Les Musées de Berlin/02

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Les Musées de Berlin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 898-919).
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LES
MUSÉES DE BERLIN

II.[1]
LES SCULPTURES D’OLYMPIE ET DE PERGAME


I.

L’importance capitale qu’avait eue Olympie dans la vie sociale et religieuse de la Grèce devait naturellement désigner l’emplacement de cette ville aux recherches des explorateurs. Dès 1829, la commission française attachée à l’expédition de Morée y avait fait pratiquer des fouilles, qui, faute de persévérance, n’aboutissaient qu’à la découverte de deux métopes : l’Athéna au bord du lac Stymphale et l’Hercule domptant le taureau crétois, qui, toutes deux, sont au Louvre. Malgré l’insuffisance des informations qu’il avait pu recueillir sur place, un architecte aussi habile que consciencieux, Abel Blouet, parvint cependant à donner une remarquable restauration du Temple de Jupiter, préludant ainsi à cette riche succession d’études dont l’ensemble fait aujourd’hui tant d’honneur à notre école de Rome. Depuis lors, des artistes et des archéologues français, parmi lesquels il convient de citer surtout M. Beulé, avaient essayé plus d’une fois, toujours vainement, de provoquer sur ce point de nouvelles recherches et d’obtenir les crédits nécessaires à cet effet. Un savant allemand, bien connu par ses nombreux travaux sur la Grèce, M. E. Curtius, devait être plus heureux. Rencontrant dans son pays des dispositions moins parcimonieuses, il allait mener à bonne fin l’entreprise devant laquelle nous avions reculé. Bien que, d’après les conventions établies avec la Grèce, le gouvernement allemand le pût prétendre à la possession d’aucune des trouvailles qui seraient réalisées, il consentit à mettre des sommes considérables à la disposition de M. Curtius, qui, après avoir fait décider l’entreprise, est resté jusqu’au bout chargé de sa direction et en a consigné les principaux résultats dans un ouvrage édité avec un grand luxe[2], Les fouilles pratiquées de 1875 à 1880 et qui absorbèrent plus d’un million, ont amené des découvertes nombreuses en statues, bas-reliefs, inscriptions et objets de toute espèce. Les moulages de tout ce qui a été ainsi recueilli sont réunis aujourd’hui à Berlin et installés dans une construction provisoire élevée à proximité du musée, sur l’emplacement de ce Campo-Santo, édifice d’architecture bizarre, qui, destiné d’abord à la sépulture de la famille royale, est resté depuis longtemps interrompu et ne sera probablement jamais terminé.

Un plan suspendu à la muraille du musée, en même temps qu’il donne l’état actuel du territoire d’Olympie, présente une restitution de l’état ancien de cette ville et permet d’apprécier l’étendue des fouilles et la quantité vraiment prodigieuse de monumens qui se trouvaient accumulés en cet endroit. C’est comme un résumé de l’histoire de la Grèce, de son art, de ses mœurs, de ses institutions et de ses croyances qu’on peut ainsi suivre pas à pas sur ce sol d’Olympie où, tous les quatre ans, faisant pour quelques jours trêve à leurs discordes, les divers peuples de la Grèce se donnaient rendez-vous. L’unité hellénique cessait là d’être un vain mot et les jeux olympiques étaient bien véritablement une fête nationale. On sait l’intérêt qu’excitaient ces jeux, les honneurs qui attendaient les vainqueurs à leur retour dans leur ville natale où leur triomphe était célébré par les poètes, tandis que les plus habiles artistes étaient chargés de sculpter leur statue. Chaque cité avait à cœur de figurer avec éclat à Olympie, et non-seulement des villes grecques comme Sicyone et Mégare, mais des colonies telles que Géla et Métaponte y faisaient élever, dans le voisinage des temples, des statues, des monumens commémoratifs et de petites constructions où était renfermé leur trésor sacré, c’est-à-dire tous les menus objets servant au culte religieux[3].

Dans de telles conditions, on le comprend, Olympie était devenue un grand musée cosmopolite où les écoles et les époques les plus diverses étaient représentées. Attirés par la perspective d’un travail assuré, des artistes s’y étaient fixés et y avaient leurs ateliers ; Phidias lui-même y résida pendant plusieurs années. Tant de richesses amassées en cet endroit devaient tenter la cupidité des vainqueurs de la Grèce. Les Romains cependant respectèrent pendant longtemps ces sanctuaires ; mais quand le siège de l’empire eut été transporté à Constantinople, les pillages destinés à embellir la nouvelle capitale commencèrent. Aux dévastations des hommes la nature ajouta bientôt son œuvre destructrice, et, vers le VIe siècle de notre ère, un tremblement de terre ayant achevé de renverser la plupart des monumens encore debout, les deux cours d’eau, l’Alphée surtout qui déborde souvent en hiver, ensevelirent sous une couche de vase tous les débris épars.

Malgré les difficultés que présentaient les explorations dans un terrain si profondément remué, on est parvenu en très peu de temps à reconstituer dans son ensemble la configuration ancienne d’Olympie, avec ses constructions de diverses époques enchevêtrées les unes dans les autres. Successivement les trésors de chaque ville, le Hiéræon de Philippe, la place publique, le stade où se faisaient les courses avec les compartimens, au nombre de vingt et un, où les concurrens alignés avant le départ devaient poser leurs pieds, puis des statues romaines, l’exèdre du rhéteur Hérode Atticus, les différens bassins où on faisait boire les chevaux ainsi que le bétail réservé pour les sacrifices, l’enceinte avec ses portes, et enfin les divers temples, celui de Héra et de Rhéa, furent déterminés dans leur vraie situation. Mais de tous ces monumens le temple de Jupiter était de beaucoup le plus important. Bâti par les Eléens avec le butin de guerre amassé par eux sur les Pisans, cet édifice avait été terminé dans son gros œuvre au plus tard 450 ans avant Jésus-Christ. C’était un temple périptère d’ordre dorique, orné de six colonnes sur chacune de ses façades et de treize sur ses grands côtés. Il avait été construit par un architecte éléen nommé Libon, et les artistes les plus fameux avaient concouru à sa décoration. On sait du reste qu’il renfermait le chef-d’œuvre de Phidias, une statue colossale de Jupiter, plus remarquable encore par la beauté du travail que par la richesse de la matière.

Au milieu d’un tel amas de décombres, quelques indications positives ont permis de se guider dans le travail de reconstitution des frontons de ce temple. Les cadres mêmes de ces deux frontons ayant été retrouvés, on avait ainsi d’une manière précise leurs dimensions et par conséquent une donnée d’une grande valeur pour rechercher la disposition des statues qui s’y trouvaient encastrées. On possédait d’autre part des renseignemens fournis par les auteurs anciens ; par Pausanias surtout, qui, ayant visité Olympie au IIe siècle de notre ère, avait pu recueillir sur place les traditions locales, — déjà malheureusement un peu confuses, — relativement aux auteurs des sculptures et aux sujets qu’elles représentent. Malgré cette double source de renseignemens, les essais de restauration auxquels on s’est arrêté jusqu’ici n’ont pas encore un caractère d’évidence incontestable. Aussi, dans le local même où l’on a réuni les moulages d’Olympie, a-t-on placé deux modes différens de groupement pour les figures de chacun des deux frontons. Ces deux arrangemens étant superposés, il est permis, grâce à ce rapprochement, non-seulement d’apprécier leur degré de vraisemblance, mais de se rendre compte à la fois du mérite d’exécution des statues ainsi placées sous le regard, et aussi de l’aspect que présentent ces mêmes statues vues à une élévation de quatre mètres, bien que cette élévation ne soit que le quart environ de la hauteur totale où en réalité elles étaient posées. Inutile d’ajouter que ces deux modes d’arrangement, qui ont pour patrons l’un M. E. Curtius, et l’autre M. Treu, ont provoqué parmi les archéologues allemands des discussions nombreuses dans lesquelles tous les textes ont été produits et pressés de manière à en épuiser tous les sens possibles. Ces controverses et toutes celles que soulèvent les diverses questions qui se rattachent à l’étude des sculptures d’Olympie, exposées et débattues avec une grande impartialité dans la dernière édition du livre de J. Overbeck, justifient pleinement, à notre avis, les conclusions qui y sont proposées et dont les termes nous paraissent à la fois mesurés et précis. En les appuyant de notre propre appréciation, nous nous sommes avant tout préoccupé du caractère des œuvres et du mérite de leur exécution.

