Les Monikins/Chapitre XXVII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 337-348).



CHAPITRE XXVII.


Effet des logarithmes sur la morale. — Éclipse. — Dissertation et calcul.



La chambre était depuis peu de temps ajournée, lorsque le capitaine Poke et moi reçûmes une visite de notre collègue M. Downright, qui venait pour une affaire du plus haut intérêt. Il portait à la main un petit pamphlet, et les saluts d’usage étaient à peine terminés qu’il dirigea notre attention sur une partie de son contenu. D’après cette lecture, il nous sembla que Leaplow était au moment d’éprouver une grande éclipse morale. Les périodes et les dates de ce phénomène (si l’on peut appeler phénomène un événement qui n’arrive que trop fréquemment) avaient été calculées avec une exactitude surprenante par l’académie de Leaphigh, et envoyées par son président, comme faveur spéciale, à notre chère patrie, afin que nous n’éprouvassions aucun étonnement Voici ce que nous lûmes encore :

« Le troisième jour de la saison des noix, on verra le commencement d’une grande éclipse morale, dans la partie de la région monikine qui avoisine le pôle. Le corps éclipsé sera le grand postulant moral désigné habituellement par le mot principe, et le corps intervenant sera le grand postulant immoral, connu sous le nom d’intérêt. La fréquente occurrence de la conjonction de ces deux importants principes est cause de la négligence que nos mathématiciens moraux ont mise à leurs calculs à ce sujet depuis plusieurs années. Mais, pour remédier à cette inexplicable indifférence sur un des intérêts les plus importants de la vie, le comité de calcul reçut l’ordre de prêter une attention plus scrupuleuse que jamais à tous les obscurcissements, et ce phénomène, un des plus positifs de notre siècle, a été calculé avec le plus grand soin. Voici les résultats :

« L’éclipse commencera par un motif de vanité monikine, en contact avec un principe de charité, à I. A. M. Le principe en question sera entièrement caché à la vue dans l’espace de six heures dix-sept minutes, depuis le moment du contact. Le passage d’une intrigue politique suivra immédiatement, qui obscurcira peu à peu les divers postulants de la vérité, de l’honnêteté, du désintéressement et du patriotisme, commençant par les parties les plus basses du premier postulant et couvrant successivement tous les autres, en trois heures quarante minutes, depuis le moment du contact. L’ombre de la vanité et de l’intrigue politique sera grossie d’abord par l’approche de la prospérité, promptement suivie du contact de l’intérêt pécuniaire à dix heures deux minutes une seconde, et bientôt après, le principe moral sera totalement hors de vue. En conséquence du passage de l’ombre la plus profonde qui ait jamais été jetée par l’intérêt, le passage des ombres respectives de l’ambition, de la haine, de la jalousie, et de tous les satellites inférieurs de l’intérêt, sera visible.

« Le pays pour lequel cette éclipse sera principalement visible est la république de Leaplow, société dont l’intelligence supérieure et les vertus sont peut-être plus capables de résister à ses influences qu’aucune autre. Le temps de l’occultation sera de 9 ans 7 mois 26 jours 4 heures 16 minutes 2 secondes. Le principe commencera à reparaître à l’œil moral à la fin de cette période, premièrement par l’approche de l’infortune, dont l’atmosphère, étant beaucoup moins dense que celle de l’intérêt, permettra une vue imparfaite du postulant obscurci ; mais la splendeur de ce dernier ne reprendra son état que par l’arrivée de la misère dont les couleurs modestes permettront à toutes les vérités de reparaître, bien qu’à travers un sombre médium. Résumons :

« Commencement de l’éclipse, I. A. M.

« Opposition écliptique, en 4 ans 6 mois 12 jours 9 heures depuis le commencement de l’éclipse.

« Milieu, en 4 ans 9 mois 0 jour 7 heures 9 minutes, depuis le commencement de l’éclipse.

« Fin de l’éclipse, 9 ans 11 mois 20 jours 3 heures 2 minutes, depuis le commencement.

« Période de l’occultation, 9 ans 7 mois 26 jours 4 heures 16 minutes 2 secondes. »

Je regardai le brigadier avec autant d’admiration que d’effroi. Il n’y avait rien de remarquable dans l’éclipse elle-même, c’était un événement journalier ; mais la précision avec laquelle elle avait été calculée donnait à ces calculs la terrible apparence d’avoir pénétré dans l’avenir. Je commençai à m’apercevoir de l’immense différence qui existe à vivre sciemment sous l’influence d’une ombre morale, ou de vivre sous cette même influence sans le savoir. Ce dernier point était évidemment un jeu comparativement au premier. La Providence a travaillé à notre bonheur avec sa prévoyance ordinaire en nous refusant le don de voir au-delà du présent.

