Les Monikins/Chapitre XXVI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 322-337).



CHAPITRE XXVI.


De quelle manière se font les lois. — L’art oratoire, la logique et l’éloquence, considérés sous le point de vue qui leur est propre.



Les serments politiques se ressemblent beaucoup dans tous les coins du monde, et je ne dirai rien de notre inauguration, si ce n’est qu’elle eut lieu dans les formes ordinaires. Les deux chambres furent dûment organisées, et nous procédâmes sans délai à l’examen des affaires. J’exprimerai ici la joie que j’éprouvai en trouvant le brigadier Downright parmi les Bobees ; le capitaine dit tout bas que sans doute on l’avait prise par erreur pour un émigrant et choisi en conséquence.

Le grand Sachem tarda peu à nous envoyer une communication qui contenait un compte rendu de l’état de la nation. Il me parut d’une longueur démesurée, semblable en cela d’autres comptes que j’ai eu le bonheur de recevoir. D’après ce document, le peuple de Leaplow était de beaucoup le plus heureux peuple du monde ; il était aussi respecté, estimé, aimé, honoré et justement apprécié à un degré bien plus éminent qu’aucune autre nation monikine ; en un mot, il était la gloire et l’admiration de l’univers. Je fus excessivement content de ces assurances, car quelques-uns des faits m’étaient tout à fait nouveaux ; circonstance qui me démontra qu’on ne peut acquérir de notions exactes d’une nation qu’en les recevant d’elle-même.

Une fois ces faits importants convenablement digérés, nous nous livrâmes à nos divers devoirs avec un zèle qui déposait hautement en faveur de nos talents et de notre intégrité. Tout alla d’abord à merveille, et bientôt les Riddles, comme pour commencer la fête, nous envoyèrent un décret conçu en ces termes :

« Il est décidé que la couleur qui jusqu’ici a été crue noire est réellement blanche. »

Cette proposition étant la première qui renfermait un principe sur lequel nous étions obligés de voter, je suggérai à Noé qu’il était convenable de nous approcher du brigadier, et de nous informer quel but pouvait avoir ce singulier décret.

Notre collègue nous répondit avec une grande bienveillance, nous donnant à entendre que les perpendiculaires et les horizontaux étaient depuis longtemps divisés sur la simple apparence de plusieurs questions importantes, et que le vrai motif caché dans cette proposition n’était pas visible. Les premiers avaient toujours soutenu (par ce mot toujours, il entendait depuis le temps où eux-mêmes avaient maintenu le contraire.) la doctrine proposée, et les derniers l’inverse, la majorité des Riddles étant perpendiculaire. Dans ce moment, ils sont parvenus à faire voter leur principe favori.

— D’après cette explication, sir John, observa le capitaine, je serai forcé de soutenir que le noir est blanc, puisque je siège du côté des perpendiculaires.

Je pensais comme le capitaine, et je fus enchanté que mon propre début législatif ne fût pas caractérisé par la promulgation d’une doctrine si opposée à ma manière de penser. Curieux cependant de connaître son opinion, je demandai au brigadier sous quel point de vue il se sentait disposé à envisager l’affaire.

— Je suis élu par les tangents, me dit-il, et, autant que je puis le savoir, l’intention de nos amis est de faire une route mitoyenne : un de nos chefs est déjà choisi, et il proposera un amendement dans un moment favorable.

— Pourriez-vous, mon cher ami, m’indiquer, dans la grande allégorie nationale, quelque point qui ait trait à la question ?

— Il y a une clause, parmi les lois fondamentales et invariables, qui est supposée se rapporter au cas présent. Mais malheureusement les sages qui ont expliqué notre allégorie n’ont pas apporté au style toute l’attention que l’importance du sujet exigeait.

Ici le brigadier posa le doigt sur la clause dont il parlait, et je retournai à ma place pour en étudier le sens. Elle était ainsi conçue : — Art. 4. Clause 6 : Le grand conseil national ne rendra dans aucun cas, aucune loi ou ordonnance portant que le blanc est noir.

Après m’être livré à de profondes méditations sur cet arrêt fondamental, l’avoir retourné en tout sens et même au rebours, je finis par conclure qu’il était au fond plus favorable que contraire à la doctrine horizontale. Il me frappa comme offrant de très-bons arguments en dehors de la question constitutionnelle, et donnant à un nouveau membre une belle occasion de prononcer un discours vierge. L’affaire ainsi réglée à ma propre satisfaction, je me tins sur la réserve, attendant le moment propice pour faire effet.

