Les Morticoles/Première partie/Chapitre I

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Bibliothèque Charpentier (p. 1-15).


CHAPITRE PREMIER


On se fie rarement aux récits des voyageurs : c’est un soupçon commode, qui dispense d’étudier et de lancer des pierres dans les étangs mornes de l’esprit. Aussi n’essayerai-je pas de convaincre un lecteur trop rétif. S’il pense ce livre mensonger, qu’il le ferme et le jette. Je parle pour les autres, ceux qui ont confiance et cherchent à s’instruire.

Je m’appelle Félix Canelon. Si je m’observe au miroir, je retrouve sans trop de peine, sous le vieillard d’aujourd’hui, le jeune homme que j’aimais tant, aux regards vifs, au nez busqué, aventureux, à l’âme inquiète mais ardente. J’ai maintenant cent cinq ans, bon pied, bon œil, excellent estomac, une femme adorée, deux enfants septuagénaires, cinq petits-fils et petites-filles et douze arrière-bambins qui font ma joie. Ce sont conditions d’optimisme nécessaires à qui veut raconter sans fiel des aventures passées et douloureuses, car le défaut de ces sortes d’entreprises est souvent de teindre de vieux événements avec une bile récente. On n’attribuera donc ma vivacité qu’à celle de mes souvenirs. Pour quelques heures, la fièvre de mon adolescence va renaître. Qu’elle soit la bienvenue !

J’étais un solide gars de dix-sept ans. J’habitais avec les miens une chère petite maison, près des faubourgs tumultueux et de la mer bruissante. J’avais reçu l’habituelle éducation de notre cité, laquelle, j’ai pu m’en convaincre au cours de mes voyages, est certes la meilleure de toutes. Chacun se porte bien, respire un air alerte, fait son devoir en chantant. Fils d’artisans, j’allais à l’école deux heures par jour. On m’y apprenait surtout à aimer mon semblable, à honorer la Providence, à arracher de mon cœur les sentiments mauvais qui poussent dans les prairies naturelles de la sagesse et de la joie : « Vous venez ici, nous disait notre excellent maître, moins pour étudier des sciences vaines et précaires que pour faire votre toilette morale et sentir en tout la beauté. » Ensuite je m’occupais à domicile de notre agréable métier qui consiste à tresser des corbeilles et menus objets de vannerie. Le reste du temps je jouais, je me promenais, je faisais des lectures. Le malheur fut que plusieurs de celles-ci traitaient de voyage et de navigation. Elles m’animèrent tellement que je suppliai mon père de me laisser courir un peu le monde avant de m’engager pour toujours dans la vie familiale. Il eut la faiblesse d’y consentir.

Je m’embarquai sur le Courrier, grand navire qui faisait le commerce avec les contrées les plus lointaines. Il y avait à bord trente matelots et dix comptables dont j’étais. Le capitaine, un brave homme râblé au visage rouge et jovial, nommé Sanot, manquait d’expérience, car, après une première escale, il perdit complètement sa route et nous parcourûmes cinquante-six jours une mer libre et désolée, réduits à consommer en partie les vivres dont nous comptions faire le trafic. Nous commencions à perdre courage quand la terre fut enfin signalée.

Un petit point qui grossit vite vint à notre rencontre. À quelque distance il stoppa et nous fit certains signaux de convention ; mais nous n’y comprîmes rien, fatigués que nous étions et surpris par l’extraordinaire aspect du messager. C’était une galère sombre, qui portait un immense pavillon noir sur lequel était gravée une tête de mort d’une blancheur éclatante. Le désarroi de nos estomacs, l’inquiétude et la vue de cet angoissant navire nous rapprochèrent du surnaturel tellement que mes camarades frissonnaient et que moi-même j’entendais le bruit de castagnettes dans mes mâchoires. Alors le capitaine qui, s’il savait très mal la conduite pratique d’un bâtiment, avait des lumières étendues, nous dit d’une voix rassurante : « Je connais ces couleurs ; encore qu’elles soient lamentables, elles nous présagent un heureux destin. C’est le drapeau des Morticoles et nous touchons à leur pays ; nul havre plus sain ne pouvait s’offrir à nos corps délabrés. » Et, tandis qu’une étroite embarcation se détachait du bâtiment, noire elle-même et portant en petit le pavillon à tête de mort, Sanot nous donna quelques détails sur cette contrée où nous avait dirigés son ignorance : « Les Morticoles sont des sortes de maniaques et d’hypocondriaques qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence. D’après ce qu’on m’a dit d’eux, leur Faculté de médecine est à la fois un parlement, une diète et une cour de justice. Les seuls monuments sont des hôpitaux et chacun y suit un régime. Bientôt, au reste, nous serons renseignés. »

