Les Monikins/Chapitre XXIX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 358-368).



CHAPITRE XXIX.


Quelques explications. — Un appétit humain. — Un dîner et une bonne bouche.



Nous restâmes en arrière, le brigadier et moi, pour discuter la portée générale de cet événement inattendu.

— Votre sévère question sur les motifs, mon bon Monsieur, lui dis-je, réduit après tout la moralité politique de Leaplow au système de l’enjeu social de notre partie du monde.

— Tous deux reposent, il est vrai, sur le mobile de l’intérêt personnel, quoiqu’il y ait entre eux la différence qui existe entre les intérêts d’une partie et ceux de la totalité.

— Et la minorité peut-elle agir d’une manière moins louable que la totalité ne semble l’avoir fait dans cette occasion ?

— Vous oubliez que Leaplow se trouve justement, dans cet instant, sous l’influence d’une éclipse morale. Je ne dirai pas que ces éclipses ne se renouvellent pas souvent ; mais leur retour est tout aussi fréquent dans les autres régions de l’univers. Nous avons trois grandes méthodes de contrôler les affaires de l’État monikin, c’est-à-dire celle d’un seul, puis celle de quelques-uns, puis enfin celle du grand nombre.

— La même classification existe précisément parmi les hommes, m’écriai-je.

— Quelques-unes de nos améliorations suivent, il est vrai, une pente rétrograde ; mais le crépuscule suit aussi bien qu’il précède le passage du soleil, reprit le brigadier avec un calme parfait. Nous pensons qu’il s’en faut de peu que le plus grand nombre de ces améliorations ne balance le mal, tout en étant loin de croire celles-là même sans tache. En admettant que les inconvénients soient égaux dans les trois systèmes (ce que nous n’accordons pas néanmoins, persuadés que le nôtre est le meilleur), il est prouvé que celui qui se compose d’une grande partie de la nation échappe à une source abondante d’oppression et d’injustice, en étant dispensé des précautions onéreuses que la faiblesse est obligée de prendre contre la force.

— Ceci est l’opposé d’une opinion très-répandue parmi les hommes, Monsieur ; ils soutiennent d’ordinaire que la tyrannie d’un grand nombre est la pire de toutes.

— On le croit ainsi simplement, à l’étranger, parce que le l’on n’a pas pu se peindre lui-même. Si la cruauté a le plus souvent la lâcheté pour compagne, l’oppression est neuf fois sur dix le résultat de la faiblesse. Il est naturel qu’un homme tremble devant cent ; il ne l’est pas que cent en redoutent un seul. Il s’ensuit que, sous les régimes où le pouvoir est entre les mains de la multitude, certains principes fondés sur le droit naturel sont, par le fait, ouvertement reconnus, et il est rare, en vérité, que les actes publics ne soient pas plus ou moins influencés par eux ; d’un autre côté, l’action du petit nombre exige que ces mêmes vérités soient ou éludées ou complètement étouffées, et la conséquence est l’injustice.

— Mais, en admettant toutes vos maximes, brigadier, en ce qui regarde le nombre des gouvernants, vous devez aussi reconnaître qu’ici, dans votre bien-aimé Leaplow elle-même, les Monikins consultent leurs propres intérêts ; et c’est, après tout, adopter le principe fondamental du grand système social de l’Europe.

— Ils pensent sans doute que les biens du monde doivent être la pierre de touche de la puissance politique. Vous devez vous apercevoir, sir John, par la triste confusion qui existe en ce moment parmi nous, que nous ne sommes pas sous la plus salutaire de toutes les influences. J’accorde que le désir le plus vif de la société est d’être gouvernée par certaines vérités morales. Les conséquences et les corollaires de ces vérités sont des principes qui viennent du ciel. Maintenant, d’après les dogmes monikins, l’amour de l’argent est un sentiment terrestre ; et, au premier aperçu, il ne semblerait pas très-prudent d’admettre un semblable penchant pour le principal mobile de la conduite d’un seul Monikin, et, par de bonnes raisons, il paraîtrait également imprudent de l’admettre pour mobile de celle de plusieurs. Vous voudrez bien aussi vous rappeler que, lorsque l’autorité est exclusivement entre les mains des riches, ils régissent non seulement leurs propres biens, mais encore ceux des individus moins fortunés qu’eux-mêmes. Votre principe suppose qu’en veillant à ses propres intérêts, le riche électeur s’occupe de ceux de la communauté ; mais notre expérience nous a appris qu’un Monikin peut être à la fois soigneux pour lui-même et singulièrement négligent pour son voisin. C’est pourquoi nous pensons que l’argent est une mauvaise base pour le pouvoir.

