Les Morticoles/Troisième partie/Chapitre III

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Bibliothèque Charpentier (p. 295-327).


CHAPITRE III


Je revis Trub. Il me confia qu’il allait décidément quitter le service de Dabaisse et devenir valet de chambre d’Avigdeuse. Notre espoir à tous deux était de gagner assez d’argent pour fréter une galère et nous enfuir. Trub me dit : « Ton ancienne passion, qui t’apportait salle Vélâqui ton ragoût et des gâteaux, la petite Marie, est aujourd’hui cuisinière chez le spécialiste Purin-Calcaret, et celui-ci cherche un valet de chambre. Présente-toi. »

Tout se passa fort bien. Je retrouvai ma bonne amie, qui se montra un peu froide, mais très complaisante. Son maître était garçon. En outre, il avait une forte corpulence, l’air réjoui et habitait une avenue aérée qui conduisait au port. Il m’accepta d’emblée. Je quittai Sorniude à l’improviste, et m’installai aussitôt chez mon nouveau patron.

Purin-Calcaret, grisonnant, bedonnant, figure ouverte agrémentée d’un court collier de barbe, mangeait de bon appétit, buvait comme un trou et trempait les doigts dans son nez avec acharnement. Son deuxième défaut était l’ingratitude. Je ne vois pas trop comment il différait par là de la plupart de ses concitoyens, lesquels oublient de suite les services rendus. Toujours est-il qu’on l’appelait couramment l’Ingrat. Il était spécialiste pour les maladies du cuir chevelu et du nombril, et son cabinet de travail, une pièce sobre, sévère, large, carrée, où il ne tolérait pas un grain de poussière, était garni de bocaux dégoûtants. Dans un liquide rouge pourrissaient des tignasses et des morceaux de chair. Mon maître renouvelait lui-même tous les huit jours cette eau sanglante. Tout dans sa vie était méthodique et prévu. La petite Marie passait chaque soir dans sa chambre. Sur sa table, une trentaine de loupes de taille différente étaient rangées par familles. Un creux en demi-cercle recevait la convexité de son abdomen. À côté de lui, se dressait un guéridon, couvert d’instruments bizarres. Il recevait beaucoup de malades, qui tenaient leurs mains sur leurs ventres, et marchaient pliés en deux, ou avaient la tête enveloppée de linges.

Dès le lendemain de mon entrée en fonction, je vis arriver l’infortuné Burnone, qui semblait la caricature de Purin-Calcaret. Il me reconnut, me salua avec effusion, me supplia de le faire recevoir vite, vite par le docteur. Le traitement de Wabanheim n’avait fait qu’aggraver son mal. La Banarritine lui enflammait la peau du crâne. Soulevant sa calotte de soie noire, il me montra un mélange de pommade, de perruque et d’huile rance qui me donna la nausée : « On m’a affirmé, ajouta l’hypocondriaque, on m’a promis que Purin-Calcaret me guérirait. C’est le seul, n’est-ce pas, le seul qui connaisse parfaitement ces dermatoses-là ? J’ai pleine confiance en son diagnostic. Mais le temps passe. Ah, mon ami, que je n’attende pas ! » Quand il sortit du cabinet, il examinait une longue et méticuleuse ordonnance dont la lecture le remplissait de joie : « Voilà un homme, ce Purin ! Du premier coup, il a vu juste. Je reviendrai demain. »

L’Ingrat n’était lié qu’avec des spécialistes. Tous avaient un air de famille, une certaine bonhomie sinistre, car ils tuaient avec lenteur et une sérénité théorique. Je fis la connaissance d’un célèbre dentiste qui ne soigne que les grosses molaires, les étudie chez tous les animaux, et a eu, à cette occasion, trois doigts emportés par un tigre. Cette passion l’a conduit aux plus grands honneurs, car les personnages importants souffrent de fluxions fréquentes causées par la température. Cet habile praticien eût pu atteindre plus haut encore, sans son détestable caractère et la jouissance infinie qu’il éprouve à torturer ses clients. Il leur enfonce de fines aiguilles rougies, par la mâchoire, jusqu’au crâne. Parfois, il en oublie une, et la retire un an après, tout encroûtée de carie. Parfois aussi, il se trompe, arrache sans nécessité douze dents saines, des fragments de gencives et laisse le mauvais chicot. Ces brutalités et ces méprises occasionnent des batailles fréquentes entre Poulquier, c’est le nom du redoutable personnage, et ses malades, batailles dont il sort avec des bosses et l’œil noirci. Mais ce sont pour lui des blessures glorieuses, des chevrons. Et je n’ai jamais vu râtelier plus affreux que le sien, plus comparable à un arc-en-ciel où chaque nuance est déterminée par un degré plus avancé de pourriture. On cite le cas de molairiens devenus enragés après trois séances chez cet énergumène, et mordant les passants dans la rue. À part cela, c’est un bon garçon et j’aimais qu’il dînât chez Purin pour la finesse de ses saillies.

Autre familier de la maison : le directeur des Muséums morticoles, un nain roux surnommé Qui-Qui. Un jour, il mena mon maître visiter son établissement, et je les accompagnai. La triste promenade ! Dans un grand cirque glacial, proche de la banlieue, se dressait une suite de bâtiments. L’un abritait les singes, grelottants, toussants et maussades. Bradilin venait là s’approvisionner de victimes. Plusieurs, les pattes coupées, se balançaient automatiquement, lamentablement, à l’aide de leurs moignons. Dans un coin, une guenon affamée montrait ses gencives suppliantes. Je remarquai aussi des serpents, engourdis sur leurs excréments, préservés du froid et de la pluie par des couvertures élimées, des hyènes phtisiques, des léopards scrofuleux, des lions plaintifs auxquels Poulquier avait arraché les molaires et les griffes, un éléphant sans trompe ni oreilles, une girafe paralysée, des oiseaux à l’état de squelettes. Qui-Qui nous expliquait ces merveilles, insistant sur les étiquettes qui décoraient les cages des animaux. Dans un bassin d’eau saumâtre, des crocodiles flottaient, le ventre en l’air. C’était aussi le sort des poissons, gélatineux habitants d’un aquarium où les cailloux eux-mêmes semblaient malsains. On nous montra une chèvre récemment arrivée de l’étranger. Ses beaux yeux graves reconnurent un ami au milieu de tant d’adversaires, et elle vint frotter doucement son petit museau rugueux contre ma main. En quittant ce charnier lugubre, nous passâmes par une serre de plantes lourdes de parfums, agonisant dans des attitudes voluptueuses. La fleur sait mourir avec beauté.

Purin-Calcaret recevait souvent Pridonge, le médecin des maladies honteuses, bavard, grand, au visage glabre et sévère qui s’illumine dans la conversation. Après son départ, mon maître ordonnait à Marie de rincer soigneusement l’argenterie et les verres. Du reste ils étaient camarades et pleins de sympathie l’un pour l’autre : « J’ai pour vous, mon cher Purin, s’écriait Pridonge, un splendide nombril tertiaire. Je parie qu’il manque à votre collection. » Les yeux des deux compères s’allumaient, comme s’ils contemplaient déjà ce bijou. Un autre docteur s’occupait exclusivement des maladies de l’omoplate gauche. Il n’avait guère qu’un client par mois, mais il ne le laissait pas s’égarer. Un autre s’était dévoué aux ongles. Il en possédait une collection de cinquante-cinq mille, de toutes formes, de toutes provenances, de toutes lésions, de toutes couleurs, et ses regards ne quittaient pas les mains de ses interlocuteurs. Je contemplai celui qui consacre sa vie aux affections des cils, petit vieillard qui n’en a plus, à force d’avoir examiné ceux des autres. Enfin le spécialiste du gros orteil jouissait d’une autorité particulière, car il préparait aux Lèchements. Quand ces messieurs se réunissaient, c’était une vraie Babel anatomique. Ils méprisaient violemment les faiseurs d’hypothèses, les Cortirac et les Tartègre, et j’entends la voix de Purin-Calcaret, frappant la table de sa paume robuste : « Le fait, messieurs, le petit fait bien observé vaut plus que cent théories. Quand j’ai classé un nombril, un vrai nombril, un nombril spécial, cela ne m’échappera pas, cela restera dans la science, décrit minutieusement, une fois pour toutes. Il n’y a pas à raconter d’histoires. » Tous approuvaient, s’enorgueillissaient d’avoir chacun, dans leur musée, de belles molaires, de beaux orteils, de beaux cils, de beaux ongles et de belles omoplates.

