Les Musées de Berlin/01

La bibliothèque libre.
Les Musées de Berlin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 420-445).
02  ►
LES
MUSÉES DE BERLIN

I.
L’ORGANISATION DES MUSEES. — LES MUSEES DE MOULAGES ET DE SCULPTURES.

L’importance progressive de la Prusse devait inévitablement amener un mouvement de concentration intellectuelle et artistique vers Berlin ; mais la prépondérance politique due à la force militaire pouvait seule provoquer ce mouvement. Placée à l’extrémité de l’Allemagne, Berlin ne semblait, en effet, nullement désignée pour devenir le siège de l’empire germanique. La nature l’a durement traitée, et elle n’offre ni ces beautés pittoresques, ni ces avantages de situation qui marquent la place d’une capitale et assurent sa prospérité. Son climat est rude ; la Sprée, qui la traverse, est un cours d’eau chétif et sans grâce ; une lande de sable la presse de toutes parts. Au sortir des rians paysages de la Saxe, c’est à peine si, de loin en loin, le voyageur venant de Dresde rencontre sur son chemin quelque station isolée dans des plaines monotones et stériles. En dépit de conditions si peu favorables, Berlin s’est rapidement développé dans ces derniers temps, et comme pour mieux justifier son rang, le gouvernement s’est appliqué à y accroître ces richesses d’art qui sont à la fois l’ornement d’une cité et le témoignage le plus significatif du degré de culture de ses habitans. Mais la nouvelle capitale de l’empire germanique ne pouvait que difficilement, sur ce terrain, lutter avec les vieilles résidences de l’Europe. Pour ne parler que de l’Allemagne, elle se trouvait vis-à-vis de Munich, et surtout de Dresde, dans un état d’infériorité manifeste. Les chefs-d’œuvre des grandes époques de l’art moderne étant, pour la plupart, immobilisés dans les collections publiques anciennement formées, les occasions d’en acquérir sont devenues de plus en plus rares. On a compris à Berlin qu’en s’attachant, d’une part, à réunir les œuvres les plus remarquables des époques primitives, et de l’autre, à classer dans un ordre méthodique tout ce qu’on pourrait ainsi amasser, on arriverait à donner aux collections un intérêt historique et à procurer au public des facilités d’étude dont il est trop souvent privé. On entendait bien d’ailleurs ne rien négliger pour accroître ce premier fonds.

Le succès est venu peu à peu consacrer la justesse de ces vues, succès dû surtout à l’activité, à la persévérance et au sens pratique avec lesquels celles-ci ont été poursuivies. Tels qu’ils sont aujourd’hui, les musées de Berlin offrent, en effet, un intérêt d’une nature toute particulière. Riches surtout en œuvres des peintres primitifs de l’Italie et des Flandres, ils présentent pour la sculpture des sujets d’étude plus précieux encore. Leur collection de moulages, disposée suivant l’ordre chronologique, et la plus complète qui existe, s’est accrue dans ces derniers temps de toutes les trouvailles faites à Olympie, et la découverte plus récente encore des marbres de Pergame suffirait pour mériter l’attention de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art dans l’antiquité.

La tenue de ces diverses collections, le soin avec lequel on s’applique à les enrichir et surtout à rendre leur fréquentation profitable aux visiteurs, nous ont amené, plus d’une fois, au cours de cette étude, à des comparaisons et à des retours sur nous-mêmes qui, on le verra, n’étaient pas toujours à notre avantage. Quelques indications sur ce sujet ne sauraient donc paraître inopportunes, et, si nous ne nous trompons, nous aurions à faire à l’organisation des musées d’Allemagne, plus d’un utile et facile emprunt.


I.

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation des musées de Berlin, la direction générale a eu l’heureuse idée de réunir dans une publication spéciale les principaux documens ayant trait à leur histoire, depuis leur origine jusqu’à nos jours[1]. La période antérieure à 1830 y est l’objet d’une étude sommaire où sont consignées les acquisitions les plus importantes faites par les électeurs et par les rois de Prusse. Dans le résumé qui suit, le directeur actuel, M. Schœne, a retracé brièvement les modifications successives introduites dans l’administration des musées et leur mode d’organisation tel qu’il est aujourd’hui en vigueur. Puis, chacun des conservateurs expose, à son tour, les accroissemens qu’a reçus, pendant les trente dernières années, chacune des dix sections qui relèvent de la direction générale. On reste frappé, après une telle lecture, des sacrifices considérables faits par l’état en faveur des musées et, en même temps, de l’ordre, de l’intelligence et du zèle avec lesquels, dans ces dernières années surtout, l’administration a secondé les vues libérales du gouvernement.

C’est en 1807, au plus fort des désastres de la Prusse, que pour la première fois fut exprimée la pensée de réunir dans un local spécial les œuvres d’art dispersées dans l’es résidences royales. A cette date, chassé de sa capitale et réfugié à Memel, Frédéric-Guillaume III annonçait cette intention dans des paroles mémorables et en quelque sorte prophétiques : « Nous devons avoir à cœur, disait-il, de réparer par le développement de nos ressources intellectuelles les pertes matérielles que nous venons de subir ; » et presque en même temps, il arrêtait la fondation de l’université de Berlin et celle d’un musée d’art dont les objets précieux épars dans les divers châteaux du domaine privé constituaient le premier fonds. L’idée agitée alors, bien qu’elle se fût produite simultanément de plusieurs côtés, devait cependant éprouver bien des retards et des difficultés avant de recevoir un commencement d’exécution. Quand les circonstances permirent d’en essayer la réalisation, on songea d’abord à utiliser des bâtimens déjà existans. Mais l’emplacement qu’ils offraient ayant été reconnu insuffisant, c’est seulement en 1816 qu’on résolut l’érection d’un édifice spécial dont les travaux commencés au mois de juin 1825 ne furent, au début, poussés que très mollement L’architecte Schinkel, chargé de les diriger, reçut même en 1826 la mission d’aller étudier l’installation des musées de Londres et de Paris. Sans sortir de l’Allemagne, il aurait pu trouver des exemples meilleurs à suivre. C’est de 1826 à 1836, en effet, que M. de Klenze a construit à Munich l’ancienne Pinacothèque où il a inauguré ces dispositions nouvelles d’aménagement qui sont aujourd’hui généralement adoptées dans toute l’Allemagne[2], nous voulons dire cette succession parallèle de vastes salles destinées à recevoir des toiles de grande dimension, et de cabinets qui leur correspondent et présentent pour les petits tableaux des conditions meilleures de placement et de lumière, en même temps qu’un développement plus considérable de parois. Peut-être Schinkel s’est-il préoccupé du style extérieur de l’édifice qu’il avait à construire plus encore que de son appropriation. On serait du moins tenté de le croire quand on voit la quantité de terrain perdu dans l’ancien musée, l’inutilité de la rotonde qui en occupe le centre et le mauvais éclairage auquel étaient condamnées un grand nombre des salles de peinture. Hâtons-nous d’ajouter qu’on s’est ingénié depuis à remédier aux défauts de cette installation en pourvoyant d’une manière plus satisfaisante à la lumière, au chauffage et à la ventilation de ces salles. Comme sécurité d’ailleurs, le musée de Berlin présente toutes les garanties désirables. Isolé de toutes parts, il ne contient pas d’autre logement que celui des concierges. Nous voudrions pouvoir en dire autant de notre Louvre qui, enclavé de bien des côtés dans des bâtimens occupés par des services publics, renfermait jusque dans ces temps derniers des dépôts de fourrage situés sous les galeries mêmes de la peinture. On a écarté ces dépôts, mais aujourd’hui encore une population nombreuse logée dans le voisinage de nos collections multiplie autour d’elle des causes de danger et des chances d’incendie qui, si nous comptons bien, se sont manifestées au moins trois fois depuis deux ans.

Au cours des travaux de construction du musée, on avait rassemblé à Berlin les œuvres d’art choisies dans les résidences, et le célèbre statuaire Rauch, assisté du peintre Schlesinger, avait été chargé de les réparer. Enfin, après vingt-cinq ans de difficultés de toute sorte, le 3 août 1830, le vieux musée put être ouvert au public. C’est un édifice rectangulaire dont la façade méridionale, ornée de dix-huit colonnes ioniennes, affecte la forme d’un temple. Les murailles du péristyle auquel on monte par un large escalier sont décorées de fresques peintes d’après les esquisses de Schinkel, sous la direction de Cornélius, et aujourd’hui à demi ruinées. Nous ne saurions, du reste, déplorer beaucoup ce dommage, ces compositions étant d’un dessin assez banal et d’une horrible couleur.