Noé prit cette affaire encore plus à cœur que moi. Il me dit d’un air inquiet et prophétique que nous approchions de l’équinoxe d’automne, que nous allions atteindre l’époque d’une nuit de six mois. Le substitut de la vapeur pouvait en quelque degré adoucir le mal ; mais c’était cependant un terrible malheur et un grand ennui d’exister pendant une période aussi longue sans jouir de la lumière du soleil. Il trouvait déjà assez fatigant l’éternel éclat du jour, mais il ne croyait pas qu’il lui serait possible de supporter son absence totale. Quant au crépuscule dont on parlait tant, cela valait moins que rien, n’étant ni une chose ni une autre. Pour sa part, ajoutait-il, il aimait ce qui était taillé en plein drap. Il avait envoyé son vaisseau sur un point éloigné, afin qu’il n’y eût plus ni capitaines, ni amiraux, parmi le peuple, et depuis quatre jours il ne vivait que de noix. Des noix pouvaient suffire à la philosophie d’un singe, mais il s’apercevait par expérience qu’elles ne convenaient guère à la philosophie d’un homme. Les choses allaient de mal en pis. Il éprouvait la plus violente envie d’avoir un peu de porc, il s’inquiétait peu qu’on le sût. Ce n’était peut-être pas une nourriture très-sentimentale, mais c’était une nourriture excellente à bord d’un vaisseau. Il y avait du porc dans sa nature, il croyait qu’il y en avait plus ou moins dans celle de la plupart des hommes. Les noix pouvaient convenir à la nature monikine, mais la nature humaine aimait la viande ; si les singes ne l’aimaient pas, ils n’avaient pas besoin d’en manger : il en resterait davantage pour ceux qui en avaient le goût. Il sentait le besoin de son aliment naturel ; et quant à vivre neuf ans sous une éclipse, c’était tout à fait hors de question. Les plus longues éclipses de Stonington duraient à peine trois heures ; et il avait vu une fois le diacre Spiteful prier depuis l’apogée d’une éclipse jusqu’à son périgée. Il proposait donc que sir John et lui résignassent leur siège sans délai, et qu’ils cherchassent à pousser le Walrus au nord le plus promptement possible, dans la crainte d’être surpris par la nuit polaire. Quant à l’honorable Robert Smut, il ne lui souhaitait rien de plus heureux que de rester toute sa vie où il était, et de recevoir ses huit dollars par jour, payables en glands.

Quoiqu’il fût impossible de ne pas entendre, et après avoir entendu, de ne pas se rappeler la voix et les expressions de Noé, cependant mon attention était plus fortement captivée par la contenance du brigadier que par les doléances du marin. Je lui demandai avec intérêt s’il ne se sentait pas bien ; à cette question notre digne collègue me répondit d’une voix plaintive qu’il pleurait sur les infortunes de sa patrie.

« J’ai souvent été témoin, dit-il, du passage des passions et des motifs secondaires à travers le disque du grand postulant moral, le principe. Mais une occultation de sa lumière par l’intérêt pécuniaire, et pendant une période aussi longue, cela est effrayant ! Le ciel seul sait ce que nous deviendrons.

— Ces éclipses, après tout, ne sont-elles pas un simple résultat du système d’enjeu social ? Je vous avoue que cette occultation dont vous semblez si tourmenté n’est pas aussi formidable à la réflexion qu’elle me le paraissait d’abord.

— Vous avez parfaitement raison, sir John, quant au caractère de l’éclipse elle-même, qui doit, sans aucun doute, dépendre de celui du corps intervenant. Mais les plus sages et les plus habiles de nos philosophes assurent que le système général dont nous ne sommes qu’une partie insignifiante, est basé sur les vérités immuables d’une origine divine. Les prémisses, ou postulants, de toutes ces vérités, sont autant de guides moraux dans la conduite des affaires monikines ; et dès l’instant où nous les perdrons de vue, comme cela doit arriver pendant les neuf terribles années qui vont s’écouler, nous serons entièrement abandonnés à l’égoïsme. L’égoïsme est déjà trop formidable lorsqu’il est retenu par le principe ; mais abandonné à ses ambitieux désirs, à ses audacieux sophismes, le mal moral qui en résulte me paraît terrible. Nous ne sommes que trop portés à éloigner notre vue du principe, lorsqu’il brille au ciel de toute sa splendeur et de toute sa gloire ; il n’est pas difficile de prévoir la nature des conséquences qui résulteront de son obscurité complète et prolongée.

