Les Morticoles/Première partie/Chapitre II

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Bibliothèque Charpentier (p. 16-48).


CHAPITRE II


Nous arrivions devant une porte close, la cavalière, haute et cintrée, majestueuse, au-dessus, de laquelle étincelaient en lettres d’or ces mots : HÔPITAL TYPHUS et une devise : liberté, égalité, fraternité. À côté, la petite, la piétonne, était entrebâillée. Nous enfilâmes un étroit corridor. Un grand vieillard sec, le directeur, vint à notre rencontre ; criant et levant les bras au ciel, il assura qu’il n’aurait pas de lits pour tant d’étrangers, que ses salles regorgeaient, qu’il fallait qu’une partie d’entre nous allât chercher fortune ailleurs. Notre guide se rendit à ces observations. Il choisit les cinq premiers, dont j’étais, et nous sépara de nos compagnons, qui firent demi-tour. Déchirants et brefs adieux ! Sur une terre inconnue, des compatriotes sont comme les branches d’un même arbre. J’embrassai en pleurant le capitaine Sanot.

Après bien des marches et contremarches, on nous poussa dans une vaste salle vide à fenêtres ternes : pour unique meuble, une table couverte de paperasses. On nous laissa seuls. J’en profitai pour adresser à mes quatre compagnons une courte harangue, les conjurant de ne s’étonner de rien, de ne se révolter contre rien et de supporter tranquillement des épreuves sûrement moins dures que la quarantaine. Les rassurant ainsi, je me rassurais moi-même, mais je faisais une drôle de figure intérieure. La porte s’ouvrit brusquement devant une dizaine de jeunes garçons qui riaient, chantaient, se bousculaient, s’assirent en tumulte autour de la table et froissèrent les feuilles de papier. L’un, nous désignant, demanda ce que voulaient ces cinq Iroquois en costumes de désinfectés. Je m’avançai et répondis poliment que « nous n’étions pas des Iroquois, mais des matelots à fin de quarantaine ; que nous mourions de faim, n’ayant mangé depuis un mois que des biscuits phéniqués ; qu’on nous avait conduits dans cet hôpital, dont nous serions bien aises de connaître les propriétaires, qui paraissaient d’une jovialité si charmante ».

Le mot de propriétaire fit éclater de rire ces messieurs que je ne savais trop comment qualifier, tant leur air d’autorité et d’aisance contrastait avec leurs uniformes vulgaires, des blouses grises recouvertes d’un tablier. Le plus âgé, qui portait une toque de velours noir, m’avait écouté avec attention ; il fit taire les autres et me dit : « Mon ami, c’est ici l’hôpital Typhus. Nous avons peu de brancards disponibles ; pourtant, comme vous et vos camarades avez l’air fatigué, voilà quatre bulletins d’admission pour la salle no 6, affectée aux demi-convalescents. Un reste donc, qui devra s’adresser ailleurs. » Ce discours nous rendit perplexes. On tira au sort et je me trouvai éliminé. J’embrassai mes quatre camarades, qui disparurent par une porte, tandis que je m’en allais par une autre.

J’errai par une nouvelle série de corridors, fort hésitant sur ma conduite. Devais-je quitter l’hôpital, ou chercher une salle moins encombrée ? Le jeune homme à toque de velours m’avait donné quelques explications embrouillées, où se mêlaient les mots médecine et chirurgie et que ma timidité m’avait empêché d’éclaircir. Je me trouvais donc perdu au milieu de ce labyrinthe, quand des cris perçants me mirent hors de moi. Ils semblaient d’égorgement, de massacre, et se doublaient, par intervalles, de beuglements atroces et sourds. Je me précipitai vers l’endroit d’où ils partaient et, poussant une porte au vitrage dépoli, j’entrai dans une pièce inoubliable. Elle était analogue à celle où l’on avait admis mes quatre compagnons, éclairée par le même jour louche, mais bondée de misérables en haillons, d’une saleté repoussante, exhalant une odeur si infecte que je fus pris de nausées.

À travers cette brume qu’amasse l’envie de vomir, j’aperçus un groupe de plusieurs personnes qui maintenaient un corps indécis et contorsionné, sur lequel se courbait un petit homme brun à l’œil vif et dur. Les hurlements ne s’interrompaient que pour des : « Oh là là ! — Oh ! je souffre ! — Ah ! quelle douleur ! » à briser l’âme et les oreilles. Ce spectacle d’horreur cessa vite. Les jeunes gens s’écartèrent comme une gerbe dénouée. « À un autre », dit l’exécutant plein de sueur. Je vis alors distinctement le corps qu’ils avaient relâché, un gros ouvrier à la trogne rouge et fiévreuse, dont le cou et les mains étaient poissés de sang et de pus. Il pleurait à chaudes larmes et sa poitrine se soulevait, vigoureuse sous un linge crasseux, tandis qu’on le couvrait de bandes de coton. Je regardai mes voisins à peine troublés par cette vision et toute leur misère me parut d’un coup bien plus misérable, puisqu’elle était sans compassion. À quelque distance, un vieux à cotte rapiécée de jaune, de vert et de marron tremblait comme une feuille d’automne disparate et une femme maigre, courte et minable s’avançait vers le médecin, découvrant un sein flasque et ridé…

Je perdis connaissance. La salle me parut tourbillonner et je tombai tout de mon long, parcouru de frissons, de cris et d’odeurs fades… Je me réveillai dans le même lieu d’effroi. Il y avait moins de monde ; j’étais couché sur un brancard et l’on me faisait respirer de l’éther. C’était une sensation pire que l’évanouissement, d’en sortir au même point, de retrouver autour de moi les causes qui l’avaient provoqué. L’homme brun me parlait d’un ton bourru, inutilement grossier : « Et toi, grande carcasse, espèce de femelle, qu’est-ce que tu as à t’étaler dans ton costume de singe et à troubler ma consultation ? De quel pays viens-tu, matelot lépreux ? Tu mériterais que je te barbouille avec ton vomissement. » Ma fureur, jointe à ma faiblesse, se tourna en lâcheté. Je geignis : « Monsieur, je suis du Courrier, je m’appelle Canelon. J’ai été renvoyé de l’autre salle. Ils n’avaient pas de place. Donnez-moi un lit.

— C’est toujours comme cela, grogna le docteur dont le visage, troué de petite vérole, le veston poussiéreux et les manches de chemise étaient inondés de sang. On envoie maintenant les quarantaines à l’hôpital Typhus, le plus encombré des Morticoles. Eh bien, Canaillon, Chenillon, mon ami, nous allons voir si tu es blessé quelque part, si tu as quelque chose de chirurgical ; sinon, houp, hors d’ici ! »

Ce disant, il me saisit les membres un à un et les tordit d’un poignet d’acier que je n’aurais pas soupçonné dans sa frêle bâtisse. Quand il arriva au pied, il le tourna comme un cabestan, d’un coup sec et si rude que je poussai un hurlement et que quelque chose craqua entre mon talon et mes orteils : « Tiens, tiens ! » fit-il, et sa figure exprima un puissant intérêt. Il happa sur la table une paire de ciseaux rouillés et criards : « N’aie pas peur, triple brute », et me coupa un pan de mon maillot. Autour, ses aides riaient bassement, tandis qu’il accumulait ses plaisanteries sur l’ânerie de l’hygiène, des hygiénistes, de Crudanet et de la quarantaine : « Au lieu de prendre cet air niais et empoté — il agitait mon pied amaigri —, tu ferais mieux de te laver les pattes. Donnez-lui toujours un bon pour un bain simple. » Certes j’étais sale, mais moins que lui et bien malgré moi, depuis trente jours prisonnier de mon scaphandre.