Il s’écoula peu de temps avant que le président du comité de justice fît son rapport sur la proposition, qui devait changer la couleur de tous témoignages rendus dans la vaste république de Leaplow. Cet individu était un tangent qui avait le secret désir de devenir un Riddle, quoique la pente de notre chambre fût décidément horizontale ; il prit donc tout naturellement le côté riddle de la question. La lecture du rapport dura sept heures. Il fit remonter le sujet à l’époque du célèbre Cucus, qui fut ajourné sine die par la rupture de la surface de la terre ; il passa ensuite à la distribution de la grande famille monikine en sociétés séparées, et arriva enfin à la question dont il s’agissait. Le rapporteur avait préparé sa palette politique avec un soin extrême : des teintes neutres habilement jetées avaient d’abord voilé son dessein ; prodiguant ensuite le brillant outre-mer, il l’avait offert aux regards comme entouré d’une atmosphère idéale. Il finit par répéter mot à mot la résolution telle que l’autre chambre nous l’avait envoyée.

Le président invita alors les gentlemen à donner leur avis. Le capitaine Poke, à ma grande surprise, se leva, remit sa chique dans sa boîte, et ouvrit le débat sans préambule.

L’honorable capitaine dit que selon lui la question touchait aux libertés de tous : il l’entendait dans le sens littéral, ainsi qu’elle était annoncée dans l’allégorie et présentée dans la proposition, et il se promettait de l’examiner avec impartialité. La couleur fait tout le sujet de ce décret ; mais après tout, qu’est-ce que la couleur ? Voyez-la sous son aspect le plus favorable peut-être, sur la joue d’une femme jeune et jolie ; c’est en vain que vous chercheriez à la saisir, elle effleure à peine sa peau. Il se souvient du temps où une certaine femme qui habite une autre partie de l’univers, et qu’on nomme communément miss Poke, aurait effacé l’éclat des plus belles roses dans un lieu appelé Stonington ; qu’en est-il resté ? Il n’interrogerait pas miss Poke elle-même, par une raison facile à deviner, — mais il demanderait à quelques-uns de ses voisins comment ils la trouvent à présent ? Laissant le genre féminin, il considère la nature en général. Souvent il a remarqué que l’eau de la mer était bleue ; et il lui est arrivée plus d’une fois d’en faire jeter des seaux sur le pont, afin d’essayer s’il ne pourrait pas recueillir un peu de cette matière bleuâtre ; — car l’indigo est rare et cher dans cette portion du monde ; — mais l’expérience n’avait jamais produit aucun résultat. Tout bien considéré, il concluait que ce quelque chose qu’on nomme couleur n’existe pas.

Quant à la résolution soumise à la chambre, elle reposait entièrement sur le sens des paroles. À présent, qu’est-ce après tout qu’une parole ? Celles de quelques gens sont bonnes, et celles de beaucoup d’autres ne valent rien. Pour sa part, il aimait les instruments à l’usage des marins, — peut-être parce qu’il était marin lui-même ; — mais, pour de simples paroles, il n’en faisait que fort peu de cas. Il avait une fois reçu la parole d’un homme pour gage, et l’affaire s’était terminée par la perte de l’argent. Mille, autres exemples lui avaient prouvé la nullité des paroles, et il ignorait par quel motif quelques gentlemen désiraient leur donner ici tant d’importance ; pour sa part il ne soufflerait rien, — non pas même un mot ou une couleur, — au-delà de ses besoins. Le peuple semblait solliciter un changement dans la couleur des choses, et il priait les gentlemen de se souvenir que ce pays était libre, que les lois y régnaient, qu’ainsi il espérait qu’ils seraient disposés à adapter la législation aux nécessités populaires. Mais que demandait le peuple à ce sujet ? Suivant sa propre intelligence, il n’avait réellement rien demandé en paroles ; mais lui savait qu’il existait un grand mécontentement relatif aux vieilles couleurs, et il prenait leur silence pour une expression de leur mépris pour les paroles en général. Il était un perpendiculaire, et il maintiendrait toujours les sentiments de son parti. Les gentlemen pouvaient n’être pas de son avis ; mais il n’était pas disposé à sacrifier à un rien les libertés de ses constituants. En conséquence il votait la résolution, telle que les Riddles l’avaient envoyée, sans y changer une lettre, — quoiqu’il pensât qu’un mot n’était pas correctement écrit ; c’était le mot réellement qu’il avait été instruit à prononcer raallement ; — mais il était prêt à immoler aux libertés de son pays, même son opinion sur ce point, et il se ralliait aux Riddles sans restriction. Il espérait que la résolution passerait avec l’entière unanimité requise par l’importance de son objet.