Je me trouvais d’autant mieux chez l’Ingrat que j’étais rentré dans les bonnes grâces de la petite Marie. Malheureusement, notre maître fut nommé médecin en chef d’une ville d’eaux importante. Je ne pouvais le suivre, car l’État fournissait son personnel. Il quitta définitivement la cité, n’emportant que ses meubles et sa collection. Mais, avant de partir, il eut la bonté de me recommander à son ami Pridonge. Le même jour Trub entrait chez Avigdeuse.

Pridonge me prit par surcroît, car il avait déjà un nombreux domestique. À la table de l’office, nous étions cinq hommes et deux femmes. Mon maître habitait un superbe hôtel au centre de la ville. Sur la porte était sculpté un docteur emblématique, retirant une flèche du pied de Cupidon. On lisait au-dessous, en caractères flamboyants, cette devise : « Il panse les blessures de l’Amour. » Le premier étage comprenait le cabinet de consultations et les salons d’attente, décorés de tentures noires et argent. Le second était destiné aux appartements particuliers et aux bibliothèques. Partout de hideuses planches coloriées ; deci, delà, une petite image allégorique, représentant un médecin en robe rouge, un doigt sur sa bouche, d’où part l’inscription : Silence et Mystère ; car on insistait, dans les cours de la Faculté, sur ce fait que le secret professionnel est la garantie du pouvoir doctoral.

L’arrivée des malades dans ce royaume était muette, silencieuse et honteuse. Les femmes, dissimulées sous d’épaisses voilettes, attendaient dans des pièces séparées. Les hommes se tournaient le dos et feuilletaient très attentivement des journaux et des revues qui, la plupart, avaient trait à leur mal. Pridonge raccompagnait ses clients avec de gros rires et des éclats de voix : « Au revoir, vieux sale ! — Vieux paillard ! — Ah, le satané rigolo ! » La syphilis, sous toutes ses formes, lui procurait une allégresse toujours fraîche, toujours nouvelle.

Quelque temps après mon entrée dans la maison, il y eut un important dîner auquel furent conviés les plus fameux Morticoles, entre autres Vomédon, l’éternel parasite, Crudanet, Cloaquol, Gigade, Cortirac, Fête, Canille, Poulquier, l’auteur dramatique Loupugan, plusieurs élèves, plusieurs riches dont Burnone, beaucoup de dames et de demoiselles en grande toilette. La table était odorante de fleurs, lucide de cristaux, brillamment servie dans l’immense salle à manger. Tout autour, souriaient les portraits des ancêtres de Pridonge, médecins de père en fils et dévoués à la même spécialité. Mon maître portait toutes ses décorations ; sa robuste poitrine resplendissait de pierreries et de rubans de couleur. Nous autres, les domestiques, en livrée marron et culottes courtes, nous activions autour des quarante convives. Le repas fut luxueux et cordial. Pridonge était en verve. Son creux intarissable guidait, dominait la conversation. On causa d’abord de Banarrita, lequel venait d’empoisonner, par erreur, toute une famille : « La mort de Wabanheim lui a fait perdre la tête », dit gravement Cortirac, le vainqueur, qui rayonnait derrière ses lunettes d’or et savourait, avec le délicieux potage et les hors-d’œuvre bien assortis, le bonheur de son titre neuf. « Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive ! s’écria Fête, Banarrita a déjà causé la mort d’une cinquantaine d’individus, et il passe pour le premier pharmacien morticole. Cela ne se produirait pas, si l’on se soignait par mon système.

— Mais c’est l’eau pure, votre système », riposta Pridonge, et il continua sans transition, se frappant le thorax d’un geste jovial, et faisant sauter ses décorations scintillantes : « Croyez-vous que je porterais toute cette ferblanterie, si je donnais à mes malades — et son regard parcourut l’assistance — des boulettes microscopiques comme les vôtres ? Ils ne guériraient jamais, ils tomberaient vite en pourriture. Je suis le gardien de la Débauche. N’est-ce pas, Burnone ? » Le vieillard tressaillit et bredouilla, avec un sourire forcé, quelques paroles incompréhensibles. Je remarquai qu’il n’avait plus sa calotte noire et que sa perruque avait disparu. « Regardez notre ami Burnone, poursuivit l’amphitryon plein de bonne humeur. Il avait consulté Tartègre, Wabanheim, que sais-je, des spécialistes comme Purin-Calcaret, et tous n’y avaient vu que du feu. Ce qu’il avait, vous le devinez bien, messieurs, mesdames et mesdemoiselles ! Notre Burnone était poivré ! » La table se hérissa de rires aigus ou graves, et toutes les dames, un peu rouges, se renversaient en arrière, agitaient leurs éventails, et tous les yeux larmoyants de joie se tournaient vers cet hilarant Burnone, qui se mit lui-même à l’unisson. Les domestiques riaient, à l’idée de ce mal si comique, et les portraits des ancêtres, le vin dans les carafes, les cristaux, l’argenterie semblaient s’amuser prodigieusement : « Certes, gloussait mon maître, que le détail délectait, vous étiez dans un triste état, maître Burnone, quand vous êtes venu me trouver : une bouillie. Vous voilà frais et gaillard. Mais, prenez garde, polisson ; je ne réponds pas de l’avenir ! » Pridonge saisit un compotier : « De toutes les spécialités, la mienne est la meilleure. Devinez qui me procure ces fruits magnifiques ? Le trop généreux Loupugan, l’illustre Loupugan, ici présent. » L’interpellé fit la grimace : « Rassurez-vous, grand homme, je ne dévoilerai rien. D’ailleurs, c’est le passé. Aujourd’hui, mesdames et admiratrices, Loupugan se porte comme un médecin. On n’a rien à craindre avec lui. » Le dramaturge morticole, qui passait pour spirituel et forgeron de réparties acides, avait baissé le nez dans son assiette et pris une attitude bougonne. Afin de le sortir d’embarras, mon maître se lança dans une tirade : « Tout ce qu’il y a ici me vient de largesses de mes malades. Quand je leur ai rendu cette forme de santé sans laquelle le bonheur est impossible, ils se ruineraient pour moi. Ah ! la reconnaissance n’est pas un vain mot ! Toute la journée arrivent des caisses de fleurs, de légumes, de tableaux, d’objets d’art, de livres rares. Et l’étranger donc ! Je suis l’homme qui a le plus de cartes d’Altesses régnantes. Vous les trouverez à l’antichambre, pêle-mêle dans une grande coupe d’or. Ne suis-je pas un souverain, le plus puissant de tous, l’Empereur de l’Amour ? Sans moi, le petit dieu suspect lance des flèches empoisonnées. Mais je surviens, j’examine le carquois et je dis : Vous pouvez combattre. »

À ce moment parut un gigantesque poisson, couvert d’une gelée qui dessinait cette apostrophe symbolique : Honneur et Gratitude. « C’est, murmura mystérieusement mon maître, un cadeau du prince de Hennin, que j’ai dernièrement tiré d’affaire. — Puis, très haut : — Retenez ceci, messieurs, et soyez chastes : depuis vingt ans que j’exerce, j’ai vingt-cinq mille observations de clientes riches. Étonnez-vous, après cela, des vilains enfants qui sont dans les familles. » Il y eut des exclamations ironiques : « C’est ignoble ! Tu ne vas pas nous faire un cours, hurla Cloaquol de l’autre bout de la table. Tais-toi ou je prends des notes. — Instruis-toi, journaliste, insista l’orateur très animé par son succès et la boisson et perdant la tête. Voici un problème moral délicat : un jeune homme, le fils d’un financier, je peux dire son nom, nous sommes entre nous, le jeune Lebide, a demandé la main d’une jeune fille que vous connaissez tous, Mlle Grominge. Or le garçon est de mes clients, et les parents de la fiancée, des amis à moi, m’ont annoncé le mariage. Que dois-je faire ? Les avertir ou les abandonner à leur malheureux sort ? Cela me tourmente. J’en rêve. Crudanet, sortez votre avis. Tirez-moi du doute. Je suis pris entre le secret professionnel et le devoir. Faut-il que j’aille trouver les parents de Mlle Grominge et que je leur dise : Flanquez Lebide à la porte. Votre fille accoucherait d’un veau à deux têtes ou d’un os carié ? Ou faut-il me taire ? — Mais, riposta Cloaquol, tandis que Crudanet esquissait hypocritement un geste évasif, il me semble que tu as déjà trop parlé. Nous sommes ici quarante ou cinquante, et tu résous le problème en le posant. — Bah, ne fais donc pas la bête avec papa Pridonge, Cloaquol. Je suis fixé sur ton compte, mon bonhomme. Ah, ah, monsieur est dégoûté ! Hi, hi, monsieur n’aime que les sujets chastes ! Je t’ai vu moins fier, noble directeur, il y a deux ans. Tu passais tes fredaines en sourdine, mon vieux, et elles ne te réussissaient guère. » Cloaquol était vert de rage. J’étais près de lui. Je l’entendis grincer : « Tu me la payeras cher. » Il jeta : « Quel goujat que ce Pridonge ! » Celui-ci avait sa crise, nul n’aurait pu l’arrêter : « D’ailleurs, vous tous, mes convives du sexe mâle, pourquoi jouer à l’innocence ? Ignorez-vous de quoi il retourne ? Je vous ai tenus dans mon cabinet, bien humbles, bien inquiets, bien obéissants. Ah, si je vidais mon sac d’histoires ! Si je le vidais pourtant ! J’aime la gaieté, moi, je l’adore. » Il secoua sa fourchette et son couteau au-dessus d’un paon dressé dans son plumage au milieu d’une citadelle de foie gras : « Envoi du duc de Séneste ! Saluez ! »