Comme je continuais à me lamenter, mon bourreau déclara que j’avais une fracture du cuboïde et donna à son entourage quantité d’explications sur « cette lésion singulière, qu’un autre que lui n’eût pas découverte, que mon cri révélait, etc…, etc… Allons, on t’accepte ; tu auras un lit dans mes salles. À un autre. » On me poussa au corridor ; on m’assit sur une chaise. Je fus soulagé de ne plus respirer l’infection ; un des aides s’approcha de moi, et, d’un accent très doux qui me mit du baume au cœur après des brutalités pareilles : « Mon brave homme, si vous ne voulez pas mourir, sauvez-vous. Votre fracture est problématique. Mais ce qui est certain, c’est que vous êtes ici chez le fameux chirurgien Tabard, le roi du fumier comme on l’appelle, qui tue tous ses malades par incurie. Il opère sans se nettoyer les mains ; c’est son système, mortel, infaillible, qu’il applique impitoyablement. Fuyez. »

Ces paroles me terrifièrent. Mon pied me faisait déjà beaucoup souffrir ; je remerciai l’excellent jeune homme de ce bienfaisant conseil : « Oui, ajouta-t-il, je crois que je fais mon devoir. Tous les jours nous perdons vingt opérés grâce aux doctrines de mon maître. Ce sont ceux qu’ont admis les camarades ; moi, je préviens les autres. Mais que Tabard ne le sache jamais ; il briserait ma carrière et, n’étant plus médecin, je serais forcé de devenir malade. » L’infernal tapage redoublait. Plein d’épouvante, et malgré la douleur, je repassai tant bien que mal la jambe coupée de mon maillot. Sautillant, boitillant, je me remis à courir à travers le dédale des corridors…

Je reconnus, plein de joie, l’étroite porte par où l’on sort de l’hôpital ; mais, comme je franchissais le seuil, une main brutale s’abattit sur mon épaule, ainsi qu’il arrive dans les cauchemars : « Où allez-vous ? » C’était le grand monsieur à cheveux blancs que nous avions vu à l’entrée. « Je suis le directeur, on ne se sauve pas comme cela ; répondez. » Je m’embrouillai dans des explications confuses : « Si vous n’étiez un étranger, certifia le docte vieillard, je vous jugerais fou et vous enverrais aux cabanons de Ligottin. Mais vous êtes un des matelots qui… que… qui, bref un des matelots. Toutefois vous ne vous en irez pas sans un billet, et, ce billet, je ne puis, moi, vous le donner. Adressez-vous à la consultation. » Retourner chez le roi du fumier ! J’en tremblais. « Vous avez la fièvre, dit le directeur ; vous feriez mieux de rester ici. Enfin, si vous voulez partir, à votre aise, mon garçon ; vous claquerez au coin d’une borne, au lieu de prendre une bonne tisane chaude à l’hôpital Typhus, le plus encombré des Morticoles. » — C’était décidément la formule. Le bavard continua : « Ces messieurs sont à la salle de garde, allez-y. C’est là-bas, après les jardins. » Sa langue soulagée, il me tourna le dos.

J’avais déjà vu tant de choses bizarres que cette chinoiserie ne m’étonna pas. Les jardins ! Exquis euphémisme ! Je franchis une cour sablée, plantée d’arbustes misérables qui, d’après leur tournure chétive, n’étaient certes pas médecins. Je montai un large escalier ; je traversai une deuxième cour ; au centre, un jet d’eau, image liquide, élancée de la joie, me parut plus triste que tout en ce lieu de désolation. À droite et à gauche s’étendaient d’énormes bâtisses quadrangulaires, divisées en trois étages par des arceaux réguliers. Ces Morticoles étaient aussi géomètres. Combien je préférais les cabanes et huttes de mon pays et que n’aurais-je pas donné pour être assis à notre seuil, tressant mes fines vanneries sous un chaud rayon de soleil ! Que devenaient à cette heure le capitaine Sanot et mes trente-neuf camarades ? Je m’écroulai sur un banc rugueux. Quelques silhouettes maigres, fripées et chancelantes, en bonnets de coton, en capotes de gros drap bleu, défilèrent à petits pas, appuyées sur des cannes. Je reconnaissais déjà les victimes, les pauvres haillonneux, les chairs d’épreuve. Leur sort, analogue au mien, m’attendrit. Puis ce furent des infirmiers de mine mauvaise, qui portaient sur leurs casquettes de travers ces deux mots gais : Hôpital Typhus. Enfin, de temps à autre, une servante, gracieusement vêtue de noir et de blanc, s’empressait alerte vers les arceaux avec une tasse ou un pain doré.

Je m’adressai à la plus jolie : « Pour aller à la salle de garde, mademoiselle, s’il vous plaît ? » Souriante, elle me regarda des pieds à la tête : « Tout au fond, la deuxième porte à droite ; je vais vous conduire. » Sa petite main tenait un bol de lait. Émue sans doute par mon visage terreux : « Buvez », dit-elle, et, d’un geste gracieux, elle porta le bol à mes lèvres. Douce compassion de la femme, qui lui fait soulager les pires détresses par son corps comme par son esprit ! J’avalai avec transport ce velours blanc et tiède, et, les yeux pleins de larmes, j’embrassai les doigts délicats. Si misérable et grelottant que j’étais, elle rougit, la fine créature, puis me montrant une porte : « C’est là », murmura-t-elle, et, légère, disparut.

C’était bien la dixième porte que je poussais depuis le matin et je me faisais l’effet de vivre un de ces affreux rêves où l’on court de pièce en pièce, poursuivi par quelque monstre invisible. Je tournai le bouton de celle ci, une poignée rouge au-dessus de laquelle était écrit : Salle de garde. Spectacle rassurant : autour d’une table à la nappe très blanche, plusieurs jeunes gens assis mangeaient. D’une noble soupière montaient des vapeurs délicieuses et les visages exprimaient la santé, la joie de se trouver réunis, de ne plus s’occuper de la mort. Partout traînaient des morceaux de pain blond et des bouteilles allègres. Quand j’entrai, ce fut un brouhaha. Quelques-uns se retournèrent, ajustant leurs lorgnons, pour mieux considérer mon triste aspect de phoque : « Mais c’est l’homme de ce matin. — Oui, il est venu chez nous. — Asseyez-vous, mon brave. — Qu’est-ce que tu veux ? — Un ban pour sa pelure ! » Et ils tapèrent dans leurs mains sur un rythme gai qui me soulagea ; cependant je ne m’assis point et, d’une voix claire, d’une voix d’au-delà l’émotion, je m’écriai : « Messieurs, vous êtes bons, vous êtes jeunes ; ayez pitié de moi. Depuis ce matin je rôde à travers cette cité maladive, perdu dans les corridors, et je n’ouvre des portes que sur de la souffrance. Ici l’on me renvoie parce qu’il n’y a pas de place ; là on me conseille de fuir si je ne veux pas être assassiné. Je suis prisonnier d’un hôpital qui porte un nom terrible, où tout est présage funeste. Je vous en supplie, accueillez-moi bien, ou donnez-moi le bulletin de délivrance que réclame votre farouche directeur. Mais, avant, permettez-moi de m’asseoir à votre table, car je meurs de faim. »

Alors, tant la bonté est naturelle à l’homme et ne se perd que par les préjugés sociaux, ces garçons eurent un mouvement unanime de compassion, formé d’une masse de petites pitiés très visibles et qu’ils s’efforçaient de dissimuler par des rires et des railleries. J’ai remarqué plus tard que les meilleurs d’entre les Morticoles se croient tenus d’être ironiques ; la grimace est chez eux une sauvegarde et une excuse. D’ailleurs je prêtais peu d’attention à leurs gambades et, quand l’on m’eut fait place à la table, que j’eus une épaisse tranche de pain, mon verre rempli, et qu’une bonne assiette de soupe chaude fut devant moi, je me sentis libéré de tout ce que mon cœur avait, en peu de temps, amassé d’amertume et de dégoût.

Répondant sans précision aux questions moqueuses ou sincères qui m’accablaient, je regardai le décor. Les murs étaient couverts de pipes, de photographies et de tableaux bizarres qui représentaient des scènes de charcuterie humaine semblables aux travaux de Tabard. Quelle ne fut point ma surprise quand, dans la fraîche domestique qui m’apportait une raide serviette, je reconnus la servante au bol de lait ! Je racontai, plein d’enthousiasme, ce trait qui m’avait tant ému. Elle rougit encore davantage et fut fort plaisantée. J’avalai coup sur coup des cuillerées de soupe épaisse, brûlante, remplie d’adorables légumes et de morceaux de ragoût, et, gloutonnement, j’éteignis cette ardeur parfumée avec d’amples bouchées de la miche luisante et flexible. La conversation bourdonnait, je n’étais attentif qu’à mon ventre ; ils pouvaient bien, les autres, se quereller, railler mon costume, les quarantaines, éclater de rire quand je parlais du capitaine Sanot et l’appeler finement le capitaine Cochon, ils étaient de bons gars. Leurs vertus s’augmentèrent à mes yeux d’un quartier de viande rôtie qui rejeta au fond du souvenir les affreux biscuits de Crudanet. Ce Crudanet ! Dès que j’eus prononcé son nom, ce fut un tonnerre : « Ah, le farceur ! La canaille ! La fripouille ! — Comment ton capitaine ne lui a-t-il pas graissé la patte ! — Malheureux, sont-ils jeunes ! Ils ne connaissaient pas le truc des quarantaines ! »