Ce discours produisit une très-vive sensation. Jusque-là les principaux orateurs de la chambre s’étaient bornés à épiloguer sur quelques termes de grande allégorie nationale ; mais Noé, avec la simplicité d’un esprit vraiment grand, avait attaqué la base même, renversant tout autour de lui ; mu par cet amour du bien public qui animait l’illustre chevalier de la Manche lorsqu’il mit sa lance en arrêt contre des moulins. Dès qu’il était reconnu que ce qu’on nomme couleur n’existe pas, et que les paroles n’ont nulle importance, la proposition actuelle, et même toute autre, pouvait passer impunément. Les perpendiculaires de l’assemblée étaient ravis, car, pour dire la vérité, leurs arguments avaient jusque là frisé la faiblesse. Au dehors, l’effet fut plus grand encore, un changement total s’opéra dans le système perpendiculaire. Les Monikins qui affirmaient la veille que toute leur force gisait dans la phraséologie de la grande allégorie, eurent soudain les yeux ouverts, et découvrirent que les mots étaient sans valeur. L’argument fut nécessairement soumis à quelques modifications, mais heureusement la conséquence fut admise sans réclamation. Le brigadier remarqua cette anomalie apparente, tout en disant qu’elle n’était pas rare à Leaplow, en ce qui concernait surtout les intérêts politiques ; néanmoins il se sentait persuadé que les hommes devaient être plus conséquents.

Lorsque les mesures préliminaires ont été prises avec le soin convenable, il ne faut que peu de temps pour mettre sur le droit chemin un corps politique bien organisé. Quoique plusieurs des meilleurs orateurs perpendiculaires fussent arrivés munis d’amples notes et tout prêts à prouver que la rédaction proposée s’accordait avec leur manière d’envisager la question, chaque Monikin parmi eux mit aussitôt de côté ses arguments, et leur préféra le simple et décisif raisonnement du capitaine Poke. D’autre part, les horizontaux étaient si surpris, que pas un de leurs orateurs ne trouva un mot à dire. Bien loin de penser à répliquer, ils laissèrent un de leurs adversaires se lever, et remplacer le capitaine sur la brèche, signe certain d’une entière déroute.

Le nouvel orateur était un chef distingué des perpendiculaires ; un de ces hommes d’état dont l’adresse est en raison de la versatilité, qui connaissent par expérience le fort et le faible de chaque pari et sont familiarisés avec chaque subdivision de sentiment politique qui a existé dans le pays. Cet habile orateur aborda le sujet avec talent, et le traita sur le même principe que l’honorable membre qui l’avait précédé, soutenant que le fond principal d’une résolution ou d’une loi reposait dans les choses et non dans les mots : ceux-ci n’étaient que de trompeuses lueurs qui nous égaraient, et il n’avait pas besoin de soumettre à la chambre un fait connu de tous ceux qui l’écoutaient, de dire que les paroles sont et seront de tout temps façonnées à la convenance de chaque individu. C’est une erreur capitale dans une vie politique d’être prodigue de paroles, car un jour peut venir où l’on aura des motifs de regretter de n’avoir pas gardé le silence. Il priait la chambre d’examiner si la mesure proposée était nécessaire, — si l’intérêt public l’exigeait, et si l’esprit de la nation y était préparé. Si la chose était ainsi, il suppliait les gentlemen de faire ce qu’ils devaient à eux-mêmes, à leur dignité, à leur conscience, à leur religion, à leurs propriétés, et enfin à leurs constituants. Cet orateur s’était efforcé de combattre les mots par, des mots, et il me sembla que la chambre ne lui était pas défavorable ; je me décidai alors à faire un appel à la loi fondamentale dont jusque là on s’était fort peu occupé dans la discussion. J’épiai un regard du président, et je me levai aussitôt.

