile d’y conserver.

« Il n était pas une bête, disait-il, pour être marqué comme un cheval, ni un esclave, pour être traité comme un nègre du Congo ; il ne voyait aucune nécessité de mettre une marque à des hommes, il était toujours assez facile de les distinguer des singes. Sir John avait un manche[1] devant son nom, il pouvait porter son nom par derrière, si bon lui semblait, par forme de contrepoids ; mais quant à lui, il n’avait pas besoin de cette sorte de boutelof, il lui suffisait d’être Noé Poke tout court ; il était républicain, et c’était une chose anti-républicaine que de porter sur soi des images gravées ; ce serait comme donner un soufflet aux saintes écritures ou leur tourner le dos, ce qui serait encore pire. Le Walrus avait son nom inscrit en caractères lisibles sur sa proue, cela pouvait bien servir pour les deux. Le garde du sceau privé pouvait aller à tous les diables ; Noé Poke ne souffrirait jamais qu’on le marquât comme un voleur. Cette pratique ne pouvait servir à rien, à moins qu’on ne voulût tout jeter en arrière, et se montrer dans la société la poupe en avant, ce qui révoltait la nature humaine. Il connaissait quelqu’un à Stonington qui avait cinq noms ; il voudrait bien savoir ce qu’on lui ferait si cette mode venait à y prendre. S’il ne s’agissait que de peindre son nom, à la bonne heure ; mais une aiguille à tricoter rougie au feu ne ferait pas connaissance avec sa peau tant qu’il aurait le pied sur son gaillard d’arrière. »

Le garde des sceaux écouta cette remontrance avec beaucoup de décorum, et avec une patience qui était peut-être due à ce qu’il n’entendait pas un mot de ce qui venait d’être dit. Mais il existe un langage qui est universel, et qui n’est pas moins facile à comprendre dans un homme en colère que dans tout autre animal également courroucé. L’officier du département de l’enregistrement me demanda avec politesse si quelque partie de ses devoirs officiels était particulièrement désagréable à no 1, couleur d’eau de mer. Je convins que le capitaine avait beaucoup de répugnance à être marqué. Il leva ses épaules, et me dit que ce que les officiers publics exigeaient était rarement agréable ; mais que son devoir était son devoir, que l’acte sur le timbre était formel, et qu’il ne serait permis à aucun de nous de débarquer avant que nous eussions été timbrés conformément à notre enregistrement. Cette détermination inflexible de faire son devoir m’embarrassa beaucoup ; car, pour dire la vérité, ma peau ne se souciait pas plus de cette opération que celle du capitaine Poke. C’était moins le principe que la nouveauté de son application qui me contrariait ; car j’avais trop voyagé pour ne pas savoir qu’un étranger entre rarement dans un pays civilisé sans y être plus ou moins écorché, les sauvages les plus grossiers étant les seuls qui lui laissent la peau entière. Tout à coup je me rappelai que les quatre Monikins avaient laissé à bord tout ce qui restait des provisions qui leur étaient spécialement destinées ; j’envoyai donc chercher un sac d’excellentes noisettes, que je fis mettre sur la barque de l’officier, en lui disant que je savais bien qu’elles étaient indignes de lui mais que j’espérais que telles qu’elles étaient, il me permettrait de les offrir à sa femme. Il fut sensible à cette attention, et quelques minutes après il me remit un certificat conçu ainsi qu’il suit :


« Leaphigh, saison de promesse, jour d’exécution. — Attendu que certains individus de l’espèce humaine se sont récemment présentés pour se faire enregistrer conformément au statut pour la garantie de l’ordre, pour la classification et pour la perception des contributions ; — et attendu que ces individus sont encore dans la seconde classe de probation animale, et sont par conséquent plus sensibles aux impressions corporelles que la première classe ou les Monikins. — On fait savoir à tout Monikin par ces présentes qu’ils sont timbrés en peinture et seulement de leurs numéros, chacune de leurs classes pouvant aisément se distinguer des autres par des marques extérieures et indélébiles.