Après cette sortie, il y eut une gêne atroce. Les femmes et les jeunes filles étaient manifestement très mal à leur aise. Un fleuve de boue avait traversé la salle, éclaboussant les claires toilettes, la nappe irréprochable, et jaillissait jusque sur les visages. Un lourd silence s’abattit, où chacun ruminait sa colère et sa honte, et Pridonge, qui ricanait encore, mais sans parler, et nous faisait signe de hâter le service, m’apparut tout à coup comme le porte-fouet de cette société méprisable : « C’est toujours la même scie, me glissa dans l’oreille un des larbins ; il n’invite que pour insulter. Mais il est si amusant ! » La voix de notre maître reprit, mordante et dure : « Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai été trop loin ? Est-ce de ma faute si je suis bien portant et joyeux ? Je le répète sans cesse aux idiots qui viennent me consulter avec des mines déconfites et pudiques : Voulez-vous lever le masque ? Vous n’êtes pas le premier que j’examine. Et quand ils me brodent des mensonges, il faut voir comme je rétablis l’axe et vite : Qu’est-ce que vous me chantez ? Ça vous est venu en montant en bateau, n’est-ce pas, ou en tombant à califourchon, ou un jour de pluie, ou en vous mouchant, ou avec une pipe ? Oh, la pipe, en voilà un ustensile qui sert d’excuse !… aux sénateurs surtout. J’en demande pardon à Vomédon, mais ses vénérables collègues sont d’une obscénité qui n’a d’égale que leur hypocrisie. S’ils président des Ligues de pudeur, ils sont le fléau des petites filles et le désespoir de mon existence. Outre qu’ils ne me payent pas, les vieux drôles : Entre gens de notre condition, mon cher docteur… L’ai-je assez entendue, cette phrase-là ! Chaque fois, elle me coûtait cinq louis… Mais moi — et l’index de Pridonge raya l’espace — on ne me trompe pas. On ne peut pas me tromper. »

Le dîner s’acheva dans une contrainte morne et glacée. On nous refusait tous les plats, les gosiers s’étant resserrés. J’éprouvais l’angoisse de cette atmosphère maladive. J’avais envie de me cacher. Je regardais machinalement les portraits des ancêtres. Ils avaient tous la figure cynique, la bouche écarquillée, et des yeux brillants de malice. Pridonge dévisageait ses hôtes en gardant un air épanoui.

On passa dans les salons pour le bal. Les invités affluèrent et les deux étages furent remplis d’une foule bruyante et bigarrée. On attendait des chanteurs, aussi célèbres que gratuits, car cette race sonore est très éprouvée. Cloaquol partit de bonne heure. À chaque instant, de superbes voitures s’arrêtaient devant l’hôtel et déposaient une famille de malades. Les pères amenaient là leurs femmes et leurs filles par crainte des indiscrétions de Pridonge, lequel exerçait dans la ville une dictature occulte. On connaissait son terrible bavardage et on espérait l’enrayer par des prévenances et des visites. Peine perdue, d’ailleurs. L’obséquiosité ne faisait qu’exalter son orgueil. J’observai le trouble et l’ennui des riches qui se retrouvaient dans ces salons. Dans la façon gauche dont ils se saluaient ou s’abordaient, je lisais ce pacte tacite : Si j’y suis, vous y êtes aussi. Nous y sommes. Le maître de la maison, très déluré, tonitruant, organisait des quadrilles. On dansait en bas, dans le hall noir et argent. On dansait en haut, dans les bibliothèques. Je vis là de belles jeunes filles tourbillonner naïvement au-dessous d’images obscènes, et, quand elles se reposaient, se promenant au bras de leurs cavaliers, elles passaient et repassaient devant des rangées de volumes aux titres infamants et colossaux : le Bubon ; — du Chancre ; — la V… secondaire. Que devenaient ici le respect, la pudeur ? Tout était souillé, sali, malsain. Les propos de mon maître, qu’il roulait bruyamment de groupe en groupe, n’étaient qu’un amas d’ordures, de révélations scandaleuses. La fange de son gros rire ruisselait. À chaque arrivant, il exposait le cas du jeune Lebide et de Mlle Grominge et je plaignais les infortunés dont il détruisait à jamais le bonheur. Des docteurs, mis en verve, désignaient du doigt tel danseur, telle danseuse, les étiquetaient d’un récit dégradant. Ces messieurs se divertissaient, heureux de leur supériorité scientifique, trônant sur ces esclaves parés dont ils révélaient toutes les tares. Au cotillon, on offrit des statuettes du dieu Mercure.

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Le lendemain, au déjeuner, Pridonge paraissait soucieux. Il lisait un journal qu’il oublia mélancoliquement sur sa chaise. C’était le Tibia brisé. En première page, je remarquai, soulignée au crayon bleu, la note suivante, vengeance de Cloaquol : Grand dîner hier soir chez le professeur Pridonge. Le maître de la maison a fort diverti ses invités en leur racontant les fiançailles impossibles du jeune Lebide, fils du financier, son client, et de Mlle Grominge. Une longue discussion s’est engagée à ce sujet sur le secret professionnel. Le professeur Pridonge a émis l’avis qu’il pouvait être levé dans certains cas graves, tels que celui auquel il faisait allusion. Quoi qu’il en soit, voilà une union fort compromise.

C’était jour de consultation. Le défilé des clients commençait à deux heures ; le patron, d’ordinaire, rentrait à trois. Or, à cinq heures, il n’était pas encore là. À chaque instant, un malade impatienté venait m’adresser des réclamations auxquelles je ne pouvais répondre, très surpris moi-même de cet incompréhensible retard. Beaucoup partirent. Il ne resta que quelques obstinés qui me harcelaient de questions et dont je finis par me débarrasser. À six heures enfin, la sonnette retentit. La porte cochère de l’hôtel laissa passer, en criant sur ses gonds, un brancard aux armes des Morticoles. Plusieurs agents de police suivaient. Dans l’antichambre, ils découvrirent leur fardeau, et j’aperçus le corps de mon maître. Il ne riait plus. Sa figure dégouttait de sang. Comme il sortait de la Faculté, il avait été abordé par un jeune homme qui, sans proférer un mot, lui avait déchargé en plein front trois balles de revolver. Pridonge était tombé comme une masse. On l’avait transporté dans un amphithéâtre, et l’on avait procédé sur le champ à l’interrogatoire de l’assassin qui n’avait pas cherché à s’enfuir et, très pâle, considérait son forfait, le revolver fumant à la main. Il avait déclaré s’appeler Lebide et avoir tué le docteur par vengeance. L’agent, qui me faisait ce récit, était heureux d’avoir assisté au drame, d’en avoir retenu les détails, tout palpitant d’orgueil, et il soumettait à sa grossière syntaxe les déclarations de Lebide : « Ah, qu’il avait l’air furieux, ce jeune homme ! Sûr, il doit être fou. C’est un client pour M. le docteur Ligottin. Il a tiré de sa poche un numéro du Tibia brisé et il a lu, en tremblant, quelque chose que j’ai pas compris, ni mes camarades. Mais le juge remuait la tête. J’ai bien fait, qu’il a dit en finissant. Je regrette rien. »

Tous partirent. Les domestiques poussaient des lamentations hypocrites. Puis accoururent les parents, qui se mirent à débattre des questions d’argent autour du cadavre à peine refroidi et à inventorier l’hôtel. J’étais voué aux catastrophes desséchées…

Je restai une semaine sur le pavé, cherchant une place de côté et d’autre. Trub, valet de chambre d’Avigdeuse, ne pouvait m’aider. Ce fut encore Jaury qui me tira d’affaire. Il me trouva un emploi intermédiaire, semblable à celui que j’occupais auprès de Wabanheim, chez le fameux Clapier, docteur aussi recherché de ses clientes qu’il est jalousé de ses collègues. J’entrais là dans une maison confortable, dont le propriétaire gagnait de deux cents à deux cent cinquante mille francs par an. Clapier était un bel homme à favoris blancs, aux manières affables et obséquieuses ; mais sa bouche impérieuse et plissée, son regard de côté, et certain geste par lequel il passait et repassait ses mains soignées dans sa chevelure décelaient la dureté morticole. Il était couvert de parfums, portait des mouchoirs brodés, des redingotes magnifiques et des portefeuilles à coins de diamant. Ses salons d’attente respiraient une sorte d’austérité capiteuse ; son cabinet de consultation renfermait deux canapés-lits et un paravent, à l’usage de ses jolies clientes. Il avait épousé une ancienne cuisinière, grosse femme simple et naïve ; mais il en était honteux et la tenait à l’écart, dans une domination terrifiée.