Je débutai par rendre hommage, dans un exorde très-soigné, aux talents et aux intentions de ceux qui m’avaient précédé ; j’y joignis quelques allusions délicates à l’habileté, au patriotisme et aux vertus bien connues de la chambre. Tout cela fut si bien accueilli que, prenant courage, je me déterminai à fondre sur mes adversaires avec le texte de la loi écrite. J’entamai l’attaque par un pompeux éloge de l’admirable nature de ces institutions universellement reconnues pour la merveille du monde, et qui sont regardées comme la seconde perfection de la raison monikine ; celles de Leaphigh jouissant d’une suprématie non contestée. Je fis quelques observations préalables sur la nécessité de respecter les ordonnances vitales du corps politique, et je priai mes auditeurs d’écouter avec attention la lecture d’une clause particulière qui m’avait frappé comme offrant quelques rapports avec l’objet qui nous occupait. Ayant ainsi frayé la route, je me gardai bien de nuire à une cause si habilement préparée, par une indiscrète précipitation. Loin de là, j’attendis, pour lire l’extrait de la constitution, que l’attention de chaque membre présent fût plus excitée par la dignité, le calme et la gravité de mon maintien, que par mes paroles mêmes. Au milieu d’un profond silence, je lus, d’une voix qui atteignait chaque extrémité de la salle :

— « Le grand conseil national ne rendra, dans aucun cas, nulle loi ni ordonnance portant que le blanc est noir. »

Si j’avais été calme en présentant ce texte ; je sus aussi me posséder pour en attendre l’effet. Jetant les yeux autour de moi, je vis la surprise, la perplexité, le doute, l’étonnement et l’incertitude empreints sur tous les visages, si je n’y trouvai pas la conviction. Un fait m’embarrassait cependant ; nos amis les horizontaux étaient évidemment aussi troublés que les perpendiculaires, nos adversaires, au lieu d’être, comme j’avais de bonnes raisons de l’espérer, dans une extase de joie, en voyant leur cause soutenue par une autorité si puissante.

— L’honorable membre aurait-il la bonté de nommer l’auteur qu’il vient de citer ? demanda enfin un des chefs perpendiculaires.

— Le langage que vous venez d’entendre, monsieur le président, repris-je, croyant le moment favorable pour aller en avant, est celui qui doit trouver un écho dans tous les cœurs, — qu’on ne parlera jamais en vain dans cette vénérable assemblée, et qui porte avec lui la conviction et le respect. — Ici je remarquai que l’étonnement était au comble. — Messieurs, on me demande le nom de l’auteur qui m’a fourni cette sentence claire et précise ; — Messieurs, ce que vous venez d’entendre est tiré de l’article 4, clause 6, de la grande allégorie nationale.

— À l’ordre, — à l’ordre, — à l’ordre ! s’écrièrent une centaine de voix enrouées.

Je restai stupéfait, plus confondu encore que la chambre elle-même ne l’était l’instant auparavant.

Les mêmes cris à l’ordre, à l’ordre, à l’ordre, à l’ordre ! se répétèrent ; on eût dit qu’un million de démons avaient envahi la salle.

— L’honorable membre voudra bien se rappeler, dit le doux président, toujours impartial ex officio, et qui, soit dit en passant, était un perpendiculaire élu par fraude, que les personnalités troublent l’ordre.

— Personnalités ! Je ne vous comprends pas, Monsieur.

— Le propre bon sens de l’honorable membre lui dira que l’acte auquel il a fait allusion ne s’est pas écrit lui-même ; — les membres de la commission par laquelle il a été rédigé font dans ce moment partie de la chambre, et plusieurs d’entre eux soutiennent la résolution qui nous occupe ; c’est une personnalité de rappeler en leur présence de précédents actes officiels d’une manière inusitée. Je suis fâché que mon devoir m’oblige de dire que l’honorable membre est tout à fait hors de l’ordre.

— Mais, Monsieur, la Sacrée Nationale…

— Sacrée, Monsieur, sans doute ; — mais dans un sens différent de celui que vous imaginez. — Beaucoup trop sacrée, Monsieur, pour qu’on y fasse jamais allusion ici. Il y a les œuvres des commentateurs, les livres fondamentaux, et surtout les écrits de divers hommes d’État étrangers parfaitement désintéressés. Ai-je besoin de nommer en particulier Ekrub ? — Ils sont à la disposition des membres ; mais aussi longtemps que j’aurai l’honneur d’occuper ce fauteuil, je dois empêcher toute personnalité.

J’étais muet. L’idée que l’autorité serait rejetée ne s’était pas offerte à ma pensée, quoique j’eusse prêté un sens forcé à la phrase. La constitution demandait seulement qu’on ne rendît nulle loi déclarant que le noir est blanc, tandis que la proposition ordonnait simplement qu’à l’avenir le blanc serait noir. Là se trouvait matière de discussion, et je n’étais nullement sûr du résultat ; mais être ainsi acculé dès le début, c’était trop pour la modestie d’un premier discours : Je retournai tout confus à ma place, et je vis clairement, aux sourires des perpendiculaires, qu’ils s’attendaient à un triomphe complet sur tous les points ; ce qui, sans doute, serait arrivé, si un des tangents n’était venu sur-le-champ proposer un amendement.