J’appris ainsi qu’il est avec les délégués sanitaires des accommodements. Je me laissai aller à mon tour et, tandis que je lacérais, tel un tigre sa proie, le plus onctueux, le plus filant des macaronis, je me lançai dans mille plaisanteries au sujet de nos tortures hygiéniques. J’ai assez de verve naturelle. Les jeunes gens s’amusaient : « Tu n’es pas bête comme la plupart des étrangers, cria un convive. — Le vin te délie joliment la langue. Mais, si tu m’en crois, ne raconte pas trop tout ça au dehors : tu pourrais bien payer cher tes paroles. — Bravo, Misnard ! — Il cause comme un livre ! » Misnard ne s’émut guère et continua : « Vous voyez bien que cet être tombe de la lune ; c’est un naïf. N’en doutez pas, messieurs, notre pays est spécial ; quand on ignore nos usages, on s’expose à peu d’indulgence. Je vais faire ton éducation. » Il m’expliqua donc qu’une sorte de terreur régnait dans la contrée, que chacun était fixé sur la valeur morale d’un Crudanet, par exemple, mais qu’il était défendu d’y faire la moindre allusion et que déroger à ces conventions eût été folie : « Mets-toi dans la tête, Canelon le vannier, que tu es ici dans un domaine médical, qu’il faut conformer et plier tes gestes à ta situation de malade. Plus tard, si tu le veux, tu t’efforceras de conquérir un diplôme de docteur ; tu passeras par où nous passons. Mais tu prendras aussi nos toques, nos tabliers, nos préjugés, nos habitudes, nos erreurs, nos façons de voir et rien ne t’étonnera plus. »

Il était très intelligent, ce Misnard ; il avait le visage imberbe, régulier, un court nez droit, un beau front accidenté, comme martelé par le pouce du génie, des yeux brûlants et mobiles. Il parlait avec véhémence, l’index perpétuellement tendu. On me fit raconter mes aventures, la traversée, nos épreuves. À table même, on me débarrassa de mon costume hygiénique au milieu de l’hilarité générale : « La bonne invention ! — Encore un pot de vin ! — Enfermer les gens dans une couche d’air ! — Si encore elle restait, la couche d’air ! — Voyez le malheureux ! » On me passa un vieux pantalon chaud, une vareuse épaisse, car on était au commencement de l’hiver morticole, lequel est rigoureux. La servante vint rajouter du bois au feu. Elle s’appelait Marie et tous la lutinaient, la pinçaient, l’embrassaient, avec une sorte de grincement nerveux qui me gâtait leur gentillesse.

Quand on m’eut fait causer, on m’oublia. Le repas traînait et, ma fringale s’apaisant, j’eus le loisir d’écouter. Il était question d’un malheureux auquel on avait enlevé une tumeur ; quelqu’un détaillait l’opération : comment la tumeur tenait, comment on avait eu du mal à la dégager, à endormir le patient. Le narrateur était justement un des aides de Tabard. Ses camarades lui reprochaient la saleté de son maître : « Bah ! nous n’en perdons pas plus que Cercueillet, qui n’ose opérer, ou que Tartègre, le maniaque ennemi des microbes. — Avec ça ! — Dix morts en huit jours ! — Fabricant de cadavres ! — Empoisonneurs ! — Rétrograde ! » On se jetait des insuccès, des méthodes à la tête. Les propos devinrent d’un dégoûtant cynisme. Je fus stupéfait d’entendre ces jeunes gens, qui s’étaient montrés charitables envers moi, parler de leurs malades comme d’animaux de boucherie, s’égayer, avec un odieux rictus, sur ce qu’ils découvraient dans les cadavres, ridiculiser toutes les choses saintes et respectables.

Ce n’était pas pour moi qu’ils jouaient la comédie, car je n’avais même plus un costume qui me distinguât et rappelât ma présence. Non. Telle paraissait leur attitude normale. Tels ils devaient être tous les jours. Cet état moral m’intriguait plus que toutes ces singularités extérieures. Comme ils parlaient d’un malheureux agonisant, un étranger sans doute, qui réclamait à toutes forces un prêtre, ne voulait pas comprendre qu’il n’y a point de prêtres chez les Morticoles, je fus illuminé d’une lueur soudaine : « Quoi, messieurs, dis-je, interrompant d’odieux blasphèmes, n’avez-vous donc aucune religion ? — Voilà, Félix Canelon, une question étrange, riposta un petit rougeaud très décidé. Nous ne vivons plus au Moyen Âge, heureusement. Tous les Morticoles sont athées, matérialistes, anticléricaux à outrance. Comprends-tu ça, voyageur venu de contrées sauvages où, je le parierais, on s’agenouille encore devant un crucifix ? — Mais je crois bien qu’on s’agenouille, affirmai-je blessé dans ma foi et mes souvenirs familiaux les plus chers, et c’est dans cette posture-là qu’on apprend à ne pas rire de nécessités grandes et terribles comme la maladie et la mort. »

Un ouragan d’ironiques bravos éclata. Je m’adressai brusquement à celui qui m’avait interpellé : « Et vous, qui applaudissez plus fort que les autres, à quoi croyez-vous donc, je vous prie ? — À rien, mon cher, à rien. J’ai trop ouvert de ventres et sorti de cervelles pour ignorer que l’âme, Dieu, l’immortalité, toute la boutique sont des mensonges, des outils bons pour asservir les peuples. — Mais puisque vous-mêmes êtes asservis et n’osez parler tout haut des méfaits d’un Crudanet !

— C’est la science, cela, ô détestable convive, chose bien différente, pouvoir excellent, inéluctable, qui donne le bonheur aux humains au lieu que la religion les annihile, les désespère et les remplit d’erreurs. »

J’étais stupéfait de tant d’audace. Je vociférai : « Comment, vous parlez de désespoir ! Mais il y a quatre heures seulement que j’ai débarqué chez les Morticoles et j’ai déjà entendu plus de cris de douleur que dans toute ma vie. Je n’ai vu que débris loqueteux, déguenillés, mourants de faim, égorgés dégoûtants de sang et de pus, et, parmi ces turpitudes, circulent solennels, ornés de rubans rouges et de barbes bien peignées, des êtres glacés et durs. Le grand, le seul, le vrai malheur, celui que je sens tendu vers votre pays, droit et terrible comme l’index d’une implacable divinité, c’est que vous avez perdu la faculté de vous émouvoir, que vous vous êtes blindés, construit une carapace factice sous laquelle vous expirez lentement. Vous grincez parce que vous n’adorez que la matière. Moquez-vous de Félix Canelon, qui pérore après s’être empiffré de viande et de macaroni, mais rappelez-vous ceci : quelque douloureux qu’il soit et jusqu’à son heure dernière, il sera plus heureux que vous tous. »