— Vous dérangez toutes choses, brigadier, sans rien trouver pour les remplacer.

— C’est qu’il est facile d’abattre et difficile de construire. Mais pour ce qui regarde la base de la société, je mets purement en doute la sagesse de soutenir un état de choses que nous savons tous être appuyé sur un principe vicieux. Je crains beaucoup, sir John, que nous ne soyons jamais tout à fait parfaits, tant que les Monikins seront Monikins ; et, quant à votre système social, je suis d’opinion que, la société se composant de tous ses membres, il peut être bon d’entendre ce que chacun a à dire sur ses lois.

— Il existe des hommes, et j’ose dire des Monikins, qui ne sont pas capables de régler même leurs affaires personnelles.

— C’est vrai, mais il ne s’ensuit pas que d’autres hommes ou d’autres Monikins perdraient de vue leurs propres intérêts, s’ils étaient investis du droit d’agir en qualité de leurs substituts. Vous êtes législateurs depuis assez longtemps pour savoir combien il est difficile même de parvenir à ce qu’un représentant direct et responsable respecte scrupuleusement les intérêts et les désirs de ses constituants ; et la suite vous montrera de quelle faible considération jouirait celui qui s’imaginerait agir comme leur maître, et non comme leur très-humble serviteur.

— Le résumé de tout ceci, brigadier, est que vous croyez peu au désintéressement monikin, sous quelque forme qu’il se présente ; que vous pensez qu’on ne peut posséder l’autorité sans en abuser ; qu’ainsi il est préférable de diviser le dépôt afin de disséminer l’abus ; que l’amour des richesses est une affection terrestre, à laquelle on ne doit pas se confier pour régir un État ; qu’enfin le système social est radicalement mauvais, puisqu’il n’est que le développement d’un principe qui est lui-même défectueux.

Mon compagnon se mit à bâiller. Je crus voir qu’il serait content de terminer l’entretien, et, lui souhaitant le bonjour, je me retirai en toute hâte pour voir Noé, dont les regards carnassiers me causaient beaucoup d’inquiétude. Le capitaine était sorti ; et après l’avoir cherché dans les rues pendant une ou deux heures, je retournai à notre demeure ; fatigué et affamé.

À quelques pas de la porte, je rencontrai le juge Ami du Peuple, rasé et abattu ; je m’arrêtai pour lui adresser un mot bienveillant avant de monter l’escalier. Il était impossible de voir ce gentleman, qu’on avait connu dans la bonne société, et dans une position plus prospère, n’ayant plus un seul poil sur sa personne, souffrant de l’amputation récente de sa queue, et avec un maintien où toute l’humilité républicaine était peinte, il était impossible de le voir sans éprouver le besoin de le consoler. Aussi m’efforçai-je de lui exprimer mes regrets en aussi peu de paroles que possible, et, tout en l’encourageant par l’espoir de voir bientôt naître un nouveau duvet, je m’abstins délicatement de faire aucune allusion à la cauda, dont je savais la perte irréparable. À ma grande surprise, néanmoins, le juge me répondit avec gaieté, supprimant pour l’instant toute apparence de honte et de mortification.

— Est-ce bien vrai ! m’écriai-je ; vous n’êtes donc pas malheureux ?

— Bien loin de là, sir John, je n’ai jamais été mieux disposé, et l’avenir ne s’est jamais montré à moi sous un jour meilleur.

Je n’avais pas oublié de quelle étrange manière le brigadier avait sauvé la tête de Noé, et j’étais résolu à ne m’étonner d’aucune preuve de l’ingéniosité monikine. Je ne pus cependant m’empêcher de demander une explication.