« Signé. — no 8,020, couleur officielle. »

L’officier me dit alors que tout ce que nous avions à faire était de nous peindre de quelque couleur, ou de goudron, comme bon nous semblerait, recommandant particulièrement la dernière manière pour l’Équipage, sans nous donner d’autre peine que de marquer le numéro ; il ajouta que si quelques gendarmes, quand nous serions à terre, nous demandaient pourquoi nos personnes ne portaient pas le timbre légal, nous n’aurions besoin que de leur montrer le certificat ; et que si cela ne suffisait pas, nous connaissions le monde, et nous n’ignorions pas une proposition de philosophie aussi simple que celle qui dit que « les mêmes causes produisent les mêmes effets. » Il présumait bien que je ne m’étais pas exagéré son mérite au point de faire mettre dans sa barque toutes mes noisettes. J’avoue que je ne fus pas fâché d’entendre l’officier parler ainsi, car son discours me prouvait que notre séjour à Leaphigh nous causerait moins d’embarras que je ne le craignais, et je vis alors bien clairement que les Monikins agissaient d’après des principes qui ne différaient pas essentiellement de ceux de la race humaine en général.

L’officier complaisant et son compagnon se retirèrent, et nous procédâmes à notre numérotage suivant son avis. Comme le principe était convenu, l’application n’en fut pas difficile. Noé, Bob, le plus grand des matelots et moi, nous prîmes chacun le n° 1, et les autres se numérotèrent ensuite par rang de taille. La nuit tombait quand cette opération fut terminée. Les barques de garde commencèrent à paraître sur la mer, et nous remîmes notre débarquement au lendemain matin.

Tout l’équipage fut debout au point du jour ; il avait été arrangé que le capitaine et moi, accompagnés de Bob, pour nous servir de domestique, nous débarquerions pour faire un voyage dans l’île ; que les deux enseignes et l’équipage resteraient pour garder le navire, avec la permission d’aller à terre à tour de rôle, comme c’est l’usage des marins quand ils sont dans un port. Il y eut beaucoup de besogne préliminaire pour se laver, se raser, etc., avant que tout notre monde pût se montrer sur le pont convenablement équipé. Le capitaine portait un costume de toile légère, peint de manière à lui donner l’extérieur d’un lion de mer, costume qui lui plaisait beaucoup, parce qu’il était frais et léger, et particulièrement convenable, dit-il, à un climat à vapeur. Je fus d’accord avec le digne marin, car il y avait fort peu de différence entre le costume et une nudité complète. Le mien avait été fait sur mon propre dessin, et d’après mon système d’intérêt social ; en d’autres termes, il était arrangé de manière à me faire prendre intérêt à la moitié des animaux de la ménagerie d’Exeter-Change, où j’avais envoyé l’artiste pour qu’il pût, en le peignant, consulter la nature. Bob était tout le portrait, comme le dit son maître, d’un chien tourne-broche.

Les Monikins étaient trop civilisés pour s’attrouper autour de nous, quand nous débarquâmes, avec une curiosité impertinente ; au contraire, nous arrivâmes jusqu’à la capitale sans éprouver ni embarras, ni importunité. Comme mon intention est moins de décrire les choses de l’ordre physique que d’appuyer sur la philosophie et l’aspect moral du monde de Leaphigh, je ne dirai guère de leurs maisons, de leur économie domestique et de leurs connaissances dans les arts, que ce que l’occasion pourra exiger, à mesure que j’avancerai dans mon récit ; il doit donc me suffire de faire connaître que sur ces différents objets, les Monikins, de même que les hommes, consultent, ou croient consulter — ce qui est à peu près la même chose quand on n’en sait pas davantage — leur propre convenance en toutes choses, la poche seulement exceptée ; et qu’ils continuent, de la manière la plus louable, à faire ce que leurs pères faisaient avant eux ; n’aimant aucun changement, à moins qu’il ne s’agisse de quelque objet qui ait la recommandation d’être exotique, auquel cas ils l’adoptent, probablement parce qu’il a le mérite d’avoir été jugé convenable à un autre ordre de choses.