— Vous convenez alors qu’il existe un régulateur supérieur à l’intérêt, qui doit être respecté dans le contrôle des affaires monikines ?

— Sans aucun doute : autrement, en quoi différerions-nous des animaux de proie ?

— Je ne vois pas si cela s’accorde ou ne s’accorde pas avec les notions des économistes politiques du système général d’enjeu social.

— Comme vous le dites, sir John, cela s’accorde et ne s’accorde pas. Notre système social suppose que celui qui possède un intérêt proéminent dans la société est le plus propre à conduire ses affaires avec sagesse, justice et désintéressement. Cela serait vrai, si les grands principes qui sont la source de tout bonheur étaient respectés ; mais malheureusement l’avantage en question, au lieu d’être un avantage en justice, en vertu, est simplement un avantage en fortune. Maintenant, l’expérience nous prouve que le but des grands propriétaires est d’augmenter leurs propriétés, de protéger la propriété, et d’acheter avec la fortune les avantages qui devraient être indépendants de la fortune, c’est-à-dire les honneurs, les dignités, le pouvoir et les immunités. Je ne puis pas dire comment cela se passe parmi les hommes ; mais notre histoire est éloquente sur ce sujet. Nous avons aussi pratiqué le principe de la propriété dans toute son étendue, et les résultats nous ont prouvé que sa principale étude était de rendre la propriété aussi intacte que possible, et de faire des esclaves de tous ceux qui ne sont pas propriétaires. Enfin, il y a eu un temps où le riche était-même exempt de contribuer aux besoins ordinaires de l’État ; Mais il est tout à fait inutile de faire de la théorie à ce sujet, car, par le bruit que j’entends dans les rues ; je m’aperçois que les parties les plus basses du grand postulant commencent à être obscurcies, et hélas ! nous n’aurons bientôt que trop de connaissances pratiques.

Le brigadier avait raison. En regardant aux horloges, on s’aperçut en effet que l’éclipse venait de commencer, et que nous allions être témoins d’une occultation complète du principe par le plus bas et le plus sordide de tous les motifs, l’intérêt pécuniaire.

La première preuve de la vérité de l’état des choses se reconnut dans le langage du peuple. Le mot intérêt se trouvait dans toutes les bouches monikines, tandis que le mot principe, qui, en effet, n’était plus convenable, semblait être totalement rayé du vocabulaire de Leaplow ; et le langage entier de la contrée se concentrait dans un seul mot : dollar. « Dollar, dollar, rien que dollar ! vingt mille dollars, cinquante mille dollars, cent mille dollars. On ne s’abordait plus qu’avec ces paroles. Ce mot courait dans les rues, à la bourse, dans les salons, et même à l’église. Si un temple venait d’être élevé pour servir le Seigneur, la première question qu’on entendait était celle-ci : « Combien a-t-il coûté ? » si un artiste soumettait les fruits de son travail au goût de ses concitoyens, on calculait tout bas la valeur de ce travail au coin courant de la république. Si un auteur présentait les prémices de son génie aux mêmes arbitres, son mérite était jugé d’après les mêmes règles. Et un prédicateur qui avait fait un appel intempestif à la charité de ses concitoyens, en leur parlant des beautés et des récompenses de l’autre monde, vit son éloquence renversée lorsqu’il lui fut démontré que sa proposition contenait un défaut de sens, puisqu’il ne prouvait pas clairement combien on gagnait en allant au ciel.

Les sombres pressentiments du brigadier Downright étaient parfaitement justes. Toutes les connaissances et le savoir acquis par plusieurs années de voyages étaient inutiles. Si mon honorable collègue et compagnon de voyage essayait une remarque sur la police étrangère, partie de la politique à laquelle il avait donné une grande attention, on lui répondait par une citation sur les prix du marché ; il était sûr qu’une observation sur une matière de goût était ordinairement suivie d’une dissertation sur le goût de certaines liqueurs, et d’une habile estimation de leurs différentes valeurs ; et un jour où le digne Monikin entreprit d’éprouver, très à propos selon moi, que la nature des relations du pays avec l’étranger exigeait une grande fermeté, beaucoup de prudence et de prévision, il fut réduit au silence par un antagoniste qui prouvait à son tour, d’après les dernières ventes, la haute valeur des rentes sur la ville.