Mon éloquence m’étonnait moi-même. J’éprouvai comme un élan sincère dompte les résistances. Ces garçons avaient pris l’air sérieux. Ils ne plaisantaient plus. Le feu pétillait. La petite Marie s’était arrêtée, une assiette demi-essuyée à la main, et ses regards disaient assez que l’homme en moi ne nuisait point à l’orateur. Quand, essoufflé, j’eus fini, celui qui s’appelait Misnard, et qui, depuis quelques instants, bourrait une courte pipe devant sa tasse de café, dit, en me montrant aux autres : « Voilà un homme d’une condition humble et sans culture, mais que l’éducation ferait sortir. Canelon, tu es un gaillard. Si tu échappes à la condition de malade, tu peux devenir une gloire des Morticoles, et tu auras ta statue sur les places de la ville. Dans ce que tu viens de nous raconter, je fais la part du ventre creux rempli trop vite, mais il reste celle de la conviction. Nos ancêtres ont pensé comme toi. Ils ont adoré un crucifix. Dans nos hôpitaux on voyait des religieuses, des femmes chastes en blanc costume qui soignaient les pauvres gratis. C’était une sorte d’extase hystérique. Or, il y a quatre générations à peu près, une complète révolution s’est produite dans l’esprit et les mœurs des Morticoles, menée par les médecins, qui alors étaient d’une profession, non d’une caste. Ceux-ci ont prouvé clair comme le jour que Dieu n’existait pas. Ils ont démonté l’automate si parfaitement qu’on pourrait presque le reconstruire. Par la prééminence universelle de leur intelligence et de leurs moyens, ils ont bientôt pris la direction de ce pays, ils possèdent toutes les faveurs et prérogatives que l’on doit aux êtres supérieurs. Nous autres, bien qu’apprentis docteurs, participons à ces puissants privilèges. Si nous n’osons pas dire en public ce que nous pensons du délégué principal Crudanet, cet asservissement a sur le tien l’avantage qu’il est le fait d’un homme, non d’une idole. En dehors de nous il y a la foule des malades et demi-malades, les uns riches, que l’on soigne en ville, les autres pauvres, qui appartiennent aux hôpitaux. Pour ces derniers, vois quelle justice et quel admirable sentiment de fraternité ! Nous ne leur demandons, en échange de notre peine, que le loisir de les étudier, et, quand ils meurent, leur viande est à nous. Nous tirons d’elle des enseignements ; nous comprenons comment elle fonctionnait, ce qui a ruiné la machine de vie. Ainsi s’augmente notre savoir et s’affirme notre pouvoir. Quant aux riches, ils nous laissent non leurs carcasses, auxquelles ils tiennent par un reste de superstition, mais cet autre débris qui est leur or et qui nous permet de construire à la science des palais splendides et des laboratoires, nos églises. Par l’or, nous dominons ces demi-savants des connaissances accessoires, géologues, zoologues, minéralogistes, botanistes, physiciens, chimistes, histologues, embryologistes, etc., etc., dont les noms t’écarquillent les yeux. L’or, vois-tu, c’est là le Dieu, Canelon. Avec lui on paye les Crudanet, on évite les quarantaines, on se fait soigner chez soi au lieu de s’exposer à Tabard. Sans lui on n’est guère qu’une charogne ambulante, puisque l’on appartient à tout le monde, qu’on peut vous jeter au travail, vous manœuvrer, vous meurtrir, puis vous amener ici, vous torturer, vous disjoindre, faire de vous une matière scientifique, sans qu’on ait le droit de protester. Tu es un homme subtil, et, comme Ulysse, venu de loin. Fais ton profit de mon discours, et tu me remercieras et tu me dresseras un autel dans ta mémoire. »

Tous les étudiants, réunis autour de la table, ou s’écartant d’elle pour croiser leurs jambes, sirotant café et liqueurs, donnaient des signes d’assentiment. L’air chaud s’emplissait de spirales de fumée bleue qui allaient rejoindre mes rêves. Après trois bouffées de pipe, Misnard reprit : « La croyance en Dieu s’enlève avec quatre ou cinq années d’éducation bien comprise. L’émotion s’en trouve diminuée ; tant mieux ! Si l’on était émotif dans le métier, on mourrait vite, mon garçon. La première fois que j’ai vu un cadavre, je n’ai même pas eu ce frisson dont parlaient nos superstitieux ancêtres. L’intelligence s’exalte sur les ruines de la sensibilité. Qu’est-ce que ça peut faire qu’un particulier crève, si son observation éclaire un aperçu nouveau. La pitié morcelle, attache à l’individu ; sans elle, on voit d’ensemble. Tu te figures, espèce de sauvage, que la médecine est faite pour guérir. Erreur grave ! Sa seule fin est de constater.

« La religion tenait trop de place ; elle abêtissait : prendre un sujet tout petit, même un héréditaire, un traditionnel tel que toi ; lui enseigner à ne croire qu’en ce qu’il touche, lui prouver qu’un boyau est un boyau, un crâne un crâne, et que, l’un ou l’autre crevés, c’est fini, c’est comme quand on dort sans rêves, voilà le vrai dressage qui crée des hommes. Reste à l’hôpital. On te donnera un lit, on te soignera le pied que t’a démis cet idiot de Tabard, et, guéri, fais-toi médecin. Lâche tes superstitions surannées. Tu connaîtras les joies de la science, supérieures à celles de la vannerie ou de la bondieuserie. Fais ton paradis sur la terre. »

Ce discours, tressé de monstrueux et de séduisant, fit une telle impression sur moi que je me rappelle en plein relief la physionomie de mon orateur, sa voix forte et persuasive, ses yeux étincelants et les moindres attitudes de ceux qui l’écoutaient, y compris la mienne, révoltée. Une dernière question me brûla les lèvres : « Alors, demandai-je, pourquoi avez-vous renvoyé les sœurs de charité ? Il me semble que, si leurs soins étaient bons et non rétribués, des utilitaires auraient dû n’envisager que l’intérêt immédiat, sans se soucier de la croyance. — Parce que, répondit simplement Misnard, leur présence éveillait de vieilles superstitions qu’il valait mieux laisser mourir. Elles rappelaient le signe de la croix, et, les malades se faisant réclamer par leurs familles, nous n’aurions presque plus eu d’autopsies. »

Un des assistants se leva : « Vos balivernes m’enrhument ; bonsoir, la compagnie ! » On sortit de table en tumulte. Mon gentil voisin, nommé Jaury, me prit à part : « Maintenant nous allons à nos diverses besognes ; vous devenez un simple malade ; si vous voulez, restez à vous chauffer, jusqu’à ce que votre lit soit prêt dans mon service, chez l’illustre Malasvon, car vous êtes plutôt chirurgical. Votre pied vous fait-il souffrir ? » Effectivement, la manière rude dont Tabard m’avait palpé les chevilles les avait gonflées outre mesure. Elles étaient douloureuses et, chaque fois que je posais le pied à terre, j’avais envie de crier. Jaury examina mon entorse provoquée par l’imbécillité brutale du chirurgien : « Il n’en fait jamais d’autres. Le patron vous massera. C’est une question de repos. Ne quittez pas cet hôpital, qui est le mieux aménagé de tous et où vous avez désormais des connaissances ; vous vous en repentiriez. » Je compris la sagesse de ce conseil et remerciai Jaury de son obligeance. Comme je lui disais mon cher ami : « Vous êtes mon inférieur, ajouta-t-il. Il faut m’appeler monsieur. Bien que vous soyez étranger, cela rapprocherait trop les castes et paraîtrait de mauvais ton. »

Les jeunes gens me serrèrent la main, me souhaitèrent bonne chance et j’allai à la cuisine où la petite Marie était en train de piler des épinards. Elle interrompit sa besogne pour causer et s’assit près de la large cheminée sur laquelle tic-taquait une horloge. Elle couchait avec tous mes récents amis, que l’on appelait des internes, parce qu’ils demeuraient à l’hôpital. Elle me confia que Misnard était le plus décidé et Jaury le plus doux. Elle m’expliqua qu’entre les deux castes des docteurs et des malades se trouvaient les domestiques de chaque catégorie, ceux de la première ayant sur ceux de la seconde une supériorité proportionnelle : « Vous aurez toujours la ressource, si vous ne repartez pas, dit-elle avec une rougeur et un soupir, d’entrer au service d’un docteur. Alors, si vous voulez, je vous épouserai et nous laisserons venir un enfant. » L’expression me sembla bizarre. Elle sourit de ma naïveté.

Mon appétit rassasié, un autre restait à satisfaire et elle se défendait mollement. Elle m’apprit qu’il y avait dans l’hôpital des salles d’hommes et des salles de femmes et que des intrigues pouvaient se nouer entre elles. Elle connaissait le chirurgien Malasvon. Il était rogue, mais fort adroit. La salle où je serais s’appelait salle Vélâqui, du nom d’un vieux savant célèbre, car les Morticoles encombrent les vivants de la mémoire des morts. Elle me raconta aussi, la douce Marie, les rivalités des surveillantes, leurs aventures avec certains chefs de service, les exigences de ceux-ci, du directeur et de l’économe ; mais j’écoutais mal et comprenais peu, embarrassé de termes nouveaux, plus attentif aussi à la cambrure d’une taille charmante et à une bouche fine et rose qu’aux propos babillards qui sortaient d’elle. Il faisait bon et chaud ; j’avais des vêtements neufs, une excellente pipe et du tabac. J’oubliais presque mes compagnons. Une trêve de mon égoïsme me fit demander à ma confidente si elle avait entendu dire que des étrangers semblables à moi fussent entrés dans une salle quelconque. Elle eut un petit tressaillement et parut vouloir éluder la réponse. Enfin elle m’avoua, en baissant les yeux et comme honteuse de la catastrophe, qu’elle savait que, sur les quatre autres singes, comme nous avait familièrement baptisés le personnel de l’hôpital, deux étaient morts presque en se couchant. Ils n’avaient eu que le temps de s’écrier : « Ah, comme on est bien ! » et, cette constatation faite, étaient allés vers l’autre rive. Je fus atterré. C’était là le miroir de mon sort et je pleurai sur moi autant que sur eux. Marie me passa autour du cou ses bras ronds, s’assit sur mes genoux, me consola de son mieux ; m’assurant que deux vivaient encore, elle me jura qu’elle trouverait le moyen de me faire communiquer avec eux, car elle aidait la surveillante de Malasvon à rouler les repas dans la salle des hommes.