— Il peut vous sembler bizarre, sir John, de trouver sur le chemin de la fortune un politique qui en apparence est plongé dans l’abîme du désespoir. Telle est cependant ma position. À Leaplow, l’humilité est tout. Le Monikin qui veut bien s’astreindre à répéter perpétuellement qu’il est le plus pauvre diable qui existe ; que l’emploi le plus bas est encore au-dessus de ses moyens ; que sous tous les rapports il devrait être expulsé de la société ; peut en toute sûreté se croire dans la bonne voie pour être élevé à quel qu’une des dignités qu’il se proclame lui-même le plus indigne d’obtenir.

— Ce qu’il y a de mieux alors est de faire son choix et de déclarer hautement son incapacité pour ce même emploi.

— Vous êtes rempli de sagacité, sir John, et vous réussirez si vous consentez à rester avec nous ! dit le juge en clignant les yeux.

— Je commence à voir clair : vous n’êtes ni chagrin, ni humilié.

— Pas le moins du monde. Il est plus important pour un Monikin de mon poids de paraître être quelque chose que de l’être en effet. Mes concitoyens sont d’ordinaire satisfaits avec ce sacrifice, et à présent que le principe est éclipsé, rien n’est plus aisé.

— Mais comment un être d’une agilité et d’une dextérité aussi étonnantes a-t-il pu se laisser surprendre faisant un faux pas ? Je vous croyais d’une adresse sans égale, et infaillible dans toutes vos évolutions. Peut-être la petite aventure de la cauda a-t-elle fait du bruit ?

Le juge se mit à rire en me regardant.

— Je vois, sir John, que vous n’êtes pas encore au fait de ce qui nous concerne. Nous avons proscrit les caudœ comme anti-républicaines, les deux opinions s’étant prononcées contre elles ; et cependant un Monikin pourrait avec impunité en porter une longue d’un mille, s’il voulait se soumettre de nouveau au rasoir en rentrant dans ses foyers et jurer qu’il est un misérable indigne de vivre. S’il pouvait de plus dire quelques mots flatteurs sur les chats et les chiens de Leaplow, que Dieu vous bénisse, Monsieur, on lui pardonnerait la trahison même.

— Me voici sur la voie de votre tactique, sinon de votre politique. Le gouvernement de Leaplow étant populaire, il devient nécessaire que ses agents soient populaires aussi. Et comme les Monikins se délectent naturellement dans leur propre excellence, rien ne les dispose si bien à accorder leur confiance à un autre que la profession qu’il fait d’être pire qu’eux-mêmes.

Le juge secoua la tête et fit la grimace.

— Un mot encore, mon cher Monsieur : vous trouvant forcé de louer les chats et les chiens de Leaplow, ne seriez-vous pas par hasard partie de cette classe de philoféles[1] qui se dédommagent de leur aménité envers les quadrupèdes en calomniant la portion de la création à laquelle ils appartiennent ?

Le juge tressaillit et regarda autour de lui comme s’il craignait d’être entendu : puis, me priant avec instance de respecter sa situation, il ajouta à voix basse que le peuple était un objet sacré pour eux, qu’il était rare que lui-même prononçât ce nom sans s’incliner, et que ses sentiments affectueux envers les chats et les chiens n’étaient pas fondés sur le mérite particulier de ces animaux, il les aimait simplement parce qu’ils étaient les chats et les chiens du peuple. Craignant d’entendre quelques observations plus désagréables encore, le juge s’empressa de me quitter. Je ne l’ai jamais revu depuis. Mais je ne doute pas que ses poils et sa fortune n’aient subi une progression rapide et qu’il n’ait trouvé le moyen d’étaler une queue d’une longueur convenable lorsque l’occasion l’exigeait.

Un groupe nombreux dans la rue attira alors mon attention. Je m’approchai, et un de mes collègues qui s’y trouvait fut assez bon pour m’en expliquer la cause.