En un mot, il n’y avait aucun sujet de conversation qui ne se convertît en dollars. Cette épidémie passa du père au fils, du mari à la femme, du frère à la sœur, d’un collatéral à un autre, jusqu’à ce qu’elle eût assailli ce qu’on a l’habitude d’appeler « société. » Noé s’élevait amèrement contre cet état de choses. Il affirmait qu’il ne pouvait pas même casser une noix dans un coin, sans que chaque Monikin semblât lui envier cette satisfaction, quelque petite qu’elle fût, et que Stonington, bien qu’une des plus pauvres résidences, était devenu un paradis comparativement à Leaplow.

Il était, en effet, bien triste de remarquer combien l’éclat des vertus ordinaires s’obscurcissait à mesure que l’occultation avançait ; et combien l’œil s’habituait graduellement à l’ombre jetée par l’intérêt pécuniaire. Je frémissais involontairement de l’air ouvert avec lequel les individus qui avaient passé jusqu’alors pour de respectables Monikins, parlaient des moyens qu’ils employaient pour atteindre leur but, et montraient sans déguisement jusqu’à quel point ils avaient oublié le principe, qui était entièrement obscurci. L’un se vantait froidement d’être plus habile que la loi ; un autre démontrait qu’il l’avait emporté en finesse sur son voisin ; tandis qu’un troisième, plus hardi ou plus adroit, prétendait avoir trompé tout son voisinage. Celui-ci avait le mérite de l’adresse, celui-là de la dissimulation, cet autre de la déception, et tous du succès.

L’ombre jetait sa maligne influence sur chaque intérêt de l’existence des Monikins. On spéculait sur des temples élevés à Dieu. Le gouvernement fut entraîné à une spéculation financière dans laquelle on avait mis de côté la justice et même la prudence, pour ne songer qu’au profit. Le saint mariage prit lui-même l’apparence d’un commerce ; et peu de dévots priaient sans identifier l’or et l’argent aux secours spirituels qu’ils invoquaient.

Les défauts que j’avais remarqués chez mon père se répandirent bientôt dans tout Leaplow. La plupart de ces républicains purs et sans sophismes crièrent aussi : — La propriété est en danger ! aussi fort que l’avait jamais crié sir Joseph Job, et l’on fit peu à peu de sombres allusions aux révolutions et aux baïonnettes. Mais une preuve certaine de l’éclipse et de la présence de l’ombre de l’intérêt pécuniaire qui obscurcissait la terre, se rencontrait surtout dans le langage de ce qu’on appelle la minorité, qui, comme les marchandes de poissons, commença à jeter de la boue à ceux qui lui déplaisaient, symptôme infaillible que l’esprit d’égoïsme était entièrement éveillé. Une longue expérience m’a prouvé que le sentiment de l’aristocratie est actif et vigilant. Je n’ai jamais visité un pays où la minorité ait eu la fantaisie de se croire capable de gouverner le reste de la société, sans qu’elle prouvât aussitôt sa position en répandant le ridicule ou l’injure. Dans cette occasion, la minorité ressemble aux femmes qui, sentant leur faiblesse, compensent le manque de vigueur de leurs membres par la vigueur de leur langue. L’autorité absolue fait pendre, la majorité commande par la dignité de la force, la minorité se plaint et injurie. Je crois qu’il en est ainsi dans le monde entier, excepté chez les peuples où la minorité jouit aussi du privilège de pendre.

Il est digne de remarque que les termes de canaille, désorganisateurs, jacobins et agrairiens[1], se répandirent dans Leaplow sous cette maligne influence, précisément avec autant de justesse et de goût que mon père les répandait à Londres quelques années auparavant. Les mêmes causes produisent assez souvent les mêmes effets, et rien ne ressemble à un Anglais attaqué de la fièvre de la propriété, comme un Monikin de Leaplow attaqué de la même maladie.