Disons d’abord un mot des sujets représentés. Les deux compositions, offrent dans la disposition des épisodes qui y sont figurés des analogies formelles et commandées évidemment par le cadre même qui les contient. Dans chacune, autour d’un personnage central, vingt autres statues sont groupées avec des attitudes combinées de façon à ménager la décroissance progressive de leur taille depuis le milieu jusqu’aux extrémités des tympans. Comme au Parthénon d’ailleurs, entre les scènes choisies pour chaque façade on observe un contraste complet. La façade antérieure, à l’est, nous montre les préparatifs de cette mémorable course de chars qui devait faire de Pélops le roi de la contrée. De chaque côté de Jupiter, — dont la statue plus haute que celle des simples mortels est placée au centre, — on reconnaît le jeune Pélops attendant le signal du départ, avec Hippodamie sa fiancée, et à droite, OEnomaüs près de Stérope, la fille d’Atlas; puis, de part et d’autre, les deux quadriges avec les serviteurs qui surveillent les chevaux, enfin à chaque extrémité, l’Alphée et le Cladéos, les deux fleuves entre lesquels est circonscrit le champ de la course. Le résultat de cette joute sera sanglant, mais rien ne fait encore présager les émouvantes péripéties qui vont suivre. Sur l’autre face, au contraire, dans le combat des Centaures et des Lapithes, tout est tumulte et mouvement La lutte est violemment engagée, et de chaque côté d’Apollon, le dieu pacificateur, Thésée et Pirithoüs s’efforcent de défendre leurs femmes et de les arracher aux ravisseurs. Enfin, sur les douze métopes qui étaient rangées le long de la frise intérieure du temple, sont représentés les Travaux d’Hercule, qui, suivant la tradition, avait le premier consacré à Jupiter le territoire d’Olympie.

Les sujets de ces diverses compositions avaient été exactement indiqués par Pausanias, qui donne aussi les noms des deux sculpteurs chargés de leur exécution : Alcamène pour le fronton de l’ouest, et Pæonios pour celui de l’est. Mais ce que nous savons de ces deux artistes se réduit à peu de chose. Ni la date de leur naissance, ni celle de leur mort ne sont connues, et la chronologie de leurs œuvres est encore peu fixée. A s’en tenir aux données générales qui semblent les plus probables, ils appartiendraient l’un et l’autre à la génération qui suivit immédiatement Phidias. Alcamène était même l’élève de l’illustre sculpteur; né à Lemnos, mais venu de bonne heure à Athènes, il y avait vécu encore une vingtaine d’années après la mort de son maître, jouissant d’une grande renommée. Quant à Pæonios, originaire de Mendé en Thrace et contemporain d’Alcamène, il avait travaillé avec ce dernier pour Olympie (vers 436-432 avant Jésus-Christ) ; puis, s’étant fixé dans cette ville, il y exécutait une œuvre originale dont nous aurons bientôt occasion de parler. Si sommaires que soient ces indications, elles suffisent à faire comprendre quel intérêt devait s’attacher à des productions qui datent du plus beau temps de l’art grec et dont l’étude pouvait par conséquent éclairer une période assez peu connue de cet art. Malheureusement la lumière que nous fournissent ces œuvres est mêlée à bien des obscurités et les problèmes qu’elles soulèvent sont fort complexes.

Dans les lignes générales de la composition on remarque, il est vrai, des différences assez notables entre les deux frontons. Celui de Pæonios ne présente guère que des figures isolées; chacune y agit pour son compte, et aucun lien ne les rattache l’une à l’autre dans cet ensemble où on retrouve des procédés de composition à peine différens de ceux du fronton d’Égine. Dans l’œuvre d’Alcamène, au contraire, les combinaisons sont plus variées et on y sent comme une réminiscence, du Parthénon. Sans doute, la symétrie que commande toute décoration architecturale est ici respectée ; mais le contraste des mouvemens, le groupement des divers personnages et les actions communes auxquelles ils sont mêlés masquent la ligueur de cette symétrie, et dans l’aspect ’général il règne comme une sorte de balancement rythmé par un art plus souple et plus savant. La pondération des masses, tout en étant aussi parfaite, est réalisée par des moyens moins apparens et comporte plus d’aisance et d’abandon. Aussi, pour ce fronton, les essais de restauration, prêtant moins à l’erreur, étaient également rendus plus faciles, certaines portions de figure se trouvant le plus souvent engagées dans le bloc de la figure qui la précède ou qui la suit.

D’autre part, si, laissant de côté les procédés de composition, nous observons maintenant l’exécution même des figures pour y chercher la trace de la personnalité des deux sculpteurs, nous sommes forcé de reconnaître que l’originalité de chacun d’eux n’y apparaît pas d’une manière bien sensible. Ni dans l’un ni dans l’autre des frontons nous ne trouvons ce caractère d’unité qui se marque dans les créations d’un même artiste. Dans chacun d’eux, au contraire, éclatent des dissemblances profondes, portant à la fois sur le style des statues, sur l’inégalité de leur mérite et même sur le degré d’avancement auquel le travail a été poussé. En regard de figures qui ont la beauté et l’ampleur de la maturité de l’art grec, en voici d’autres, en effet, qui, bien qu’appartenant au même tympan, nous offrent la gaucherie, la raideur des attitudes, la régularité systématique des plis et enfin la monotonie d’expression des visages qui caractérisent l’archaïsme des époques antérieures. Bien plus, à ces différences de style et d’exécution se joignent celles qui viennent d’un travail incomplet et tout à fait insuffisant, certains fragmens étant demeurés à peine dégrossis. Si quelque trace de la supériorité de composition que nous avons notée dans le fronton d’Alcamène se remarque également dans son exécution, s’il contient aussi les meilleures figures, — par exemple, celles des femmes qui se pressent vers Apollon pour implorer son assistance, et surtout celle de cette jeune fille qui, de ses deux mains, cherche à se dégager de l’étreinte du centaure qui l’a saisie et lutte avec une énergie qui fait mieux paraître encore la chaste noblesse de son visage et la beauté de son corps, — à côté de celles-ci, d’autres, d’un style bien différent, nous offrent les mêmes négligences et les mêmes inégalités que nous avons constatées dans l’œuvre de Pæonios.