Parmi les premières personnes que nous rencontrâmes en entrant dans la grande place d’Agrégation, nom de la capitale du royaume de Leaphigh, traduit en langue européenne, nous reconnûmes lord Chatterino ; il se promenait avec un groupe de jeunes nobles, qui semblaient tous jouir con gusto de leur santé, de leur rang et de leurs privilèges. Nous les rencontrâmes de manière à rendre impossible que la reconnaissance ne fût pas mutuelle. Le voyant détourner les yeux, je crus d’abord qu’il avait l’intention de nous traiter comme ces connaissances accidentelles qu’on fait aux eaux, en voyage, à la campagne, et qu’il serait de mauvais ton de présenter à d’autres dans la capitale.

— Je crois qu’il regarde sa liaison avec nous, dit le capitaine Poke quand nous étions encore à quelque distance, comme l’intimité formée entre un Anglais et un Yankee dans la maison du dernier, en buvant du meilleur vin qu’il soit possible de trouver dans le pays : intimité qu’on n’a jamais vue résister à l’influence d’un brouillard d’Angleterre. Je me souviens, ajouta-t-il, d’avoir pris une fois sous mon aile à Stonington un de vos compatriotes, sir John : c’était pendant la guerre ; il avait été fait prisonnier, et cependant il avait la liberté d’aller et de venir comme bon lui semblait, et on lui donnait tout le meilleur du pays, — de la mélasse dans laquelle une cuillère se serait tenue debout, — du cochon salé, dont l’odeur aurait fait descendre du haut du grand mât, du rhum de la Nouvelle-Angleterre, dans la compagnie duquel un roi se serait volontiers assis, mais qu’il n’aurait jamais pu se résoudre à quitter. — Eh bien ! quelle en fut la fin ? le drôle me mit dans son livre ; si j’avais mis sur le mien la moitié de ce qu’il avait avalé chez moi, je suis sûr que le montant aurait mis l’affaire hors de la juridiction de toutes les cours de justice de notre état ; il dit que ma mélasse était molle, le cochon dur et maigre, et le rhum infernal. Voilà de la vérité et de la reconnaissance ! Et il donna sa relation comme un échantillon de ce qu’il appelait sa manière de vivre en Amérique.

Je rappelai à Noé qu’un Anglais n’aime pas à recevoir des faveurs quand il s’y trouve forcé ; que lorsqu’il rencontre un étranger, et qu’il est le maître de ses actions, personne n’entend mieux que lui ce qu’est la véritable hospitalité, comme j’espérais le lui prouver un jour à House-Holder-Hall. Quant à sa première remarque, il devait songer qu’aux yeux d’un Anglais l’Amérique n’est autre chose que la campagne, et lorsqu’une connaissance avait commencé extrà muros, il était de mauvais ton de chercher à la continuer en ville.

Noé, comme beaucoup d’autres, était fort raisonnable sur tous les sujets qui ne choquaient ni ses préjugés ni ses opinions, et il convint de la justesse de ma réponse, en général.

— C’est à peu près comme vous le dites, sir John, répliqua-t-il. Vous avez presse d’hommes en Angleterre, mais on n’y voit pas presse d’hospitalité. Rencontrez un volontaire en ce genre, et il est aussi bon diable qu’on puisse le désirer ; j’aurais moins songé au livre de ce drôle, s’il n’avait rien dit contre le rhum. Sur ma foi, sir John, quand les Anglais bombardèrent Stonington avec des pièces de dix-huit, je proposai de charger, notre vieille pièce de douze avec un gallon de rhum tiré de la même barrique, et je suis sûr que cette charge aurait poussé le boulet à près d’un mille.

Mais cette digression me fait oublier mon sujet. — Lord Chatterino détourna la tête quand nous arrivâmes près de lui, et je me mis à réfléchir si, dans les circonstances actuelles, le savoir-vivre permettait que je lui rappelasse notre ancienne connaissance. Mais la question fut décidée sur-le-champ par Noé, qui prit une telle position qu’il était impossible de l’éviter, s’étant placé, comme il le dit ensuite, à travers les écubiers.