À la vive indignation du capitaine Poke, et même à ma propre mortification, ce devoir fut rempli par l’honorable Robert Smut. Il commença par prier la chambre de ne pas se laisser égarer par les sophismes des précédents orateurs. Cet honorable membre s’était sûrement senti appelé à défendre la position prise par ses amis ; mais ceux dont il était bien connu, avantage que sa propre destinée lui avait réservé, devaient être persuadés que ses sentiments avaient subi, au moins, un changement soudain et miraculeux. Cet honorable membre niait entièrement l’existence de la couleur ! Il demandait à l’honorable membre si jamais il ne lui est arrivé de produire lui-même ce qu’on appelle généralement « la couleur noire et bleue ! » il serait bien aise de savoir si l’honorable membre n’attache pas à présent plus d’importance aux coups qu’il ne semble en mettre aux paroles. Il demande pardon à la chambre, mais ceci l’intéresse d’une manière toute particulière ; — il sait qu’il n’existait jamais un plus actif fabricant de « bleu et noir » que cet honorable membre, et il s’étonne de le voir maintenant nier si obstinément l’existence des couleurs, et s’efforcer d’atténuer leur mérite. Il se flattait, pour sa part, de connaître l’importance des mots et la valeur des couleurs ; et s’il ne découvrait pas toute la nécessité d’entourer le noir d’une aussi grande inviolabilité que semblaient le désirer quelques gentlemen, il n’était nullement disposé à aller aussi loin que ceux qui présentaient la proposition. Il ne croyait pas que l’opinion publique fût satisfaite par la reconnaissance que le noir était noir ; mais il pensait qu’elle n’était pas encore prête à affirmer que le noir était blanc. Il ne disait pas qu’un tel jour n’arriverait pas ; il soutenait seulement qu’il n’était pas encore venu. Dans la vue de se conformer à ce qu’il croyait être le sentiment général, il proposait, par voie d’amendement, de retrancher ce qui suivait le mot réellement, et de rédiger la proposition de la manière suivante :

Il est décidé que la couleur qui jusqu’ici a été crue noire est réellement couleur de plomb. »

Là l’honorable M. Smut reprit son siège, laissant la chambre à ses propres réflexions. Les chefs des perpendiculaires pressentant que, s’ils gagnaient une demi-victoire dans cette session, ils pourraient la compléter dans celle qui la suivrait, se décidèrent à accepter le compromis ; et la résolution ainsi amendée passa à une très-belle majorité. La décision momentanée de ce point important laissa aux perpendiculaires de grandes espérances de réduire les horizontaux à une position pire encore que celle où ils se trouvaient alors.

L’affaire qui vint ensuite, étant bien moins intéressante, n’excita pas une grande attention. Pour l’entendre cependant, il est nécessaire de recourir un peu à l’histoire. À une époque qui remonte à soixante-treize ans, le gouvernement de Leapthrough avait fait brûler en pleine mer ou détruire par divers moyens cent vingt-six vaisseaux de Leaplow, sous prétexte qu’ils gênaient Leapthrough. Leaplow était une trop grande nation pour supporter un tel outrage ; mais elle était aussi trop magnanime et trop sage pour se venger d’une manière vulgaire. Au lieu d’entrer en fureur et de charger ses canons, elle rassembla toute sa puissance de logique et commença à raisonner. Cinquante-deux ans se passèrent à débattre cet objet avec Leapthrough. Lorsque enfin la mort eut mis tous les individus lésés hors d’état de profiter du succès de la négociation, Leaplow se décida à rabattre les deux tiers de ses prétentions dans un sens pécuniaire, à les abandonner sans réserve sur le point d’honneur, et à terminer l’affaire par l’acceptation d’une certaine somme d’argent, considérée comme expiation suffisante de l’offense. Leapthrough consentit à payer la somme dans les termes les plus solennels et les plus satisfaisants ; et chacun se réjouit de voir ainsi se terminer à l’amiable une discussion fatigante, et qui semblait devoir être sans fin. Leapthrough était tout aussi contente que Leaplow d’être quitte de l’affaire, et très-naturellement sous tous les rapports, quoique au fait tout fût fini lorsqu’elle avait consenti à payer. Par malheur, il se trouva que le grand Sachem de Leaplow avait une volonté de fer, ou, en d’autres mots, qu’il pensait que la somme convenue devait être livrée aussi bien qu’elle avait été promise. Cette despotique interprétation du traité excita à Leapthrough un mécontentement inouï, comme à la vérité on pouvait s’y attendre ; mais elle fut, ce qui est assez bizarre, condamnée avec quelque chaleur à Leaplow même, où un certain logicien très-habile soutint que la seule vraie manière de régler un compte d’argent était d’en ouvrir un autre pour une moindre somme, chaque fois que l’époque du paiement arrivait. Méthode qui, suivie avec la modération et la patience convenables, amènerait certainement, avec le temps, l’extinction de la dette entière.

