Les Monikins/Chapitre XXX
CHAPITRE XXX.
près une nuit paisible, je me trouvai plus calme et avec un
pouls qui annonçait moins d’agitation que les jours précédents.
Réveillé de bonne heure, je pris un bain et j’envoyai ensuite prier
le capitaine Poke de venir prendre encore une tasse de café avec
moi, avant de nous séparer, car il devait partir le soir même pour
Stonington. Mon ancien camarade de mer, mon collègue, ce compagnon
fidèle de mes courses aventureuses, ne se fit pas attendre.
J’avoue que sa présence me soulagea d’un certain malaise, aimant
peu à contempler des objets qui s’étaient retrouvés sous mes
regards d’une manière si inexplicable, sans l’appui de celui qui
avait assisté avec moi à tant de scènes graves et solennelles.
— Notre voyage a été fort extraordinaire, capitaine Poke, observai-je après que le digne marin eut avalé seize œufs, une omelette, sept côtelettes, et divers autres accessoires ; avez-vous le projet de publier votre journal ?
— Il me semble, sir John, que moins nous parlerons de ce voyage, et mieux ce sera.
— Et pourquoi donc ? Nous possédons les découvertes de Colomb, de Cook, de Vancouver et d’Hudson. — Pourquoi ne pas y ajouter celles du capitaine Poke ?
— Pour dire la vérité, nous autres marins, nous n’aimons pas à parler de nos excursions sur terre ; et quant à ces Monikins, après tout, à quoi sont-ils bons ? Un mille de ces petits êtres ne remplirait pas le quart d’une tonne, et leur fourrure ne vaut à peu près rien.
— Comptez-vous pour rien leur philosophie, leur jurisprudence, vous qui avez été si près de perdre la tête, et qui avez au moins perdu la queue par la hache du bourreau ?
Noé passa une main derrière lui, et tâta le siège de la raison avec une anxiété évidente ; satisfait de l’examen, il plaça tranquillement la moitié d’une galette dans ce qu’il appelait son écoutille à provision.
— Vous me laisserez ce joli modèle de notre bon vieux Walrus, capitaine ?
— Prenez-le, pour l’amour du ciel, sir John, et puisse-t-il vous porter bonheur ! C est un faible échange qu’une telle bagatelle, avec vous qui me donnez un schooner tout équipé.
— Un pois ne ressemble pas mieux à un autre que cette copie ne ressemble à notre cher vaisseau.
— J’ose m’en flatter en effet. Je n’ai jamais vu un modèle qui n’eût quelque chose de l’original.
— Eh bien ! mon cher pilote, il faut donc nous quitter. Vous savez que je dois aller voir la personne qui sera bientôt ma femme ; et lorsque je rentrerai chez moi, vous serez déjà sur la route du Havre.
— Que Dieu vous bénisse ! sir John, que Dieu vous bénisse !
Le nez de Noé rendit alors un son assez semblable à celui d’un cor français, et ses petits yeux noirs, plus brillants encore que de coutume, me parurent humides.
— Vous êtes un plaisant navigateur, et vous franchissez les glaces aussi aisément qu’un poulain saute une barrière. Mais si la raison n’est pas toujours éveillée, le cœur dort rarement. Lorsque le Debby-et-Dolly déploiera ses voiles, vous me ferez le plaisir de me l’apprendre.
— Comptez sur moi, sir John. Avant de partir cependant, j’ai une légère faveur à vous demander.
— Laquelle ?
Noé tira de sa poche une espèce de basso relievo, sculpté en bois. Il représentait Neptune armé d’un harpon, en place d’un trident, le capitaine ayant toujours soutenu que le dieu de la mer ne devait pas avoir d’autre attribut que cette arme ou bien la gaffe d’une barque. À la droite de Neptune était un gentleman anglais, tenant un sac de guinées ; à sa gauche, une femme, qu’on me dit être la déesse de la Liberté, mais qui offrait plutôt l’agréable ressemblance de miss Poke. Les traits de Neptune avaient quelque rapport avec ceux de son mari. Le capitaine sollicita, avec cette modestie qui est la compagne inséparable du talent, la permission de placer une copie de ce groupe sur la poupe de son schooner : on ne pouvait repousser sans grossièreté un tel hommage. Ce fut à regret que je tendis la main à Noé, lorsque le moment de la séparation arriva ; le marin la serra fortement, et sembla disposé à me dire autre chose qu’un adieu.