— Bonjour, Milord, dit le marin qui entamait toujours une conversation aussi brusquement qu’il attaquait un veau marin. Voilà une belle journée, et l’odeur de la terre est agréable au nez, quoique ses hauts et ses bas ne le soient guère aux jambes. Les compagnons du jeune pair eurent l’air surpris, et quoique la gravité soit le caractère habituel de la physionomie des Monikins, je crus voir chez quelques-uns d’entre eux une légère disposition à rire. Lord Chatterino conserva tout son sang-froid.

Il nous examina un instant à l’aide de son lorgnon, et, au total, parut charmé de nous voir.

— Quoi ! Goldencalf ! s’écria-t-il, vous à Leaphigh ? c’est vraiment un plaisir inattendu. À présent il sera en mon pouvoir de prouver à mes amis, par une démonstration visuelle, quelques-uns des faits que je leur rapportais. — Voici, Messieurs, deux de ces hommes dont je vous parlais il n’y a qu’un instant.

Remarquant dans ses compagnons une disposition à quelque gaieté, il ajouta d’un ton plus grave ;

— Modérez-vous, Messieurs, je vous en prie ; ce sont de très-braves gens, dans leur espèce ; je vous l’assure, et ils ne méritent pas qu’on les tourne en ridicule. Je ne sais pas si, même dans notre marine, il se trouve un navigateur plus habile et plus hardi que cet honnête marin. Et quant à cet autre, dont la peau est de toutes couleurs, je prendrai sur moi de dire que c’est réellement une personne de quelque considération dans son petit cercle. Il est, je crois, membre de… du… du par… par… — Aidez-moi, sir John.

— Membre du parlement, Milord.

— G”est ce que je voulais dire. — Membre du parlement dans son pays, Messieurs, ce qui, je suppose, est à peu près la même chose que le crieur public qui proclame chez nous les ordonnances du cousin-germain du roi, ou quelque chose d’analogue. — N’est-ce pas cela, Goldencalf ?

— Très-probablement, Milord.

— Tout cela est fort bien, Chatterino, dit un jeune Monikin ayant une queue très-longue et bien peignée, qu’il portait presque perpendiculairement. Mais que serait un faiseur de lois, pour ne rien dire d’un violateur de lois comme nous, parmi les hommes ? Il faut vous souvenir, mon cher ami, qu’un simple titre, ou une profession, n’est pas le cachet de la vraie grandeur, et que celui qui est un prodige dans son village, peut n’être qu’un Monikin fort ordinaire en ville.

— Bah ! bah ! s’écria lord Chatterino ; tu raffines toujours sur tout, Hightail[2] ! — Sir, John Goldencalf est un homme fort respectable, dans l’île de… de… Comment appelez-vous votre petite île, Goldencalf ?

— L’île de Grande-Bre…

— Oui, oui, je m’en souviens, l’île des Grandes-Braies. — Oui, c’est un homme respectable, je puis prendre sur moi de le dire avec confiance, un homme très-respectable en Grandes-Braies. J’ose même dire qu’il est propriétaire d’une bonne partie de l’île.

— Qu’y possédez-vous, sir John ? dites la vérité.

— Le domaine et le bourg d’House-Holder, Milord, et quelque argent placé çà et là.

— Eh bien ! ce doit être quelque chose de très-joli, je n’en doute pas. — Ainsi vous avez de l’argent à volonté ?

— Et qui est le débiteur ? demanda ce fat d’Hightail en ricanant.

— L’état, Milord.

— Excellent, sur ma foi ! Ainsi la fortune d’un noble est à la garde du royaume… de…

— De l’île des Grandes-Braies, dit Chatterino qui, quoiqu’il jurât que l’incrédulité obstinée de son ami le mettait en colère, avait évidemment de grands efforts à faire pour ne point partager la gaieté générale. — Je vous proteste que c’est un pays très-respectable. Je ne me souviens pas d’avoir jamais goûté de meilleures groseilles à maquereaux que dans cette île.

— Quoi ! ont-ils réellement des jardins, Chatterino ?

— Certainement, — des jardins à leur manière, — et des maisons, — et des voitures publiques, — et même des universités.

— Vous ne voulez sûrement pas dire qu’ils aient un système ?

— Un système ? — À cet égard je doute qu’ils sachent ce que c’est. — Réellement je ne puis prendre sur moi de dire qu’ils aient un système.