Quand je me présentai devant lui, il me demanda mes états de service : « Wabanheim, Sorniude, Pridonge ! Sapristi, vous collectionnez les drames, mon garçon ! J’espère qu’ici vous aurez la vie plus calme. Ce que je vous recommande tout d’abord, c’est la discrétion. — Cette formule me devenait familière. — J’ai dû congédier vos prédécesseurs parce qu’ils avaient la langue trop longue. » Il m’indiqua sur-le-champ les services qu’il attendait de moi : « Vous serez domestique, certainement, mais, de plus, je mettrai à profit vos connaissances particulières. » Pour commencer, il me donna à recopier une vingtaine de fois l’ordonnance suivante que je transcris intégralement :


Ordonnance pour la maladie d’estomac par flatulence
lymphatico-nerveuse, dite Mal de Clapier :

1o Prendre tous les matins, au saut du lit, une attitude inclinée, les mains sur les genoux, pendant laquelle on se fera administrer, par un vieillard, le lavement suivant :


Ƶ Persil de l’année précédente..... 20 grammes.
   Eau tiède stérilisée............... 100 grammes.

2o Immédiatement après, faire au pas de course, pendant un quart d’heure, le tour d’un tas de fumier.

3o Se moucher, avant le repas, dans de la batiste verte, et respirer aussitôt quelques pincées de Vanica rubicans de Bouze préparée par Banarrita.

4o Déjeuner composé de :


α Croûte de pain avec un peu de beurre et de charbon très fin.
β Un œuf dans un grand verre de limonade purgative Clapier.

5o À deux heures de l’après-midi, un biscuit Clapier dans un demi-verre de limonade purgative Clapier.

6o À quatre heures, rester assis environ dix minutes sur une table d’acajou, les mains sur les genoux, les yeux fixés sur la pendule.

7o À cinq heures, sauter à pieds joints trois fois autour de la table, en grignotant un biscuit Clapier.

8o À sept heures, repas composé d’une endive trempée dans un œuf demi-cuit, d’un verre de limonade Clapier et de deux rondelles de papier buvard dans de la cendre de cigare, de telle sorte que cette cendre forme une fine poussière.

9o Avant de se coucher, prendre une attitude inclinée, les mains sur les genoux, pendant laquelle on se fera administrer, par un vieillard différent de celui du matin, le lavement suivant :


Ƶ Queues de rat……… assez pour la solution.
    Eau tiède stérilisée………… 100 grammes.

10o Dormir les jambes très écartées, les bras repliés en arrière, la tête légèrement inclinée à gauche, la langue dépassant les lèvres.

N. B. — S’abstenir rigoureusement de promenades à pied, en voiture, à cheval ; vin, bière, lait, café, liqueurs, salaisons, viande de boucherie, volailles, gibier, légumes non verts, charcuterie, pain ; rapports sexuels, conversations trop animées, éternuements, éructations, crépitations, hoquets.

  ** Porter, en toutes saisons, un vêtement de cheviote souple Clapier, doublé de taffetas gommé, et un chapeau de feutre gris dit coiffure Clapier.

Signé : Professeur CLAPIER,
membre de l’Académie de Médecine.
Le .  .  .  .  .


Quand j’eus achevé mon travail et que je portai à Clapier ces insanités moulées de ma plus belle écriture, il esquissa un sourire fat et s’écria avec ravissement : « Voilà qui va déconcerter Avigdeuse ! »

Car Avigdeuse était son grand rival. Tous deux, en effet, s’adressaient à la même clientèle de femmes riches et désœuvrées, qu’ils inondaient de drogues, qu’ils confessaient, caressaient, consolaient, qui leur servaient d’intermédiaires auprès du Parlement, des Académies, de la Presse et dont ils obtenaient tout, y compris leurs faveurs. Tous deux soignaient des hommes nerveux, impressionnables, hypocondriaques, des Burnone qu’ils terrifiaient et couvraient d’ordonnances coûteuses. Tous deux avaient, pour leurs traitements, des formules de mystère, un arsenal de remèdes secrets et précis, dont les faibles d’esprit se trouvaient bien, dont les autres n’osaient pas avouer l’inefficacité absolue. Tous deux avaient organisé, avec les petits médecins de villes d’eaux et leurs moindres collègues, un système de canalisation compliqué, réglé par la dichotomie, grâce auquel ils alimentaient, outre leur bourse, la chirurgie de Malasvon, l’insatiable divinité contondante. Ils se disputaient les belles tumeurs mal situées, que ce boucher extirpe avec la fortune et la vie. Ils se disputaient les os tuberculeux, les intestins irrémédiablement bouchés, les fistules, les abcès chroniques, et jusqu’aux accidents de la rue qui, dans des mains habiles, deviennent fructueusement mortels. Leur activité s’opposait sans cesse. Souvent leurs émissaires se rencontraient au chevet d’un malade. Eux-mêmes affectaient en ce cas une politesse excessive, ayant les mêmes cadavres, forcés de s’épargner par un contrat tacite. En arrière, ils combinaient des plans de campagne implacables ; ils se calomniaient réciproquement auprès de Malasvon, qui riait sous cape, se réjouissait de leur utilité double, de leur zèle furieux et jumeau. Un seul point les distinguait. Clapier s’était toujours méfié de l’extirpation des ovaires, car il avait une peur extrême de la justice, au lieu qu’Avigdeuse avait eu la faiblesse de passer quelques traités avec Sorniude. En revanche, Clapier avait sur la conscience maintes aventures conjugales qui avaient failli tourner au tragique. Bref, c’étaient tous deux de fieffés coquins sans scrupules.

La clientèle de Clapier était infinie. Les malades faisaient la queue, imploraient les rendez-vous quinze jours à l’avance. On ne savait pas où les mettre. Survint l’inévitable Burnone, amaigri, le teint terreux et la voix faible ; il me supplia : « Votre maître est mon dernier espoir. Je ne dors plus, je ne vis plus, je ne mange plus. Je ne vais aux cabinets que tous les trois jours, et avec quelles difficultés ! Quant à mes urines, n’en parlons pas. Elles changent de couleur comme des caméléons, tantôt mousseuses et blondes comme de la bière, tantôt noires comme de la réglisse, tantôt vertes et crasseuses, en si faible quantité qu’on les croirait d’un moineau. Et ma langue, voyez-la. » Il me sortit un petit morceau de guimauve blanche. J’eus pitié de lui : « Rentrez donc chez vous, monsieur Burnone, et mangez à votre guise ; ce sont les remèdes qui vous tuent. » Il secoua mélancoliquement la tête : « Vous êtes un étranger ; vous n’y entendez rien. Il faut nous soigner, puisque nous sommes des malades riches. Je remplis en conscience mes devoirs de citoyen. J’ai déjà consulté cent vingt docteurs, et dépensé plus de deux cent mille francs de pharmacie. On m’a parlé d’une ordonnance nouvelle de Clapier, qui vient à bout des maux d’estomac les plus rebelles. Obtenez, mon bon monsieur, obtenez que je consulte cet homme admirable, mon sauveur ! »