— Vous allez bientôt voir un ange, sir John.
— Comment ! connaîtriez-vous miss Etherington ?
— Me croyez-vous donc aussi aveugle qu’une taupe ? Je l’ai vue souvent durant notre dernier voyage.
— C’est étrange ! — Mais vous êtes préoccupé, cher ami ; parlez-moi franchement.
— Eh bien ! sir John, je vous en prie, choisissez avec la chère enfant tout autre sujet d’entretien que celui de notre voyage ; je ne la crois pas encore assez préparée au récit des merveilles dont nous avons été témoins.
Je promis d’être prudent, et le capitaine me quitta, non sans m’avoir encore serré la main, et exprimé ses vœux pour mon bonheur. Il y avait dans la brusque expansion du marin un je ne sais quoi qui réagit sur certaines fibres de mon système nerveux ; et après son départ, je passai quelques minutes sans me rappeler qu’il était temps d’aller à l’hôtel de Castille. Trop impatient pour attendre une voiture, je m’élançai dans la rue, persuadé que ma course rapide l’emporterait sur le mouvement en zig-zag d’un fiacre ou d’un cabriolet de place.
Le docteur Etherington vint à ma rencontres la porte de l’appartement, et me conduisit en silence dans son cabinet ; là il me considéra quelques instants avec une sollicitude toute paternelle.
— Elle vous attend, Jack ; et la sonnette lui a appris votre arrivée.
— Tout est pour le mieux, mon cher Monsieur ; ne me retenez pas, laissez-moi aller vers elle, me jeter à ses pieds et implorer mon pardon.
— Pour quelle faute, mon enfant ?
— Pour celle d’avoir cru qu’un intérêt social pouvait égaler le bonheur que donne à l’homme le lien le plus intime, le plus cher.
L’excellent recteur sourit ; mais il était clair qu’il désirait me calmer.
— Vous avez déjà dans la société, sir John Goldencalf, autant d’intérêt qu’un être raisonnable peut en désirer, me répondit-il en prenant cet air que les créatures humaines s’accordent à qualifier de digne ; l’immense fortune que vous a laissée votre père vous met, sous ce rapport, au niveau des hommes les plus riches de l’Angleterre, et à présent que vous êtes baronnet, personne ne vous contestera le droit de prendre part aux délibérations nationales. Il serait peut-être mieux que la création du titre remontât à un siècle ou deux plus voisins du commencement de la monarchie ; mais dans ce temps d’innovation, nous devons prendre les choses telles qu’elles sont, non pas telles que nous désirerions qu’elles fussent ; et, comme les Français le disent, — on fait ce qu’on peut, on ne fait pas ce qu’on veut.
Je me frottai le front ; car le docteur venait de mettre en avant une idée assez embarrassante.
— Suivant votre principe, mon cher Monsieur, la société serait obligée d’avoir recours à ses aïeux pour se rendre elle-même capable de travailler à sa propre organisation.
— Pardonnez-moi, Jack, si j’ai dit quelque chose qui ne fût pas à propos. — Nul doute que tous n’aient des droits égaux au ciel. Mais Anna pourrait être inquiète si nous différions davantage.
Ce mot chassa bien loin de mon esprit toute pensée relative au système social du recteur. On voudra bien se rappeler qu’il est exactement semblable à celui qui faisait le sujet des entretiens de feu mon père. Me précipitant hors du cabinet, je fis bien voir au bon recteur qu’il avait réussi à donner un autre cours à mes idées. Lorsque nous eûmes traversé une antichambre, il me montra une porte, et, me recommandant d’être prudent, il se retira.
Ma main tremblait en se posant sur la serrure, mais le pène céda. Anna avait entendu le bruit de mes pas ; elle était debout au milieu de la chambre, entourée de ce prestige indéfinissable, de ce charme de beauté et d’amour qu’une femme seule possède.