— Pardonnez-moi, Milord, nous en avons un, — le système d’intérêt social.

— Demandez à cette créature, dit ce freluquet d’Hightail, à demi-voix, mais assez haut pour être entendu, quel est son revenu.

— Dites-moi, sir John, de quel revenu jouissez-vous dans votre pays ?

— Mon revenu annuel, Milord, est de cent douze mille souverains.

— Cent douze mille quoi ? demandèrent une couple de voix avec une curiosité modérée par le savoir-vivre.

— Souverains ? dit un autre, ce mot signifie roi.

Il paraît qu’à Leaphigh, quoiqu’on n’obéisse qu’aux ordres émanés de l’aîné des cousins-germains du roi, cependant celui-ci donne tous ses ordres au nom du souverain, pour lequel on professe uniformément la vénération la plus profonde, comme les hommes expriment de l’admiration pour une vertu qu’ils ne pratiquent jamais. Ma réponse fit donc une forte sensation, et l’on me pria de m’expliquer. Je le fis en disant simplement la vérité.

— Ah ! des pièces d’or qu’on appelle souverains ! dirent trois ou quatre d’entre eux, en riant de tout leur cœur. — Quoi ? Chatterino, votre fameux pays de Grandes-Braies est assez peu avancé en civilisation pour avoir une monnaie d’or ! — Écoutez-moi, monsieur,… monsieur,… Boldercralt, n’avez-vous pas une monnaie courante en promesses ?

— Je ne sais pas trop, Monsieur, si je comprends bien votre question ?

— Voici le fait, Monsieur ; nous autres pauvres barbares, qui vivons, comme vous le voyez, dans un état de nature et de simplicité, — il y avait une ironie mordante dans chaque syllabe que prononçait cet impudent Hightail, — nous autres pauvres misérables, nous avons fait, ou pour mieux dire, nos ancêtres ont fait la découverte que, pour notre convenance, et attendu, comme vous pouvez le voir, que nous n’avons pas de poches, il pouvait être à propos de convertir notre monnaie courante en promesses. — Maintenant je vous demande si vous connaissez cette monnaie ?

— Sans doute, Monsieur, nous la connaissons, non comme monnaie directe, mais comme collatérale.

— Il parle de ligne collatérale en monnaie courante, comme s’il s’agissait d’une généalogie. — Êtes-vous réellement, mein herr Shouldercalf, assez peu avancés en civilisation dans votre pays pour ne pas connaître les avantages d’une monnaie courante de promesses ?

— Comme je ne comprends pas exactement quelle est la nature de cette monnaie, Monsieur, je ne puis vous répondre aussi aisément que je le voudrais.

— Expliquons-le-lui ; car je suis réellement curieux de savoir ce qu’il répondra. — Chatterino, vous qui avez quelque connaissance des habitudes de ces créatures, soyez notre interprète.

— Voici quel est le fait, sir John ; il y a environ cinq cents ans, nos ancêtres ayant atteint ce point de civilisation qui leur permit de se passer de poches, trouvèrent nécessaire de substituer une nouvelle monnaie à celle qui était frappée avec les métaux, qui était incommode à porter, qui pouvait être volée, et qu’il était possible de contrefaire. D’abord ils en firent une de toile de coton et de fil, et la valeur de chaque pièce y était écrite. Ils passèrent ensuite par toutes les gradations du papier, depuis le plus gros jusqu’au papier de soie. Enfin, voyant que ce plan avait réussi et que la confiance était parfaitement établie, ils perfectionnèrent ce système par un coup de main. Des promesses verbales furent substituées à toute autre espèce de monnaie. Vous devez en apercevoir tous les avantages d’un seul coup d’œil. Un Monikin peut voyager sans poches et sans bagages, et avoir un million à sa disposition ; cette monnaie n’est pas susceptible de contrefaçon, et elle ne craint ni le feu ni les voleurs.

— Mais, Milord, ne déprécie-t-elle pas la valeur de la terre ?

— Tout au contraire. Un acre qu’on aurait pu acheter autrefois par une promesse, en vaut mille aujourd’hui.