Il paraissait que certains Leaphighers étaient venus visiter la contrée de Leaplow, et que, non contents de cette liberté, ils venaient de publier des brochures sur ce qu’ils avaient vu et même sur ce qu’ils n’avaient pas vu. Au sujet des dernières, l’opinion publique n’était pas très-émue, malgré de sévères réflexions sur la grande allégorie nationale et les droits sacrés des Monikins ; mais les premières excitaient une très-vive agitation. Ces écrivains avaient est l’audace de dire que les Leaplowers s’étaient entièrement coupé la cauda, et cet outrage inouï bouleversait la république entière. La seule mention d’un tel fait était une offense ; la proclamer dans le monde, par l’organe de la presse, une offense plus grave encore. Si les Leaplowers n’avaient pas de queue, il était évident que c’était leur faute, la nature les ayant formés semblables en tout aux autres Monikins. C’est en vertu d’un principe républicain qu’ils avaient retranché cette portion de leur individu, et aucun principe ne devait leur être jeté au nez d’une si rude manière, surtout pendant une éclipse morale.

Ceux qui distribuaient l’essence salutaire aux queues coupées, criaient plus haut encore que les autres ; les faiseurs de caricatures étaient mis en réquisition ; on n’entendait que murmures, menaces, imprécations, et cependant tous lisaient l’ouvrage.

Je m’éloignai de la foule, et repris de nouveau le chemin de ma demeure, en méditant sur ce singulier état de société où une résolution délibérée et adoptée publiquement pouvait faire naître une susceptibilité si vivement manifestée. Je n’ignorais pas que les hommes sont d’ordinaire plus enclins à rougir de leurs imperfections naturelles que de celles qui en grande partie dépendent d’eux-mêmes ; mais les hommes sont, dans leur opinion du moins, placés par la nature à la tête de la création, et à ce titre il est raisonnable de les supposer jaloux de leurs privilèges naturels. Le cas actuel était plutôt particulier à Leaplow que générique, et je ne pouvais m’en rendre raison qu’en supposant que la nature avait placé certains nerfs à rebours dans l’anatomie de ce peuple.

En rentrant au logis, une forte odeur de rôti caressa mes narines et éveilla dans les nerfs olfactives une sensation agréable, mais très-peu philosophique, qui se communiqua aussitôt à la région de l’estomac. Bref, je reçus la preuve évidente qu’il ne suffit pas de transporter un homme dans le pays des Monikins, de l’envoyer au parlement, et de le nourrir de noix pendant une semaine, pour le rendre tout à fait éthéré. Je sentis que la lutte serait inutile. Le fumet du rôti l’emportait sur tous les faits dont je viens de parler, et, forcé d’abandonner les hauteurs de la philosophie pour obéir à un instinct plus humain, je descendis sur-le-champ à la cuisine, guidé par un sentiment assez analogue à celui qui dirige les chiens à la chasse.

En ouvrant la porte de notre réfectoire, je fus inondé d’un parfum si délicieux, qu’ému comme l’est la jeune fille qui prête l’oreille au murmure de l’eau, et oubliant toutes les sublimes vérités qui n’occupaient si récemment encore, je fus coupable de cette faiblesse particulière à notre nature, qu’on exprime ordinairement par la tournure vulgaire : l’eau lui vint à la bouche. Illustration

Le marin avait mis de côté l’abstinence monikine, et se régalait d’une manière tout humaine : un plat de viande rôtie était placé devant lui, et lorsque j’approchai, son regard se tourna vers moi avec une expression qui rendait un peu douteux le plaisir que ma visite lui causait. Mais l’honnête et vieux principe qui ne permet jamais à un marin de refuser de partager avec un ancien compagnon, l’emporta même sur son appétit.

— Asseyez-vous, sir John, s’écria le capitaine sans s’interrompre, et ne faites pas grâce aux os. Pour dire la vérité, ils sont presque aussi bons que la chair. Je n’ai jamais mangé un morceau plus délicat.

Le lecteur peut être sûr que je n’attendis pas une seconde invitation, et en moins de dix minutes le plat était aussi net que si les harpies se fussent chargées de cette tâche. Comme on professe dans cet ouvrage un respect religieux pour la vérité, je dois avouer que je n’ai nulle souvenance qu’aucun sentiment m’ait jamais donné la moitié autant de satisfaction que ce court et brusque repas. Encore à présent, il me représente le beau idéal d’un dîner ! il péchait par la quantité et non par la qualité.