Mon maître était un charlatan de génie. Les jours de consultation, il prenait une physionomie particulière, et son front se plissait pour indiquer la profondeur du travail intime : « J’ai tellement d’idéation que ma tête éclate ! » Son cabinet avait deux grandes fenêtres sur une rue fréquentée. Il laissait sa lampe allumée toute la nuit, et chaque passant songeait : « Voilà le docteur Clapier qui travaille. » Sa femme même, qu’il traitait comme un chien, et à qui il donnait à tout propos des noms d’animaux variés, le regardait avec une admiration profonde et lui disait, les larmes aux yeux : « Ne pense pas tant ; tu te tueras. » Ses domestiques le considéraient comme un sorcier, un être supérieur et énigmatique, dont ils avaient une crainte superstitieuse. Ce qui me désolait, c’était de ne pouvoir rien entendre de ce qui se passait dans son antre, sur ces canapés-lits, autour de cette table chargée de fioles et de paperasses. Les dames entraient là. Elles y restaient longtemps, et en ressortaient le teint animé, ou avec une délicieuse langueur. Certaines revenaient dès le lendemain et se désespéraient de ne point obtenir un rendez-vous immédiat. Quelquefois c’étaient des scènes, des crises de nerfs, que mon maître venait calmer lui-même, tapotant les mains et le front des récalcitrantes, délaçant leurs corsages. Puis il les quittait, et je restais là, devant une jolie créature demi-nue, dont la poitrine battait avec un rythme de déesse. Quant aux hommes, il les bousculait, les expédiait, leur distribuait les ordonnances copiées de ma main et au sujet desquelles les infortunés, ahuris, stupéfaits d’avoir payé ce chiffon trois cents francs, me demandaient des explications confuses. Quand le mari et la femme se présentaient ensemble, on les faisait passer séparément, et j’ai vu madame regarder son maître, à la sortie, d’un petit air ironique et mutin. Enfin ma curiosité fut si fortement éveillée que je résolus d’avoir à tout prix le spectacle d’une consultation. Je prétextai un malaise ; je me fis remplacer, et, pendant le repas, je courus me cacher avec soin dans le cabinet, derrière un paravent ; je restai là toute la journée, attentif à ma respiration et terrifié par le moindre craquement des meubles… Mon maître dépassait, en obscénité et en verdeur, tout ce que je pouvais supposer. Sa riche imagination variait à l’infini les nuances de ses plaisirs. J’admirai son audace, son habileté à se composer un visage. Revenu à la raison, il était le docteur, celui qu’on écoute et qu’on redoute. Je m’émerveillai de la façon subtile dont il conduisait l’interrogatoire de ses délicates victimes. Pour entrée en matière, il réclamait des détails circonstanciés sur la vie intime du ménage. De là, sans transition, il passait à l’alcôve. Sa fantaisie épuisée, il en arrivait aux conseils. Oh, l’onction de Clapier, quand il avait dépouillé le satyre, l’effusion avec laquelle il serrait les petites mains : « Rentrez chez vous, mon enfant. Demandez pardon à votre mari. Soyez une compagne douce et soumise. — Oui, docteur. — Voici votre devoir strict. Voilà où il s’arrête. Me comprenez-vous bien ? — Oui, docteur. — Quant à ce qui vous préoccupe, n’ayez aucune crainte et suivez mes conseils. N’écoutez point vos amies. N’allez point chez Sorniude, qui vous tuerait, ni chez Avigdeuse, qui vous perdrait. — Bien, docteur. — Les petites règles que voici vous tiendront à l’abri de toute mésaventure. Ne les laissez point traîner. » Ici quelques caresses posthumes, puis : « Revenez me voir quand vous serez embarrassée. Nous avons réponse à tout. Comme je vous plains de vivre incomprise ! Il serait si facile de vous adorer, intelligente, belle et bonne comme vous êtes. » Ce diable d’homme usait de tous les moyens, la terreur, la timidité, la tendresse, la suggestion. Au milieu du plus charmant désordre, il posait des questions nettes ; un ton brutal et dominateur remplaçait sa voix insinuante : « C’est bien, je vous abandonne. Non, non, madame ; j’exige, avant tout, une confiance absolue. » Quand je sortis de mon paravent, à la nuit close, Clapier disparu, la lampe éteinte, mon expérience avait fait un grand pas. J’avais vu à l’œuvre un des monstres qui désorganisent les familles. J’avais assisté à l’origine de tant de désordres, de tant de drames secrets. À certaines clientes, il avait remis, avec toutes sortes de recommandations, un petit livre qu’il prenait à une place précise de sa bibliothèque, derrière de gros dictionnaires. Là, je fis une fouille. Je découvris une collection de brochures obscènes, merveilleusement illustrées et reliées, et pourvues de titres menteurs tels que : Le Devoir de la bonne mère ; — Les Soins du premier âge ; — Les Progrès de la dentition. Je ne savais qui je détestais davantage, d’un criminel avéré comme Sorniude, ou d’un empoisonneur moral, comme Clapier, et, tout en servant le dîner, je considérais avec terreur ce visage, pâle et respectable, encadré de favoris blancs.

Le premier dimanche où j’eus congé, je pris rendez-vous avec Trub. Nous retournâmes dans ce restaurant où nous avions un soir, il y avait longtemps déjà, sauvé de la faim la pauvre petite Louise et son amie Serpette. Je racontai à mon camarade les aventures de Clapier. Quand j’eus achevé mon récit, nous sortîmes, et nous suivions le fleuve jusqu’au delà de la ville, dans ces quartiers désolés où ne poussent que des herbes malsaines, où rôdent des animaux venimeux, où la fumée des usines saccage l’atmosphère. C’est là que j’entendis, sur le bel Avigdeuse et sa façon de morticoliser, des histoires qui me glacèrent d’effroi, et que ne parvenait pas à égayer la verve pittoresque de mon cher pays :

« Ton Clapier, Félix, est l’image affaiblie de mon maître. Tu connais Avigdeuse, son excessive prétention, sa manière de darder un œil noir, de caresser sa barbe fine, de parler haut et bref en scandant les syllabes. Voici sa biographie : Il vécut aux crochets d’un certain nombre de femmes, notamment d’une vieille qui le maria. Mme Avigdeuse était une petite créature frêle et blonde. Elle commença par admirer et adorer son mari. Elle en eut un fils. Mais mon maître remarqua bientôt le trouble que ce regard naïf apportait dans sa vie. Son Don Juanisme est de moitié dans ses gains et les succès de vanité dont il est si friand. Plat comme un crabe avec cela, il l’a toujours emporté de haute langue dans les Lèchements, et il avait pour cet exercice une passion telle, qu’il léchait sans nécessité, par plaisir, et dans l’intervalle des compétitions académiques. Quant à sa science, elle est nulle. Donc il s’aperçut vite qu’un spectateur inoffensif, mais quotidien, gênerait ses entreprises et ses combinaisons. D’autre part, étant fort recherché des dames, il doit souvent payer de sa personne. On raconte qu’un jour, la jeune Mme Avigdeuse, étant entrée à l’improviste, eut une surprise, une crise de nerfs et perdit la parole. Comme la plupart des cyniques, Avigdeuse est un lâche. Il craint par-dessus tout un scandale, qui serait l’écroulement de ses titres et de sa situation. Il s’avisa donc un beau matin que son mariage avait été une sottise, et, comme il est pratique, il n’eut plus qu’une idée : se débarrasser de la femme et garder l’argent. »

L’endroit où nous nous trouvions convenait à ce récit. C’était au revers d’un talus, devant un paysage plat, sous un ciel morne. Trub s’arrêta un instant. Je poussai une exclamation qui le fit sourire : « Cela t’étonne ? Mais tu sais bien que, sous leurs inertes apparences, ces Morticoles sont des tragiques. Avigdeuse calcula qu’il est des poisons d’un maniement simple et il choisit un toxique à longue échéance, qui n’éveillât pas les soupçons. Le malheur fut que, par forfanterie, il s’ouvrit de ce complot à sa vieille maîtresse. Celle-ci, après le mariage qu’elle-même organisa, avait été saisie d’une jalousie féroce. Par un raffinement de vengeance, elle imagina de prévenir la jeune femme du crime que méditait son mari. La pauvre commençait à souffrir de maux inexplicables, et elle dépérissait rapidement. Elle faillit mourir de cette révélation ; puis elle pensa à son enfant, se jura de vivre et de lutter. Et elle lutte. Elle sait exactement les heures où le monstre lui verse quelques gouttes néfastes, et elle évite de boire, ou absorbe aussitôt un contrepoison. Cependant Avigdeuse ne comprend rien à cette persistance de l’être et enrage.