L’édifice avait paru, au début, pouvoir longtemps suffire aux collections. Leur rapide accroissement fit bientôt reconnaître la nécessité d’un agrandissement, et le 6 avril 18’3 fut posée la première pierre du nouveau musée qui, relié à l’autre par un large couloir jeté au-dessus d’une rue, fut terminé en 1847. Dès leur achèvement, les diverses sections de cet édifice furent successivement livrées au public, mais l’installation ne fut complète qu’au commencement de 1859. Aujourd’hui, malgré la construction de la Galerie nationale qui a reçu les œuvres modernes, et celle du Gewerbe-Museum, où viennent d’être exposés les objets d’art du moyen âge et de la renaissance, la place manque de nouveau. Aussi est-il question de transporter dans un autre local les collections ethnographiques, et on parle également de créer des musées nouveaux pour les moulages d’Olympie et les marbres de Pergame. Le moment n’est pas éloigné, sans doute, où toute la partie septentrionale de l’île formée par les deux bras de la Sprée, et qu’on appelle déjà l’Ile des musées, sera jusqu’au château entièrement couverte de constructions destinées à renfermer les richesses de la capitale de l’empire germanique.

Les dotations affectées aux collections se sont naturellement haussées au niveau de leur importance. La somme consacrée à l’entretien et aux achats, qui, de 1830 à 1873, n’avait guère varié qu’entre seize mille et vingt mille thalers, a été portée, à partir de cette dernière date à cent huit mille thalers, soit à plus de quatre cent mille francs. Les deux tiers de ce crédit sont répartis entre toutes les sections des musées suivant une proportion fixe, et le tiers restant forme un fonds de réserve qu’elles se partagent entre elles. Si considérables qu’ils soient déjà, ces crédits réguliers sont de beaucoup dépassés par les crédits supplémentaires accordés par le gouvernement à mesure que se présentent des occasions d’achat exceptionnelles. Nous aurons à revenir sur les plus remarquables de ces acquisitions; mais d’après la liste ci-jointe que nous tenons d’un des directeurs du musée, il est permis d’apprécier l’importance de ces allocations, grâce auxquelles la moyenne des sommes annuellement dépensées par chaque section, moyenne calculée sur la période des huit dernière années (1873-1880) atteint les chiffres suivans :

¬¬¬

1° Galerie de tableaux 262,500 fr. par an.
2° Sculptures antiques 62,500 —
3° Sculptures de la Renaissance 50,000 —
4° Objets antiques (vases, terres cuites, bronzes, etc.) 56,250 —
5° Cabinet des médailles 187,500 —
6° Cabinet des dessins et des estampes 75,000 —
7° Collections ethnographiques 25,000 —
8° Musée et atelier des moulages 25,000 —
9° Antiquités égyptiennes 6,500 —
Soit, pour l’ensemble des collections, un total annuel de 750,250 fr.

Dans ces chiffres ne sont pas comprises les allocations relatives à la bibliothèque spéciale des musées, ni celles de la Galerie nationale (achats d’œuvres modernes) qui régulièrement s’élèvent à 187,500 fr. À ces sommes il faudrait joindre encore les crédits du musée d’art industriel (Kunst-Gewerbe-Museum), qui dépassent 50,000 francs; sans parler d’acquisitions faites à son profit, telles que celles du trésor de Lunebourg, qui a coûté 825,000 francs, et celle de la collection Destailleur (dessins d’ornement) évaluée à 350,000 francs.

Récemment encore, les dépenses occasionnées par les fouilles d’Olympie et de Pergame peuvent être estimées à environ 2 millions de francs. Enfin, cette année même, un seul tableau provenant de la collection des comtes de Schœnborn a été payé 250,000 fr. Ces chiffres, on le voit, ont leur éloquence, et le budget dont disposent nos musées fait assez maigre figure à côté de la riche dotation des musées de Berlin[3].

Mais la composition et le fonctionnement de l’administration de ces musées nous paraissent encore plus avantageux pour eux que les gros crédits dont ils jouissent. Là encore il y aurait pour nous l’occasion de rapprochemens qui ne seraient pas toujours à notre honneur. Donnons donc brièvement quelques indications sur la manière dont les collections berlinoises sont administrées. À leur tête se trouve un directeur-général chargé d’assurer l’unité des services et d’en centraliser les divers élémens. Il correspond avec le ministre et veille, sous sa responsabilité, au recrutement du personnel et à ses actes. Au-dessous de lui, à chacune des sections qui forment l’ensemble, sont attachés non-seulement un conservateur assisté d’un adjoint, mais une commission spéciale composée d’artistes ou d’amateurs connus pour leur compétence. Cette commission, qui compte généralement quatre membres (six pour la peinture) est nommée par le roi pour une durée de trois ans et constitue un comité consultatif sans lequel aucune mesure tant soit peu importante d’achat, de restauration, de déplacement ou d’échange ne peut être prise. En dehors de ses réunions régulières, tout comité peut être convoqué extraordinairement chaque fois que le conservateur ou même un des membres croit qu’il y a urgence à le faire. L’action de chacun, très nettement délimitée, comporte cependant une assez grande indépendance, grâce aux dispositions financières adoptées dans la gestion des musées. Ces musées ont, en effet, une caisse spéciale, et le crédit qui leur est accordé comprend, nous l’avons dit, deux portions distinctes. L’une, la plus forte, appartient en propre à chaque section et peut être dépensée h. son gré par elle sans avoir aucun compte à rendre aux autres[4] ; quant au fonds de réserve qui est affecté à l’ensemble des musées, il ne peut en être disposé que par les sections réunies. Mais, de toute façon, les crédits de chaque exercice sont acquis définitivement à la caisse et peuvent y être accumulés sans faire jamais retour à l’état. Chaque section peut donc, si elle le juge utile, se réserver des ressources en vue de l’avenir, afin de ne pas être prise au dépourvu quand telle occasion de les employer qu’elle peut prévoir se présentera. Elle n’est pas réduite non plus à dépenser au dernier moment, vaille que vaille, un crédit qu’elle tient à épuiser dans l’année sous peine de le perdre, ni à imaginer, même avec l’honnêteté la plus scrupuleuse, ces comptabilités fictives contre lesquelles nos commissions parlementaires ont eu périodiquement à s’élever. Un autre avantage, et ce n’est pas le moindre, du régime financier des musées de Berlin, c’est que tout achat décidé est aussitôt payé par la caisse sans aucun de ces retards qu’entraînent en France les formalités interminables auxquelles donnent lieu les relations entre des ministères différens. Ces retards, qui lassent souvent les vendeurs, nous ont plus d’une fois empêchés de profiter d’occasions qu’il fallait saisir.

Compétence et célérité des décisions, responsabilités nettement définies, tels sont, on le comprend, les avantages d’une organisation dans laquelle chaque service, tout en ayant sa part légitime d’initiative et d’indépendance, se trouve cependant relié aux autres dès qu’il s’agit d’apprécier les mesures d’un ordre plus général qui concernent les intérêts communs. Bien composées, — et il est toujours facile d’assurer à leur composition toutes les garanties désirables de compétence et d’honorabilité, — les commissions peuvent utilement se préoccuper de l’avenir des collections sur lesquelles elles veillent, stimuler les conservateurs, provoquer des dons ou faciliter des achats. Chacun rivalisant de zèle au profit de l’œuvre commune s’efforce, par son propre exemple, d’y intéresser tous ceux dont il peut juger le concours efficace.