Déjà mes regards avides cherchaient si d’autres mets n’étaient pas préparés, lorsque tout à coup j’aperçus une figure qui semblait n’adresser un doux et triste reproche. La vérité m’apparut au milieu d’un flot d’horribles remords. M’élançant sur Noé avec l’agilité du tigre, je le saisis à la gorge en criant avec l’accent du désespoir :

— Cannibale ! qu’as-tu fait ?

— Laissez-moi, sir John, nous n’aimons pas à Stonington ce genre de caresses.

— Malheureux ! tu m’as rendu complice de ton crime ! Nous avons mangé le brigadier Downright !

— Lâchez-moi, sir John, ou la patience m’échappera.

— Monstre ! rends cet aliment impie ! — Ne vois-tu pas un million de reproches dans les yeux de l’innocente victime de ton insatiable appétit ?

— Éloignez-vous, sir John, éloignez-vous, tandis que nous sommes encore amis. Il m’importe fort peu d’avoir avalé ou non tous les brigadiers de Leaplow, — lâchez-moi !

— Jamais, monstre ! tant que tu n’auras pas rendu cet horrible aliment !

Noé ne put en supporter davantage, et me saisissant à la gorge, d’après le principe de la loi du talion, je ne tardai pas à ressentir la sensation qu’éprouverait celui dont le gosier serait placé dans un étau. Je n’essaierai pas de décrire fort en détail le miracle qui s’opéra alors. Le gibet doit sans doute guérir beaucoup d’illusions ; car, pour moi, la pression à laquelle je fus soumis fit certainement des miracles en fort peu de temps. Peu à peu, la scène entière changea. D’abord vint un brouillard, ensuite un vertige, et enfin, lorsque le capitaine retira sa main, les objets m’apparurent sous une forme nouvelle, et au lieu d’être à notre auberge à Bivouac, je me trouvai dans mon ancien appartement de la rue de Rivoli à Paris.

— Nom d’un roi ! s’écria Noé, qui, debout devant moi, était encore coloré par suite de l’effort qu’il avait fait ; ceci n’est pas un jeu d’enfant, et s’il doit se renouveler, j’aurai recours à la garcette ! où serait donc le grand mal, sir John, qu’un homme mangeât un singe ?

L’étonnement me rendit muet ; chaque objet était juste à l’endroit où je l’avais laissé le matin de mon départ pour Londres et Leaphigh. En examinant des feuilles de papier couvertes d’une écriture très-fine, qui étaient éparses sur une table placée au milieu de la chambre, je m’aperçus qu’elles contenaient ce manuscrit jusqu’au dernier chapitre. Le costume du capitaine n’avait rien d’inusité non plus que le mien ; j’étais habillé à la Parisienne et lui à la Stonington. Un petit vaisseau, construit avec beaucoup d’adresse et auquel il ne manquait pas un seul cordage, était sur le parquet ; on lisait sur sa poupe le nom de Walrus. En voyant mes yeux égarés se fixer sur le navire, Noé me dit que, n’ayant rien à faire qu’à s’occuper de ma santé, il s’était amusé à fabriquer ce joujou ; je compris plus tard que c’était là une manière polie de désigner les fonctions de gardien qu’il avait remplies près de ma personne.

Tout était incompréhensible. On sentait réellement l’odeur qui suit un repas. J’éprouvais aussi cet état de plénitude qui succède souvent à un dîner, et un plat rempli d’os était en évidence. J’en pris un pour examiner le genus ; le capitaine m’informa alors avec bonté que c’étaient les restes d’un cochon de lait qu’il avait eu beaucoup de peine à se procurer, les Français considérant l’acte de manger cet animal comme presque aussi coupable que celui de croquer un enfant. Un soupçon se glissa dans mon esprit, et je me retournai pour chercher l’œil courroucé du brigadier.

La tête était juste à l’endroit où je l’avais vue auparavant, sa position n’avait pas varié ; mais elle était assez élevée pour me faire juger que des épaules lui servaient encore de soutien. Un second regard me fit reconnaître le maintien méditatif et philosophique du docteur Reasono, qui portait encore sa veste de hussard ; mais se trouvant à l’abri de l’air, il avait eu soin de déposer le chapeau espagnol avec ses plumes un peu ternies.