La chaloupe approchait du bord ; elle accosta doucement, et montèrent sur le pont quatre inoubliables personnages. L’un d’eux marchait en avant, à petits pas, détaché du groupe, comme pour nous prévenir du rôle capital qu’il jouerait dans notre séjour. Il était de taille moyenne, possédait une figure fade et louche, deux yeux ternes qui regardaient de côté, une moustache tombant vers la barbe, laquelle convergeait en pointe fine, l’ensemble d’une couleur indécise et pisseuse. Car le poil de cet homme dissimulait son âge, comme son âme dissimulait tout, et sa sueur elle-même devait être d’hypocrisie. Les trois dévots mannequins qui l’escortaient, comme lui revêtus de longues redingotes obscures, qu’aucun linge n’égayait, composaient leurs têtes sur celle de leur patron et, quoique beaucoup plus jeunes, aspiraient au même aspect vague. Nous nous rangeâmes le long des sabords aussi régulièrement que nous le permettait la fatigue. Le capitaine, s’avançant, ôta son béret et s’apprêta à recevoir aimablement les visiteurs ; mais, comme il ouvrait la bouche, le délégué chef lui coupa la parole d’une voix sèche, flûtée, cependant fort nette : « Nous sommes les envoyés sanitaires de la Morticolie où la direction de votre vaisseau vous porte à atterrir. Vous avez devant vous le propre président de toutes les commissions consultatives d’hygiène et de préservation antiseptiques, le docteur Crudanet, membre secrétaire des huit Académies officielles, de la Chambre haute et basse, du Bureau de la santé sur terre, sur mer et dans l’air, spécialiste en plusieurs facultés spéciales, telles qu’yeux, nez, oreilles, langues, pieds, dents, et généraliste génial quant à l’ensemble de ces facultés. Nous devons procéder, mes aides et moi, à la formalité de la quarantaine, visiter vos hommes et le bâtiment, accomplir enfin notre devoir strict d’inquisition et de réquisition sanitaires, ainsi qu’il ressort des règlements 6, 24, 46, 68, 232, 713, 945, 2629 du code des Morticoles, dont j’ai publié il y a deux ans une nouvelle édition portative. »

Sur ce, l’orateur s’inclina, ceux qui le suivaient s’inclinèrent, et chacun garda son sérieux, car nous avions tous le pressentiment de quelque chose de sinistre. Seul le capitaine fit bonne mine : « Docteur, je me soumets joyeusement à une formalité qui me permet de connaître un haut dignitaire tel que vous. Ce navire est à vos ordres, ainsi que son équipage. Scrutez, regardez, interrogez, et, quelque dure que soit l’hypothèse d’une quarantaine, après les fatigues et les ennuis d’une traversée périlleuse, nous vous obéirons ponctuellement. » Les trois aides plus jeunes eurent un narquois plissement des lèvres qui signifiait sans doute l’impossibilité de ne pas obéir, et, jetant les yeux sur la galère venue à notre rencontre, j’y vis étinceler de place en place des rangées de canons fort persuasives.