L’effet produit par le passage de l’ombre de l’intérêt pécuniaire est assez singulier pour mériter notre attention. Les patriotes connus depuis longtemps par leurs dispositions invariables à soutenir leurs amis, abandonnèrent leurs droits à la reconnaissance publique, et passèrent à l’ennemi sans avoir recours à aucune dissimulation. Le juge, Ami du Peuple, fut oublié au point d’être obligé de choisir d’autres fonctions, car, pendant ces temps d’éclipse, de longs services, une vertu éclairée, une bonté reconnue, n’étaient plus d’aucun poids lorsqu’on les pesait dans la même balance que le profit et la perte. Il était heureux que la situation politique de Leaplow fut assez avantageusement assurée, car l’acharnement de ceux qui achetaient et vendaient le terrain par pouces insista pour que quelques millions fussent dépensés.

Pour détruire les munitions de guerre, dans la crainte que la nature ne fût tentée de les consacrer à leur usage naturel, les vaisseaux croiseurs furent amenés dans la rivière et convertis en moulins à eau. Les barils de poudre renfermèrent des pipes, et les forts furent convertis aussi vite que possible en magasins et en jardins à thé. Ensuite il devint à la mode d’avancer que l’état présent de la civilisation rendait toute guerre future impossible. Enfin l’impulsion qui était donnée par les effets de l’éclipse sur l’humanité en général, était aussi remarquable que l’étaient ses tendances contraires sur l’humanité en détail.

L’opinion publique ne fut point en retard à prouver l’influence de l’éclipse ; bientôt elle n’estima plus la vertu qu’au poids de l’or. Ceux qui possédaient quelque influence commencèrent à s’appliquer sans hésitation et même sans opposition le mot d’estimable ; et de même le goût, le jugement, l’honnêteté, la sagesse, tombèrent en partage à ceux qui possédaient de la fortune. L’habitant de Leaplow est doué d’une grande finesse et d’une grande aptitude pour les détails. Chaque homme dans Bivouac eut bientôt sa position sociale déterminée ; la société entière fut bientôt divisée en classe de Monikins à cent mille dollars, Monikins à cinquante mille dollars, Monikins à vingt mille dollars. La confusion du langage devint une conséquence de cette manière de sentir. Ces anciennes questions : Est-il honnête ? est-il capable ? est-il instruit ? est il estimable ? se concentraient toutes dans cette seule question : Est-il riche ?

Je n’ai point encore parlé d’un autre effet produit par cet état de choses inaccoutumé. Toutes les classes gagnant de l’argent, sans exception, montraient une singulière prédilection pour ce qu’on appelle communément un gouvernement solide, et Leaplow étant non seulement une république, mais réellement un gouvernement démocratique, je m’aperçus que les classes les plus distinguées étaient les premières à demander un changement.

— Qu’est-ce que cela signifie, demandai-je au brigadier que je quittais rarement ; car ses avis et ses opinions étaient d’une grande importance pour moi dans un tel moment de crise. Qu’est-ce que cela signifie, mon ami ? J’ai toujours entendu dire que le commerce était particulièrement favorable à la liberté.

Le brigadier sourit ; mais c’était un sourire mélancolique ; car son courage semblait l’avoir tout à fait abandonné.

— Il y a trois grandes divisions parmi les politiques, répondit-il : ceux qui n’aiment pas du tout la liberté ; ceux qui l’abaissent jusqu’à leur propre niveau, et ceux qui l’aiment pour leurs concitoyens. Les premiers ne sont pas nombreux, mais puissants par des moyens de combinaison ; les seconds sont un corps très-irrégulier, comprenant presque toute la société, mais manquant de concert et de discipline, puisque, contrairement aux premiers, aucun ne descend au-dessous de son niveau ; les troisièmes sont peu nombreux, hélas ! trop peu nombreux ; ils composent ceux qui pensent au bien-être de leurs concitoyens avant de songer à leurs propres intérêts. Maintenant nos marchands qui habitent dans les villes, unis par les mêmes intérêts, combattent le pouvoir despotique, ce qui leur a obtenu à bon marché une réputation de libéralisme parmi le peuple ; mais aussi loin que l’expérience d’un Monikin peut s’étendre, les hommes ont peut-être prouvé qu’ils étaient mieux disposés ; un gouvernement essentiellement influencé par le commerce n’a jamais été qu’exclusif ou aristocratique.

Je me souvins de Venise, de Gènes, de Pise, des villes hanséatiques et de toutes les cités d’Europe qui possèdent un caractère remarquable, et je sentis la justesse de la distinction de mon ami, en même temps je ne pus m’empêcher d’observer combien l’esprit de l’homme est bien plus sous l’influence des noms et des abstractions que sous celle des choses positives. Le brigadier partagea promptement cette opinion, remarquant aussi qu’une théorie bien compliquée avait en général plus d’effet sur l’opinion que cinquante faits, résultat qu’il attribua à la disposition qu’avaient les Monikins de s’épargner l’embarras de penser.