Ces inégalités flagrantes avaient bien pu échapper à l’attention dans le premier moment d’enthousiasme que les découvertes d’Olympie soulevèrent en Allemagne ; mais aujourd’hui artistes et archéologues sont presque unanimes à les reconnaître, et il nous semble difficile de se soustraire à l’évidence des conclusions qu’elles suggèrent. Il est généralement admis désormais que la collaboration effective d’Alcamène et de Pæonios se réduit à peu de chose dans l’exécution des statues du temple, exécution à laquelle ils n’ont peut-être même pris aucune part, s’étant bornés à fournir les dessins ou les maquettes des compositions qui leur avaient été demandées[4]. L’explication de ce fait paraît d’ailleurs très naturelle. Quand on songe aux dépenses énormes qu’avait occasionnées la construction de ce temple et au prix que coûtaient à la fois le travail et la matière de ce Jupiter de Phidias où l’or s’alliait à l’ivoire et aux substances les plus précieuses, on conçoit sans peine que les ressources dont pouvaient disposer les Éléens durent être assez vite épuisées. Au lieu de faire venir d’Athènes pour exécuter leurs compositions les artistes eux-mêmes qui les avaient fournies, il fallut se résigner à des économies forcées. On pouvait, du reste, trouver sur place, à Olympie, des associations d’artistes et de praticiens qui, à prix réduit, exécuteraient les commandes qui leur seraient faites. Bien des mains en effet, et d’habileté fort inégale, ont dû concourir à ce travail, et, loin de nous étonner de cette extrême diversité, nous y trouverions plutôt la confirmation des hypothèses qui précèdent. L’art grec, à ce moment, venait de subir une transformation profonde. Dans les écoles provinciales, tandis qu’un grand nombre d’artistes, restés fidèles aux traditions locales, conservaient encore le style archaïque, d’autres, déjà initiés aux principes nouveaux qu’avait inaugurés l’école attique, étaient par conséquent plus capables d’interpréter les conceptions de maîtres tels que Pæonios et Alcamène. Par la suite même, l’argent devenant de plus en plus rare, on fut bien forcé de se montrer de moins en moins exigeant. Plutôt que de laisser le temple inachevé, on se contenta de s’attacher à l’aspect décoratif pour les parties qui restaient à terminer. On espérait que, mises en place à une hauteur de dix-sept mètres, ces statues presque informes, même rapprochées d’autres plus soignées, ne choqueraient par trop le regard et que, grâce aux ornemens de métal et aux colorations qui atténueraient leurs défauts trop apparens, elles suffiraient pour compléter l’ensemble.

L’état des métopes nous fournit une nouvelle preuve à l’appui de ces suppositions. Leur exécution a dû précéder celles des autres sculptures, puisqu’elles faisaient corps avec l’édifice. Comme elles se trouvaient plus en vue et qu’à ce moment les ressources n’étaient point encore aussi épuisées, le travail y a été poussé avec plus de soin. Les inégalités, en effet, y sont moins sensibles et l’habileté y est plus grande, et pourtant le seul examen des deux métopes d’Olympie que possède le Louvre nous y révèle aussi des différences notables. Tandis que l’exécution dans l’Athéna est effacée, molle et monotone, colle de l’Hercule montre, au contraire, des accens et une décision qui prouvent la supériorité du talent.

En résumé, il convient de considérer les sculptures du temple d’Olympie surtout comme des spécimens d’art décoratif. Malgré des inégalités choquantes, lorsqu’on regarde de près ces sculptures, elles devaient encore, à la distance où elles étaient vues, produire un grand effet, grâce à l’exactitude des proportions, à la justesse des mouvemens et à la sobriété même du travail. Quant à soutenir la comparaison avec celles du Parthénon, elles n’y sauraient prétendre. Faites aussi pour être vues à distance, les statues de Phidias sont, il est vrai, traitées avec une largeur extrême ; mais cette ampleur est voulue et raisonnée, combinée en vue d’une place et d’un effet déterminés. La sûreté de l’artiste y est si grande que, même de près, leur contemplation nous fournit de nouveaux motifs de les admirer. Leur mérite aussi est égal, et le maître, s’il n’a pas tout exécuté lui-même, a du moins tenu la main à cette unité de style que, comme lui, Raphaël a su obtenir de ses élèves, bien qu’il ait, lui aussi, largement profité de leur collaboration. Tout au plus, dans la composition d’Alcamène, sera-t-il permis de reconnaître quelques-unes des grandes qualités de l’art attique; mais, sans prétendre que la pensée soit peu de chose en pareille matière, il faut bien avouer qu’elle ne compte guère quand, comme ici, elle n’est pas étayée par des qualités d’exécution suffisantes.

Sans recourir d’ailleurs à d’écrasantes comparaisons, deux statues trouvées à Olympie même, et dont l’une porte la signature de Pæonios, vont nous permettre d’apprécier quelle distance sépare l’œuvre d’un artiste qui crée de celle d’un simple praticien qui copie l’ébauche ou le dessin d’un maître. Toute mutilée qu’elle est, privée de sa tête, de ses bras et de ses ailes, la Victoire de Pæonios conserve cependant une vitalité puissante. Agrafé sur l’épaule droite et serré à la taille, son vêtement flotte autour d’elle, en laissant transparaître sa chaste nudité. Un de ses pieds est posé sur un rocher, l’autre était sans doute suspendu en l’air. Portait-elle une couronne ou une trompette, ou tout simplement, comme il est plus probable, retenait-elle de ses deux mains les plis de son manteau? Vient-elle de se poser ou se prépare-t-elle à prendre son essor ? Cet oiseau placé à côté d’elle, est-ce l’aigle de Jupiter ou n’est-ce pas plutôt quelque oiseau de mer destiné à symboliser ce rivage sur lequel la déesse s’est abattue, comme si elle voulait le protéger et en garantir la possession? Autant de questions auxquelles l’état trop incomplet de cette statue ne permet guère de donner une réponse bien certaine. Mais élevée, comme elle l’était, à plus de six mètres au-dessus du sol et dépassant les autres monumens votifs dentelle était entourée, cette Victoire devrait attirer de loin les regards. Les inscriptions gravées sur les blocs superposés qui la supportaient nous fournissent d’ailleurs tous les renseignemens que nous pouvons désirer sur l’autour de cette figure et sur sa destination. Confirmant le témoignage formel de Pausanias, ces inscriptions nous apprennent, en effet, que « cette statue a été érigée par les Messéniens et les Naupactiens, comme dîme du butin pris aux ennemis. » La Victoire dont il s’agit ici, celle de Sphactérie, nous donne approximativement la date du monument, qui doit être fixée entre 422 et 420 avant Jésus-Christ. Quant aux adversaires auxquels fait allusion cette vague appellation « les ennemis,» ce sont les Spartiates, qu’autant par crainte de les froisser[5] que par un sentiment de convenance patriotique, les Messéniens n’ont pas voulu désigner d’une manière plus formelle en face du temple de Jupiter Olympien. Au-dessous de la première inscription, en caractères plus petits, sont gravés ces mots : « Pæonios de Mendé a fait cet ouvrage et il a remporté le prix pour les acrotères du temple. » L’un de ces acrotères mentionné par Pausanias, qui le vit encore en place, était précisément une Victoire en bronze doré qui couronnait le faîte du fronton, et le succès que cet ouvrage valut à Pæonios dans un concours public avait probablement décidé les Messéniens à lui en demander une reproduction en marbre. Mais si dans l’œuvre primitive, conçue par l’artiste pour être exécutée en bronze, les points d’appui avaient pu être moins accusés, il n’en était pas de même pour une statue de marbre qui avait besoin d’être reliée plus solidement à la masse, afin d’assurer sa stabilité. L’obligation de renforcer ainsi les attaches donne quelque lourdeur à certains aspects de la statue, qui se présente plus heureusement de face que de profil. A côté de ce défaut en quelque sorte originel, on peut encore relever d’autres imperfections. Les draperies manquent un peu d’ampleur ; maigres sur le ventre, elles offrent sur la jambe des plis nombreux et peu motivés, puisqu’ils contrarient la forme au lieu de l’accuser. Le costume pourrait aussi être disposé avec plus de goût; son agencement est assez étrange et ne s’explique guère; le modelé même de la jambe gauche et de la poitrine rappelle les rondeurs un peu sommaires que nous avons observées dans l’Athéna du lac Stymphale. Mais, en dépit de ces légères critiques, même sans la signature de l’artiste, on reconnaîtrait ici une œuvre personnelle et originale, et, vue de face, la figure produit une vive impression. On est frappé de l’allure joyeuse et triomphante de cette messagère; on admire son élan, la grâce avec laquelle sa silhouette se découpe, et dans le jet de ce corps jeune et chaste, on sent quelque chose des timidités et des audaces d’un art qui grandit encore et qui, cherchant avant tout à dire ce qu’il veut, ose le dire ingénument, sans affecter une vaine habileté.