Afin d’attirer l’attention publique sur les musées et de faire mieux connaître les actes de sa gestion, l’administration dispose d’une publication périodique fondée par elle[5] qui enregistre tous les documens relatifs aux musées de Berlin : achats nouveaux, catalogues, changemens dans le personnel, etc. A la suite de cette partie officielle, ce recueil contient également des notices accompagnées de gravures ou de photographies d’après les objets faisant partie des collections et parfois même des travaux d’un ordre plus général qui peuvent ensuite être recueillis et publiés à part, comme l’étude de M. Friedlænder sur les médailles italiennes. Il paraît aussi chaque année un manuel donnant la statistique de tous les musées et des écoles d’art de l’empire allemand, avec l’indication des ressources dont ils disposent, du personnel qui les dirige ou les fréquente, de la date de leur fondation, du mode d’administration de chacun de ces établissemens[6], et nous avons pu, en mainte circonstance, apprécier l’utilité et l’exactitude de ce manuel. Par tous les moyens d’ailleurs, la direction générale s’est appliquée à rendre aussi nombreuse et aussi instructive que possible la fréquentation des musées et son attention s’est portée sur toutes les mesures qui lui semblaient devoir y concourir. Il en est une, en particulier, qui nous a frappé par l’intelligence pratique qu’elle dénote et qui nous paraît de nature à exercer la plus heureuse influence sur l’éducation artistique d’une population. Nous voulons parler de la publication faite par les soins de cette direction d’un petit guide[7] qui, pour un prix très modique (50 pfennigs) et dans un volume d’un format commode, met à la disposition du public tous les renseignemens essentiels concernant les collections réunies dans l’ancien et le nouveau musée. Un plan d’ensemble permet de se conduire à travers les deux édifices; viennent ensuite les indications relatives aux heures d’ouverture des salles, aux noms du personnel et à l’ordre le plus convenable pour une visite générale. Puis, en tête de chaque section, se trouve un plan de détail portant au revers un index bibliographique des divers catalogues ou des publications plus complètes qui ont trait à cette section. A la suite, chacun des conservateurs a rédigé une histoire et une étude abrégées de la collection qu’il dirige, en insistant sur les ouvrages les plus remarquables qu’elle possède, à mesure que l’ordre chronologique amène le visiteur en face de chacun d’eux. Ainsi accompagnée du vivant commentaire des œuvres elles-mêmes, la lecture de ce guide devient singulièrement profitable, et comme ses divisions répondent au classement même des musées, celui qui le consulte emporte une idée plus nette des objets qu’il a regardés et il en peut mieux comprendre la valeur puisqu’il se rend compte de la place qu’occupe chacun d’eux dans sa série et de la place de cette série elle-même dans l’ensemble des collections. Nous n’insisterons pas sur l’intérêt qu’aurait chez nous une telle publication, peut-être plus nécessaire au Louvre que dans tout autre musée, à raison du décousu de ses salles et du classement souvent très peu méthodique des objets qu’elles contiennent. Il n’est certes pas besoin de fréquenter beaucoup le Louvre pour y avoir été plus d’une fois témoin de l’ahurissement des malheureux visiteurs qui, perdus au milieu de cet immense édifice, implorent à chaque instant l’assistance des gardiens pour se diriger à travers les interminables galeries où les objets égyptiens succèdent aux peintures françaises et les dessins aux tabatières ou aux faïences de toutes les époques, avec des interruptions, des impasses, des paliers aux issues multiples et des escaliers mystérieux s’ouvrant dans toutes les directions, sans qu’il soit, en vérité, bien facile pour un étranger de s’orienter dans un pareil dédale ni surtout d’en sortir.

Outre le guide qui comprend l’ensemble des collections des musées de Berlin et qui montre le lien qui les rattache les unes aux autres, il existe pour chacune d’elles des catalogues spéciaux généralement bien faits, tenus au courant, pas trop compacts et peu coûteux. La direction veille également à ce que les objets nouvellement entrés dans les musées par des achats ou par des dons soient aussitôt exposés, et si leur importance le mérite, des notices spéciales accompagnent ces exhibitions et en font ressortir l’intérêt. Certaines parties des collections ont aussi été l’objet de publications luxueuses, exécutées à grands frais, mais qui n’ont pas cependant le cachet d’élégance et de goût que portent chez nous les ouvrages de ce genre. Le public, d’ailleurs, trouve dans le musée même les ressources d’étude les plus abondantes, grâce à une bibliothèque dont il obtient facilement l’accès et qui est exclusivement composée de publications relatives aux arts. Enfin les conservateurs ont chacun, dans le local de la section qui est de leur ressort, leur cabinet respectif où, tous les jours, pendant un temps déterminé, ils doivent se tenir à la disposition du public. Les ennuis que leur cause parfois cette obligation attachée à leur charge ne sont pas toujours sans compensation, il peut y avoir profit pour eux-mêmes à échanger ainsi des idées, à discuter certaines questions, à recueillir des indications nouvelles et à nouer des relations avec les voyageurs que le hasard ou l’étude amène auprès d’eux. Nous avons senti, pour notre part, dans nos rapports avec l’administration des musées de Berlin, que c’était là un milieu vivant, actif, où chacun se tient au courant des études spéciales qui le concernent, et les éclaircissemens nombreux que nous avons pu recueillir de l’obligeance des directeurs nous ont montré leur instruction, la sûreté et l’étendue de leurs informations. Non-seulement ils ont visité les principaux musées de l’Europe, mais ils connaissent en tout pays les collections privées qui ont quelque importance; ils savent les dispositions des propriétaires et leur situation. Toujours en éveil, renseignés par des agens nombreux, prêts à conclure dès qu’une occasion se présente, les ressources dont ils disposent, leur décision, le secret et la promptitude de leurs démarches font d’eux de redoutables concurrens dans les compétitions artistiques où ils peuvent être engagés avec les autres musées de l’Europe, et plus d’une fois en Italie, en Grèce et chez nous-mêmes nous les avons rencontrés sur notre chemin. Nous allons, en parcourant les diverses collections du musée de Berlin, trouver à chaque pas les témoignages de ce zèle et de ce dévoûment au public.


II.

La tâche des premiers directeurs n’avait pas été facile, et la marche qu’ils devaient suivre ne leur apparut point d’abord très clairement. Émus de la pauvreté du fonds qui leur servait de point de départ, aussi bien que des conditions défavorables où les plaçait la création trop tardive de leur musée, ils eurent un instant la pensée de renoncer à toute acquisition d’œuvres originales et de se borner à réunir à Berlin des reproductions des ouvrages les plus remarquables dispersés dans les grandes collections de l’Europe. Cette idée, émise par G. de Humboldt et de Bunsen et chaudement accueillie par le roi Frédéric-Guillaume III, jouit même, au début, d’une telle faveur que la totalité des crédits disponibles fut, pendant quelque temps, absorbée par des achats de gravures et des copies de statues ou de tableaux célèbres. Mais à cette conception trop modeste, qui tendait à n’attribuer aux musées de Berlin qu’un intérêt purement historique, succéda bientôt un sentiment plus juste du rôle qu’ils pouvaient remplir. On reconnut vite d’ailleurs que les copies de tableaux, tout en donnant lieu à des dépenses assez fortes, présentaient entre elles des inégalités flagrantes. On jugea donc préférable de réserver les crédits à des acquisitions d’œuvres originales dont la valeur positive pouvait être mieux appréciée et qui viendraient grossir le fonds déjà existant. On continua cependant, pour les sculptures, à augmenter le nombre des moulages, et, dès 1856, leur réunion était assez considérable pour qu’on pût ouvrir au public la collection ainsi formée. Cette collection, qui depuis lors s’est toujours accrue, est aujourd’hui la plus remarquable de l’Europe et elle occupe tout le premier étage du nouveau musée.

Toutes les époques de l’art y sont représentées par un choix judicieux des types les plus caractéristiques qui ont été répartis entre quatre grandes divisions : art grec, art romain, moyen âge et renaissance, en adoptant pour chacune d’elles le classement par ordre chronologique. Pour l’art antique, les figures décoratives apparaissent groupées dans les frontons des temples qu’elles ornaient, de manière à reproduire les conditions de la réalité elle-même. De plus, quand la disposition de ces figures présente, comme pour Égine et Olympie, quelque incertitude, les divers modes de groupement proposés sont mis sous les yeux du public, qui est ainsi plus à même d’apprécier le degré de vraisemblance qui recommande chacun d’eux. Pour le même motif, des détails d’architecture, des fragmens de corniches et de colonnes ou des chapiteaux empruntés aux monumens auxquels avaient appartenu les sculptures, sont rangés à côté de celles-ci, afin de montrer quelle alliance étroite existait, aux bonnes époques, entre le style des différentes parties d’un édifice et son ornementation. Les plans des monumens eux-mêmes ont d’ailleurs été placés à portée et permettent de se rendre un compte exact de leur structure générale et de leurs dimensions. Enfin les murailles elles-mêmes sont utilisées, et dans des compartimens ménagés le long des frises de chaque salle, se déroule une suite de vues pittoresques des édifices décorés autrefois par les statues que contiennent ces mêmes salles. Accompagnés du paysage qui les encadre, ces monumens nous montrent quel sentiment délicat, chez les Grecs surtout, présidait au choix de leur emplacement, à leur orientation et à leur style. A voir ces temples, dont la silhouette se découpe si heureusement sur le ciel, il semble qu’ils soient le couronnement naturel des montagnes aux nobles profils dont les assises leur servent elles-mêmes de piédestal et de prolongement. C’est ainsi que, s’inspirant de l’ordre et de l’harmonie dont la nature lui offrait l’exemple, cette race privilégiée les transportait aussi dans son art, et par cette intime union entre les œuvres de Dieu et ses propres œuvres, trouvait le secret de beautés nouvelles pour parer les unes et les autres.