De très-studieux patriotes s’étaient chargés de l’affaire, et on présenta à la chambre quatre catégories ou plans différents. La catégorie n° 1 avait le mérite de la simplicité et de la précision. On se bornait à proposer que Leaplow payât la somme elle-même et retirât l’obligation, en se servant de ses propres fonds. La catégorie 2 renfermait une recommandation du grand Sachem ; qui conseillait à Leaplow de payer ; mais en se servant néanmoins de certains fonds venus de Leapthrough. La catégorie n° 3 était une proposition d’offrir 10 millions à Leapthrongh pour qu’il ne fût plus question du traité. La catégorie n° 4 conseillait de commencer sans délai le système de rabais dont on vient de parler, afin d’éteindre le droit par des paiements aussi prompts que possible.

La discussion s’établit sur la considération des différents projets liés à ces quatre principes. Les bornes qui me sont imposées ne me permettent pas d’entrer dans l’histoire détaillée du débat. Je ne puis que donner un aperçu de la logique que ces divers propositions mirent en jeu, du talent législatif dont elles devinrent la source, et de la multitude de conclusions remarquables qui en découlèrent naturellement.

Il fut dit en faveur du n° 1 qu’en adoptant cette idée mère, l’affaire serait entièrement entre nos mains, et pourrait par conséquent être conduite de la manière la plus favorable aux intérêts de Leaplow ; que nul délai ne pourrait survenir que par notre propre négligence ; qu’aucun projet n’était aussi capable de mettre une prompte fin à cette longue négociation. Qu’en payant la dette avec les fonds de Leaplow, nous serions sûrs de mettre ces capitaux en légale circulation dans la république ; que de plus il y aurait lieu à une grande économie, l’agent qui paierait pouvant aussi être autorisé à recevoir, ce qui épargnerait un salaire. Qu’enfin, en adoptant ce plan, le dossier de l’affaire pourrait tenir dans une coquille de noix, et être à la portée de l’intelligence de tous.

La catégorie n° 2 ne fut guère soutenue qu’à l’aide de sophismes très-équivoques développés avec un grand nombre de lieux communs : on prétendit, par exemple, que le signataire d’un billet était, en justice, obligé à le payer ; qu’au cas de refus, on avait le droit naturel et légal de l’y contraindre ; qu’il peut n’être pas toujours très-commode pour un débiteur d’acquitter les créances d’autres individus dont il lui est arrivé de répondre ; que si ses transactions sont très-étendues, l’argent peut lui manquer pour soutenir un tel principe ; qu’enfin, comme précédent, il serait plus en harmonie avec la prudence et la discrétion connues de Leaplow de maintenir ses antiques notions de probité et de justice, que de se lancer dans l’océan d’incertitudes où entraînent les opinions nouvelles ; — en les admettant, nous ne connaîtrions jamais avec certitude l’époque où nous serions véritablement libérés.