Cependant un doux soleil ridait la mer de sourires et nous espérions la fin de nos tribulations. Le délégué Crudanet ne sourit pas, lui. Il envoya un de ses acolytes chercher dans la chaloupe une grande boîte noire au lugubre blason des Morticoles. Il l’ouvrit avec précaution sur le pont que balançait le remous de courtes vagues clapotantes. Le capitaine était descendu s’occuper de quelque besogne et nous restions, les quarante hommes d’équipage, en face de ces quatre inquiétantes énigmes. Leur chef choisissait parmi sa caisse une variété de bizarres appareils qui encombraient ses mains menues et pâles, si bien que je m’avançai pour le débarrasser. Alors il eut un sursaut brusque et un regard si farouche que je reculai. Il se rapprocha. Sans mot dire, il m’entoura le cou et les poignets de tubes de caoutchouc, lesquels communiquaient à une boîte qu’il me plaça sur le dos. Puis il me fit tousser, cracher, renifler, compter, observant sa manivelle avec une attention extrême : saisi de crainte et stupide, je ne bougeais pas plus qu’un mort. Cependant ses aides traitaient de la même façon mes camarades. Ensuite on nous enjoignit de nous tenir tous sur un pied en fermant les yeux. On nous saupoudra la langue d’une horrible composition amère qui remplit la bouche de salive. Après quoi, Crudanet et son équipage se tinrent à l’écart et nous osions à peine nous communiquer notre ennui et notre dégoût. Ils causaient si bas qu’aucune parole ne nous parvenait, malgré que l’air fût limpide, à peine animé d’une brise légère. Je perçus néanmoins ceci : « Je vais demander au plus intelligent », et le délégué chef vint à moi.

Mais mon sentiment d’orgueil fut vite dissipé par le trouble où me jeta sa question : « Comment sont vos matières et en général celles de vos camarades ? » Il fallut plusieurs minutes et autant de circonlocutions pour que le plus intelligent comprît, et alors je fus en proie à un rire inextinguible qui se communiqua à mes compagnons, quand je leur traduisis le problème en langage vulgaire. Crudanet et les siens nous fixaient en dessous de leurs petits yeux méfiants. Un peu calmé, je répondis que je connaissais peu mes matières et que je les oubliais à mesure, que c’était notre habitude à tous de jeter aux requins sans y prendre garde l’excédent de nos digestions… Le docteur m’arrêta : « C’est bien, relevez votre manche. » Aussitôt, à peine le temps de blasphémer, il m’avait fait à l’avant-bras cinq ou six piqûres d’un vaccin fort douloureux qu’il avait jusque-là adroitement dissimulé dans sa main. Les autres subirent la même opération. À ce moment le brave Sanot remontait. Le délégué lui dit : « Vos hommes et vous, capitaine, ne souffrez pas d’un mal déterminé, mais d’une fatigue qui, chez quelques-uns, est douteuse. Mieux vaut, dans ce cas, s’astreindre à la quarantaine. Nous vous enverrons des vivres sanitaires. Reste la visite du bâtiment. »

Les cinq s’éloignèrent, suivis de quelques-uns d’entre nous, prêts à ouvrir les cloisons étanches et à manœuvrer devant eux les machines. La manche encore relevée, nous déplorions cette funeste nécessité de la quarantaine qui frappait des hommes bien portants, désireux seulement de manger. Nos provisions étaient à peu près complètement épuisées ; que valaient ces vivres sanitaires ? D’ailleurs nos virulentes piqûres commençaient à nous brûler et démanger. Plus d’eau douce à bord, et l’un, ayant trempé son bras dans la mer, l’en sortit aussitôt rouge et gonflé. J’eus le sentiment net que nous étions tombés sur des êtres effrayants, hors de l’humain, malgré leurs manières demi-affables, en dépit des deux pieds qui les portaient : « Nos matières, la couleur de nos matières », chuchotaient en riant quelques camarades.

Les délégués reparurent. Crudanet discutait vivement avec le capitaine qui semblait moitié suppliant, moitié furieux. Le docteur rejetait son air patelin et toute sa figure avait une expression atroce et froide, que copiaient servilement ses trois aides, vilains miroirs : « Mais, monsieur le délégué chef, s’écriait Sanot, c’est la mort pour ces pauvres gens ! — Vous n’avez, insistait l’autre, qu’à vous soumettre. Serait-ce la mort que nous la préférerions à l’intoxication de notre contrée ! Mais, si nous l’avions crue nécessaire, nous aurions déjà bombardé votre coque de noix comme nous le fîmes avant-hier pour des Anglais trop entêtés. Ne vous obstinez pas, c’est inutile. D’ailleurs je demeure en vue et vous préviens que nous vous coulons de suite, si vous ne sacrifiez pas les dernières provisions avariées. »