En même temps qu’elle a suivi l’ordre chronologique dans le classement du musée des moulages, la direction ne s’est pas refusé les rapprochemens partiels qui lui paraissaient intéressans. En groupant entre elles, par exemple, les diverses figurations des types mythologiques les plus importans, elle a pensé avec raison que ces représentations d’un même personnage, avec les modifications qu’elles ont reçues suivant les époques et les écoles, étaient de nature à éclairer non-seulement l’histoire de l’art, mais celle même des croyances ou des institutions d’un peuple. On a cependant dû, faute de place, se borner aux types principaux, tels que Minerve, Vénus, Apollon, Hercule, etc. Le public d’ailleurs est mis au courant des découvertes à mesure qu’elles se produisent. Ainsi, il y a un an à peine, quand la nouvelle de la trouvaille faite à Athènes d’une Minerve attribuée à Phidias était annoncée à l’Europe entière, le directeur des antiques à Berlin s’étant procuré aussitôt deux photographies de cette statue, du reste assez médiocre, avait pris soin de les exposer immédiatement à côté des autres Minerves déjà connues, et on avait pu, tout aussi vite, être édifié sur la valeur de cette découverte. Dans d’autres occasions, on le verra, ces rapprochemens de photographies, et surtout de moulages, permettent de constater des emprunts et même des copies formelles dans des œuvres jusque-là considérées comme originales. On arrive ainsi, peu à peu, dans l’appréciation des ouvrages que nous a laissés l’antiquité, à une sorte de triage et de classement qui rectifie sur plus d’un point des opinions consacrées.

Les dispositions adoptées dans l’arrangement du musée des moulages de Berlin ont été combinées d’une manière si intelligente qu’il n’est pas de visiteur, si peu cultivé qu’on le suppose, qui ne puisse y trouver des enseignemens positifs. Sans qu’il en ait conscience, son attention est tenue en éveil, et il est en quelque sorte sollicité à s’instruire. Muni du guide publié par les soins de la direction, il peut, à son gré, suivre dans ses grandes lignes l’histoire générale de l’art, ou bien trouver facilement la période sur laquelle il désire porter ses observations. Des promenades d’écoliers, organisées dans ces conditions, sous la conduite de leurs maîtres, fournissent à la fois une diversion agréable et un complément d’informations précises pour leurs études historiques ou littéraires. L’artiste et l’archéologue trouvent encore un bénéfice plus grand à un classement qui leur permet de se renseigner aussi aisément sur le style d’une époque, sur le caractère d’un personnage et sur les modes divers usités pour sa représentation.

Ces analogies, ces rapprochemens, cette succession logique des grandes périodes du développement de la sculpture, un musée des moulages les révèle clairement. Mais pour avoir toute son utilité, il faut que, comme à Berlin, il soit classé avec méthode et suivant l’ordre chronologique. Ce classement, en effet, appelle lui-même la discussion ; il soulève des questions, non pas vagues et sans issue, mais précises, puisqu’elles sont provoquées par des documens positifs, et offrant un but pratique, puisque l’ordre établi peut toujours être soumis à des vérifications et modifié suivant les progrès de la critique. Avec un classement ainsi entendu, les ouvrages récemment découverts viennent prendre leur place naturelle dans la série à laquelle ils appartiennent. Ils y comblent des lacunes, ils apportent la solution de problèmes déjà posés et, le plus souvent aussi, ils en posent de nouveaux. L’histoire de l’art et l’esthétique, tirant un égal profit de ces débats et de ces découvertes, deviennent une étude vivante ou progressive. Elles ne restent plus limitées à ces divagations stériles, ni à ces abstractions spécieuses qui naissent de l’ignorance ou du moins d’une connaissance incomplète. En présence de la longue succession et de l’admirable variété des chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays, si la pensée s’élève, si l’esprit échauffé est poussé, comme par un mouvement naturel. aux généralisations, il se sent en même temps plus circonspect, plus modeste, moins porté à caresser ses propres chimères. L’art se découvre à lui plus riche, plus indépendant, plus imprévu dans ses expansions que ne l’imaginaient les systèmes; il comprend que, comme toute chose humaine, cet art n’échappe pas à la logique, mais que, si puissante qu’elle apparaisse dans son histoire, elle n’y a jamais ni cette étroitesse, ni cette rigidité absolue qui ne sauraient se rencontrer là où interviennent aussi activement la liberté et la volonté humaines.

La collection des moulages du musée de Berlin embrasse, nous l’avons dit, tous les temps et toutes les écoles de la sculpture antique et moderne ; mais elle est particulièrement riche en œuvres de l’art grec, et il n’est guère de production un peu remarquable de cet art qui n’y figure à sa place et à sa date. C’est d’abord la période archaïque, avec ses emprunts à l’Assyrie et à l’Egypte, et ses plus anciens ouvrages : la porte des Lions de Mycènes, les métopes de Sélinonte, l’Apollon d’Orchomène, le monument de Xanthe, la Minerve de Dresde et les statues d’Egine. Viennent ensuite les œuvres de la grande époque : le fronton du Parthénon, les statues du temple de Thésée; puis les reproductions d’ouvrages originaux ou de copies anciennes des chefs-d’œuvre des Myron, des Praxitèle, des Lysippe, des Scopas, etc. ; puis encore des spécimens nombreux de l’art asiatique, provenant d’Halicarnasse, d’Éphèse ou de Pergame. De chaque côté du grand escalier se dressent les colosses de Monte-Cavallo ; enfin une riche collection d’animaux et des modèles choisis de l’art décoratif, des vases, des autels, des tombeaux, des stèles, des chars, etc., complètent cet ensemble, chaque objet portant l’indication du sujet représenté et du lieu où se trouve l’original. L’art romain succède à l’art grec, et si inférieur qu’il lui soit dans la création des types, nous le voyons s’en inspirer et même se maintenir en face de lui par l’intelligente sincérité avec laquelle il interprète la nature. Ces statues et ces bustes, où revivent tant de personnages célèbres, généraux, empereurs ou impératrices, nous laissent d’eux une image plus nette qui contrarie ou confirme l’idée que, d’après l’histoire, nous pouvions nous former de leur tournure et de leur physionomie.

La prédilection marquée de l’un des anciens directeurs du musée, M. de Olfers, pour l’art du moyen âge en Allemagne explique, sans la justifier, la place excessive accordée à des moulages tels que les fonts baptismaux de Hildesheim, les portes d’église de cette même ville, le lion de Brunswick, les tombeaux d’Henri le Lion et de sa femme, la chaire et le grand autel de Wechselbourg, les deux statues de Naumbourg, etc. Ces ouvrages ont, en effet, plutôt un intérêt historique qu’une valeur positive. Il faut aller jusqu’à la fin du moyen âge pour trouver en Allemagne des œuvres qui se recommandent d’elles-mêmes, comme celle d’Adam Krafft et de Veit Stoss, comme la châsse de saint Sébald de Pierre Vischer, ou comme ces têtes d’un réalisme si saisissant qu’elles semblent moulées sur nature et qui sont dues à un maître d’Augsbourg, Tielmann Riemenschneider. Encore est-il permis de constater que ce style de l’école de Nuremberg, sorte de compromis entre l’art gothique et celui de la renaissance, n’a jamais eu une grande originalité.

Nous ignorons si c’est à un sentiment un peu étroit d’amour-propre national ou à une simple omission qu’il faut attribuer l’absence à peu près complète de la statuaire française du moyen âge, bien supérieure pourtant à celle de l’Allemagne, et l’exclusion absolue et tout aussi inexplicable de cette charmante école des Goujon, des Prieur et des Pilon et de tant d’autres maîtres, l’honneur de notre renaissance française. En revanche, la renaissance italienne étale ici ses splendeurs, et les deux grandes statues équestres du Colleone de Verrocchio et du Gattamelata de Donatello s’élèvent fièrement à l’entrée des salles qui lui sont consacrées. Il y a là les Pisano, Ghiberti, Mino da Fiesole, Benedetto da Majano, Rosellino, Luca della Robbia et tous les grands noms de cette riche école dont Michel-Ange avec son œuvre entier vient couronner la liste.

A part la regrettable lacune que nous avons constatée, l’histoire de la sculpture se déroule dans toute son étendue au musée des moulages de Berlin. On veille sans cesse, nous l’avons dit, à le compléter en se procurant, dès leur apparition, toutes les œuvres intéressantes. Un atelier fonctionnant dans le local même des musées et qui relève de leur direction, permet d’ailleurs de livrer aux autres collections des reproductions de tous les originaux qui sont à Berlin et offre ainsi, par voie d’échanges, des occasions faciles d’accroissement. En Allemagne, du reste, non-seulement toutes les capitales, mais souvent même de très petites villes, possèdent un musée de moulages. Les moindres universités en ont un, toujours convenablement installé et pourvu de crédits spéciaux destinés à l’entretenir et à l’augmenter. On a reconnu que c’était là un instrument précieux de culture intellectuelle, et on n’imaginerait guère que l’enseignement de l’archéologie pût être traité aussi parcimonieusement qu’en France, où il est privé des ressources les plus indispensables pour assurer son efficacité. Comment, en effet, parler d’une manière tant soit peu précise des divers styles et des grandes œuvres de l’antiquité? comment surtout en donner une idée quelconque à ses auditeurs, si on ne peut mettre sous leurs yeux tout au moins quelques-uns des types les plus caractérisés de cet art?