On discuta la catégorie n° 3 par un système de logique tout à fait neuf, qui paraissait fort en faveur parmi les moralistes les plus raffinés de l’assemblée. Ces orateurs n’envisagèrent dans l’affaire que le point d’honneur. Ils commencèrent par tracer une vive peinture des outrages qui, dans l’origine, signalèrent le dommage. Ils parlèrent de familles ruinées, de marins dépouillés, d’espérances anéanties. Ils présentèrent de minutieux calculs pour établir qu’en fait la perte s’élevait à un taux quarante fois plus élevé que l’obligation souscrite, et que, dans le cas actuel, Leaplow devait, en stricte justice, voir multiplier par le nombre de quarante la somme incluse dans le traité. Quittant ces intéressants détails, il revint à la partie la plus délicate de la question. Leapthrough, en attaquant le pavillon de Leaplow, en envahissant les droits nationaux, l’avait rendue surtout une question d’honneur, et ceux qui sen occupaient ne devaient jamais perdre de vue les principes et les lois de l’honneur. Il était honorable dé payer les dettes d’autrui, — nul ne pouvait le nier ; mais il n’est pas tout à fait aussi évident qu’il y ait aucun honneur à recevoir ce qui est dû à un autre. L’honneur national était engagé, et au nom de ce sentiment sacré, il conjurait tous les membres de se lever et de lui prêter l’appui de leurs votes. Dans la position actuelle, Leaplow a pris le meilleur parti ; en composant avec sa créancière, comme elle l’a fait par le traité, Leapthrough a blessé l’honneur, elle le perd plus encore en refusant de payer l’engagement souscrit. Maintenant si nous lui envoyons les dix millions proposés, et qu’elle ait la faiblesse de les accepter, nous pourrons poser le pied sur sa tête humiliée, sans qu’elle ose jamais nous regarder en face.

Un membre qui avait fait de l’économie politique sa principale étude, se leva pour la catégorie n° 4, et présenta les réflexions suivantes : — D’après ses calculs, il y avait juste 73 ans 26 jours et 16 heures que l’insulte avait été faite. Durant cette longue période, Leaplow avait sans cesse été troublée par cette ennuyeuse affaire, qui, telle qu’un nuage, s’était suspendue sur l’atmosphère de son opinion politique, dont rien jusqu’alors n’avait égale l’éclat. Il était temps de s’en délivrer. La somme stipulée montait juste à 25 millions qui devaient être payés en vingt-cinq paiements annuels d’un million chacun. À présent il proposait de réduire de moitié le nombre des paiements, sans rien changer à la somme de chaque échéance ; ce point devant être irrévocablement fixé, la dette se trouverait ainsi diminuée de moitié. Avant l’expiration du premier terme, il ferait une nouvelle remise en réduisant à six le nombre des paiements, et les reportant à l’époque la plus éloignée qu’assignait le traité, laissant toujours la somme de chaque paiement dans son intégrité, il serait impossible d’y toucher, et il répète qu’elle doit être considérée comme sacrée. Avant la fin de la première septième année, un nouvel arrangement pourrait encore réduire les paiements à deux ou même à un — toujours respectant le chiffre ; et enfin, au moment opportun, un traité pourrait être conclu, portant qu’il n’y aurait nul paiement d’effectué, et réservant ce point, que s’il en eût existé un seul, Leaplow n’aurait jamais consenti à le fixer au-dessous d’un million. Le résultat serait que, d’ici à vingt-cinq ans environ, le pays serait tout à fait quitte de cette affaire, et que le caractère national, déjà placé si haut dans l’opinion universelle, s’élèverait probablement encore. La négociation avait commencé dans un esprit de conciliation, et notre réputation de stabilité exigeait que ce même esprit réglât notre conduite aussi longtemps qu’une seule obole resterait due.

Cette idée eut un succès étonnant ; et je crois qu’elle aurait passé à une forte majorité, si une nouvelle proposition n’eût été présentée par un orateur qui possédait au plus haut point la faculté d’émouvoir.

Il se prononça contre les quatre catégories, et dit que chacune d’elles amènerait la guerre. Leapthrough était une nation fière et chevaleresque, ainsi que le prouvait le présent état des choses. Si nous osons prendre l’obligation et nous servir de nos propres fonds, son orgueil sera mortellement blessé, et elle aura recours aux armes ; si, prenant l’obligation, nous avons la hardiesse de nous servir de fonds qui nous appartiennent, cette mesure nuira à son système financier, et elle nous attaquera ; si nous lui offrons 10 millions pour ne plus entendre parler de rien, nous offenserons sa dignité par la supposition qu’on peut l’amener à l’abandon de ses droits, et elle voudra la guerre ; si nous osons adopter le système de nouvelles négociations, nous blesserons cruellement son honneur, en supposant qu’elle ne respecte pas d’anciens traités, et les armes seront encore sa ressource. Il voyait la guerre dans les quatre plans proposés, et penchait pour un système pacifique, et il croyait en avoir trouvé un par le moyen duquel il serait peut-être possible, grâce aux précautions convenables, aux ménagements les plus délicats, et en respectant toute la sensibilité de la haute et honorable nation en question, de nous tirer de cet embarrassant dilemme sans en venir aux coups : — il se sert de ce mot expressif, parce qu’il désire pénétrer les honorables membres des maux de la guerre. Il invite les gentlemen à se rappeler qu’un conflit entre deux grandes nations est chose grave : si Leapthrough était un peuple d’un ordre tout à fait inférieur ; ce serait tout différent, et la contestation pourrait se conduire en secret ; mais notre honneur est intimement lié à tous nos rapports avec les grandes nations. Qu’était-ce que la guerre ? Les gentlemen le savaient-ils ? Il allait essayer de le leur apprendre. Ici l’orateur traça des combats une peinture qui fit frissonner toute la race monikine. Il l’envisagea sous ses quatre points de vue principaux : il peignit les maux qu’elle entraîne dans l’ordre religieux et financier, ses inconvénients politiques et privés. Il nomma la guerre le démon de l’état de l’esprit monikin, comme opposée au culte, à la charité, à l’amour de ses frères et à toutes les vertus. À propos de ses maux pécuniaires, il fit pressentir une taxe nouvelle : les boutons, dont la grosse coûtait six pence, en coûteraient bientôt sept ; il l’assurait à la chambre.