— C’est sans doute une grande amélioration du système monétaire, à moins que de fréquentes banqueroutes…

— Il n’y en a pas en une seule depuis la promulgation de la loi qui a donné aux promesses un cours légal.

— Je suis surpris qu’aucun chancelier de l’échiquier n’ait jamais songé à cela dans mon pays.

— Voilà donc ce que c’est que vos Grandes-Braies, Chatterino !

Et un éclat de rire général me fit rougir de ma nation, comme cela ne m’était jamais arrivé.

— Comme ils ont des universités, dit un autre fat, Monsieur y a peut être étudié ?

— Sans doute ; et j’y ai pris tous mes degrés.

— Et qu’a-t-il donc fait de ses connaissances ? car, quoique j’aie la vue assez bonne, je ne puis apercevoir en lui aucun vestige de queue.

— Ah ! dit lord Chatterino, les habitants de son pays portent leur cervelle dans la tête.

— Dans la tête ! — dans la tête ! s’écrièrent-ils en chœur.

— Excellent, par la prérogative de Sa Majesté ! dit Hightail ; voilà une fameuse civilisation !

— Jamais je ne m’étais senti si humilié. Deux d’entre eux s’approchèrent de moi comme par curiosité ou par pitié, et l’un d’eux s’écria enfin que je portais un habit.

— Un habit ! — Quoi ! Chatterino, vos amis les hommes portent-ils des habits ?

Le jeune pair fut obligé d’avouer le fait, et il s’éleva parmi eux un brouhaha de cris, probablement semblables à ceux que poussèrent les paons quand ils découvrirent au milieu d’eux le geai qui avait pris leurs plumes. La nature humaine ne pouvait en endurer davantage. Je saluai la compagnie, et, prenant congé de Chatterino à la hâte, j’avançai vers une auberge.

— N’oubliez pas de passer à Chatterino-House avant votre départ, Goldencalf, s’écria celui-ci en me regardant par-dessus l’épaule avec un air d’amitié protectrice.

— Nom d’un roi ! s’écria le capitaine Poke, ce drôle nous a mangé des sacs de noix pendant le voyage, et maintenant il nous invite à passer chez lui avant notre départ !

Je cherchais calmer le vieux marin en en appelant à sa philosophie.

— Il est vrai, lui dis-je, que les hommes n’oubliaient jamais les services qu’ils avaient reçus et s’empressaient toujours d’en montrer leur reconnaissance ; mais les Monikins étaient une classe d’êtres extrêmement instruits ; ils pensaient l’esprit plus qu’à la matière, comme on le voyait en comparant la petitesse de leur corps à la longueur et au développement du membre qui était en eux le siège de la raison. Un homme doué de son expérience ne devait pas ignorer que le savoir-vivre était une affaire de convention, et que nous devions respecter les coutumes des autres même quand elles étaient contraires à nos préjugés. — Par exemple, ajoutai-je, vous devez avoir remarqué quelques différences entre les usages de Paris et ceux de Stonington.

— Sans contredit, sir John ; et elles sont toutes à l’avantage de Stonington.

— Nous avons tous la faiblesse de regarder nos coutumes comme les meilleures ; et nous avons besoin de voyager beaucoup avant de pouvoir prononcer sur des points délicats. Et ne me regardez-vous pas comme un voyageur ? N’ai-je pas été seize fois à la pêche des veaux marins, et deux fois à celle de la baleine, sans parler de ma croisière par terre, et de ce dernier voyage à Leaphigh ?

— Vous avez sans doute vu beaucoup d’eau et beaucoup de terre, monsieur Poke ; mais vous n’êtes resté nulle part que le temps, nécessaire pour apercevoir les défauts. Il faut porter un soulier avant de savoir s’il ira bien, et il en est de même des usages. Il est possible que Noé eût répliqué, si mistress Vigilance Lynx n’eût passé près de nous en ce moment, marchant en frétillant de manière à prouver combien elle était charmée de se trouver dans son pays. Pour dire la vérité, quoique je cherchasse à excuser l’air d’indifférence de lord Chatterino, j’en avais été un peu piqué, comme le disent les Français ; et au fond de mon cœur, je l’attribuais à la manière dont un pair de Leaphigh regardait de haut en bas un simple baronnet de la Grande-Bretagne, ou des Grandes-Braies, comme il persistait si obstinément à nommer cet illustre pays.