Une autre statue, trouvée également à Olympie, quoique n’étant point signée, justifie amplement une attribution glorieuse qui, d’ailleurs, repose aussi sur le témoignage formel de Pausanias. Celui-ci dit, en effet, en propres termes : « Parmi les statues consacrées dans le temple d’Héra, il y a un Hermès de marbre portant le petit Bacchus; c’est un ouvrage de Praxitèle. » A la place même où Pausanias l’avait vu, l’Hermès fut découvert le 8 mai 1877, et les années suivantes, les fouilles, continuées avec intelligence, amenèrent la possession d’importans fragmens détachés de la statue. A pari le bras droit et le bas des jambes, cette statue est aujourd’hui complète. Sur son bras gauche appuyé contre un tronc d’arbre, le dieu supporte le jeune enfant, qui paraît vouloir s’élancer vers un objet, — probablement une grappe de raisin, — que l’Hermès tenait élevé en l’air dans son autre main. Les dimensions de ce petit Bacchus paraissent, il est vrai, un peu trop petites, et son exécution assez faible n’a pas grand caractère. En revanche, le personnage principal, l’Hermès, est une merveille de grâce et d’élégance. Son type répond à celui de l’éphèbe grec. La tête, petite, coiffée de cheveux courts et bouclés, — heureusement elle est intacte, — se dégage des épaules avec une noble aisance et le corps montre une pureté de formes et une harmonie de proportions exquises. La pose a tant de naturel, l’équilibre en est d’une pondération si parfaite que, même dans l’abandon de ses membres, on sent la force d’action dont ils seraient capables. Une draperie, qui retombe en plis nombreux, contribue encore, par un habile contraste, à faire ressortir le travail du nu, et, grâce à la délicatesse et à l’effacement du modelé, le regard est naturellement reporté vers le contour extérieur. Il aime à en suivre les molles inflexions, à en caresser les sinuosités, et il a peine à se détacher de ce charmant visage où respire si bien la joie de vivre et la confiante sécurité d’une jeunesse épanouie.

Adoptant le canon de Lysippe, Praxitèle a cherché, par la diminution du volume de la tête et la sveltesse des formes, à donner à cette figure de l’Hermès le cachet d’élégance qui caractérise son talent. Sans atteindre dans l’ensemble de son œuvre la noblesse et la majesté qui se voient chez Phidias, il a surtout visé la grâce. Mais du moins il évite l’afféterie maladive et le maniérisme dont ses successeurs n’ont pas su se préserver. Par la science des constructions aussi bien que par la perfection du travail, Praxitèle se rattache encore à cette grande école de l’Attique dont il a reçu la forte éducation. Cet Hermès, — la plus précieuse assurément de toutes les découvertes faites à Olympie, — suffirait à protéger sa mémoire contre ces attributions outrageuses pour son nom de tant de figures fades, veules et affectées, qui, posant l’expression, ont trop longtemps abusé l’admiration publique : Cupidons langoureux, Niobides sentimentales, attifées dans des paquets de lourdes draperies et levant dans des poses affectées leurs yeux vers le ciel, toutes ces copies plus ou moins fidèles de marbres célèbres n’approchent pas de la perfection de ce rare ouvrage qui, cent ans après Phidias, nous montre encore l’excellence de l’art grec et la persistance de ces saines traditions dont les marbres de Pergame vont nous fournir une preuve nouvelle et bien autrement imprévue.


II.

Les découvertes faites à Olympie, quelle que soit d’ailleurs l’importance qu’elles offrent pour l’histoire de l’art, ne sont représentées au musée de Berlin que par des moulages dont les autres collections pourront désormais s’assurer facilement le bénéfice. Mais ce musée est entré récemment en possession d’œuvres originales d’une beauté exceptionnelle et d’un intérêt esthétique bien supérieur, puisque, portant l’empreinte du travail de l’artiste, elles nous fournissent en même temps des révélations tout à fait inespérées sur une époque et une école à peu près ignorées jusqu’ici. L’histoire des fouilles de Pergame a été exposée avec détail dans la Revue<ref> Les Fouilles de Pergame, par M. G. Cogordan. (Voyez la Revue du 1er avril 1881.) <ref>. Après la description que M. Cogordan a donnée des marbres de la Gigantomachie, après tout ce qu’il a dit des circonstances qui ont amené leur découverte, du pays où elle s’est produite et de son histoire, il est permis de considérer le sujet comme épuisé à ce point de vue. Nous trouvant à Berlin au moment même où paraissait le travail de M. Cogordan, nous avons pu apprécier l’exactitude de ses informartions, et leur justesse nous était confirmée par les explications que nous tenions du savant directeur du musée des antiques, M. A. Gonze, qui voulait bien lui-même nous servir de guide et qui, mieux que personne, était en mesure de nous renseigner, puisque, mêlé des premiers à ces fouilles, il n’a pas cessé de les diriger et d’y prendre la part la plus active. Nous n’avons donc pas à revenir sur les divers points qu’a traités M. Cogordan ; mais l’installation des marbres de Pergame au musée de Berlin, bien que provisoire encore, est maintenant tout à fait complète. En insistant aujourd’hui sur la valeur purement artistique de ces marbres, nous voulons essayer de dire à notre tour quelle place ils tiennent et quelle lacune ils viennent combler dans l’histoire générale de l’art grec. Ce sera aussi pour nous l’occasion de certains rapprochemens pour lesquels la riche collection des moulages du musée de Berlin pourra nous fournir les secours les plus efficaces.

Outre les deux groupes et les quatre fragmens qui sont exposés dans la rotonde du musée, la longue suite de la Gigantomachie occupe et remplit en ce moment toute la galerie réservée aux collections assyriennes. Une vue à l’aquarelle, prise d’après nature par M. Ch. Wilberg et représentant la ville actuelle de Bergama et les côtes qui la dominent, permet de se rendre un compte exact de la situation de l’Acropole, où ont été exécutées les fouilles. Nous avons pu aussi, grâce à l’obligeance de M. Gonze, pénétrer dans les ateliers de restauration et dans les magasins où l’on a réuni tous les fragmens qu’on a recueillis et dont les moindres ont peu à peu trouvé leur place dans le travail général de restitution auquel préside M. Gonze lui-même, assisté d’artistes italiens qui ont acquis pour cette tâche délicate un flair en quelque sorte divinatoire. La conservation de la plupart de ces fragmens est d’ailleurs remarquable. Enfouis dans le sable, au sommet d’une colline depuis longtemps inhabitée, ils n’ont pas eu, comme à Olympie, à souffrir des dévastations des hommes ou de la nature. Quelques-unes des plaques ayant été tout à fait préservées, laissent même paraître dans son intégrité le travail de l’artiste et semblent sculptées d’hier. Grâce aux indications nombreuses dont on dispose, on serait dès maintenant en mesure de procéder à une restauration complète du temple de Pergame. On possède, en effet, des morceaux de tous les élémens essentiels de l’édifice : colonnes, chapiteaux, corniches, entablemens, etc., avec la connaissance précise de leurs dimensions et de la place qu’ils occupaient; et au lieu de bâtir un nouveau musée pour recevoir tous ces débris, on a même conçu l’heureuse idée de reconstruire le temple lui-même en y intercalant les fragmens qui ont fait partie du monument primitif.