Elle était parvenue, par un violent effort, à maîtriser son émotion ; et quoique son âme pure semblât vouloir voler vers moi, il était visible qu’elle résistait à cette impulsion, pour ne pas me causer une trop vive agitation.
— Cher Jack ! — Et elle me tendit sa jolie main si douce et si blanche.
— Anna ! chère Anna ! — Ses doigts rosés furent couverts de mille baisers.
— Soyons calmes, Jack ; efforcez-vous d’être raisonnable aussi.
— Si je pensais que ce fût réellement un effort pour une personne ordinairement aussi paisible que vous, Anna !
— On peut, tout en étant aussi paisible que je le suis, sentir autant qu’un autre le plaisir de recevoir un ancien ami.
— Si je vous voyais pleurer, je serais heureux, Anna.
Comme si elle n’eût attendu que ce mot, un torrent de larmes lui échappa au même instant. Bientôt je fus effrayé, car ses sanglots devinrent convulsifs ; les sentiments si longtemps comprimés dans ce sein virginal avaient enfin rompu leur digue, et je fus puni de mon égoïsme en ressentant une frayeur presque aussi vive que sa propre émotion.
Je n’ai pas le projet d’entrer dans beaucoup de détails sur les mutuelles effusions de nos cœurs durant la demi-heure qui suivit cette réunion. Anna fut franche et sincère ; et, s’il m’est permis d’en juger par les teintes rosées qui couvraient son doux visage, et la manière dont elle se dégagea des bras protecteurs qui l’entouraient, elle n’était pas sans quelque inquiétude d’avoir été moins prudente qu’à l’ordinaire.
— Nous pouvons à présent causer avec plus de calme, Jack, reprit mon Anna après avoir essuyé ses joues humides ; nous serons plus paisibles, sinon plus heureux.
— La sagesse de Salomon n’est pas la moitié aussi précieuse que les paroles que j’ai entendues tout à l’heure ; — et moins douce est l’harmonie des sphères. — C’est une mélodie dont les anges seuls peuvent Jouir. — N’êtes-vous pas un ange ?
— Non, Jack, je ne suis qu’une pauvre fille confiante et craintive, qui partage les affections et les faiblesses de son sexe, et que bientôt vous serez chargé de soutenir et de diriger. Si nous débutons par nous donner l’un à l’autre ces titres surhumains, nous pourrons nous éveiller de notre songe plus tôt que si nous nous bornons à nous croire ce que nous sommes réellement. Je vous aime, Jack, pour votre bon, excellent et tendre cœur ; et, quant à ces êtres poétiques, il me semble que leur dénuement en ce genre est passé en proverbe.
C’est ainsi qu’Anna réprimait doucement l’exaltation de mon langage ; et lorsque après dix ans de mariage je ne voulais pas admettre que l’eusse été coupable d’une exagération, — elle plaçait sa petite main veloutée dans la mienne, avec un sourire qui enlevait au reproche toute sa sévérité.
— Il y a un point sur lequel vous pouvez être entièrement rassurée, ma chère Anna, repris-je après un moment de réflexion ; toutes mes anciennes opinions concernant l’expansion et la concentration de nos sentiments sont radicalement changées. J’ai porté jusqu’à l’extrême le principe du système social, et je ne puis pas dire que j’aie été satisfait du résultat. Je suis, dans ce moment, intéressé dans diverses spéculations dispersées sur la moitié du globe, et, loin de trouver que ces enjeux sociaux augmentent mon amour pour le genre humain, je suis forcé de reconnaître que le désir de protéger l’un m’entraîne continuellement à des actes injustes envers les autres. Il y a quelque chose de faux, soyez-en sûre, Anna, dans le vieux dogme des économistes politiques.
— Je suis peu instruite sur de telles matières, sir John ; mais, au milieu de mon ignorance, il me semble que c’est dans des principes de justice qu’en doit trouver le gage le plus certain que le pouvoir sera exercé avec équité.