Là-dessus ces garnements de détresse s’inclinèrent et pivotèrent sur leurs talons. Le capitaine gardait ses mains crispées derrière son dos, hochant la tête d’un air navré, et, comme la chaloupe reportait à la galère noire nos quatre noirs bourreaux, il nous fit part, interrompu souvent par nos exclamations, des ordres impitoyables des Morticoles. Ceux-ci avaient tout ouvert, fouillé, disloqué et rien ne pouvait échapper à leurs regards de fouines. Nos rares provisions d’ultime réserve, il fallait les jeter à l’eau. Nous devions brûler nos hamacs, nos boîtes où étaient nos affaires de couture, nos souvenirs de famille, brûler aussi la pacotille qui constituait notre seule ressource et nous aurait permis de trafiquer. Comment se soustraire à la nécessité la plus dure ? Les Morticoles exigeaient la livraison de ces objets dès le lendemain, et ils avaient enjoint de jeter immédiatement, sous leurs yeux, nos dernières provisions à la mer. Lutter ? Nul n’y pouvait songer. S’enfuir ? C’était la mort certaine. Force nous fut donc d’obéir, et, la rage au cœur, nous lançâmes aux requins une cinquantaine d’excellentes boîtes qui auraient si bien calmé nos malheureux estomacs où la faim poussait sa clameur sinistre.

De plus, les bras nous pesaient ; nous avions peine à soulever les caisses. Le capitaine nous commandait en pleurant. C’était un lamentable spectacle. À quelques encablures, l’horrible navire nous surveillait et son joyeux pavillon signifiait assez le sort réservé à la désobéissance. Je ne saurais rappeler honnêtement les injures dont nous accablâmes Crudanet. Tous les animaux y passèrent et je vis bien, par la suite, que ces appellations, qu’on eût pu croire effet de la fureur et incohérentes, convenaient parfaitement à cette crapule à deux pieds suivie de ses trois crapulons. J’émis l’idée qu’on eût dû acheter ses crasseux scrupules, éviter ainsi les formalités. Sanot se récria : « Un homme si considérable pouvait se montrer cruel, mais il était forcément intègre. » Cher et naïf capitaine ! Les Académies l’impressionnaient, bien qu’il n’y en eût pas sur notre terre natale, et j’avoue que moi-même, simple vannier de mon état, j’avais eu un vif sentiment d’infériorité lorsque ce néfaste docteur avait énuméré sa kyrielle de titres. Et quand je pense que pour mille francs…

Quand nous eûmes jeté notre pauvre possibilité de nourriture bien en vue des Morticoles par-dessus bord, un signal venu d’eux, strident coup de sifflet, nous exprima comme de la satisfaction. Leur bâtiment virait avec une majestueuse lenteur ; mais, avant de partir, il pulvérisa sur nous et sur une vaste surface de mer un brouillard picotant d’acide phénique qui nous aveugla, nous empesta, nous affola et nous fit croire que notre dernière heure était venue. Quand l’odieux nuage fut dissipé, ne nous laissant que son odeur affreuse et son âcreté plus affreuse encore, la frégate des Morticoles n’était plus qu’un point maussade à l’horizon.

Cependant nous n’avions plus rien à manger. Nos bras enflaient. Nous envisagions la situation, l’immensité et nous-mêmes d’un œil sombre. Ou ces Morticoles étaient des fous et nous étions perdus ; ou ils voulaient notre bien et nous étions perdus encore, car ils le voulaient de manière à nous faire rendre l’âme. Le capitaine, malgré son affaissement, s’efforçait de nous rassurer. Crudanet lui avait promis de nous envoyer le lendemain matin des vivres sanitaires et des vêtements destinés à remplacer les nôtres qu’on brûlerait. Après quarante jours, nous descendrions à terre, visiterions la ville et repartirions sans hâte apparente, mais bien décidés à ne jamais revoir une trop hygiénique contrée. Ces propos nous effrayaient sans dissiper nos préoccupations.

La soirée était douce et pure, la lune montait vers l’horizon avec une majesté légère. À mesure, elle traçait sur les flots un long sillage d’argent en forme de rame, où toutes les petites vagues de la surface étaient nettement visibles. Nous restions étendus sur le pont, agités d’un peu de fièvre que nous causaient nos vaccins. Je pensais à ma maison, à mes parents, à notre heureux pays. Le silence s’était fait, mais je sentais qu’on ne dormait point et que les idées de mes camarades suivaient lentement la pente des miennes. Le balancement de notre navire, qui roulait avec un doux clapotis sur ses ancres, balançait aussi nos esprits d’un rythme tel qu’il se communiqua et que l’un de nous se mit à chanter. Un jet de larmes me brûla les yeux. J’entendis, par une secrète communion, plusieurs petits soupirs étouffés. Cette aérienne, cette divine chanson allait chercher et prendre par la main tous nos souvenirs presque semblables ; elle cueillait les fleurs du pays. Elle joignait les fiancées et les mères dans une de ces rondes confuses, comme on en dansait sans doute à la même heure sur notre quai, au clair de lune. J’oubliai mon mal, ma sombre situation, et je glissai au sommeil, bercé par cette voix amie.