Il ne faut pas craindre de le dire, nous sommes sur ce point demeurés fort en arrière. Mais si nous n’avons pas depuis longtemps chez nous un musée de moulages, ce n’est pas faute de l’avoir réclamé. La première pensée d’une telle création est même, si nous ne nous trompons, venue de la France. Dès 1820, M. de Forbin, frappé des avantages qu’offrirait cet établissement, en faisait l’objet d’une proposition formelle et montrait qu’avec une dépense insignifiante, il y aurait là pour nos artistes et nos archéologues des élémens d’étude que rien ne pouvait remplacer. M. Viollet-Le-Duc, en 1855, avait offert au ministre d’état de fournir gratuitement « des moulages de statuaire et de sculpture d’ornemens faits sur les plus beaux monumens français du XIIe au XVIe siècle ; » on n’accorda aucune attention à son offre ; en la rappelant en 1879, il était obligé de constater que, ces moulages proposés par lui ayant été faits chez nous par l’Angleterre, à la condition de laisser partout un double des estampages exécutés pour son compte, ces estampages étaient, pour la plupart, dispersés ou détruits, l’administration s’étant contentée de faire savoir à la commission des monumens historiques a que les musées ne disposaient pas de locaux propres à recevoir ces collections. » Depuis 1855, bien d’autres voix encore se sont élevées[8] pour réclamer l’adoption d’un projet si facilement réalisable. Ici même[9], M. F. Ravaisson, à l’appui des argumens que, de son côté, il apportait pour en démontrer l’utilité, faisait valoir des considérations aussi justes qu’ingénieuses.

Ces considérations et bien d’autres encore qu’il serait facile d’invoquer, auraient dû, ce semble, et depuis longtemps déjà, nous assurer la fondation d’un musée de moulages. M. E. Guillaume, dont la direction a été si féconde pour la prospérité de notre École des beaux-arts, a, il est vrai, doté cette école d’une collection de plâtres installée avec un goût remarquable, et qui, grâce au zèle intelligent de M. Eugène Muntz, s’est considérablement accrue depuis peu ; mais cette belle collection, bien que très libéralement ouverte le dimanche aux visiteurs, reste spécialement destinée à l’instruction des élèves, et un grand nombre des pièces qui la composent sont placées dans des salles réservées à l’étude et dont l’accès par conséquent ne peut être livré au public. Tout récemment enfin, sur les instances réitérées de M. Viollet-Le-Duc, et peu de temps avant la mort du célèbre architecte, la création du musée des moulages avait été résolue ; mais, au dernier moment, la chambre des députés refusa d’allouer un modeste crédit de 100,000 francs demandé pour son installation. Heureusement la commission des monumens historiques, prenant à sa charge la réalisation de la partie du projet qui rentrait spécialement dans ses attributions, accepta d’en faire les frais en se contentant de l’octroi d’un local, qui lui fut accordé au Trocadéro. Peut-être la situation de ce local est-elle un peu excentrique; du moins ses dimensions permettront-elles de donner au musée futur un développement suffisant. Mais cette collection, limitée à l’étude comparative de notre sculpture nationale avec les principales écoles de l’antiquité et des temps modernes ne répond que d’une manière bien incomplète à des besoins dont l’évidence ne saurait plus être contestée. Il faut espérer qu’il leur sera enfin donné une prompte satisfaction. Sans parler des avantages positifs que nos artistes y trouveront et de l’éducation du goût public, à laquelle il servirait si puissamment, l’établissement d’un tel musée intéresse au plus haut degré l’avenir même des études archéologiques en France. Si, malgré tant de travaux, l’histoire de l’art antique présente encore bien des obscurités et des incertitudes, peut-être est-ce à cette absence d’un musée de moulages que doit être attribuée, en partie du moins, la rareté actuelle des études d’ensemble qui éclaireraient cette histoire. Depuis longtemps la sculpture grecque, par exemple, n’a plus donné lieu chez nous qu’à des publications partielles, et nous n’avons jusqu’ici rien à opposer à ces ouvrages nombreux qui, chez nos voisins, présentent le tableau du développement entier de cet art, notamment à cette Plastique de J. Overbeck, aujourd’hui à sa troisième édition, et qui, comme répertoire de l’état actuel des connaissances, a été mise au courant des découvertes les plus récentes. Il appartiendrait à un écrivain français de nous donner, avec la même étendue de recherches, un livre moins diffus, qui montrât dans sa composition ce goût plus fin, plus délicat, que réclame un si noble sujet. Cette lacune heureusement va bientôt disparaître, et c’est avec une sympathie bien légitime et toujours croissante que nous voyons accueillir la publication du vaste travail si courageusement entrepris par M. G. Perrot, et dans lequel il a commencé à retracer l’histoire de l’art chez les différens peuples de l’antiquité, avec une sûreté d’informations, une méthode et une netteté d’exposition que plus d’une fois déjà les lecteurs de la Revue ont pu apprécier.


III.

Le même désir d’instruire et de parler aux yeux que nous avons loué dans l’organisation du musée des moulages a également présidé au classement du musée égyptien de Berlin. Ce dernier s’est constitué par les acquisitions successives des collections du général Minutoli (1823), de Passalacqua (1827), du consul de France Drovetti (1837) et de M. Saulnier (1839). Les objets qui y sont réunis, exposés d’abord au château de Monbijou, furent, en 1847, transportés au nouveau musée dans le local qu’ils occupent aujourd’hui. Leur installation coïncidant avec le retour de l’expédition scientifique d’Égypte organisée par le roi Frédéric-Guillaume IV, les membres de cette expédition dirigèrent l’aménagement et la décoration des salles dans lesquelles tout ce qu’ils avaient eux-mêmes rapporté fut aussi placé. Ces salles sont au nombre de trois. Un temple, figuré dans l’une d’elles, renferme les statues, les inscriptions et les divers objets ayant rapport au culte ; une autre est consacrée aux tombeaux, et dans la dernière on a rassemblé tout ce qui peut nous renseigner sur l’histoire, l’art et la vie publique ou privée des Égyptiens. Toutes trois sont classées suivant l’ordre chronologique, et un excellent catalogue, dû à M. Lepsius, en facilite singulièrement la visite. Une collection de moulages vient encore compléter les indications fournies par les originaux au moyen de reproductions des morceaux les plus remarquables choisis dans d’autres collections. Enfin on a également peint sur les murailles les aspects les plus pittoresques des temples et des principaux monumens échelonnés le long du cours du Nil.

Près du musée égyptien se trouvent les collections ethnographiques et le musée préhistorique. Le local occupé par les premières étant tout à fait insuffisant, il règne aujourd’hui quelque confusion dans leur classement. On a d’ailleurs reconnu que la place de ces curiosités n’était point dans un palais consacré aux arts et que ce voisinage, dont sans doute notre musée de marine du Louvre avait inspiré la malencontreuse idée, n’était aucunement justifié. Leur déplacement prochain a donc été résolu. Quant au musée préhistorique, dont les principales richesses consistent en antiquités trouvées dans le Nord et particulièrement en Prusse, il comprend des bijoux, des armes, des poteries, des vêtemens et des ustensiles de toute sorte provenant surtout de fouilles faites dans des tumulus. Mais, là aussi, le classement laisse fort à désirer, et son incohérence résulte probablement de l’incertitude où l’on est encore relativement à la conservation, dans le local actuel, de ce musée, qui nous paraît en effet destiné à en être exclu dans un avenir assez rapproché. Cette période préhistorique, dont la durée s’est prolongée assez tard dans des contrées où la civilisation n’a que bien lentement pénétré, s’arrête généralement à l’époque carlovingienne ; les objets de fabrication plus récente font partie de la collection des antiquités nationales ou de celle du Gewerbe-Museum. Les œuvres originales de sculpture antique occupent le rez-de-chaussée de l’ancien musée, où elles sont disposées dans des salles portant les désignations suivantes : Sculptures d’Assyrie et de Chypre, Cabinet de la sculpture grecque, Salle des héros et Salle des empereurs romains. Ces œuvres, qui ne sont ni très nombreuses ni surtout très remarquables, ont été pour la plupart achetées par Frédéric II et tirées des châteaux et des jardins royaux où elles étaient dispersées. Une des plus importantes acquisitions de Frédéric fut la collection formée à Rome par le cardinal Melchior de Polignac, et payée 36,000 thalers en 1742. Elle ne comprenait pas moins de trois cents marbres de valeur très inégale. L’art ancien était alors fort peu connu, et les différences de style et même d’exécution trouvaient peu d’appréciateurs. On estimait à l’égal des meilleurs des ouvrages d’un mérite tout à fait secondaire, et les uns comme les autres étaient l’objet de désastreuses restaurations. Parmi les nombreux débris que procuraient alors toutes les fouilles, non-seulement on prenait, sans grand discernement, pour les adapter aux statues, les têtes ou les membres qui s’y ajustaient tant bien que mal, mais on ne se faisait pas faute, marchands ou amateurs, d’altérer de parti-pris des sculptures qu’on décorait ensuite des appellations les plus fantaisistes. La valeur artistique d’une œuvre importait moins que son nom et sa signification, on allait jusqu’à transformer sans scrupule les personnages pour les approprier au rôle qu’on leur attribuait. Un Apollon avec les Muses, trouvé en 1735 à Frascati et appartenant à cette collection du cardinal de Polignac, est un exemple mémorable de cette manie d’impudentes restaurations. Les longs vêtemens de l’Apollon ayant donné à penser que c’était un homme déguisé en femme, les jeunes pensionnaires de l’Académie de France se chargèrent, d’après le programme que leur traça le possesseur, d’accommoder tout cet ensemble de façon qu’il pût répondre à l’appellation d’Achille parmi les filles de Lycomède, Si, en matière de restauration, on est revenu depuis à des idées plus justes, on ne se prive pas toujours de ces baptêmes hasardeux, et l’assurance avec laquelle M. Schliemann essaie de nous persuader que tous les objets découverts par lui ont appartenue Priam, à Agamemnon et aux héros les plus fameux de l’antiquité homérique, atteste assez la persistance de ce sentiment de vanité indiscrète qui pousse certains possesseurs d’objets d’art à grossir leurs trouvailles par la célébrité des provenances qu’ils leur assignent.