— Oui, sans doute, ils sont utiles. Ceux qui soutiennent que les gens obscurs et ignorants ne sont pas aptes à exprimer leur opinion sur les questions de bien public, sont obligés de reconnaître qu’on ne peut les contenir que par la force. Maintenant, comme instruction donnerait le pouvoir, leur premier soin est de les laisser dans l’ignorance ; puis ils firent de cette ignorance même et de ses conséquences avilissantes un argument contre leur participation au pouvoir. Je crois qu’il n’y a nulle sûreté dans les moyens termes ; Il faut l’admission franche du principe entier.
— Rappelez-vous, cher Goldencalf, que ce sujet m’est presque étranger. Nous devons nous contenter de ce qui existe ; et si quelque changement est nécessaire, tâchez d’y contribuer avec prudence, et en vous conforment aux règles de la justice.
Et, tout en cherchant à détourner mes pensées, Anna semblait inquiète et affligée.
— C’est vrai, très-vrai, répondis-je avec précipitation ; car, pour le monde entier, je n’aurais pas voulu prolonger son anxiété une minute de plus. — Je suis insensé de parler ainsi dans un tel moment ; j’ai trop souffert pour oublier entièrement mes anciennes théories. Mais je pense que vous ne serez pas fâchée, Anna, d’apprendre que je ne cherche plus le bonheur dans mon affection pour le monde entier ; c’est d’un seul être que je l’implore à présent.
— Aimer notre prochain comme nous-même est le dernier et le plus sublime des préceptes divins, répondit la douce jeune fille, plus séduisante que jamais ; car mes dernières paroles étaient loin de lui avoir déplu. Je ne sais si ce but peut être atteint en concentrant en nous la plus grande quantité possible des biens de ce monde ; mais je pense, Jack, que le cœur qui aime véritablement un seul être n’en est que mieux disposé à entretenir des sentiments de bienveillance envers tous les autres.
Je baisai la main qu’elle m’avait donnée, et nous commençâmes à parler de nos arrangements futurs un peu plus comme tout le monde. L’entretien durait depuis plus d’une heure, lorsque le bon docteur s’interposa et me renvoya chez moi afin de tout préparer pour notre retour en Angleterre.
Une semaine après nous avions revu l’antique Albion. Anna et son père se rendirent au presbytère, et je restai à Londres, occupé avec des hommes d’affaires, et me mettant au courant du résultat de mes nombreuses spéculations.
Malgré les prévisions contraires que beaucoup de gens seront portés à faire, la plupart avaient été heureuses. Au total le hasard m’avait encore enrichi, et des chances si favorables accompagnaient les sommes qui étaient encore engagées, qu’il me fut peu difficile d’en disposer avec avantage. Ce produit, joint à une forte balance de dividendes qui s’étaient accumulés durant mon absence, fut déposé chez mon banquier, et je me mis à la recherche des biens à vendre.
Connaissant le goût d’Anna, j’achetai une de ces résidences de ville qui donnent sur le parc de Saint-James, ou la vue d’arbrisseaux embaumés et de verts gazons serait constamment sous son doux regard, durant l’époque de cette nouvelle division de saisons, un hiver de Londres — ou depuis les fêtes de Pâques jusqu’au milieu de l’été.
J’eus un long et amical entretien avec milord Pledge[1] qui faisait encore partie du ministère, toujours aussi actif, aussi juste, aussi respectable, aussi logique et aussi utile que par le passé. Il était, à la vérité, si remarquable par la troisième de ces qualités, que je me surpris une ou deux fois à épier s’il était réellement destitué d’une cauda. Il me donna l’agréable assurance que tout s’était bien passé au parlement pendant mon absence, et m’insinua avec politesse qu’il ne croyait pas qu’on m’eût oublié. Nous réglâmes ensemble certains préliminaires qui seront connus dans le chapitre suivant ; puis, porté sur les ailes de l’amour, — autrement dans une chaise de poste à quatre chevaux, — je volai au presbytère vers la plus douce, la plus tendre, la plus vraie des filles de notre île, si riche cependant en semblables trésors.
- ↑ Milord Gage.