J’entendis quelque bruit dans l’antichambre, puis le son de plusieurs voix basses, mais animées. Le capitaine s’éclipsa, et fut se mêler à l’entretien. J’écoutai avec l’attention la plus profonde, mais je ne pus saisir aucune des intonations d’un dialecte fondé sur le système décimal. La porte s’ouvrit tout d’un coup, et le docteur Etherington parut.

L’excellent ministre me regarda longtemps et avec une sorte d’avidité ; des larmes remplirent ses yeux, et, étendant ses deux mains vers moi, il me demanda :

— Me reconnaissez-vous, Jack ?

— Si je vous reconnais, mon cher Monsieur ! — Pourquoi donc cette question ?

— Eh ! me pardonnez-vous, mon cher enfant ?

— Qu’ai-je à vous pardonner, Monsieur ? — Je suis sûr que c’est à moi à implorer votre pardon pour mille folies.

— Ah ! la lettre. — Cette lettre sévère, imprudente !

— Je n’ai pas reçu une seule lettre de vous, Monsieur, depuis un an. La dernière était loin d’être sévère.

— Tout ce qu’Anna a écrit, c’est moi qui l’ai dicté.

Je passai la main sur mon front, et j’eus un pressentiment de la vérité.

— Anna ?

— Elle est ici, — à Paris, — malheureuse, — très-malheureuse, pour vous, par vous.

Les parcelles de monikinité qui pouvaient me rester encore cédèrent aussitôt la place à un océan de sensations tout humaines.

— Laissez-moi voler vers elle, de grâce ! — Une minute est un siècle !

— Pas encore, mon enfant. Nous avons beaucoup de choses à nous dire l’un à l’autre. Elle n’est pas dans cet hôtel. Demain, lorsque vous serez mieux préparés, vous vous verrez.

— Ajoutez, pour ne plus nous quitter, Monsieur, et je serai aussi patient qu’un agneau.

— Eh bien ! pour ne jamais vous quitter, j’y consens.

Je serrai dans mes bras mon vénérable tuteur, et un torrent de larmes délicieuses soulagea mon cœur du poids qui l’oppressait. Bientôt le docteur Elherington me ramena à un état plus calme, et, dans le cours de la journée, divers points furent discutés et réglés. On me dit que le capitaine Poke avait été une bonne garde, quoique un peu brusque, et que le moins que je pouvais faire pour lui était de le renvoyer gratis à Stonington. L’affaire s’arrangea ainsi, et le digne mais dogmatique marin reçut tout ce qui lui était nécessaire pour équiper une nouvelle Debby-et-Dolly.

— Il sera bien de présenter ces philosophes à quelque académie, observa en souriant le docteur, en désignant du doigt la famille de nos aimables étrangers, étant déjà F. U. D. G. E. S. et H. 0. A. X. es[2]. M. Reasono en particulier serait déplacé dans les cercles ordinaires de la société.

— Faites-en tout ce qui vous conviendra, vous qui êtes pour moi plus qu’un père. Seulement que ces pauvres animaux soient préservés de toutes souffrances physiques.

— On veillera à tous leurs besoins, à la fois physiques et moraux.

— Et dans un jour ou deux, nous partirons tous pour le presbytère ?

— Après-demain, si vous en avez la force.

— Et demain ?

— Vous verrez Anna.

— Et le jour d’après ?

— Non, pas tout à fait si vite, Jack ; mais dès que nous penserons que vous nous êtes totalement rendu, elle unira pour toujours sa destinée à la vôtre.


  1. Amis des chats.
  2. Fudge ennuyeux. Thomas Moore est auteur d’un poème intitulé : la Famille Fudge (des ennuyeux) en Angleterre. Hoax mystifié. La manière dont l’auteur écrit ces mots en se servant des lettres capitales séparées par un point, est une critique de la méthode usitée en Angleterre d’indiquer ses titres par des capitales D. D. (divine doctor), M. P. (membre du parlement), etc, etc. On emploie en France la même méthode abréviative pour D. M. P. (doctor medica parisiensis) ; mais en Angleterre il n’est pas rare de voir six à huit capitales suivre le nom d’un savant.