Nos baisers furent interrompus par des coups frappés à la porte. C’était un infirmier ; il apportait un billet dûment en règle cette fois, signé des internes et du directeur, et qui me donnait droit au lit 14 de la salle Vélâqui. Par respect humain, je saluai cérémonieusement Marie et suivis le butor.

Impossible d’imaginer rien de plus dégoûtant que l’aspect de cet homme robuste, à livrée bleue et à casquette. Sa face, où un œil unique vivait encore, avait dû être rongée par quelque mal infâme, car le nez avait disparu, le bord des narines béantes était déchiqueté et rouge, l’autre œil semblait crémeux et tourné, toute la peau était crevassée, poreuse comme une vieille pierre ponce. J’appris depuis, par expérience, que beaucoup d’éclopés à peine guéris restent au service de l’hôpital ; j’avais devant moi le spécimen d’une de ces lésions domestiquées. Alors j’ignorais ces détails et je suivais en boitant le monstre au pas lourd, avec une terreur secrète. Je n’osais lui adresser la parole. En traversant un de ces immenses vestibules si fréquents à l’hôpital, dont les portes battent sur de maigres jardins, sortes de respirations dans ces bâtiments oppressés, j’aperçus ma propre image au milieu d’un vaste miroir qui certes reflétait bien des misères. Je me fis pitié et un sanglot me monta à la gorge, tellement j’avais maigri. Mes nouveaux vêtements plus confortables ne faisaient que mieux ressortir ma figure mince et grise. Au départ de mon pays j’étais un assez joli blond ; j’avais des cheveux frisés, une petite moustache, des yeux clairs, un nez défectueux par la dimension, mais d’une courbe hardie. Comme tout avait changé ! Mon prénom de Félix devenait une douloureuse ironie.

Le cyclope qui m’accompagnait poussa un hideux grognement, dans lequel je retrouvai des débris de mots. Devant mon air hagard il recommença et j’entendis cette fois : « Nous serons bientôt arrivés. » Seulement les r de serons et de arrivés restaient au fond du trou qui joignait le nez à la gueule. Le seul résultat de cet essai de conversation fut que je me mis résolument à sa remorque pour éviter sa vue. À force de traverser clopin-clopant des baies vitrées, j’arrivai devant une porte garnie de rideaux souillés et, celle-ci à peine entrouverte, j’eus la même nausée irrésistible que le matin chez mon casseur de chevilles et provoquée par la même odeur incroyable : celle-ci, apothéose du purin, résultat de toutes les puanteurs humaines et terrestres, était quelque chose d’âcre, de fade, de fécal, de ténébreux et de picotant à la fois, tel que les damnés doivent fleurer dans les cercles boueux de l’enfer.

Un second grognement de l’infirmier, dont je commençais à comprendre le langage mugi, m’avertit qu’en effet nous étions dans les salles de Tabard. Pour la première fois je voyais ces deux blanches enfilades de lits, au milieu desquels une longue allée s’étend, interrompue par le poêle. Autour du poêle se chauffaient de vagues silhouettes en bonnets de coton et capotes bleues, les rares auxquels leur mal permet de se lever. Entre chaque couple de lits se dressait une table couverte de fioles, de bouteilles et de papiers huileux. Des restes de déjeuner traînaient partout, parmi de vieux journaux, des loques, des lunettes, des chiffons noirs et gras. L’ordure du chef de service était contagieuse et exaltait la saleté innée des pauvres hères qu’il menait au tombeau par le sentier de la dégoûtation. L’humilité de ces déplorables victimes de la charcuterie avariée me frappa, car ils enlevèrent leur bonnet sur notre passage avec un ensemble comique. Mais plus grande fut mon horreur quand, la salle des hommes dépassée, je traversai celle des femmes, où la même ignominie dégradait des êtres qui furent doués pour le charme et la grâce. En frôlant un lit dont les couvertures étaient ramenées au-dessus de la tête de son habitante, j’entendis des plaintes sourdes et continues. Assise auprès, une surveillante, fleur pâle au milieu du charnier, avait glissé ses mains sous les draps comme consolation ultime. Son visage régulier resplendissait d’une candeur sereine qui donnait à cette agonie l’illusion de la famille et de la tendresse : « Hélas, pensais-je, une femme de chair sensible, torturée par Tabard, expire dans ce cloaque. Quel sort flamboyant certains êtres apportent-ils à la naissance ! » Par un retour égoïste, je me félicitai d’échapper à ce vidangeur. Nous glissions sur des peaux et des pépins d’oranges, des flaques de sang, des crachats, des paquets de charpie. Le repas venait de finir. À droite une vieille mégère émaciée, ses cheveux gris affolés sur les épaules, suçait furieusement un os. À une autre, une infirmière ingurgitait quelques patientes cuillerées de liquide. Les yeux désorbités de cette âpre tête à la renverse exprimaient la satisfaction dans la détresse.

Après les salles de Tabard ce furent encore des vestibules. Des infirmiers auxquels manquaient un bras, une jambe, un œil, les deux oreilles, adressaient à mon guide quelque plaisanterie locale à laquelle celui-ci répondait par un curieux rictus, les muscles de son masque se plissant tout autour de l’abîme central. Nous marchions du même pas accéléré et claudicant vers cette salle Vélâqui où le lit 14 attendait son propriétaire. Je parcourus une galerie étroite et sans lits. Des tabourets carrés s’accotaient à des machines électriques. Un solide gaillard brun, à tête prétentieuse, aux longs cheveux collés, décochait des étincelles à quelques-uns de ces supports de tortures que les Morticoles appellent des malades. Bien que notre traversée fût hâtive, j’eus le temps de m’indigner contre l’aspect grotesque et fat du verseur de fluide et la brusquerie avec laquelle il soulevait un membre débile pour l’approcher de ses appareils. Des jeunes gens en tablier considéraient cet idiot armé, d’un air d’admiration stupide. Telle fut ma première entrevue avec un des docteurs les plus scélérats, l’électricien Cudane, dont la fortune et le succès sont un scandale même chez ses compatriotes.

À la suite de cette salle, d’autres livides rangées de lits. J’en avais tellement vu que mon attention se fatiguait. Un contraste la réveilla. Tandis que la puanteur de Tabard me raclait encore le fond du gosier, ici c’était une odeur douce et agréable, une propreté discrète, un soin méticuleux. La surveillante s’activait, coquette dans son costume ajusté. Les malades étaient tous couchés. Rien ne traînait sur le sol ciré. Un feu gai ronflait dans le poêle. Cette aisance, ce demi-luxe prêtaient leur charme aux physionomies des patients ; j’aimais à m’imaginer qu’ils ne souffraient que de ces gros rhumes qui nécessitent une boule aux pieds et une bonne tasse de thé brûlant. Et, parce que la nature extérieure concorde toujours à l’intérieure, un jet de soleil, joie et parure, filtra à travers les hautes fenêtres, fit briller quelques angles et objets de cuivre dans cette pauvreté consolée.

Mon allure était devenue si nerveuse et automatique que je ne sentais plus la douleur de mon pied. Mais, au seuil du dernier vestibule, je faillis tomber tant un élancement fut aigu. Mon guide me soutint ; ainsi j’entrai dans mon nouveau domicile, la salle Vélâqui, grande, aérée, confortable, où le lit numéro quatorze m’attendait et me faisait signe de ses draps blancs. Quand l’infirmier sans visage m’eut livré comme un colis à la surveillante, cette petite femme autoritaire et sèche me dit de me déshabiller. Trouvant que je n’allais pas assez vite, elle m’enleva elle-même ma veste et mon pantalon. Je m’assis sur le lit ; elle écarta les draps, tapota l’oreiller, m’amena les jambes en place, referma les couvertures, me demanda si je n’avais besoin de rien et partit avec ma défroque, me prévenant que mon argent et mes bijoux (je n’avais ni l’un ni les autres) seraient remis à l’économat.