La première nouveauté qu’il convient de signaler dans cet art de Pergame, c’est la disposition même de ce temple de Jupiter dont le plan diffère complètement de celui de tous les temples antiques connus jusqu’ici. L’intervention du sculpteur nous paraît clairement indiquée dans une conception où son œuvre joue un rôle capital et commande la forme architecturale elle-même. Au lieu de reléguer ses figures dans les frontons, à une hauteur où elles n’auraient plus qu’une importance secondaire et purement décorative, suivant le programme qu’avaient partout accepté ses confrères, le sculpteur ici a voulu qu’elles fussent sous les yeux mêmes du spectateur, de manière à permettre à celui-ci de mieux juger son œuvre. Il a atteint ce but au moyen d’une construction originale, de forme rectangulaire, ouverte sur un de ses côtés par un escalier central donnant accès à un autel érigé en plein air et placé au milieu des quatre ailes de l’édifice. La longue frise de sculptures embrassant le pourtour du temple n’était interrompue que par cet escalier. Élevée de deux mètres et demi seulement au-dessus du sol, elle se trouvait par conséquent tout à fait à portée du regard et dans des conditions excellentes d’exposition. Des colonnes ioniques, de dimensions assez restreintes, affleurées au haut de l’escalier, reposaient sur le soubassement dans lequel était encastrée la frise, et soutenaient elles-mêmes la corniche. Les métopes placées sur les faces intérieures y étaient aussi à bonne hauteur et bien en vue. Bien que ces métopes, qui représentent divers traits de la légende des Pélopides, aient un mérite très réel, on y prête cependant moins d’attention, tant elles sont éclipsées par les grands reliefs de la frise. L’appareil de cette frise offre une particularité remarquable et qui nous renseigne sur le mode d’exécution de ces sculptures. Les blocs de grandeur inégale, reliés entre eux par des tenons et tirés d’un marbre gris bleuâtre dont la provenance reste encore ignorée, ont été insérés bruts dans la construction, de manière à être travaillés sur place, ce qui a pu permettre à l’artiste, au cours de son œuvre, d’en mieux apprécier l’effet. Les joints, soigneusement dissimulés, sont, en certains endroits, masqués par des morceaux rapportés et découpés suivant les contours des figures. Des lettres inscrites sur la moulure servaient de repères pour disposer ces dalles hautes de 2m, 30 et généralement épaisses de 0m, 50.

La frise ainsi formée se développe sur une longueur totale d’environ cent mètres et représente, on le sait, la bataille entre les géans et les dieux. C’est le moment décisif, tel qu’il est dépeint dans ce passage d’Hésiode, qui semble avoir inspiré l’artiste : « Il s’engagea en ce jour une lutte épouvantable à laquelle prirent part tous les dieux et toutes les déesses, soit de la race des Titans, soit de la postérité de Cronos, ainsi que ces géans redoutables doués d’une force démesurée... Au fracas terrible de la mer infinie se mêlaient le bruit immense de la terre et le gémissement du vaste ciel, ébranlé tout entier. » Sur tous les points, en effet, le combat est engagé, combat sauvage et à outrance, car ici les dieux et les déesses, Jupiter, Minerve, Diane, Hécate, Hélios, Amphitrite et Cybèle, ont à vaincre des êtres plus qu’humains qui, ligués pour un suprême assaut, les harcèlent et accumulent contre eux, dans leur rage, tous les élémens de destruction dont ils peuvent disposer. Dans cette mêlée furibonde, les groupes se succèdent ou se confondent, animés tous d’une même passion, mais équilibrés avec art de manière à soutenir par des contrastes l’intérêt d’une donnée qui, semblait comporter peu de variété. Bien que les noms des dieux ou des Titans aient été le plus souvent gravés sur l’encadrement supérieur de la frise, il n’est pourtant pas facile de les reconnaître tous, à cause des modifications que, suivant des traditions locales, leurs types habituels ont pu subir. Le caractère de l’écriture employée pour ces désignations a cependant permis de fixer d’une manière à peu près certaine la date de cette frise, les lettres dont on s’est servi étant semblables à celles qui étaient usitées sous Eumène II (197-159), date que confirment d’ailleurs d’autres indications. Il est curieux de voir persister à une époque déjà si avancée la représentation d’un mythe qui se retrouve à l’origine des théogonies antiques, dans l’Inde aussi bien qu’en Grèce, et que le christianisme a également respecté quand, transportant dans l’ordre moral ce conflit que les anciens avaient placé entre les forces de la nature, il nous montre le dualisme du bien et du mal personnifié dans la lutte entre les anges et les démons. Peut-être la fréquence des tremblemens de terre qui désolent ces contrées a-t-elle contribué à y maintenir la figuration de ces scènes violentes où se trouve rappelé le désordre des élémens aux temps mythologiques du chaos. En tout cas, la scène telle qu’elle est traitée n’apparaît point comme une de ces vaines allégories où se serait exercée l’habileté banale d’un artiste. Son style est sérieux et élevé, et son caractère terrible et grandiose.

Tout d’abord, et c’est là pour un art une des épreuves les plus décisives qu’il puisse affronter, la Gîgantomachie de Pergame nous révèle, dans la conception des monstres qui y figurent, une puissance d’invention tout à fait merveilleuse. Les créatures fantastiques qu’elle nous présente y revêtent des aspects plus saisissans que ceux de la réalité elle-même, et les transitions, toujours si délicates à observer entre des formes empruntées à des êtres différens, sont ici ménagées avec un goût exquis. Pour n’en citer qu’un exemple, dans ces hippocampes qui, attelés au même joug, se cabrent en frémissant, des nageoires habilement adaptées au poitrail dissimulent de la façon la plus heureuse la soudure d’un corps de cheval avec la naissance des écailles qui recouvrent la queue. Ce morceau fut un des premiers spécimens envoyés de Pergame, alors qu’au début des fouilles on témoignait encore à Berlin quelque hésitation avant de s’engager davantage, et ce fragment, l’un des moins importans de tous cependant, parut alors d’une telle beauté que sa vue suffit pour faire décider la continuation de l’entreprise. C’est surtout dans les géans que se manifeste cette fécondité d’invention. La tentation était grande pourtant de recourir à un contraste forcé pour rendre ridicules ou grotesques ces adversaires des dieux ; mais ce procédé vulgaire répugnait à la dignité d’un art qui recherche avant tout la beauté. Ces personnages multiformes possèdent, concentrées en eux, toutes les puissances que la nature nous montre dispersées dans l’univers. Quelques-uns ont une configuration purement humaine, et avec leurs visages pleins de jeunesse et d’élégance, ils paraissent eux-mêmes des dieux. La forme animale, qui ne s’accentue que chez les plus âgés d’entre eux, met à leur service la rapidité, la force, la souplesse et les instrumens de combat et de destruction les plus redoutables. Les uns sont pourvus d’ailes assez robustes pour les soutenir; d’autres, les plus terribles, allient les formes humaines à celles des reptiles. Le bas de leur corps se termine par des queues de serpens qui, de tous côtés, se glissent ou se replient pour enlacer ou pour broyer, menaçantes et dressant au bout de leurs anneaux des têtes qui cherchent à mordre. D’autres encore, d’allures plus bestiales, avec l’encolure épaisse du taureau ou avec la gueule et les griffes du lion, se ruent pleins de rage au fort de la mêlée pour écraser ou déchirer leurs ennemis. Çà et là enfin, d’énormes chiens, la meute d’Artémis, lancés entre les combattans, s’attachent à leurs jambes, leur sautent à la gorge et mêlent leurs aboiemens aux cris de douleur, au craquement des os, à tous les bruits sinistres que provoque cette lutte acharnée. C’est le dernier assaut ; à coups de pierres ou d’énormes quartiers de roche, le combat se poursuit avec une frénésie sauvage. A l’endroit même où, entamée par l’escalier qui, à chacun de ses degrés, vient en diminuer le champ, la frise va finir, l’artiste voulant jusqu’au bout profiter de l’espace qui lui reste encore, a sculpté, tout à l’extrémité, la tête redoutable d’un serpent qui arrive, par un extrême effort, à étreindre dans sa gueule les serres de l’aigle de Jupiter.