Je fus particulièrement frappé de l’effet produit par l’exaltation du principe sur les motifs. J’avais souvent remarqué qu’il n’était nullement prudent de compter sur ses propres motifs, par deux raisons suffisantes : la première parce que nous ne connaissons pas toujours bien les motifs qui nous font agir, et secondement, en admettant que nous les connaissions bien, il est tout à fait déraisonnable de supposer que nos amis leur donnent le même poids que nous leur donnons nous-mêmes. Dans la circonstance présente, chaque Monikin semblait parfaitement convaincu de la difficulté, et au lieu d’attendre que ses connaissances condamnassent les motifs qui les faisaient agir, il adoptait prudemment un raisonnement modéré, quoique égoïste, pour justifier ses actions, et le proclamait avec une simplicité et une franchise qui obtenait généralement du crédit. Une fois qu’un Monikin est convaincu que ses motifs n’étaient pas parfaitement désintéressés et justes, chacun est disposé à écouter ses projets, et il s’élève dans l’estime générale à mesure qu’on le trouve plus ingénieux, meilleur calculateur et plus-habile. Ces singulières circonstances rendirent la société plaisamment sincère et ingénue, et une personne qui n’eût pas été habituée à une telle franchise, ou qui en eût ignoré la cause, eût pu présumer quelquefois que le hasard l’avait jetée dans une association extraordinaire d’artistes qui vivaient sur leur esprit. J’avoue que s’il eût été de mode de porter des poches à Leaplow, j’aurais souvent été effrayé pour leur contenu : car sous l’influence de cette malheureuse éclipse on avançait des sophismes si révoltants, qu’on était véritablement conduit à penser d’une manière assez désagréable aux relations qui existent entre le meum et le tuum, aussi bien qu’aux causes inattendues par lesquelles elles étaient quelquefois troublées.

Une place importante vint à vaquer parmi les représentants de Bivouac, et le candidat des horizontaux eût été certainement choisi, sans un contre-temps relatif aux motifs dont nous parlions à l’instant. L’individu en question avait prouvé depuis peu une loyauté, un amour de la patrie, qui lui eussent fait honneur dans tout autre pays et sous d’autres circonstances, mais dont la conduite fut nécessairement présentée aux électeurs par ses antagonistes comme preuve qu’il était inhabile à se charger de leurs intérêts. Les amis du candidat prirent l’alarme et réfutèrent avec indignation les charges des perpendiculaires, affirmant que leur Monikin avait été bien payé pour ce qu’il avait fait. Malheureusement le candidat entreprit d’expliquer, par un écrit, qu’il n’avait été influencé que par le désir de faire ce qu’il croyait juste. Il fut alors jugé tout à fait incapable, et par conséquent ne fut point élu, car les électeurs de Leaplow n’étaient point assez stupides pour confier leurs intérêts à celui qui n’avait pas su prendre soin des siens propres.

Vers ce temps, un célèbre auteur dramatique fit représenter une pièce dans laquelle le héros, excité par le patriotisme, accomplissait des prodiges. Il fut sifflé pour sa peine ; le parterre, les loges, les galeries, se révoltèrent en masse, décidant qu’il était hors de nature de représenter un Monikin courant des dangers inouïs sans aucun motif d’intérêt. Le malheureux auteur changea le dénouement de sa pièce, et fit récompenser son héros par une bonne somme d’argent, alors l’ouvrage fut joué avec un succès passable pendant le reste de la saison. Mais je doute qu’il soit devenu jamais aussi populaire qu’il l’eût été si cette précaution avait été prise avant la représentation.



  1. Il est à peine nécessaire de rappeler au lecteur intelligent qu’il n’existe aucune preuve qu’aucune société politique fut jamais assez ennemie de sa conservation pour produire des lois agraires dans le sens que des politiques à cerveau étroit ont jugé convenable de les représenter depuis la renaissance des lettres. Les célèbres lois agraires de Rome ne différaient pas beaucoup de celles des terres militaires de l’Amérique, et peut être la ressemblance est plus grande encore avec celles des modernes colonies russes. Ceux qui prennent intérêt à ce sujet doivent consulter Niebuhr.