Derrière elle survint une infirmière qui s’informa de mon âge et de mon lieu de naissance, ajouta ces détails sur mon bulletin d’admission et glissa la feuille, au pied de ma couche, dans une pancarte. J’étais bien ; je ne souffrais plus ; je n’avais qu’à regarder autour de moi : à portée de ma main étaient une table de nuit, un pot de tisane, un gobelet. À ma droite un homme, enfoui sous ses draps et son bonnet de coton, dont je ne voyais que la barbe rousse et le nez vultueux, paraissait dormir ; à ma gauche, un jeune garçon feuilletait des images. Tous les lits étaient garnis de rideaux blancs très propres, sauf un, au milieu de la salle, dont les embrasses étaient tombées et qui formait une grande boîte de toile : « Celui-là craint la lumière, pensai-je : il s’encaque. » Et, comme le même rayon lancinant de soleil persistait à courir sur mon front et mes yeux, j’appelai la surveillante qui venait de rentrer. Elle accourut, une paire de ciseaux et un crayon s’entrechoquant à sa ceinture. Je la priai de baisser mes rideaux. Elle m’objecta que le règlement s’y opposait. Je lui montrai l’exception que j’avais remarquée ; elle eut un sourire énigmatique, puis, après un silence, elle observa ma pancarte, vit que j’étais un étranger et ajouta doucement : « Ce que vous croyez une faveur signifie simplement une mort. Telle est la vraie façon d’éviter la lumière. »

J’eus un brusque sursaut qui l’ébahit. Je tournai la tête contre l’oreiller et sanglotai. Tout me devenait hideux et néfaste. La mort, la mort, partout la mort. J’en voulais à ce cadavre, sous son calme linceul, de me surprendre de la sorte, de me souiller mon entrée dans la salle Vélâqui. Et ce qui me désolait davantage, c’était l’indifférence de mes voisins, de la surveillante, des infirmiers. Tous semblaient trouver naturel que quelqu’un mourût ainsi, qu’on fermât les rideaux autour de lui, sans plus de façons. Ces Morticoles n’avaient donc point d’âmes ! Aucun cœur ne battait sous leurs os desséchés ! La fin, la disparition, l’anéantissement, toutes choses que depuis mon enfance on me représentait comme mystérieuses et formidables, ne prenaient guère, sur cette terre sanglante, plus d’importance qu’un repas ou une partie de plaisir. Nul n’avait droit à la pitié. Les seules larmes versées l’étaient par un étranger… C’était l’heure de la sieste ; mes soupirs devenaient incompréhensibles et gênants. Des « chut » énergiques se firent entendre. La surveillante s’approcha : « Canelon, taisez-vous. » Je sentis qu’il était inutile de m’expliquer et je me disposais à garder mes réflexions pour moi, quand le garçon de gauche, qui chiffonnait des images, m’adressa soudain la parole : « Qu’est-ce que vous avez à gémir comme ça, monsieur ?

— C’est, répondis-je montrant le lit clos, que celui-là est mort et que nous devrions tous gémir. »

Il prit une figure sombre : « Donc je serai pleuré par quelqu’un, car le docteur Malasvon a certifié ce matin que je n’en avais plus pour huit jours. »

La curiosité dompta l’angoisse. Je me soulevai sur mon coude et questionnai mon petit voisin ; il s’appelait Alfred. Il ignorait son nom de famille. Il avait quatorze ans, ne savait pas où il était né. Ses seuls souvenirs étaient des coups et de la fumée d’usine. De la caste des malades pauvres, il avait travaillé dans plusieurs de ces fabriques où les Morticoles riches font suer de la richesse aux misérables, tirent leurs pièces d’or des poitrines défoncées, des entrailles corrodées, des os ramollis par les accidents, les poisons, les veilles, les famines. La chair d’Alfred avait subi ces assauts successifs. Il me donna d’affreux détails sur les besognes auxquelles on meurtrissait son fragile organisme. Résultat : un chapelet d’abcès aux jambes et à la colonne vertébrale : « Le docteur Malasvon dit que je suis un phénomène, ajouta-t-il avec un sourire morne d’esclave brisé. On se hâte de prendre mon observation complète. On m’a déjà opéré trois fois, on m’opérera une quatrième ; il est bien probable ensuite qu’on baissera les rideaux et que vous pleurerez. Ce sera un débarras pour moi et un bonheur pour ces messieurs, tant est grande leur hâte de voir si le pus a fusé sous la dure-mère. La dure-mère, un fameux titre, c’est une espèce de toile qui enveloppe la moelle. On devient savant ici, à force d’entendre causer. »

À mon tour, pour le mettre en confiance, je racontai à Alfred mes malheurs. Il dut les trouver faibles. Curieux de savoir si la caste des malades participait à l’irréligion des médecins, je questionnai l’enfant sur ses croyances : « Ah ! vous venez de loin, me répondit-il. On m’a prouvé à l’école que Dieu n’existait pas. De cela je suis sûr. On ne nous apprend guère à manger, mais on nous apprend joliment bien à lire. Je sais donc que nous résultons des animaux, lesquels résultent des plantes, lesquelles viennent des pierres qui sont dans l’espace et forment les mondes et les étoiles. » J’insistai ; je lui demandai s’il jugeait ces mondes vides et cet univers sans créateur. À mes interrogations, il répondait par ce double refrain de perroquet : « La matière, la matière, le hasard, le hasard. » Certes, les Morticoles ont savamment organisé les esprits pour les dominer, les asservir. Celui qui se croit issu d’un caillou n’a plus qu’à se laisser rouler.

Nous en étions à ce bavardage, quand une voix éraillée grommela : « Qu’est-ce qui m’a fichu un jésuite pareil ? » C’était l’homme de droite à la barbe rousse, lequel se réveillait en jurant et sacrant comme un charretier qu’il était. Puis il saisit une cuvette sur la table et se mit à vomir un flot de liquide jaune, au milieu de hoquets et de claquements de gosier. Il aperçut mon mouvement de dégoût : « Monsieur le curé, faut pas faire la grimace ; ça m’arrive comme ça trente fois par jour, tant que ma carcasse s’en aille en bouillie. Je suis un chouette, moi, un rare, un esseptionnel, une fistule de l’estomac. » Il essuya sa bouche et sa barbe souillée, avec un coin de ses couvertures : « Vous m’avez réveillé avec votre bafouillage. Pourquoi que vous causiez du bon Dieu à Alfred ? Eh ben, le bon Dieu, je vous promets qu’il est un rude gueux. C’est lui qui fait trimer le pauvre monde pour enrichir les autres et qui donne des fistules et des abcès. Vous ne devez pas être très malade, voisin, autrement vous n’y croiriez plus à votre bonhomme du ciel. Moi, je me moque de tout, vous entendez ? Les hommes aussi me dégoûtent. Ils se laissent mécaniser par des mieux habillés, des mieux parlants, des farceurs. Si tous les pauvres s’étaient unis, il y a longtemps que la bâtisse serait rasée et c’est nous qui serions les médecins et les riches. Encore la richesse n’empêche pas d’être charcuté et de descendre en terre. De quoi souffrez-vous donc, camarade ? » Je rougis d’avouer que je n’avais qu’une entorse : « Là, qu’est-ce que je disais ? Quand on a un bobo, on croit au paradis. Mon paradis, à moi, il sera dans les bocaux de Malasvon, comme pour Alfred, comme pour les trois quarts de ceux qui sont ici. Jaury passera mon estomac au bleu et le regardera au microscope. Nom de nom de nom !… » Il frappa ses draps à grands coups d’un poing maigre, osseux et poilu. Je ne savais que répondre. Alfred murmura : « Il ne faut pas vous fâcher. C’est un bon garçon, mais il a des lubies. » Les chut recommencèrent. Nous nous tûmes. Je ne voyais que les sommets des têtes ou les bonnets de coton des autres malades, tous les lits étant à la même hauteur.