Ici, on lui rappela que les Monikins ne portaient plus de boutons depuis longtemps. — N’importe, ils achetaient et vendaient des boutons, et l’effet serait juste le même sur le commerce. Il nous, effraya tous, lorsqu’il parla des maux politiques ; mais quand il vint aux peines intérieures ; il ne resta pas dans la chambre un œil sec. Le capitaine Poke sanglotait si haut, que je mourais de peur qu’il ne fût rappelé à l’ordre. — Regardez ce pur esprit, s’écria-t-il, le voilà brisé, emporté par le tourbillon de la guerre ! Voyez cette femme couchée sur le gazon, qui couvre le héros de sa patrie, l’époux auquel elle donna ses affections virginales ! C’est en vain que l’orphelin qui est près d’elle lève ses yeux pleins de larmes, il demande le guerrier qui laissait sa main enfantine se jouer sur un brillant panache ; c’est en vain que sa douce voix s’informe s’il viendra bientôt réjouir leurs cœurs par sa présence. — Mais je ne puis plus écrire. Les sanglots interrompirent l’orateur, et il retourna à sa place plongé dans une extase d’émotions bienveillantes.

Je traversai la chambre pour demander au brigadier de me présenter sans perdre un instant à ce vrai Monikin. Il me semblait que je pouvais le recevoir tout entier dans mon cœur, et jurer une amitié éternelle à un être si bon, si aimant. Le brigadier était beaucoup trop agité pour faire d’abord attention à moi ; mais, après avoir essuyé ses yeux au moins une centaine de fois, il réussit enfin à arrêter le torrent, et il me regarda avec un doux sourire.

— N’est-ce pas un étonnant Monikin ?

— Étonnant, en vérité ! Comme il nous a tous fait rougir ! Un tel Monikin ne peut être influencé que par l’amour le plus pur.

— Oui, il est d’une classe que nous appelons la troisième monikinité ; et rien n’excite notre zèle comme les principes de la classe dont il est membre.

— Comment ! vous avez donc plus d’une classe humaine ?

— Certainement. — Les originaux, les représentatifs et les spéculatifs.

— Je meurs d’envie de savoir les distinguer, mon cher brigadier.

— Les originaux sont des gens très-ordinaires, qui suivent l’impulsion des sentiments naturels. Les représentatifs forment une division plus intellectuelle, qui sent surtout par procuration. Les spéculatifs sont ceux dont les sympathies sont excitées par des intérêts positifs ; tel est le dernier orateur. Il a depuis peu acheté une ferme, qu’il s’occupe de revendre en détail et par petits lots ; la guerre tuerait cette spéculation. Voilà le motif qui a donné à sa bienveillance une si touchante expansion.

— Ainsi ce n’est pas autre chose que le développement d’un système d’enjeu social.

Je fus interrompu par le président, qui rappelait la chambre à l’ordre. On allait recueillir les votes sur la proposition du dernier orateur. Elle était ainsi rédigée :

« Décrété qu’il est tout à fait inconvenant pour la dignité et l’honneur de Leapthrough que Leaplow prenne une décision législative au sujet d’un acte d’une si mince considération qu’un certain pitoyable traité fait entre les deux pays. »

— Cinquante voix firent retentir le mot unanimité, elle existait en effet. Toute la chambre se mit alors en mouvement : chacun se prit la main, s’embrassa, transporté d’une joie pure en voyant de quelle honorable et ingénieuse manière ils s’étaient délivrés de cette embarrassante et impertinente question.