« Ah ! si tu la voyais, Félix, ma maîtresse, quelle pitié emplirait ton cœur ! Elle passe ses journées dans sa chambre, muette, étendue sur une chaise longue, et son âme brisée ne s’exhale plus que vers son petit garçon, qu’elle caresse d’une main chaque jour plus pâle et plus mince. Son mari ne la ménage plus. Il la tient enfermée comme une prisonnière. Las des fioles trop lentes, il cherche le prétexte de la livrer comme folle aux cellules de Ligottin. Mais elle se méfie et déjoue tous ses pièges. Parfois la vieille maîtresse vient. Ils dînent tous les trois ensemble, et c’est moi qui les sers. Voilà, mon cher, six beaux regards à regarder ! Dans la manière dont ils se croisent, s’évitent ou se recherchent, on devine les pires passions… Aux premiers temps de son mariage, cette petite femme était assez férue de son beau médecin pour aller le réclamer chez la vieille. Elle sonnait, sonnait de toutes ses forces, et on ne lui ouvrait pas ; ou bien Avigdeuse la chassait brutalement lui-même. »

Trub me décrivit les mœurs d’Avigdeuse, jumelles de celles de Clapier : ces deux Tartufes sont présidents de sociétés similaires, qui donnent aux Morticoles l’apparence de la vertu, telles que l’Éloge conjugal, — la Femme préservée, — la Pudeur laïque, et vingt autres établissements, crèches, maisons de refuge et de retraite pour les jeunes filles, les jeunes femmes, les veuves, sortes de harems qu’entretiennent ces docteurs, et où ils trouvent de la chair fraîche, de l’argent, des décorations. C’est ainsi que l’avocat Méderbe est membre-conseil de la Recherche du vrai, vaste association de chantage qui accapare les secrets des familles sous couleur de sauvegarder la morale. Dans cette démocratie matérialiste, la charité et l’hypocrisie s’associent, comme des voleurs de grand chemin, pour détrousser la vertu et le vice, et tous ces masques de cannibale ont le pli de l’attendrissement… Avigdeuse comblait également ses clientes d’ordonnances extraordinaires, où les galettes nutritives Avidgeuse, le pantalon hygiénique et la ceinture Avigdeuse remplaçaient le biscuit et le chapeau de feutre Clapier.

Trub me faisait le tableau de son maître au saut du lit, en caleçon, la barbe pas faite, avec le teint cireux du réveil : « À cette heure-là, tous ses vices lui ressortent. Il est hideux ! Ah ! si les belles dames le voyaient, elles seraient singulièrement dégoûtées. Mais c’est en soirée que je l’admire, entretenant de ses découvertes les femmes frissonnantes, leur vantant son ami Sorniude ou le maître Malasvon, les embrassant, leur tapotant les mains, leur donnant de bons conseils, tout cela sous l’œil des maris confiants. Ceux-ci, le charlatan les prend à part. Il leur recommande le tempérament de leurs petites épouses, exceptionnellement sensibles et nerveuses. Les imbéciles se frottent les paumes : Soignez-la bien, docteur, et se répètent de l’un à l’autre : Elle se mourait d’un mal étrange. Aucun médecin n’y pouvait rien. Avigdeuse l’a guérie. Ah ! c’est un rude homme ! Nous l’aimons tant à la maison ! Cependant la dame minaude dans un coin : Mon docteur, c’est ma folie. Il est parfait. Si, si, je le crierai sur les toits. Sans vous, j’étais perdue, et vous m’avez sauvé la vie. Avigdeuse sourit dans sa barbe noire, plisse ses lèvres rouges, assujettit son lorgnon et verse sur sa cliente un de ces longs regards, demi-sévères, demi-prometteurs, qui ont fait sa fortune. »

Nous constations, Trub et moi, que les malades riches prenaient parti soit pour Clapier, soit pour Avigdeuse. Cela faisait deux camps dans la société, et un noble motif d’émulation. Cet énorme succès tenait à la simple connaissance de la femme morticole qui, de vingt à trente ans, a de la vanité ; de trente à quarante, des sens ; de quarante à cinquante, de l’ambition et de l’esprit d’intrigue ; de cinquante à soixante, un tempérament d’entremetteuse.

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Clapier donna, comme tous les mois, une soirée. Le Tibia brisé rendait compte de ces cérémonies, où de célèbres artistes consentaient à chanter gratis, pour remercier mon maître de ses soins. À ces occasions, la pauvre Mme Clapier, que maintenait l’œil froid et dur de son mari, s’efforçait, par une politesse exagérée, de faire pardonner ses humbles origines. L’amphitryon se prodiguait. Dans les salons aux boiseries somptueuses, se pressait une foule élégante, plus libre que chez Pridonge. On n’entendait que ces mots, articulés par de jolies bouches : « Cher docteur… Oui, docteur… Certainement, docteur. » Tandis que je passais les glaces et les rafraîchissements, je surprenais des bribes de dialogue : « Comment ça va-t-il ?… Et l’estomac ?… Encore un peu de toux ?… Cette fièvre ?… Deux cachets, une demi-heure avant… » Les hommes étaient encore plus inquiets, plus hypocondriaques que les femmes, et accablaient de questions leurs médecins respectifs qu’ils reconnaissaient avec joie dans la cohue. Clapier n’était pas d’excellente humeur. Le Tibia brisé avait, le matin même, consacré sa première page à un portrait et à une longue biographie d’Avigdeuse. De tous côtés grondait cette injure, charlatanisme, que tous les Morticoles méritent, et que tous se jettent à la tête.

Des chut retentirent. Une jeune personne, à figure de fourmi, récita, en l’honneur du maître de maison, une poésie dont je ne me rappelle que le premier vers :

Toi, pour qui notre sexe est sans secret, grand homme.

Ensuite se montrèrent Cudane, son aide et sa machine. Depuis longtemps je n’avais été écœuré par cet affreux trio dogmatique et cruel. Cudane s’avança, proféra une espèce de boniment ; une demi-obscurité tomba dans les salons. Des étincelles bleues et rouges grésillèrent. La lumière revenue, l’électricien déclara que ceux ou celles qui voudraient se faire passer des courants au travers du corps devaient s’approcher. J’aperçus un visage livide, Mme Quibot, l’amie des docteurs. La bouche, comme une plaie rouge, s’ouvrait dans sa face de Pierrot où la poudre de riz ne comblait plus les rides, et ses yeux noirs luisaient sous ses paupières avachies. Elle se soumit à l’expérience avec de petits cris aigus qui mirent en joie l’assistance… Mon regard devenait plus clair, se faisait à la multitude. J’aperçus la tête froide, gelée, maquillée du poisson mort Méderbe. Il donnait le bras à sa femme, jaune, noire et sifflante, telle une vipère. Ils étaient accompagnés de leur ami intime, parlementaire célèbre par ses escroqueries. On s’empressait autour d’eux. Méderbe marchait, conscient de sa force, distribuant des poignées de main, et le fripon suivait son sillage.

Les demoiselles Malamalle étaient charmantes dans leurs toilettes roses. Malamalle lui-même entretenait un garçon à l’air sinistre. Un peu plus loin, Torla flattait Cloaquol. Mon ancien directeur me reconnut et me fit un signe amical. Je m’approchai : « Vous voyez, monsieur le chef, s’écria Cloaquol avec sa brutale aisance, le jeune homme que je vous avais envoyé. Il est maintenant domestique, mais non muet. » Torla répondit très bas : « Je vous en supplie, ne me perdez point. Nous nous arrangerons. » Le directeur du Tibia sourit et m’indiquant une bougie d’un des lustres inclinée : « Ceci risque de mettre le feu… » Comme je m’écartais, je butai presque contre Crudanet, escorté de plusieurs jeunes gens. Derrière lui, Boustibras gesticulait entre le pontifiant Canille et Ligottin, géant barbu. Cortirac, très circonvenu, éludait flegmatiquement l’obséquieux Tismet de l’Ancre, le cavalier de Mme de Sigoin, toujours nonchalante et fatale… Vomédon apparut avec sa nombreuse famille. Il trottinait d’une allure menue et rapide, tout voûté, ses petits yeux clignotants sous son énorme front, et le rapide regard qu’il lançait à droite et à gauche murmurait : « Qu’est-ce que je pourrais bien racler ici, comme honneur, sinécure ou argent ? » Mme Clapier tournait, pleine de trouble, autour de Mme Vomédon.