Je rêvai que Crudanet me coupait un bras et me forçait à le manger.

Le lendemain, au réveil, chacun sentait encore un peu les lancinements de son vaccin, mais la tristesse était fort amortie. Elle fut ramenée dans nos âmes par une bruine ténue, persistante qui envahit l’horizon et le rendit semblable à une toile de coton mouillée. La mer était huileuse ; à sa surface, les mouchetures de pluie traçaient les plus élégants réseaux. Nous ne voyions plus la terre. La faim grondait comme un lion dans nos estomacs. Il se fit entre nous un accord tacite pour ne point parler de la visite de Crudanet et de l’angoisse qui nous tordait le ventre. Nous pensions être bientôt fixés sur notre sort. En effet, on signala brusquement la galère à tête de mort, qui venait d’émerger de la brume humide à quelques brasses de nous. Elle était suivie d’une cocasse machine de cuivre luisante comme un chaudron, hérissée de cinq ou six tuyaux d’où sortaient d’ondoyants et de sifflants panaches. Cet engin fonça droit sur nous, d’une allure enragée.

Il accosta notre bord et l’on vit monter sur le pont un de ceux qui, la veille, accompagnaient le délégué principal. Il avait, par une copie de singe, l’attitude autoritaire et matoise de son chef, et j’ai fort remarqué, par la suite, les glissantes facultés d’imitation des Morticoles, qui leur font se transmettre les pires défauts avec une rapidité effroyable. Ce jeune homme était suivi d’une dizaine de forts gaillards, porteurs d’énormes caisses : « Voici, dit-il d’un ton bref au capitaine, voici les vêtements et les vivres. » Les manœuvres déchargèrent leurs faix. À découvert alors, on put les voir de visage triste et résigné, noirs et creux comme des tunnels. Leur taille seule trompait sur leur santé. Ils étaient vêtus de sarreaux gris sombre en cuir, raides de pluie et obéissaient servilement à leur maître. Je m’approchai et j’entendis le sous-délégué parler ainsi à Sanot : « Ce sont des incurables. Nous leur donnons les besognes les plus pénibles, ce qui active leur fin et crée des lésions intéressantes. Ceux-ci ont une maladie des extrémités qui les rend aptes à porter les paquets. »

Je remarquai que ces apparences robustes étaient des corps allongés et maigres. Leurs figures semblaient stupides et mornes. De leurs bouches aux lèvres épaisses émergeait une langue excessive. Leurs fronts s’élevaient vastes et ridés comme de vieux remparts. Ce qui me frappa surtout, ce furent les dimensions de leurs pieds et de leurs mains, qui valaient bien six ou sept fois celles du plus fort d’entre nous. Ces palettes colossales et calleuses n’étaient pas maladroites ; elles faisaient leur travail avec vivacité : « M. Crudanet, notre patron, dit le sous-délégué, vous envoie des vêtements hygiéniques à double courant d’air stérilisé. Donnez vos loques, qu’on les brûle à l’étuve. » La direction de son bras indiquait le chaudron flottant. Nous nous déshabillâmes sous la pluie. Les physionomies des incurables se contractaient dans des façons d’horribles sourires, tandis qu’ils nous tendaient les singuliers costumes destinés à remplacer nos bons uniformes marins. C’étaient des maillots doubles qui puaient l’acide phénique, les deux enveloppes séparées par une couche d’air, ainsi que nous l’expliqua le capitaine, soumis d’ailleurs à la même formalité. Notre toilette faite, nous avions l’air de phoques ou de scaphandres. Le délégué et les dix hommes aux grosses mains disparurent avec nos frusques, que nous eûmes la douleur de voir brûler dans la chaloupe de cuivre, tandis que celle-ci rejoignait la galère à tête de mort.