Une acquisition plus heureuse faite par Frédéric fut celle d’un bronze (n° 130 du catalogue) découvert, à ce qu’on croit, dans le Tibre et qui, après avoir passé dans les collections du prince Eugène et du prince Lichtenstein, fut payé à ce dernier 5,000 thalers. Cet enfant, qui, les bras levés au ciel, invoque l’assistance des dieux avant la lutte, est aujourd’hui encore une des perles du musée et justifie la prédilection qu’avait pour lui Frédéric et l’impatience qu’il manifesta de voir conclure ce marché. La figure, dont la silhouette générale exprime bien le mouvement de prière et d’aspiration, est d’un beau jet. Les formes, sans avoir cette gracilité extrême que nos sculpteurs modernes s’appliquent trop souvent à reproduire, montrent les délicates proportions et les fines attaches de la jeunesse, et il est intéressant de comparer la facture nerveuse de ce bronze où se retrouvent les meilleures qualités de l’art grec, avec celle d’un autre bronze représentant aussi un jeune enfant (n° 140 A) et qui a été trouvé en 1858 près de Xanten, dans un banc de sable du Rhin. L’exécution, ici, bien qu’appartenant à la bonne époque de l’art romain, n’a plus la même fleur de finesse; la fonte même est plus grossière et alourdit encore des contours déjà un peu épais.

Parmi les marbres il n’en est guère qui méritent d’être signalés. Notons cependant un Auguste (n° 873), acquis pour 26,000 francs à la vente de la galerie Pourtalès; une Joueuse d’osselets (n° 74) et surtout une Bacchante (n° 755 A), achetée en 1874 à Rome et provenant de fouilles faites dans le Palais des césars. La tête et les bras manquent à cette statue, qui rappelle d’une manière frappante une autre statue de Danseuse, de dimensions plus petites, qui se trouve à Paris au cabinet des médailles et dont, suivant une habitude que nous avons louée, le moulage a été placé tout à côté de l’œuvre de Berlin. Mais celle-ci nous paraît très supérieure; le mouvement en est plus élégant, plus accusé, et le travail y a plus de distinction. C’est une merveille de grâce que ce jeune corps qui pose à peine sur ses petits pieds et semble rebondir. Le torse, à demi renversé, se cambre en dessinant une ligne sinueuse d’une souplesse charmante, dont les draperies flottantes ou ajustées voilent ou précisent les contours.

La collection connue sous le nom d’Antiquarium et qui est exposée au second étage du nouveau musée comprend tous les petits objets dont l’étude peut éclairer l’histoire de l’art dans l’antiquité. Sans être encombrée, cette collection réunit un choix de types assez nombreux et assez distincts pour nous fournir sur les manifestations successives de l’art chez les anciens de précieuses indications. Nous retrouvons ici un nouvel exemple du caractère uniforme qu’offrent partout ses premiers essais dans des statuettes ou des vases provenant de Chypre ou d’autres îles de l’Archipel et présentant une analogie évidente avec ces ouvrages grossiers qui, de notre temps encore, se voient chez les peuplades les plus sauvages de l’Afrique ou de l’Océanie. Des imitations plus ou moins maladroites de plantes ou d’animaux empruntés à la flore et à la faune locales et des combinaisons naïves de lignes droites ou courbes composent cette ornementation élémentaire, dont des objets usuels, — ouvrages en osier ou en paille, nattes, étoffes, armes et poteries, — nous montrent les premières apparitions. Il y a là pour l’art une origine assurément bien modeste, mais où se marque déjà la permanence de ce sentiment du beau qui, se rencontrant chez tous les peuples et dans tous les temps, est Lien faite pour frapper les esprits philosophiques. Les efforts et les progrès de ces diverses fabrications sont comme les étapes successives du travail humain, qui, aux prises avec la matière et s’appliquant à triompher de ses résistances, arrive, après bien des tâtonnemens, à trouver la façon de traiter chaque substance et le genre de décoration qui convient le mieux à sa nature et à la destination qu’elle doit recevoir. Dans les industries qui confinent à l’art, ces convenances d’appropriation des formes à la matière et aux usages constituent peu à peu des règles et des principes qui, respectés partout aux bonnes époques de production, comportent cependant chez chaque nation les modifications de détail que lui ont dictées son goût propre et ses traditions.

L’Antiquarium a été divisé en cinq grandes sections : les bronzes, les terres cuites, les bijoux et les pierres gravées, les vases peints et enfin tous les objets qui ne rentraient pas dans ces diverses catégories. Comme toujours, pour le classement de chaque section, l’ordre chronologique a été adopté suivant le lieu de provenance des objets ou suivant leur nature, selon que les rapprochemens ont paru devoir être plus ou moins instructifs. On peut ainsi, dans un pays comme la Grèce, où l’art a fourni son complet développement, constater ses filiations, ses emprunts, le suivre depuis sa naissance jusqu’à l’époque de sa maturité et de sa perfection. D’autres contrées telles que la Phénicie nous offrent l’exemple d’un art cosmopolite qui n’arrivera jamais à s’émanciper et qui, prenant un peu partout ses inspirations, en Égypte, en Assyrie, a exercé cependant, à l’origine, une influence positive sur l’art de la Grèce. Le musée de Berlin possède même certains bustes phéniciens dont les types archaïques sont identiques à ceux des statues des frontons d’Égine. Chez d’autres peuples enfin, chez les Étrusques entre autres, on peut reconnaître un art indigène qui semble destiné à avoir sa vie propre, mais dont, à un certain moment, le développement est interrompu par des influences étrangères qui finissent par le supplanter. L’ornementation des armes d’un chef étrusque (dans le tombeau duquel on a retrouvé le squelette de son cheval également enterré avec lui), est un spécimen remarquable de cet art primitif de l’Etrurie; et, d’un autre côté, une amphore, aussi de style étrusque, découverte à Schartzenbach, dans la principauté de Birkenfeld, prouve l’ancienneté des relations commerciales qui, à une époque très reculée, se seraient étendues de l’Italie jusqu’au centre de l’Allemagne.

Nous trouvons également à l’Antiquarium une assez riche réunion de petits bronzes grecs ou romains: vases, miroirs, lampes, statuettes, objets de toilette, etc., qui par leur variété ou par les sujets dont ils sont décorés nous initient aux détails intimes de la vie des anciens. Un des bronzes les plus précieux de cette collection, Thésée combattant le Minotaure, découvert en 1878 dans la partie supérieure de la vallée du Méandre, a fourni à M. A. Conze l’occasion d’une étude intéressante sur les procédés de fonte, la composition du métal[10] et le caractère même de ce groupe, qui, n’étant point supporté par une base, était destiné à être suspendu de manière à se détacher sur un fond uni. Le monstre, figuré avec un corps d’homme et une tête de taureau, n’oppose plus qu’une faible résistance aux efforts du jeune héros qui, l’ayant saisi par les cornes, s’apprête à le terrasser. Avec son visage énergique, sa large poitrine et ses jambes nerveuses et agiles, Thésée présente un type accompli de courage et de force. Les mains seules sont un peu lourdes d’exécution, mais la correction et la vivante facilité du modelé de ces deux corps qui luttent ainsi enlacés dans le vide, le mouvement des lignes, l’originalité même de la composition et la grandeur de l’aspect obtenu avec des dimensions aussi restreintes recommandent assez ce bel ouvrage, dont la date paraît d’ailleurs difficile à déterminer.