On nous avait ordonné d’aligner des chaises dorées sur plusieurs rangs devant une estrade. Nous étions aidés par quelques jeunes gens, heureux de prouver leur zèle. À leur tête était Gigade, qui faisait mille plaisanteries. Quelqu’un ayant prononcé le nom de Wabanheim, il interrompit une gambade et un calembour pour répondre d’un ton pénétré : « Le pauvre homme ! Ah ! je l’ai joliment pleuré ! » Lors, son interlocuteur : « Rien n’est tel qu’un sceptique pour avoir le cœur bien placé. »

Clapier, nous bousculant, se précipitait vers la porte. On annonçait Malasvon. Sa haute stature était à peine visible, que déjà l’on entendait sa basse profonde : « Bonsoâr, mâdâme. Bonsoâr, mon châr âmi. Bonsoâr. » De tous côtés il tendait sa large main, et son épais visage, dans ses épais favoris, daignait s’éclairer d’un sourire qui dilatait son nez épaté. Dans son ombre, et masqués par sa gloire, s’avançaient Boridan, Bradilin, le stupide Cercueillet, Mouste et Tabard. Il entrait donc, le grand dispensateur de l’or, celui par qui la fortune des malades riches, qui formaient un des côtés de la haie triomphale, tombait de leurs poches dans celles des docteurs en face d’eux. Il marchait d’un pas ferme, pesant et certain, le terrible Fléau des ovaires et des ventres, et les femmes s’inclinaient devant leur maître, et leurs épaules rondes frémissaient, et leurs seins charmants se gonflaient à la vue du Bistouri géant qui fendait, déchiquetait, massacrait leur peau délicate. J’eus une hallucination. J’évoquai les lits de l’hôpital Typhus à travers ces salons lumineux et gais, ces lustres, ces Amours peints sur les corniches, ces toilettes étincelantes, roses, vertes, bleues, couleur de lune. J’associai le sang, la sanie, les hurlements des pauvres, les vêtements crasseux, les chemises noires, aux parfaites dentelles, aux fourrures rares, aux petites mules de nuance assortie. Je me figurai Malasvon, armé de son grand couteau, taillant à tort et à travers dans ces chairs ambrées, parfumées, réclamant une pince, bistouri, éponge, identique à lui-même ici et là, en habit, gilet blanc, cravate blanche, ses épaules carrées, son cou de taureau, si haut et si fort que Ligottin seul le dominait. Il s’arrêta et s’assit sur trois chaises, au premier rang, le Dieu de la Dichotomie, l’Empereur de la chirurgie morticole, et il considérait son royaume avec complaisance, évaluant en un clin d’œil combien tous ces malades, exploités par tous ces médecins, pourraient lui verser de ce métal jaune comme les cheveux de Mme Méderbe, froid et luisant comme le masque de son mari. Il était heureux, et son sourire devenait un rire, un bon, un honnête, un franc rire, qui dilatait autour de lui les visages des jeunes et des vieux, et chacun vint brûler de l’encens devant la puissante Idole qui se nourrit de viande humaine.

Quand le héros de la soirée fut assis, Clapier, fébrile, tout en sueur, et un peu moins digne qu’à l’ordinaire, prit la parole pour une petite annonce : « Messieurs, le célèbre professeur Foutange a la bonté de nous donner une séance de son remarquable sujet, Mlle Rosalie. » On applaudit à outrance. Les domestiques et les valets, désertant l’antichambre et poussés par la curiosité, se hasardaient vers la baie des salons. Je distinguais les dos des notabilités, les crânes dénudés ou garnis, les ravissantes coiffures des femmes ; les rousses, mousseuses et vaporeuses ; les brunes, lisses et formant, au-dessus des nuques irréprochables, de mignons casques noirs ; les blondes enfin, tramées d’or, ondulées, capricieuses. C’était une joie pour la belle lumière de faire valoir ces amples cheveux, de descendre à l’orée des corsages, de multiplier les feux des bijoux et d’étioler les fleurs piquées au hasard de toutes ces parures. Puis venait un cordon de personnages debout, plus jeunes ou plus timides, des élèves à tête débonnaire et des petits docteurs de quartier. Foutange et Rosalie commençaient leurs tours d’escamotage, quand un nain véhément se dressa : Mais c’est fous qui fenez te le lui tire ! C’était Boustibras qui voulait, au mépris des lois mondaines, rouvrir une inépuisable controverse. Foutange parut décontenancé. On éclata de rire. Clapier calma l’interrupteur. Rosalie eut une crise de nerfs. On se leva en tumulte.

Les plaisirs artificiels étant terminés, on passa aux plaisirs naturels. J’assistai aux débats de l’intérêt et du vice. Clapier n’admettait point qu’on lui subtilisât sa clientèle. Il surveillait donc du coin de l’œil le beau Tismet ; il surveillait l’actif Vodémon, Cortirac et Malasvon lui-même. Les femmes se frôlaient à tous ces médecins avec une joie câline. Ils étaient leurs confesseurs et leurs maîtres. Ces mains rudes les avaient palpées, étaient quelquefois entrées dans leur chair. Ces oreilles avaient reçu leurs confidences. Ces yeux pénétraient leurs yeux. Un vif courant de luxure courba ces âmes sentimentales, fit bruisser l’arbre du désir : « J’irai vous voir, docteur ; j’irai vous voir demain, vous raconter mes misères. — Venez, madame, nous causerons sérieusement. » Clapier lissait ses favoris d’un geste protecteur. Il ajoutait, à l’oreille de sa proie future : « Méfiez-vous du jeune Tismet. C’est un fat et un bavard », et la dame s’évadait sur un brusque coup d’éventail. Malasvon, entouré de caquetages, comme un gros coq noir de petites poules, faisait le récit d’une opération où il avait retiré d’une vessie une pierre monumentale qui pesait bien six livres et demie : « Elle me sert comme presse-papier ! »

Dans un autre salon, les maris jouaient aux cartes. Sur leurs visages fiévreux, on pouvait lire, malgré la fatigue et l’accablement, des marques d’intérêt sordide. Cette figure, qui nous vient de Dieu, à travers les ébauches animales, n’exprimait chez eux que l’amour de l’or. Ils l’exprimaient aussi, leurs doigts contractés sur les jetons, les cartes et les enjeux. Je voyais là l’image du plus grand des maux, du mal de l’or, qui n’épargne rien ni personne. Ce métal est une des causes les plus profondes des désastres morticoles. Brut, il est brillant et beau et caché dans la terre comme un fruit du sol, plus éclatant que ceux portés par l’arbre. Mais, aux mains d’hommes méchants, il devient l’infernal pouvoir. Alors, facile et souple, il favorise l’intrigue, les marchés néfastes. Si mêlé à la vie qu’il en devient vivant, il se fait le support de tous les vices, de toutes les haines, de tous les parjures, de tous les crimes. Chacune des pièces qui roulaient, jouet terrible de ces chiens humains, me semblait grosse d’iniquités, plus favorable au déshonneur que dix entremetteuses et plus meurtrière qu’un couteau. Les physionomies étaient des effigies cupides, la frappe et l’empreinte sur la pâte charnelle du dur profil de l’égoïsme.

La soif de l’or altère. La faim de l’or remplace celle du pain. La digestion de l’or amène sur les peaux des tares ineffaçables, des eczémas rebelles, des plaques multicolores. À la lueur de ma raison enflammée, dans l’excitation de cette fin de bal, l’énigme de ce pays, la réponse du Sphinx morticole me fut révélée subitement. La conscience est remplie par la foi. Où la foi diminue et baisse, l’amour de l’or se précipite et crée les différences de classe, les fléaux du luxe et de l’oisiveté, l’alcoolisme, par le désir de colorer la triste vie avec le rêve. L’amour vénal produit la syphilis. Les maux des pauvres naissent de la misère ; ceux des riches, de l’excès de biens qui deviennent mortels par l’abus. L’or aussi provoque le mensonge, l’injustice, l’envie, la haine, toutes les grandes maladies sociales. Ainsi, cette race morticole, du jour où la foi déclina, était destinée à se dégrader et à périr. Elle eut l’instinct sourd de son sort et chercha à combler le vide de sa conscience. Elle crut la science une sauvegarde. Mais la science elle-même fut bien vite absorbée par l’or. De là sortirent l’industrie farouche et tous les trafics financiers. La science est devenue menaçante. Elle s’est redressée de tout son corps débile, s’est acharnée à cette loi dont elle redoutait le fantôme. Ceci explique le culte de la Matière et les cérémonies religieuses détournées de leur sens.

Mes réflexions prenaient un tour prophétique, et je restais accoté à une porte, oublieux de ma condition, quand un brouhaha confus me fit comprendre que la soirée touchait à sa fin. Les joueurs quittaient leurs tables ; les dames saluaient les docteurs, et ceux-ci inscrivaient soigneusement sur de petits carnets les rendez-vous obtenus. Mon maître rayonnait. Il tenait par le bras Malasvon qui le remerciait. À chacun et à chacune il adressait un bonsoir amical.