Nous étions tous empêtrés, anéantis, et de nouveau en proie à la terreur inexplicable de la veille. Ces habits intolérables, nous n’osions les enlever, de peur d’être aperçus par nos sauveteurs et immédiatement bombardés. Le capitaine nous avait avertis de la froide cruauté des Morticoles, lesquels n’admettent nulle explication, nulle excuse, et suppriment simplement qui leur désobéit. Restaient trois caisses à surprise. Nous nous jetâmes sur elles, car elles renfermaient les vivres alimentaires. Ces vivres ! Aurais-je une mémoire de dix mille ans, je me les rappellerais : des carrés d’une pierre dure, poisseuse et brune, qui se résolvait sous la dent en une infinité de grumeaux, un sable à goût de réglisse et de phénol. Nous faudrait-il pendant quarante jours nous repaître de ces infamies ! Mes camarades pleuraient et juraient. Nous mâchonnions cette infecte denrée en maudissant Crudanet, le sous-délégué, les Morticoles, le méchant destin qui nous avait livrés à cette peuplade, pire que les anthropophages !

Les jours se passaient dans la faim et le désespoir. Nous essayions de tromper ces deux maux avec le sommeil et de pêcher la nuit en sourdine, à l’arrière du bâtiment, des poissons fades et gélatineux, lugubres habitants de la lugubre baie, qui nous sauvèrent peut-être la vie. Malgré nos instances, les Morticoles, qui nous surveillaient de près, nous refusèrent pendant vingt jours toute autre nourriture que les biscuits. Au bout de ce temps, nous eûmes une seconde visite de Crudanet. Ses yeux étroits brillaient d’une flamme alimentée par l’étonnement et la malice. Il palpa nos maillots empestés. Il constata nos membres flasques, nos faces amaigries, notre irritation, et nous annonça solennellement que désormais un quart de ration nous serait octroyé. Ce quart consistait en un dé de riz, du pain gros comme un nez d’enfant, et un œuf. Si chétif, ce régime nous parut admirable, et nous eussions presque embrassé celui qui nous l’accordait. Force des scélérats, auxquels attache une moindre scélératesse ! Ce qui augmentait notre regret, c’est que le riz, le pain et l’œuf étaient de premier ordre et témoignaient de l’excellente nourriture que nous aurions pu avoir. Mais, à toutes nos supplications, les sous-délégués répondaient : « Non, non. Vous êtes arrivés épuisés. En vous gavant, on vous entraînerait de la flatulence dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans la tympanite et de la tympanite dans l’entérite, laquelle vous rendrait accessibles à une foule de germes épidémiques et dangereux pour nous. » J’ajoute que notre boisson, une eau acidulée, était parfaite, et que de ce côté, du moins, nous n’eûmes pas trop à souffrir.

Vers le vingt-sixième jour, nous étions complètement abattus. Nous n’avions pas la force de chanter, et les airs du pays ne résonnaient plus qu’en douleur dans nos âmes torpides. Notre capitaine était soumis au même atroce régime, car les Morticoles sont passionnés pour une égalité apparente. Ses bonnes joues, jadis rouges et boursouflées, pendaient. Sa voix était sourde, sa démarche chancelante. Heureusement il ne donnait plus d’ordres. Auquel eussions-nous obéi ? Ce qui prouve l’excellence de nos natures, c’est qu’il ne se produisit parmi nous aucune de ces mauvaises excitations habituelles aux navigateurs malheureux. Évidemment, nos excellents amis, par un adroit calcul, nous donnaient juste de quoi continuer à vivre sans nous manger les uns les autres.

Enfin, le trente-troisième jour, un des sous-délégués qui se relayaient pour les visites nous avertit qu’eu égard à notre dépérissement, nous pourrions atterrir le lendemain : « Mais, s’empressa-t-il d’ajouter, vous êtes dans un état lamentable. Il sera donc nécessaire que vous entriez tous à l’hôpital. Peut-être serez-vous réunis, peut-être séparés ; cela dépendra des places vacantes. Vous trouverez là, certes, abondance et réconfort, des jardins magnifiques, une société aimable. Nul doute que vous ne soyez vite rétablis. Cependant, capitaine — et il se tourna vers Sanot —, nous procéderons au désarmement et nettoyage complet de ce Courrier qui risquerait, pendant votre séjour, d’infecter nos galères. » Attentifs au seul espoir de manger à notre faim, de voir le riz, le pain et l’œuf se décupler, nous applaudissions ce langage.