Parmi les terres cuites, il convient de remarquer un certain nombre de plaques votives sur lesquelles sont peintes des offrandes accompagnées d’inscriptions, les unes et les autres destinées à obtenir, en vue d’une entreprise, d’un voyage ou d’une navigation, la protection des divinités spéciales auxquelles elles étaient dédiées; pratique curieuse et qui atteste la constance des mêmes procédés imaginés par la piété de toutes les époques et dans tous les cultes. Un choix heureux de figurines de Tanagra suffit à nous donner idée de la variété de cet art charmant qui met à tout ce qu’il a touché son cachet de grâce ou de beauté. Quelques-unes de ces mignonnes statuettes ont bien pu, nous le croyons, avoir les significations symboliques et le caractère sacré qu’à grand renfort de textes et de savantes explications on leur a attribué; mais nous nous contenterons de voir dans le plus grand nombre d’entre elles de simples sujets décoratifs. Sans trop chercher quels graves mystères peuvent se dérober sous des apparences si plaisantes à voir, il nous suffira de récréer nos regards avec ces fillettes qui jouent entre elles ou qui, en prenant des poses coquettes, se coiffent, s’attifent ou se drapent dans leurs vêtemens. Nous ne nous défendrons pas davantage de sourire en face de ces personnages grotesques, dont les travers ou les difformités physiques ont été tournés en charge d’une façon si piquante par des artisans ignorés de cette Béotie, qui n’était pourtant pas réputée pour sa finesse. Le plus souvent ces figurines sont isolées ou groupées deux à deux; peut-être étaient-elles quelquefois disposées de manière à former un ensemble. C’est du moins ce que tendraient à démontrer deux petits frontons exposés dans une des vitrines de l’Antiquarium et contenant chacun une série de plusieurs de ces statuettes participant à une scène et représentant l’Enlèvement de Perséphone par Hadès et celui d’Hélène par Thésée. Dans l’un et l’autre, le char, attelé de quatre chevaux et portant déjà le ravisseur et sa victime, occupe le centre; puis, de chaque côté, d’autres personnages, dont la taille va en décroissant jusqu’aux extrémités, sont rangés symétriquement et manifestent leur émotion. Les derniers, couchés et tournant le dos à la scène, ne semblent pas s’être encore aperçus du rapt qui vient d’avoir lieu. Ainsi présentées, les deux scènes peuvent paraître assez plausibles; mais, si satisfaisant qu’il soit pour le regard, l’arrangement des figures est loin d’offrir un caractère de certitude absolu. Si nous en croyons un bon juge en ces matières, il y aurait même là un nouvel exemple de ces fraudes audacieuses qui, pour être devenues aujourd’hui plus difficiles à pratiquer, tentent toujours la cupidité des trafiquans d’objets d’art. Voyageant en Grèce, le fin connaisseur de qui nous tenons le récit de cette aventure aurait lui-même, et bien involontairement, inspiré l’idée de cette fraude à un marchand qui lui proposait l’acquisition de ces figurines pour un prix déjà fort élevé. Sur son refus et sur l’indication donnée par lui, d’une manière assez vague, de la possibilité d’un groupement primitif de ces statuettes, non-seulement le négociant peu scrupuleux abonda dans ce sens, mais, flairant là une occasion de vente plus facile et plus lucrative, il fit opérer aussitôt un travail de restauration et d’additions habilement dissimulées par des dorures ternies après coup et combinées de façon à rendre cet arrangement tout à fait vraisemblable. L’achat fut, en effet, conclu pou de temps après pour le compte du gouvernement allemand et payé une somme assez forte. Par malheur, dans le trajet de la Grèce à Berlin, le précieux colis ayant été un peu trop vivement secoué à la douane, des cassures firent apparaître la fraîcheur des morceaux rapportés et la ruse se découvrit. On ajoute même que l’agent qui s’était ainsi laissé tromper reçut aussitôt, par télégramme, l’annonce de son rappel immédiat, en vertu d’un de ces procédés sommaires d’exécution dont en Allemagne l’autorité militaire n’a pas seule le privilège et qui ont pour but de tenir en haleine tous les fonctionnaires. Quoi qu’il en soit, et bien qu’en effet, à y regarder de près, les dimensions et même les attitudes de certaines figures ne semblent pas se rapporter très exactement à cette disposition hypothétique des deux frontons, ces figures ont du moins un mérite d’art très réel et quelques-unes même sont tout à fait remarquables.

La collection des vases peints, riche et surtout bien composée, comprend, entre autres, les lécythes les plus grands qui soient connus. La décoration de ces vases offre une grande variété; les uns sont monochromes, d’autres présentent des essais de coloration; sur d’autres enfin, un simple trait indique le contour des personnages, mais il est tracé d’une main si sûre, avec une si parfaite intelligence de la forme, que c’est là encore une occasion pour nous d’admirer cet art grec qui, dans des objets tout à fait usuels, arrive à se manifester d’une manière aussi excellente. A l’intérêt esthétique les scènes ainsi figurées joignent souvent celui des révélations de toute nature sur l’antiquité. Tel vase, par exemple, semble destiné à présenter un résumé des soins divers qu’embrasse l’éducation des jeunes gens et, en nous les montrant occupés à écrire, s’exerçant à la lutte ou jouant de la lyre, il nous fait voir, à côté de la part faite au développement du corps et à l’instruction de l’esprit, celle qui était réservée à la culture des arts. Sur tel autre, Minerve, la déesse de l’intelligence, est figurée comme patronne de la sculpture, l’art athénien par excellence; sous les yeux d’un statuaire attentif à ses leçons, elle modèle avec l’argile plastique un cheval dont les formes rappellent celles des chevaux du Parthénon. Quelques fragmens de peintures provenant de Pompéi ou d’Herculanum, appliqués sur les murailles de cette salle, nous offrent des spécimens de la décoration intérieure des maisons romaines, et une mosaïque, l’une des plus belles connues, trouvée dans la villa d’Hadrien et qui date probablement de cet empereur, représente un Combat de centaures contre des bêtes féroces, dans lequel les mouvemens et les expressions de ces fauves sont très habilement rendus.

Enfin, outre ses bijoux étrusques, grecs ou romains et ses pierres gravées ou sculptées, parmi lesquelles nous remarquons un onyx plus petit que le vase de Brunswick, mais d’un travail beaucoup plus fin, la collection des objets précieux renferme le fameux trésor de Hildesheim, qu’ont fait assez connaître chez nous de nombreuses reproductions obtenues par la galvanoplastie, qui ont paru à différentes expositions. Cette partie des collections, déjà fort importante, on le voit, va bientôt recevoir encore les très nombreux objets recueillis par M. Schliemann dans ses fouilles de Mycènes et de la Troade, et offerts par lui à l’empire allemand. Les démonstrations les plus chaleureuses de la reconnaissance publique ont été, à cette occasion, prodiguées au donateur, qui, tout récemment encore, dans une fête donnée en son honneur par la ville de Berlin, recevait le titre de citoyen honoraire de cette ville. tandis que Mme Schliemann, accueillie elle-même par des complimens aussi flatteurs qu’inattendus, était comparée à Iphigénie. L’hommage peut, sous cette forme, paraître d’une poésie excessive; mais ces témoignages de gratitude ont leur utilité pratique, puisqu’ils sont de nature à encourager la générosité d’autres amateurs et à provoquer de nouveaux dons en faveur des musées.

Le cabinet des médailles forme à Berlin une section distincte des musées et, bien qu’une partie des richesses qu’il possède ait été acquise déjà par le grand-électeur, on peut dire qu’il est cependant de fondation assez récente. Mais ses richesses, méthodiquement classées, se sont très rapidement accrues dans ces derniers temps grâce aux acquisitions successives de collections de premier ordre telles que celles du général Fox en 1873, du comte Prokesch en 1875 et celle du colonel Guthrie l’année suivante. Il est vrai que cette section figure pour le chiffre le plus élevé dans la moyenne annuelle des crédits que nous avons donnée précédemment. Aujourd’hui, le cabinet de Berlin compte plus de deux cent mille pièces et doit être cité immédiatement après ceux de Paris et de Londres, avec lesquels, sur certains points, il peut soutenir la comparaison.