Après avoir traversé les salons, on arrivait aux vastes antichambres, qui donnaient elles-mêmes sur l’escalier garni de torchères. Du haut en bas, le long des marches, se tenaient les domestiques en livrée portant paletots et fourrures. Au dehors, sous la voûte, roulaient les équipages. Comment cela commença-t-il ? La chose prit-elle naissance dans une querelle de larbins, dans des boissons d’attente, ou sortit-elle naturellement de cette atmosphère énervée ? Toujours est-il qu’en une seconde, un vacarme effroyable éclata. Des cris retentirent dans l’escalier, accompagnés d’injures, de coups sourds et de refrains immondes. Les invités reculaient ébahis. Quelques-uns, qui déjà s’étaient aventurés sur les marches, remontèrent en grande hâte, comme devant une atroce irruption. Quelle fut ma stupeur de voir l’immense cocher à galon d’or de Malasvon qui, le fouet à la main, dressé de toute sa taille, hurlait à tue-tête : « Eh, là-haut ! Est-ce qu’il va pas venir, mon patron, l’arracheur d’ovaires ? » Puis éclatant de rire : « Descends donc, grand singe, grand sanglant. »

Un vent de folie et de haine se déchaînait brusquement sur l’assemblée des domestiques. Pleins d’épouvante, leurs maîtres croyaient rêver. Les dames, terrifiées, se bouchaient les oreilles de leurs dentelles, ou, furieuses, brisaient leurs éventails. Toute convention cessait. Les pôles de la vie semblaient perdus. Avec clameurs, contorsions et grimaces, leurs chapeaux à cocarde de travers ou roulés à terre, dans leurs livrées bleues, vertes ou rouges, les impudents laquais vociféraient les stupres de chacun. C’était une hideuse et spontanée ouverture d’égout, sur les toilettes, les fleurs, les tapis, un vomissement universel sur ces chairs de femmes riches, avilies, méprisées, traitées comme des filles devant leurs impuissants maris, que ces révélations gueulées ou chantées brisaient et désespéraient au delà même de la fureur :

« C’est Vomédon, Laridon, qui prend les places à la ronde ! Chantons et célébrons Vomédon le fripon ! » Ainsi un frénétique groom à casquette saluait l’arrivée du président de l’Académie morticole, du grand-croix de la Légion morbide : « Un ban pour Vomédon ! » Et en mesure, avec une violence qui faisait trembler les rampes et les balustrades, une armée de bottes martelèrent la cadence, trente bouches aboyèrent : « C’est Vomédon, Laridon ! Célébrons le fripon ! — Eh, dis donc, larbin à Sigoin, la v’là, ta maîtresse, avec le beau Tismet ! Ohé, Tismet le maquereau, Tismet la canaille blonde, Tismet l’avorteur ! Ohé, ohé, Tismet ! » Et de palier en palier, d’étage en étage jaillissait l’écho des flagellantes syllabes. À travers cette cohue scandaleuse, je ne distinguais point les visages. La confusion dépassait tout. La haute Mme de Sigoin me fit un signal, et j’aperçus Tismet livide, bouleversé, foudroyé de ridicule et de rage. Ainsi que, par une grande pluie, on se réfugie sous les porches, ainsi, courbés par l’averse d’outrages, et pour fuir ces torrents d’immondices, les riches se serraient les uns contre les autres. Une allée libre se forma, où les valets bondissaient, gambadaient, parmi les rires, les refrains, les appels, continuaient leur furieuse et retentissante besogne d’imprécations. Des voix orageuses leur répondaient d’en bas, fusaient en avalanches, roulaient en cataractes, doublaient le tumulte et l’angoisse.

Ce moment d’effroi, tel qu’un tremblement de terre ou quelque catastrophe, fut sans doute rapide, mais il me parut infini. Un crieur improvisé glapissait : « Demandez les scandales de Cloaquol, les trafics avec Torla !… Demandez les crimes de Ligottin, la liste officielle et complète, deux sous !!… » Devant moi surgit une face follement blême, tandis que deux bras s’agitaient comme des ailes, et que des sons issus d’un gosier dilaté s’efforçaient de dominer l’ouragan : « Demandez la dernière infamie de Crudanet…, les juges payés… Demandez !!… » Il y eut un remous. C’était Clapier qui, pris d’un accès de délire, secouait ses invités par les épaules, cherchait à se frayer une route. Aussitôt une ronde s’organisa, et mes camarades, ses propres domestiques, le poursuivaient en chantant : « C’est Clapier, qui guérit tout’ces dames ! C’est Clapier, qui fait tous les métiers. » Un gâte-sauce de la cuisine, sautant au milieu des danseurs, tout autour de mon maître éperdu, devint le gnome de cette fantastique bacchanale. Mme Clapier sanglotait. Un groupe de demoiselles jetaient des cris perçants. Un sommelier me heurta, essoufflé, secouant sur les têtes un parapluie en lambeaux : « Et toi, tu ne chahutes donc pas ? » Il ajouta près de mon oreille : « C’est Avigdeuse qui régale. » Alors je saisis la cause de tant d’affronts.

Soudain, et comme à un mot d’ordre, le tumulte cessa : l’escalier fut vide de livrées et de bruit. Le terrible silence ! Hommes et femmes évitaient de se communiquer leurs impressions trop confuses, puis, toutes les hontes étant divulguées, toutes les alcôves saccagées, nul n’osait regarder son voisin. Clapier rugissait : « Les misérables, les canailles… Ah ! ils verront ! » Mais on l’abandonna à ses transports, et les invités hagards, trébuchant, comme à tâtons malgré les lumières, retrouvèrent leurs voitures, leurs valets tranquilles et solennels à côté de la portière, qu’ils ouvraient toute grande à madame et refermaient soigneusement sur monsieur. Fouette, cocher, calme et grave, la gueule encore tordue d’injures. Le roulement d’un carrosse gronde sous la voûte… Puis un autre s’avance, un autre…, un autre.… et, le rouge au front, écorchés vifs, se cachant derrière leurs femmes indignées, malades et médecins, anéantis, quittent la maison maudite de Clapier…

À l’entrée des salons, une énorme dame s’était évanouie, et son mari, à tête de rat blanc, ne valait guère mieux. C’étaient les Warmfried, les rois de la finance morticole. Ce petit vieillard abruti et désolé tenait, dans ses mains étroites, toute la fortune de tant de riches, et pourtant, secoué de hoquets, il ne répondait point aux questions embrouillées de Mme Clapier. Il possédait, le prince Warmfried, une livrée célèbre, blanche et noire à boutons rouges, symbole des deuils que déchaînaient ses atroces combinaisons d’agio. Mais, en ce moment, cette livrée opprimait son esprit d’images funestes. Sa commère était écroulée sur le tapis, dans sa jupe de brocart, dépoitraillée, ses faux cheveux gisant à côté d’elle, plus vaste que si elle avait eu douze ventres, le cou et les épaules couverts de boutons aussi gros et nombreux que ses diamants, dont chacun représentait un crime, un suicide, une folie. Elle haletait, trempée de larmes et de sueur. On leur avait jeté au visage leurs tares secrètes, les sources empoisonnées de leur fortune, le détail de leurs vols et de leurs pirateries. Les yeux de Warmfried reprenant connaissance devenaient peu à peu froids et vindicatifs. Ce tigre-là sortait de la peur par la haine. Cependant Clapier, qui jusque-là était resté debout contre la rampe à faire de grands gestes et à se lamenter, se retourna, aperçut le richissime banquier, flaira une compensation, et se rapprochant : « Prince, toutes mes excuses… Désolé… Cabale indigne. » L’autre fit une moue inexprimable. Mon maître agitait un flacon de sels au-dessous du nez crochu : « Princesse, il est trop tard pour prévenir votre médecin, mon collègue Avigdeuse. Il serait imprudent de sortir. Voulez-vous que ma femme vous déshabille et vous couche dans son propre lit ? » La colossale figure rouge acquiesça en geignant et les paupières se soulevèrent sur un regard d’angoisse. Warmfried céda aux instances réitérées de Clapier. On souleva ce paquet de graisse et de bijoux, et voilà comment Avigdeuse, ayant comploté la ruine de son rival, se trouva perdre son principal client, le plus scélérat, le plus subtil, le plus hypocondriaque aussi des financiers morticoles.