Or, comme mistress Vigilance Lynx était de la classe couleur rousse, classe de qualité fort inférieure, j’étais convaincu qu’elle serait aussi pressée de renouer connaissance avec sir John Goldencalf, baronnet, que l’autre pouvait l’être de mettre fin à nos rapports ensemble.

— Bonjour, ma bonne mistress Lynx, lui dis je en cherchant à frétiller aussi d’une manière qui aurait secoué une queue si j’avais eu le bonheur d’en avoir une, — je suis charmé de vous revoir à terre.

Je ne me souviens pas que mistress Vigilance, pendant tout le temps de notre connaissance, se fût montrée prude ou hautaine. Au contraire, elle s’était fait constamment remarquer par un air de réserve et de modestie louable. Mais, en cette occasion, elle trompa complètement mon attente, quelque raisonnable qu’elle fût. Elle fit un tour de côté, poussa un cri, et doubla le pas comme si elle eût craint que nous n’eussions envie de la mordre. Dans le fait, je ne puis comparer sa conduite qu’à celle de certaines femmes qui ont l’amour-propre de croire que tous les yeux sont fixés sur elles, et qui affectent des airs de frayeur à la vue d’un chat ou d’une araignée, parce qu’elles croient en paraître plus intéressantes. Il n’était plus question d’entrer en conversation avec elle, car la duègne continuait courir, mais la tête baissée, et comme si elle eût été honteuse d’une faiblesse involontaire.

— Madame la guenon, dit Noé qui la suivit des yeux jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue dans la foule, si j’avais prévu une telle manœuvre, vous n’auriez pas si bien dormi pendant le voyage.

— Sir John, ces gens-là nous regardent comme si nous étions des bêtes sauvages.

— Je ne suis pas de votre avis, capitaine. Ils me semblent ne pas faire plus d’attention à nous qu’on n’en ferait à deux chiens galeux dans les rues de Londres.

— Je commence à présent à comprendre ce que veulent dire les ministres quand ils nous parlent de la perdition de l’homme. Il est réellement terrible de voir à quel degré d’insensibilité un peuple peut être abandonné. — Eh bien ! Bob, te retireras-tu de mon chemin, vaurien, drôle, singe ?

Et en même temps, Bob reçut du pied du capitaine un salut qui lui aurait démoli la poupe, si elle n’eût eu le vieux drapeau pour plastron. Précisément en cet instant, je vis avec plaisir le docteur Reasono s’avancer vers nous. Il était entouré d’un groupe de Monikins qui semblaient l’écouter avec beaucoup d’attention, et, à leur âge, à leur gravité, à leur tournure, je ne pus douter que ce ne fussent les savants. Quand il approcha, j’entendis qu’il leur rapportait des nouvelles de son voyage. À quelques pas de nous ils s’arrêtèrent tous, le docteur continuait à discourir avec l’accompagnement de gestes convenables, de manière à prouver que le sujet dont il parlait intéressait vivement ses auditeurs. Ayant par hasard levé les yeux de notre côté, il nous aperçut, et faisant à la hâte quelques excuses à ses compagnons, le digne philosophe accourut à nous avec empressement en nous tendant les deux mains. Quelle différence entre ce traitement et celui que nous avions reçu de Chatterino et de la duègne ! Nous lui répondîmes avec la même cordialité, et le docteur, ne perdant pas de temps pour me dire qu’il désirait me parler en particulier, me tira un peu à l’écart.