Une matinée aussi remplie, le repas à la salle de garde, les courses dans l’hôpital, cette série d’émotions vives m’avaient disposé au sommeil. Je m’endormis, bercé par la chaleur du poêle, des gémissements lointains qui venaient de l’inconnu blanc de la salle et quelques bruits étouffés de la ville suintant des hautes fenêtres dépolies. Mes rêves ne furent pas de circonstance. Ils me reportèrent à mon pays, près de mes parents. Je me trouvais très vieux, tel qu’aujourd’hui et l’âme changée…

Je me réveillai avec la sensation d’une main sur mon bras et mis quelque temps à me reconnaître. J’avais devant moi la lueur soudaine d’un rat de cave. On était entre chien et loup. À la faveur de cette lumière fumeuse et tremblée que tenait la surveillante, j’aperçus un visage jovial ; c’était Jaury ; j’entendis sa voix sympathique : « C’est la contre-visite, je viens examiner votre cheville. » Il la regarda, la tourna, la palpa sans me faire aucun mal, et, quand il eut achevé son examen, pris quelques notes sur une feuille de papier : « Ce n’est rien, me dit-il ; une simple luxation. On va vous mettre au régime complet. Vous mangerez à loisir. Votre pied guérira presque sans traitement. Vous l’avez échappé belle. » Je le remerciai comme mon sauveur avec une effusion qui le toucha. Après son départ, il y eut du tumulte, chacun commentant ses paroles et ses conseils : « C’est encore un brave homme, me dit mon charretier de droite, autant du moins qu’un médecin peut l’être. Plus tard il durcira comme les autres et sera joyeux de voir souffrir. » Je ne répondais point ; il continua : « Pendant que vous dormiez, j’ai encore vomi six fois. Ils m’ont mis sur l’estomac un diable de pansement qui m’agace et que j’ai envie d’arracher. Demain, quand le père Malasvon arrivera, vous verrez comme il en dégoise sur mon compte ; je lui sers à coller ses nouveaux élèves. Il leur défend de soulever l’ouate, et leur propose mon cas d’un air malin. »

Quant à mon voisin de gauche, il s’était assoupi, et la surveillante rangeait les journaux illustrés qui traînaient sur ses draps. J’en regardai un. Les dessins représentaient notre quarantaine et la galère des Morticoles nous apportant des provisions. Le texte parlait de nous comme d’une race de demi-sauvages assez ancrés dans leurs préjugés ridicules. Les Morticoles manifestent, par leur presse, une sûreté et un contentement d’eux-mêmes extraordinaires. Ils se considèrent comme le premier peuple de la terre. Beaucoup de gravures traitaient d’hygiène et de nouveaux procédés médicaux. J’évitai de les approfondir, afin de ne pas m’épouvanter davantage.

L’heure du dîner arriva. J’eus le bonheur de revoir la petite Marie. Elle poussait un chariot couvert de nourritures variées. Instantanément s’allumèrent dans la salle plusieurs lampes électriques protégées par des verres de couleur rouge, de sorte qu’elles ne fatiguaient pas les yeux et versaient une clarté diffuse. Les cheveux blonds de mon amie frisaient gentiment sur son front et ses tempes. Comme sa taille fut gracieuse quand elle l’inclina vers le chariot pour me servir ! Elle plaça, sur ma table de nuit et sur une planche derrière ma tête, une bonne tranche de viande aux navets, un potage gras, deux saucisses et un carré de fromage, plus un joyeux morceau de pain et une demi-bouteille, car j’étais à plein régime. La fringale étouffa mes velléités de sentiment. Mais, le service achevé, Marie s’approcha de moi, me mit dans la main un biscuit et du sucre : « Je m’arrangerai pour vous en apporter autant tous les jours », chuchota-t-elle. Puis rougissante : « Les internes ont fait une collecte à votre intention ; voici. » Elle glissa sous mon oreiller deux pièces d’or et refusa d’en garder une, malgré mes supplications.

Je mangeai d’excellent appétit et remarquai que mes voisins, pour tout potage, buvaient du lait. Ensuite je me jetai dans le gouffre du sommeil, cette fois noir et sans rêve.

Le lendemain matin, lorsque j’ouvris les yeux, on achevait de balayer la salle. L’électricité éteinte, il faisait un jour froid et gris. La pluie frappait rageusement les vitres : « Sale temps, dit la barbe rousse ; ils n’y verront pas pour examiner votre entorse. » Je n’étais pas trop rassuré. Tabard me l’avait donnée ; Malasvon pouvait bien l’augmenter. La haute porte vitrée s’ouvrit avec fracas devant un tumultueux cortège : en tête, un homme de grande taille, aux favoris noirs, au nez large, au front proéminent et dont les puissantes épaules présageaient une vigueur inouïe. Je pensai de suite : « Voilà, Malasvon. » À côté marchait respectueusement Jaury. Suivaient une foule de jeunes gens en blouse et en tablier, quelques femmes laides au visage anguleux, enfin une vingtaine de personnages louches, en paletots cirés, redingotes luisantes, porteurs de lunettes, d’un aspect rébarbatif. Cet attroupement se forma autour du premier lit de ma travée, puis passa au second et ainsi de suite. À mesure qu’il approchait de mon numéro 14, j’éprouvais un singulier malaise. On allait m’interroger là devant tout le monde. Arrivé à mon voisin de gauche, Malasvon s’écria d’une voix grasse et brutale, semblable à un système de gros rouages huileux : « Et celui-là, les vertèbres en marmelade. N’a-t-il pas eu d’accidents singuliers depuis hier ? » Jaury fit un signe négatif. « Madame la surveillante, poursuivit le colosse, gardez-nous les urines de ce jeune homme. Notre chimiste les examinera ; n’est-ce pas, Valret ? » L’interpellé émergea du groupe des redingotes et montra une tête de mulot. Il y eut un remous. C’était mon tour. Malasvon décrocha ma pancarte : « Un entrant ! Félix Canelon, naufragé. On les a mis en quarantaine, mais pourvu que celui-là n’infeste pas, malgré tout, notre salle. A-t-il pris un bain, madame la surveillante ? — Non, monsieur, il paraissait trop fatigué. — En bien, il en prendra un demain matin. Voyons, qu’est-ce que c’est ? » Jaury lut rapidement une feuille remplie de termes techniques. Je m’étonnais qu’il eût pu tant écrire sur mon malheureux pied. Alentour s’étageait un troupeau de têtes curieuses et sans bonté. Malasvon rejeta mes couvertures et secoua mes articulations dans ses mains épaisses, comme si j’eusse été un cheval : « Nous avons pris ça en consultant le collègue Tabard. — Il éclata d’un rire bruyant. — Encore une chance qu’il ne vous ait pas estropié pour votre vie, le collègue Tabard. Cette entorse est intéressante, messieurs. — Il roulait les r comme de petits tambours. — Examinez-la, messieurs les novices. Plein régime. C’est bon. » Il passa rapidement devant mon voisin de droite et haussa les épaules sans s’arrêter :

« Il me dédaigne, grogna celui-ci. Il sait qu’il aura ma peau, l’animal ! » Je voyais le sinistre rassemblement à quelque distance et je percevais la voix rauque de Malasvon. Ainsi ce rustre était la grande célébrité chirurgicale des Morticoles, une des statues futures. Perdu dans des réflexions vagues et sombres, je remarquai pourtant qu’on avait relevé les rideaux du mort et qu’un nouveau demi-vivant occupait le lit :

« Quand sera-ce fini ? Quand sera-ce fini ? » Mon petit Alfred se lamentait en se tordant les mains. Sa figure étroite et ses yeux caves exprimaient une angoisse indicible : « Canelon, je vais mourir. Cette nuit je n’ai pas fermé l’œil. Je regardais la lampe rouge et je me disais que c’était bien triste de ne plus voir jamais même cette lumière-là. Autrefois, dans les exercices où j’apprenais à lire, on m’avait parlé du bonheur : Travaillez, obéissez et vous aurez le bonheur. J’ai travaillé, j’ai obéi et me voilà avec les vertèbres en marmelade, comme dit Malasvon. Est-ce là le bonheur ? Vous qui venez de pays étrangers et qui avez été heureux, dites-moi un peu comment c’est, quand on a un père et une mère, qu’on vit tranquille, aimé chez soi, qu’on mange à sa faim, qu’on se chauffe en hiver, qu’on n’est pas malade. »