Une galère locale vint nous prendre. Nous avions à peine la force de passer d’un vaisseau sur l’autre et nous trébuchions le long des échelles, dans nos ridicules maillots bruns, soutenus sous les bras par quantité de pieds bots et de bossus qui remplissent les basses fonctions de la marine des Morticoles. Tous ces êtres difformes avaient l’air abruti et ne répondaient que par monosyllabes à nos questions sur l’île, les hôpitaux, le sort qui nous attendait. Un soleil parcimonieux, fils malingre de tant de pluie et de brume, concordait au demi-éclaircissement de nos cœurs. D’ailleurs le trajet dura peu. En une heure, la terre fut à proximité. Après le port, vaste, plein de bruit, sentant le goudron et le phénol, et fourmillant de noirs bâtiments, nous aperçûmes la ville, d’aspect symétrique. On débarqua sur un quai assez large, extrêmement propre, où grouillait une population composite. Il était facile de remarquer que, parmi la multitude qui s’empressait autour de nous, nul n’était exempt d’une tare, d’une défaillance physique, d’un déchet quelconque. Je suis observateur et les différences me saisissent, mais les plus rudes de mes camarades en furent frappés comme moi. Les enfants louchaient et bavaient, des femmes boitaient, d’autres avaient le torticolis, les chiens aboyaient d’une voix enrouée, les hommes manquaient de quelque organe important, tel que main, nez, oreille ; des lèpres bizarres ornaient de boutons de couleur la plupart des faces blêmes, et l’émoi venait moins de cet appareil maladif que de la même résignation lamentable, déjà remarquée chez les portefaix. À travers cette foule délabrée circulaient en se bousculant certains personnages dont les visages hypocrites et malicieux rappelaient Crudanet et ses aides. Leurs redingotes étaient ornées de divers insignes, rubans rouges ou violets, en forme d’ailes de mouche ou de rondelles plissées, qu’ils portaient à la boutonnière du haut. Ils maltraitaient ces pauvres affaiblis, nous faisant place à coups de bâton. Notre costume grotesque ne parut exciter ni la stupeur, ni la pitié, ni le rire.

La première impression des endroits et des êtres saisit définitivement et crée une image qui ne ressemble point du tout à celle que donne ensuite l’habitude. J’ai, pour mon ennui, revu une centaine de fois le quai des Morticoles ; je ne confonds pas cet aspect de fréquentation avec les regards étonnés que je jetais à la grande voie où nous nous engagions. Maintenue par les redingotards, la foule ne nous suivit pas. Cette rue était donc presque déserte, mais meublée d’une kyrielle de statues. Nous marchions deux par deux en longue file, guidés par un sous-Crudanet, et, comme j’étais dans les premiers rangs, cet homme expliqua que ces effigies, bustes ou simples médaillons étaient de médecins célèbres, lesquels illustrèrent la cité morticole : « Ici, nous dit-il gonflé d’emphase, tous les pouvoirs, toutes les fonctions, toutes les attributions sont aux mains des docteurs. Le peuple est de malades, riches ou pauvres, de détraqués, de déments. Nous laissons circuler ceux dont l’affection ne présente nul danger. Quant aux autres, nous les cloîtrons dans des hôpitaux, hospices, maisons de retraite et les étudions là à loisir. Nous sommes des hommes libres ; nous ne croyons en aucun Dieu. Nous avons porté l’art-science de la matière et de la médecine à un point dont vous jugerez bientôt par vous-mêmes. Cette ville si régulière que vous parcourez a été construite sur les plans de ces sages merveilleux dont vous admirez les statues. La police est médicale, l’édilité aussi, aussi l’université, l’ensemble des pouvoirs publics, le gouvernement. — Et ceux qui, étant sains, ne sont pas docteurs ? questionnai-je timidement. — Il n’en est pas chez les Morticoles, répondit notre guide avec superbe, si ce n’est parmi les domestiques. Hors nous, tout le monde est malade. Ceux qui le nient sont des simulateurs que nous traitons sévèrement, car ils constituent un danger public. »