Contre des ennemis pourvus de telles armes la lutte paraît inégale. Mais, en face de ces créatures monstrueuses et de leur élan désordonné, les dieux gardent leur sérénité et s’opposent aux assaillans avec l’ascendant d’une nature supérieure. Jeunes et calmes, ayant pour eux le prestige de leur beauté et de leur intelligence, ils semblent vouloir ménager leurs adversaires. Sans haine, sans colère, ils résistent et on sent qu’ils triompheront. Ces forces coalisées contre eux, ils ne veulent pas les détruire. Disciplinées et asservies, elles doivent concourir à l’ordre universel et vivre contenues dans de justes limites. Sans troubler l’harmonie établie, ces fleuves, cet océan, tous ces autres géans fils de la terre conserveront leur action, et dans le tumulte des flots, dans les déchaînemens de l’orage et les ébranlemens du sol, ces révoltés désormais impuissans essaieront en vain de secouer leur joug. Il y a dans cette façon de comprendre un tel sujet une inspiration aussi ingénieuse que hardie et que l’art a su réaliser avec toute la perfection qu’elle comportait dans une série d’épisodes qui offrent entre eux la plus riche variété. Ici, c’est une jeune déesse qui, avec l’expression d’un indicible mépris, pose le pied sur le visage de son ennemi étendu devant elle. Plus loin, une autre déesse d’une beauté accomplie se trouve placée en face d’un géant à forme humaine, jeune et beau comme elle. Mis ainsi en présence l’un de l’autre, ils se regardent et semblent hésiter à engager le combat. Citons encore cette figure de femme à cheval, probablement Séléné, qui, tournant à demi le haut de son corps, présente au spectateur ses traits gracieux, dans une attitude d’une noblesse exquise. Avec quel art enfin dans ce personnage d’Hécate, pour lequel il était bien obligé d’accepter le type consacré, le sculpteur, sachant masquer ce que la représentation de ce triple visage et de ces six bras pourrait avoir de difforme et de rebutant, est arrivé à produire une image vraiment sculpturale, alors qu’un tel sujet semblait lui en interdire la possibilité!

Mais sans nous arrêter à relever en détail tant de beautés jetées comme à profusion dans ce magnifique ensemble, remarquons maintenant à quel point l’originalité s’y concilie au respect des grands principes de la sculpture. En dépit du mouvement et de la fougue qui éclatent dans cet art, il reste simple et maître de lui. Dans ces groupes enchevêtrés, dans ces figures qui paraissent se détacher du fond pour s’élancer au combat, les gestes sont toujours clairs et les silhouettes nettement définies. Le jet des figures s’accuse d’une manière si franche dans leurs moindres détails que l’esprit presque involontairement en complète les parties mutilées; il croit voir l’expression d’un visage absent, il achève un mouvement interrompu. L’exécution, très puissante, a la même richesse et la même variété. Irréprochable dans les nus, elle procède par grands plans; elle accuse largement les principales divisions du corps et ajoute à la plus scrupuleuse correction le charme d’une vie puissante et d’une souplesse extrême. Autour des personnages flottent des draperies profondément fouillées qui font ressortir leur force ou leur grâce et ajoutent à l’énergie de leur action. Mais les têtes surtout méritent d’être admirées. Elles offrent toutes les acceptions de la beauté : impassibles chez les dieux, elles montrent chez quelques-uns de leurs adversaires des angoisses ou des douleurs extrêmes ; vous diriez que le marbre lui-même palpite, souffre et crie. Enfin l’ornementation, elle aussi, doit être signalée pour son élégante sobriété, et les chars, les jougs, les harnais, les armes et les brodequins sont décorés avec autant de goût que de richesse. Par une sorte de fatalité, les noms des maîtres qui ont concouru à l’exécution de ce bel ouvrage ne nous ont pas été conservés. Ils avaient été pourtant gravés aussi sur la plinthe de la frise et, par deux fois, sur des fragmens on retrouve le mot ἐποίησεν, que devaient précéder ces noms eux-mêmes aujourd’hui disparus. Peut-être des recherches plus minutieuses les feront-ils connaître. Mais bien qu’on puisse déjà affirmer qu’ils étaient au moins deux, loin de rencontrer ici les inégalités de facture et les contrastes de style que nous avons dû signaler dans les statues d’Olympie, nous ne pouvons qu’admirer l’unité parfaite d’une œuvre qui, par ses qualités d’exécution, se rattache aux plus hautes traditions de l’école attique. Quand des photographies et surtout des moulages en auront répandu la connaissance, on pourra, mieux que sur des affirmations qui aujourd’hui doivent sembler excessives, apprécier la grandeur de cette découverte. Pour nous, nous n’hésiterons pas à le dire, après les marbres du Parthénon, ceux de Pergame nous paraissent constituer le monument le plus important et le plus complet de l’art antique qui jusqu’ici nous soit parvenu.

Jamais, il est vrai, dans l’antiquité, ni même au temps de la renaissance, on ne rencontre cette violence dans les mouvemens, ni cet élan passionné dont Michel-Ange lui-même ne nous offrirait pas l’exemple. Pour en découvrir l’équivalent, il faudrait aller jusqu’à ce Départ, de Rude, une des œuvres les plus puissantes de notre école contemporaine et dont, à première vue, la frise de Pergame a évoqué dans notre esprit le souvenir. Quant à l’exécution, si, par sa largeur et sa souplesse, elle présente, — surtout dans la façon de traiter le nu, — des analogies frappantes avec celle de Phidias, le modelé plus profond des draperies et la saillie plus accusée des figures y révèlent des différences tout aussi marquées. D’autres sculptures antiques nous montrent d’ailleurs un style absolument pareil. Ce sont d’abord, à Athènes, les figures de la balustrade du temple de la Victoire aptère, et, principalement celle de la Victoire au taureau, dans laquelle, non-seulement le jet du personnage, mais aussi la disposition de son vêtement rappellent d’une manière positive plusieurs figures de la frise. Aussi ne sommes-nous pas étonné qu’attribuant ces ouvrages à l’école de Pergame, certains archéologues les considèrent comme ayant fait partie des présens envoyés à Athènes par Attale. Même parenté encore avec cette belle Victoire de Samothrace, que nous possédons au Louvre ; même manière d’indiquer les plis dans ces étoffes légères qui, tantôt ajustées et comme plaquées sur les parties saillantes des figures, dessinent délicatement leurs formes, tantôt gonflées par l’air et voltigeant autour d’elles, expriment si bien la rapidité et la véhémence de leurs allures. Il y a plus : une tête de jeune fille en marbre blanc, trouvée également à Pergame et exposée à Berlin dans la galerie des antiques (salle des Héros, compartiment XXI), nous montre, dans la fière beauté de son visage, le caractère de la facture et le type même de notre Vénus de Milo.