L’enfant se tourna vers moi avec effort. Les journaux qui couvraient son lit tombèrent sur le sol comme des feuilles mortes. Il parlait bas pour ne point gêner la visite et l’on sentait que les mots venaient de loin, de très loin, d’un organisme décomposé. Je répondis : « Ce que vous n’aurez pas eu sur cette terre, vous l’aurez, je le jure, autre part. Il y a en nous et tout autour de nous un être que nous ne voyons pas, que nous ne touchons pas, que nous pouvons à peine nommer, mais qui tient nos destinées et pour qui tous sont au même rang. Celui-là vous donnera une autre vie, un père et une mère, de l’amour, un ciel limpide et calme. — Oh ! comme j’aimerais à le croire », implora la pauvre voix brisée. À ce moment, Alfred se rejeta en arrière et ses yeux grands ouverts me remplirent d’épouvante ; je le crus mort. J’appelai la surveillante avec terreur. Des têtes curieuses se dressèrent sur l’enfilade des lits. Jaury accourut. Il fit en hâte plusieurs piqûres d’éther aux jambes et aux bras de celui qui n’était plus qu’un agonisant. Les regards d’Alfred réapparurent comme d’errants fantômes, me cherchèrent et ses lèvres dessinèrent dans l’espace un merci que je m’attribuai. Malasvon et son cortège, la visite achevée, traversaient la salle à nouveau. Ils approchèrent : « Ah ! dit le chirurgien avec une expression froide et sauvage. Aussi cette persistance m’étonnait. Messieurs, ce jeune homme aura traîné deux mois et demi une carie généralisée, phlegmon diffus, sans doute des embolies, des énormes embolies partout. C’est ce que j’ai soutenu dans mes cliniques ; c’est ce que Dabaisse m’a toujours contesté. Et vous verrez que je n’exagère rien. Le foie doit être un vaste lac de pus. Quant à la colonne vertébrale, elle flotte, messieurs, je vous l’affirme, elle flotte. C’est la quatrième et complète observation depuis cinq ans. Mais on préfère nier l’évidence et combattre mes arguments. Est-ce que le cœur marche toujours, Jaury ? »

Sans doute le cœur marchait toujours. Les oreilles même entendaient et recueillaient de la terreur pour les yeux à la dérive. Infortuné Alfred ! Son agonie était bercée par des paroles douces et jonchée de fleurs de tendresse ! On analysait son supplice. L’heure grave, l’heure après laquelle aucune ne sonne plus, était impatiemment guettée pour quelque dégradant dépeçage. En moi la compassion luttait avec la fureur. Mon voisin de droite était assis et, la main sur son fistuleux estomac, souriait sinistrement. Partout, dans la salle, je devinais un court émoi, la terreur de chacun rapportée à son propre sort, mais je prévoyais aussi le prompt retour à l’indifférence.

Malasvon s’éloigna en hâte, avec ses disciples, ses aides, ses assistants et Jaury. La surveillante resta seule auprès du lit d’Alfred qui, par alternatives, gémissait, puis respirait avec rudesse. La barbe rousse grognait : « À bientôt mon tour. Ils ne m’ont même pas regardé ce matin ; vous avez vu ; c’est un signe. Nom de nom de nom ! » et son geste familier frappa les couvertures. J’étais dans un état de désespoir à hurler. Je ne concevais pas ces départs épouvantables et secs. J’avais vu des ancêtres mourir dans mon pays. Quelle différence ! On marchait sur la pointe des pieds ; il y avait de beaux draps frais, des cierges. On s’embrassait en pleurant autour du lit et l’on osait à peine lever les yeux pendant que s’accomplissait le mystère. Un prêtre venait, consolait le moribond et tout le monde. Le baiser que l’on donnait à ces vieilles figures était un au revoir plus solennel que celui de chaque jour. On se sentait affiné par la douleur, capable de comprendre plus de choses ; on ornait pieusement les souvenirs et les tombes. Les morts chéris revivaient par les anniversaires. Ici des êtres jeunes disparaissaient dans la plus désolée solitude et leurs cadavres enrichissaient un charnier.

Alfred sortit de lui-même au crépuscule. Je n’osai regarder à ma gauche. Quand on ferma les rideaux, je sentis qu’une notion nouvelle et dure, celle de l’impitoyable, avait pénétré mon esprit. Ainsi le mal se propage. « Je vais, jusqu’à mon départ, vivre parmi des monstres, songeai-je. Il faut désormais me blinder, considérer ces horreurs d’un œil calme, éviter le frisson. » C’est une des raisons de la haine que je garde aux Morticoles qu’ils m’aient, d’une façon même éphémère, gâté le pouvoir de compatir. Mon voisin le charretier cessa de m’être odieux. Il était dans la note. Sarcasmes et blasphèmes mêlés aux vomissements convenaient à cette salle de l’hôpital Typhus où le petit Alfred savait maintenant la vérité, les grands rideaux de l’Éternel s’étant ouverts pour lui.

Cependant j’ai vu, cette nuit-là, avant de m’endormir, quelque chose de pire qu’une violation de sépulture. La surveillante venait à peine de fermer les yeux d’Alfred et de faire de son lit un blanc sépulcre de toile, quand l’électricien Cudane entra dans la salle, suivi d’un aide qui portait une énorme machine. Il déclara d’un ton hautain que, prévenu du décès de la carie des vertèbres, il venait exécuter quelques expériences. Simulant le sommeil, j’observai le manège de cette brute. Il installa sa machine sur une table, tel un prestidigitateur qui prépare un tour, hérissé de gestes prétentieux, posant pour son aide, pour la surveillante et pour les malades, tournant de tous les côtés sa tête de bellâtre bouffi qui passait de l’obscurité à la lumière rouge. Il demanda une bougie ; on la lui apporta : deux bougies ; ce fut fait. Alors, brutalement, il découvrit le corps d’Alfred. Quel cadavre de lamentation ! Les chairs étaient étroites et fripées ; partout des coutures, les âpres vestiges du bistouri. Cudane agita sa barbe, marmotta quelque chose, secouant la pauvre dépouille comme un pantin mouillé, la joignit à sa machine par des fils ténus. Il tourna une roue ; je vis les muscles se mouvoir, le pied se tendre, la jambe s’étirer ; je vis cette grimace d’après la mort, mille fois plus affreuse que la mort. Les rares poils s’horripilèrent. Les cicatrices se rouvrirent. Je crus qu’Alfred allait crier. J’étais raide d’épouvante. Avec beaucoup de calme, Cudane changea ses fils de place, recommença pour les bras et le corps. Le tronc se mit à danser. Ce fut le tour du visage ; je me cachai la tête sous les draps. Quand je la ressortis, l’expérience était terminée. Cudane avait un air satisfait. Sa figure plate et blême, encadrée dans la barbe noire, ses cheveux demi-longs, tout cela était à écraser. Il disparut, suivi de son aide, néophyte béat, lequel emportait le système. Mon voisin de droite se tordait de rire : « Vous voyez, garçon, voilà à quoi servent les pauvres chez les Morticoles. Tout ça c’est pour notre sauvegarde ; c’est pour faire avancer la science. Si j’étais bien portant, j’apprendrais à me servir de ces machines, et je vous promets que je ferais une belle sarabande aux Malasvon, Cudane et autres. » Cette menace me frappa. Je compris que des forces redoutables, employées au service du mal, sans bonté ni justice, se retournent fatalement contre ceux qui les détiennent.

Il était écrit que mon apprentissage serait bourré d’émotions ; car, dans la nuit, je fus réveillé par un piétinement étrange. Me dressant sur ma couche à l’aide d’une poignée de bois qui descendait de la traverse, j’aperçus des hommes de police, reconnaissables à leur uniforme que j’avais déjà remarqué au débarquement. Ils aidèrent à soulever et à porter sur le lit déjà vide d’Alfred un corps inerte et ensanglanté. La figure semblait une grenade ouverte. On étendit avec précaution cette bouillie rouge sur des alèzes. Jaury arriva se frottant les yeux. J’appris que mon nouveau voisin était tombé d’un quatrième étage étant ivre. L’interne ausculta cette chose sans nom et déclara : « Il vit ! » Puis, avec une patience admirable, il lava les caillots, ferma les grosses plaies avec des aiguilles et du fil, bassina les petites. En le voyant, éclairé par le rat de cave que tenait la surveillante, s’empresser sans énervement auprès de ce malheureux, je déplorais que tant de belles qualités fussent bridées par un mauvais esprit général que je ne sais quel destin funeste a soufflé sur les Morticoles. Jaury ne pouvait s’empêcher de plaisanter. J’entendis qu’il disait à l’objet qu’il était en train de refaire morceau par morceau : « C’est égal, mon ami, avec cette gueule-là tu ne pourras aller au bal d’ici longtemps. — J’ai soif », répondit la gueule. La surveillante apporta un verre d’eau. Je découvris alors un semblant de bouche ; au-dessus, deux paupières déchiquetées ; au-dessous, un lambeau de menton. Cela parlait d’une façon étouffée et presque incompréhensible. Oh ! ce j’ai soif ! Il me tint éveillé toute la nuit, répété dans des tons divers et avec des modulations déchirantes. La soif ! le plus profond des besoins, dont on ne sent la vigueur que dans la blessure et la fièvre, mot de catastrophe, mot de soulagement, plein d’images de grands lacs purs, de torrents, d’écume acide, de saveur glaciale, dont on rêve et que l’on invoque ; la soif, rêche, irrésistible amoureuse de l’eau, cristal fluide, limpidité bienfaisante !