— Mon cher sir John, me dit-il, nous sommes arrivés l’instant le plus propice possible : en ce moment on ne parle que de nous dans tout Leaphigh. Vous pouvez à peine vous figurer l’importance qu’on attache à notre arrivée. — De nouvelles sources de commerce, — des découvertes scientifiques, — des phénomènes au moral et au physique, — des résultats qu’on regarde comme pouvant élever plus haut que jamais la civilisation des Monikins ! — Par une heureuse coïncidence, l’académie tient aujourd’hui sa séance la plus solennelle de l’année, et j’ai été formellement requis de donner à l’assemblée une esquisse des événements qui se sont passés sous mes yeux pendant mon voyage. L’aîné des cousins germains du roi doit être présent, et l’on conjecture même d’une manière certaine et authentique que le roi lui-même y assistera, incognito, comme de raison.

— Comment ! m’écriai-je, avez-vous à Leaphigh une manière de rendre les conjectures certaines ?

— Sans contredit ; sans cela, à quoi servirait la civilisation ? — Quant au roi, nous en parlons toujours avec les circonlocutions les plus directes. Le souverain est regardé comme moralement présent à la plupart de nos cérémonies, tandis que, par le fait réel et physique, il peut être à dîner tranquillement à l’autre extrémité de l’île. C’est par le moyen d’une fiction légale qu’il jouit de ce don d’ubiquité. D’une autre part, le roi se livre souvent à ses penchants naturels, comme la curiosité, l’amour du plaisir, l’horreur de l’ennui, en se rendant en personne à une assemblée, quand une autre fiction le suppose assis sur son trône dans son palais. — Oh ! pour connaître à fond l’art des vérités, nous ne le cédons à aucun peuple sur la terre.

— Pardon, docteur, mais on croit que Sa Majesté sera ce matin à l’académie ?

— En loge grillée. Or cette affaire est de la plus haute importance pour moi, comme savant, — pour vous, comme homme, puisqu’elle aura une tendance directe à élever plus haut votre espèce dans l’estime des Monikins, — et pour les sciences en général, il sera de nécessité indispensable que vous y veniez avec le plus grand nombre possible de vos compagnons, — principalement les meilleurs échantillons. J’allais vers le rivage dans l’espoir de vous y rencontrer, et un messager a été envoyé au navire pour inviter l’équipage, vous aurez une tribune séparée, et… Mais réellement je ne dois pas vous dire d’avance toutes les attentions qui vous seront prodiguées ; tout ce que je crois pouvoir vous dire, c’est que — vous verrez !

— Cette proposition me prend un peu au dépourvu, docteur, et je sais à peine comment y répondre.

— Vous ne pouvez refuser, sir John ; car si le roi venait à apprendre que vous avez refusé de vous rendre à une assemblée où il doit être présent, il serait sérieusement, et je puis ajouter justement offensé. — Je ne pourrais répondre des suites d’un tel refus.

— On m’avait dit que tout le pouvoir était entre les mains de l’aîné des cousins-germains de Sa Majesté. Je croyais, d’après cela, que je pouvais faire très-peu de cas du roi lui-même.

— Non pas dans l’opinion, qui est un des trois grands ordres de notre gouvernement, lesquels sont : la loi, la pratique, et l’opinion. Par la loi, le roi gouverne ; par la pratique, son cousin germain gouverne ; et par l’opinion, c’est encore le roi qui gouverne. Ainsi, le point formidable de la pratique se trouve balancé par la loi et par l’opinion. C’est ce qui constitue l’harmonie et la perfection du système. — Non, non ; il ne serait pas prudent d’offenser Sa Majesté.

Quoique je ne comprisse pas très-bien les arguments du docteur, cependant, comme j’avais souvent trouvé, dans la société humaine, des théories politiques, morales, théologiques, auxquelles tout le monde avait foi, et que pourtant personne n’entendait, je crus toute discussion inutile ; je promis au docteur, sans lui faire plus de questions, que nous nous rendrions à l’académie dans une demi-heure, instant qui avait été fixé pour l’assemblée. Après qu’il m’eut donné des renseignements nécessaires pour en trouver le chemin, nous nous séparâmes, lui pour aller faire ses préparatifs, moi pour me rendre dans une taverne, y faire déposer notre bagage, et me mettre en état de paraître avec tout le décorum convenable dans une occasion si solennelle.


  1. Le titre sir placé avant son nom de baptême, et indiquant le rang de chevalier baronnet.
  2. Longue-queue, Chatterino Bavardin, Chatterissa Bavardine.