Indépendamment de ces glorieuses analogies avec des œuvres que les historiens de l’art grec s’accordent généralement à rapporter à l’école de Scopas, — bien qu’en réalité on ne connaisse d’une façon absolument certaine aucune œuvre de ce maître, — la frise des géans vient confirmer l’attribution à l’école de Pergame d’autres productions d’un caractère différent, mais presque aussi réputées. Nous voulons parler de ces statues de Gaulois ou d’esclaves, telles que les Guerriers mourans de Venise ou de Naples, le Gladiateur du musée du Capitole et le groupe de la villa Ludovisi, une des plus remarquables antiques qui soient à Rome. Sans avoir l’importance, ni même la beauté de la Gigantomachie, ces morceaux fameux dans lesquels la force du naturalisme est jointe à une expression dramatique tout à fait saisissante, attestent la valeur de cette école et ajoutent à la haute idée que déjà l’on pouvait avoir de cette cour des Attales si renommée pour son goût et sa culture. Ces princes, auxquels des richesses devenues proverbiales permettaient de satisfaire tous leurs nobles instincts, avaient su grouper autour d’eux les écrivains et les artistes les plus célèbres. La bibliothèque amassée par eux était citée comme la plus belle de ce temps. Sans craindre de les exposer à des comparaisons fâcheuses pour leurs auteurs et pour lui-même, Attale Ier avait fait don aux Athéniens de quelques-unes des œuvres de ses sculpteurs et n’avait pas craint pour elles le voisinage du Parthénon. Nous sommes aujourd’hui plus à même d’apprécier le mérite de ces artistes, et, s’il était besoin d’une nouvelle preuve de leur excellence, nous la trouverions encore dans les monnaies frappées alors à Pergame. A Paris, au cabinet des médailles, où l’on en peut voir la suite complète, elles attirent l’attention parmi toutes celles de l’Asie et elles égalent les meilleurs types de la Grèce ou de Syracuse.

Mais ce ne sont pas seulement des admirations nouvelles que nous apporte cette longue suite de chefs-d’œuvre ; ce sont aussi des révélations piquantes sur des ouvrages d’une autre époque. Tout à l’heure, l’Hermès d’Olympie nous avait fourni l’occasion de protester, en invoquant un témoignage authentique, contre l’attribution à Praxitèle de productions naguère trop vantées et tout à fait indignes de lui. Les sculptures de Pergame remettent aussi en leur vraie place, et d’une manière fort inattendue, d’autres statues autrefois non moins célèbres. Dès la découverte de la frise, on avait été frappé des ressemblances qu’on pouvait relever dans certains de ses groupes avec des figures déjà connues. Mais c’était là une impression qui, longtemps, aurait pu demeurer vague si le musée des moulages n’avait permis aussitôt, et par un simple rapprochement, des affirmations précises et tout à fait irrécusables. La seule juxtaposition d’un bas-relief du Vatican, le Combat d’Artémis et de Leto contre les Géans, à côté du groupe de Jupiter, dans la Gigantomachie, a suffi pour faire reconnaître plusieurs emprunts formels dans ce bas-relief du Vatican : le géant qui s’apprête à lancer un quartier de roche et aussi les deux déesses elles-mêmes, qui, presque sans aucun changement, sont copiées d’un autre groupe de la frise. La Minerve combattant de cette même frise, exposée également dans la rotonde, en face du Jupiter, a permis une constatation encore plus imprévue dans le célèbre groupe du Laocoon. La figure principale de ce groupe, celle du père, reproduit exactement celle d’un jeune combattant étendu aux pieds de Minerve; l’attitude du corps, le torse dans ses moindres détails, le haut des jambes et jusqu’aux enroulemens de la queue du monstre qui l’enlace sont, de part et d’autre, absolument identiques, le plagiat est évident et il s’accusait même, à l’origine, plus formel qu’aujourd’hui. Chez le Laocoon, en effet, le bras droit, qui, élevé en l’air, soutient les serpens, est une restauration moderne, faite par Giovanni Montorsoli, et si, à y bien regarder, on pouvait facilement reconnaître que cette restauration est défectueuse, on ignorait cependant quel avait été le véritable mouvement du bras dans l’œuvre originale. Replié sur lui-même et ramené vers la tête comme par l’excès même de la souffrance, il est, dans la statue de Pergame à la fois plus expressif et plus conforme au mouvement général de la figure. Sans parler de la beauté d’exécution qui est incomparablement supérieure, le marbre de Pergame l’emporte également par la composition, et ce jeune homme qui, dans l’angoisse de la mort, cherche de sa main le bras de la déesse et s’y cramponne, est une des inspirations les plus touchantes de l’art antique. Qui sait si ce Laocoon, pour lequel trois artistes rhodiens se sont associés, n’est pas composé d’autres emprunts encore? et qui pourrait répondre que la confrontation des statues de Pergame avec d’autres sculptures, tenues jusqu’ici pour originales, n’amènera pas la découverte de nouveaux larcins? Il y a ainsi, parmi les antiques, bon nombre d’ouvrages où la froideur de l’exécution décèle la main d’un copiste et que l’avenir dépouillera peut-être du prestige que trop longtemps ils ont usurpé. Quand on voit comme les productions des maîtres les plus célèbres ont été souvent reproduites, on ne songe plus à s’étonner de la disproportion qu’on observe entre certains noms et les œuvres qu’on leur impute, et on s’estime heureux si, à travers la banale exécution de la copie, on peut encore soupçonner quelques-uns des mérites des originaux disparus. Mais, lorsque, par une longue fréquentation des musées, on a essayé d’acquérir cette éducation du goût qui naît du commerce des chefs-d’œuvre, on devient jaloux aussi de réserver ses plus hautes admirations pour les ouvrages qui en sont dignes, pour ceux qui, réalisés par un accord étroit de la pensée et de l’exécution, portent en eux, avec ces touches inimitables dont les artistes créateurs conservent le secret, ce souffle de vie que seuls ils savent leur communiquer.

La découverte de la frise de Pergame nous vaut d’ailleurs bien d’autres enseignemens, et, sur plus d’un point encore, renouvelle l’histoire de l’art antique. On était un peu trop disposé à croire que, peu de temps après Phidias, la décadence avait commencé pour cet art. Le nom de Praxitèle, trop souvent prodigué à des œuvres médiocres, ne répondait pas suffisamment pour nous à la haute idée que, chez les anciens, on se faisait de son talent. Désormais, nous savons mieux ce qu’il valait. Mais cette grâce exquise dont Praxitèle est le représentant accompli n’avait-elle pas bientôt après dégénéré en afféterie, en manière? Il était permis de le craindre et de ne point trop compter sur la réaction qu’allait provoquer l’école de Pergame, alors que, sans dédaigner la grâce, elle l’unissait à la force et donnait des preuves si manifestes d’une sève et d’une vitalité nouvelles.