Le palais des musées nationaux renfermait aussi autrefois une collection d’objets d’art de la période chrétienne (bronzes, ivoires sculptures en bois, émaux ou bijoux) qui provenaient du trésor royal. Mais ces objets, distraits du local qu’ils occupaient primitivement, ont servi à former le noyau du musée d’art industriel (Kunst-Gewerbe-Museum) maintenant installé dans un magnifique édifice qui, tout récemment, vient d’être inauguré. Quelques vitrines cependant, encore disposées dans les salles de sculptures de la renaissance, contiennent un petit nombre d’œuvres originales et notamment une série de plaquettes en cuivre dont plusieurs sont d’un travail très fin. Citons entre autres un petit bas-relief attribué à Verrocchio et représentant un chevalier qui perce de sa lance un monstre à tête de lion et à queue de serpent : le type et le mouvement du cheval de ce bas-relief se retrouvent dans certains dessins de Léonard de Vinci. Notons encore un Ensevelissement du Christ, par Riccio, semblable à l’exemplaire que nous possédons au Louvre; une Ronde d’enfans, par Donatello; enfin un Orphée et Eurydice, qui, sauf de légères variantes, reproduit une autre plaquette, appartenant à M. Dreyfus, et que, d’après le monogramme qui y est figuré en relief, on avait cru devoir attribuer à J. de Barbari, le maître au caducée, tandis qu’elle porte, en réalité, la marque de P. Vischer : un trident flanqué de deux petits poissons.

Enfin, la réunion des sculptures de la renaissance italienne est une des sections les plus intéressantes du musée de Berlin. La plupart ont été acquises, dans ces dernières années, en Italie, par M. Bode, dont la compétence relativement à cette période de l’art est bien connue. Le caractère franchement naturaliste des premières œuvres de l’école florentine s’accuse d’une manière encore exagérée dans une statue en bronze de Donatello, le Saint Jean, qu’il fit en 1423 pour les fonts baptismaux d’Orviéto. C’est un vrai modèle d’anatomie que ce mangeur de sauterelles réduit par son régime à l’état de squelette. Les mêmes formes anguleuses se remarquent dans un Christ au visage décharné dont la laideur est tout à fait effroyable : Mino da Fiesole, qui en est l’auteur, nous avait habitués à plus de grâce. Voici, à côté, signé du même artiste et daté de 1454[11], le buste de Nicolo Strozzi, une tête énergique, au menton débordant, à l’énorme encolure. Puis, pour continuer cette galerie d’illustrations florentines, un autre Strozzi, Filippo, le riche banquier, avec cette expression de volonté et de rudesse matoise qui se retrouve également dans son buste en marbre du Louvre, répétition à peu près identique de la terre cuite de Berlin et due, comme celle-ci, au talent de Benedetto da Majano. La vérité physionomique est ici d’une puissance extrême, et le modelé scrupuleusement poursuivi porte, jusque dans les moindres détails les accens mêmes de la vie : on dirait un Holbein sculpté. Comme pour ajouter encore à la force du naturalisme, cette terre cuite est peinte de ces colorations assez brutales fort usitées à cette époque et que nous montrent également deux autres bustes de florentins célèbres : Lorenzo de Médicis (n° 674) et ce Rucellai (n° 1037) qui fonda le palais de ce nom et l’église Santa-Maria-Novella. A voir ces colorations qui essaient de calquer celles de la réalité elle-même, il semblerait que la sculpture, encore peu fixée sur son but, se préoccupât surtout alors de procurer l’illusion de la nature. Pour y parvenir, elle emprunte, en effet, des procédés à la peinture et les limites entre les deux arts restent longtemps indécises. Ils empiètent encore l’un sur l’autre, mais de façon déjà plus discrète, quand il ne s’agit plus de retracer l’image vivante d’un contemporain; et les douces nuances dont sont teintées les madones des della Robbia et aussi cette Vierge de Michelozzo qui se détache sur un fond d’or, loin d’être choquantes, ajoutent plutôt au charme de ces œuvres exquises, parce qu’au lieu de prétendre à une imitation absolue de la nature, elles procèdent d’un parti-pris décoratif très admissible. Cette alliance étroite se traduit longtemps encore dans les deux arts par un choix fréquent des mêmes sujets et par une entière similitude dans la façon de les traiter. C’est ainsi qu’un bas-relief représentant l’Annonciation reproduit exactement la disposition d’une Annonciation peinte par Sandre Botticelli. Mais ce n’est pas seulement dans l’art qu’apparaissent ces similitudes : on croirait, à certains momens, que la nature, en donnant l’exemple, se répète et se copie dans ces visages humains qui affectent à une même époque des traits pareils et offrent visiblement entre eux un air de famille. Un buste de Marietta di Lorenzo nous donnerait à le penser, et, bien des fois déjà, dans des collections privées, au Louvre et en Italie, nous avons rencontré ce type de jeunes filles aux longs traits, aux yeux pudiquement baissés. Leur maintien est grave, et leur expression un peu triste, assez impénétrable, ne nous renseigne guère sur leur caractère. Ne cherchons pas trop ce qu’ont été leurs vies : les chroniques d’alors nous apprendraient, parfois assez crûment, quelles mœurs se cachaient derrière cette apparente réserve.

De Jacopo della Quercia le musée de Berlin possède deux sculptures en bois (n° 1071, 1072) : Marie et l’Ange Gabriel, des figures sveltes, pleines de grâce et de douceur, d’une exécution très large, également remarquable par la grandeur et la naïveté. Michel-Ange lui-même est ici représenté par un Saint Jean, qu’il exécuta pour Lorenzo di Pier Francesco de Medicis. Le jeune solitaire s’apprête à boire dans une corne de chèvre le miel qu’il vient d’exprimer d’un rayon; sa bouche, entr’ouverte, grimace d’une manière assez disgracieuse et l’expression de son visage paraît d’un réalisme un peu puéril. Mais la souplesse et les heureuses proportions de ce jeune corps sont très finement rendues ; c’est là une de ces études scrupuleuses par lesquelles les maîtres achètent la liberté et l’aisance dont plus tard ils feront preuve.

Quant aux œuvres de la statuaire moderne qui sont ici en très petit nombre, nous nous contenterons de mentionner une petite réduction en bronze de la Statue équestre du grand électeur, par Schlüter, un des rares sculpteurs de talent que l’Allemagne ait produits avant Rauch; et le meilleur ouvrage de Pigalle, le Mercure attachant ses talonnières, marbre donné par Louis XV à Frédéric II, et dont nous avons au Louvre une réduction et aussi un moulage en plomb qui a longtemps orné le jardin du Luxembourg, où il s’est fort détérioré. Mais le principal intérêt qu’offre la sculpture au musée de Berlin réside surtout, nous le verrons, dans les ouvrages antiques dont les fouilles d’Olympie et de Pergame ont amené la découverte et qui sont venus renouveler de la manière la plus imprévue les études sur l’art grec.


EMILE MICHEL.

  1. Zur Geschichte der Kœniglichen Museen; Berlin, 1880.
  2. Le nouveau musée de Cassel, et surtout celui de Francfort-sur-le-Mein offrent des types accomplis de cette disposition.
  3. La somme totale inscrite en France au budget de 1882 est de 162,000 francs pour tous les musées nationaux, c’est-à-dire non-seulement pour toutes les sections du Louvre, mais encore pour les musées de Versailles, Compiègne et Saint-Germain réunis.
  4. Il est, on en conviendra, assez étrange d’obliger, comme chez nous, chaque directeur à prendre, pour toutes ses acquisitions, conseil du Conservatoire, c’est-à-dire d’un comité composé de tous les directeurs, chaque section des collections du Louvre ne disposant, en propre, d’aucun crédit spécial. Quelle compétence peut avoir, par exemple, le directeur du musée de marine ou celui des antiquités assyriennes pour apprécier la valeur d’un tableau ou l’authenticité d’un dessin ? Nous prenons, bien entendu, ces exemples au hasard et pour faire ressortir, indépendamment de toute question de personne, l’inconséquence d’une organisation aussi déraisonnable.
  5. Jahrbuch der kœniolichen Kunst-Sammlungen; Berlin, Weidmann.
  6. Statistisches Haudbuch für Kunst und Kunstgewerbe.
  7. Führer durch die kœniglichen Museen (Herausgegeben von der Generalverwaltung) .
  8. Parmi ceux qui ont essayé d’en montrer la nécessité, il convient de citer M. Vinet, l’ancien bibliothécaire de l’École des beaux-arts ; M. A. Dumont (Gazette des beaux-arts, 1er  mai 1873), et M. René Ménard qui, en 1868, dans son livre sur la Sculpture antique et moderne, parlant des difficultés qu’il avait rencontrées pour ses recherches, ne pouvait se défendre d’un sentiment de jalousie en voyant que l’Angleterre nous avait depuis quelque temps déjà devancés dans cette voie.
  9. Un Musée à créer. (Voyez la Revue du 1er  mars 1874.)
  10. L’analyse chimique a donné un peu plus de 92 parties de cuivre et près de 8 parties d’étain seulement, pour la composition de ce bronze.
  11. Une inscription placée sous ce buste nous apprend qu’à cette date, sous Nicolas V par conséquent, Mino était déjà fixé à Rome.