D’où venait donc cette école de Pergame et à quelle origine immédiate peut-on la rattacher? S’il reste encore bien difficile de répondre d’une manière précise à cette question, dès maintenant du moins, il est permis de constater l’importance croissante qu’à partir d’une certaine époque nous devons attribuer au mouvement de l’art dans l’Asie-Mineure. De tout temps, entre celle-ci et la Grèce, les relations avaient été fréquentes; elles étaient devenues plus étroites encore après la conquête d’Alexandre. Bien des villes de la côte asiatique étaient des colonies grecques, toutes pénétrées de la civilisation et de l’art helléniques. Les plus célèbres sculpteurs de la Grèce, Polyclète, Scopas, Praxitèle, n’avaient pas cessé de travailler pour elles; ils savaient qu’ils y trouvaient des juges et que leur talent y était apprécié. Tout le long de ce littoral, c’était comme une succession ininterrompue de monumens fameux : les tombeaux de Xanthe à la pointe de la Lycie, celui de Mausole et ses statues colossales à Halicarnasse ; le temple de Diane à Éphèse; à Priène, celui d’Athéna Poliade[6] ; à Pergame, celui de Jupiter et bien d’autres sanctuaires encore dont les richesses artistiques nous sont attestées par le témoignage de l’antiquité. Tandis qu’en Grèce le nombre des maîtres commençait à diminuer peu à peu, il allait toujours croissant dans les îles de l’Archipel ou en Asie. Scopas était de Paros; Apollonius, de Tralles; comme les peintres Apelle et Parrhasius, Agasias, l’auteur de notre célèbre Lutteur, était Éphésien; Rhodes comptait aussi bien des sculpteurs, et le nom d’un Agèsandros, originaire d’Antiochus du Méandre, est inscrit sur un socle de marbre trouvé près de la Vénus de Milo. Plus tard enfin, quand la Grèce, épuisée par les continuelles discordes qui devaient consommer sa ruine, n’offrit plus à l’art une sécurité suffisante, celui-ci trouva sur la côte opposée un sol préparé pour le recevoir, et l’Asie devint le centre d’une production très active.

Dans cette histoire de l’art asiatique, qui, nous l’espérons du moins, nous ménage encore plus d’une surprise, l’école de Pergame tiendra désormais une place capitale, grâce à l’œuvre importante qui reste son plus beau titre de gloire. En même temps qu’elle fournit une si ample matière à notre admiration, une telle œuvre vient, à d’autres égards encore, élargir et compléter l’idée que nous nous faisions de l’art grec. Autrefois, en effet, on avait coutume de confiner cet art dans une immobilité solennelle. On ne lui permettait que la seule représentation de gestes nobles, de types impassibles et d’attitudes tranquilles qu’aucune émotion ne devait troubler. Il semblait que tout ce qui aurait pu le faire sortir de cette majesté olympienne lui fût interdit. Sans doute, aujourd’hui encore, l’art de Phidias, — car c’est toujours à lui qu’il convient de se rapporter comme au type même de la perfection, — reste le plus grand : dans sa sérénité et sa mesure, il a quelque chose de supérieur et de divin. Parce qu’il est plus contenu, plus maître de lui, il appelle, en quelque sorte, le même recueillement chez le spectateur, qu’il élève avec lui jusqu’au sentiment de cette harmonie suprême où toutes les contradictions s’apaisent pour laisser dominer l’ordre immuable. Dans cette réserve voulue, les nuances sont plus délicates, et l’art plus idéal parle plus éloquemment à qui sait entendre sa voix discrète. Mais quand Phidias eut atteint le faîte, n’y avait-il donc d’autre ressource pour ceux qui viendraient après lui que de répéter en les affaiblissant, les choses qu’il avait dites si excellemment? Mieux connu, l’art grec nous montre de quelle souplesse et de quelle diversité d’aptitudes il a été doué. Déjà, à côté des merveilles qu’au temps de Périclès il avait produites et qui demeurent sa plus parfaite expression, des aspects nouveaux nous en avaient été récemment révélés. Peut-être même la vogue s’est-elle attachée un peu plus que de raison à ces productions charmantes dans lesquelles cet art semble se délasser de sa grandeur et mettre jusque dans ses plus fragiles créations son cachet de fine moquerie, de grâce et de beauté faciles. Peut-être, séduits par ces familiarités aimables, nous sommes-nous laissé aller, en leur attribuant une importance excessive, à nous désintéresser un peu trop des grandes œuvres? Mais nous pouvions croire que, pour celles-ci, le temps des grosses découvertes était passe. Coup sur coup, celles d’Olympie et de Pergame nous montrent quelle riche moisson vient d’être faite par nos voisins et quelles espérances on peut encore concevoir de nouvelles récoltes. Ce doit être une raison de plus, chez nous, de dispenser un peu plus largement les ressources, alors qu’avec des probabilités et des garanties suffisantes il est permis de concevoir la possibilité de pareilles trouvailles. Quand nous voyons l’Allemagne, qui, chaque année, est en quête d’expédiens pour équilibrer son budget, ne pas marchander les crédits à des entreprises qui peuvent à la fois lui faire honneur et enrichir ses musées, nous devrions, de notre côté, nous pour qui les plus-values budgétaires deviennent une habitude, nous montrer jaloux de mieux tenir notre rang dans un ordre de recherches dont les premiers nous avons donné l’exemple.

Que de fois, faute d’un peu d’argent, nous avons laissé à d’autres le bénéfice de réaliser des projets que nous avions indiqués et conçus! Au lieu d’acheter au jour le jour, un peu au hasard et en attendant les rares occasions qui peuvent nous être proposées, quelques-uns de ces menus objets, curieux, nous le voulons bien, mais d’importance tout à fait secondaire et dont nos collections sont déjà encombrées, dont parfois elles possèdent des équivalens ou même des similaires d’un mérite supérieur, ne vaudrait-il pas mieux, avec un peu plus de prévoyance et d’initiative, s’assurer d’un seul coup la gloire et la possession de ces grandes découvertes? Nous savons bien qu’il y a toujours une bonne part d’incertitude en ces rencontres et que pareilles fortunes sont assez rares. Mais c’est par l’activité, la suite et au prix de quelques sacrifices qu’on peut les faire naître et en profiter. Vienne le succès, on est, et au-delà, payé de ses peines et de ses dépenses. La seule possession des marbres de Pergame a mis aujourd’hui le musée des antiques de Berlin de pair avec les plus grandes collections de l’Europe.


EMILE MICHEL.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Die Ausgrabungen zu Olympia, par E. Curtius. Wasmuth ; Berlin.
  3. On a retrouvé des inscriptions qui donnent l’inventaire exact de quelques-uns de ces trésors.
  4. Cette opinion, bien justifiée par l’aspect même de ces statues, est, en effet, maintenant partagée en Allemagne par des archéologues tels que MM. Treu, Lübke et J. Overbeck, et aussi par le savant directeur du musée britannique, M. Newton, dont on connaît l’autorité dans tout ce qui a trait à l’art antique.
  5. Les Messéniens avaient quelque raison de ménager ces redoutables voisins, dont plus d’une fois ils avaient subi le joug et avec lesquels ils devaient encore se rencontrer plus tard, ainsi que l’attestent d’autres inscriptions relatives à des règlemens de frontières, inscriptions gravées sur des tablettes trouvées au pied de la statue ou même sur le socle, qui faisait ainsi pour eux l’office de véritables archives.
  6. C’est à Priène qu’apparaissent pour la première fois des géans ailés et anguipèdes, pareils à ceux de Pergame; les bas-reliefs de Priène offrent aussi plusieurs épisodes analogues à ceux de la Gigantomachie.