Les Musées de Berlin/03

La bibliothèque libre.
Les Musées de Berlin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 91-132).
◄  02
LES
MUSÉES DE BERLIN

III.[1]
LA GALERIE DE TABLEAUX.


I

Le musée de peinture est de création tout à fait récente. A part un certain nombre d’œuvres de l’école hollandaise, que le grand électeur avait héritées de la maison d’Orange, il faut aller jusqu’à Frédéric II pour rencontrer des acquisitions de quelque importance faites par les souverains de la Prusse. Encore Frédéric avait-il des goûts très particuliers et une prédilection assez exclusive pour Watteau et les autres maîtres élégans de l’école française, qu’il cherchait à accaparer. Le moment eût été propice cependant, car c’est alors qu’Auguste III de Saxe faisait acheter en Italie et en Hollande les chefs-d’œuvre qui ornent aujourd’hui la galerie de Dresde. Plus tard, en 1815, on se décida à acquérir la collection du marquis Giustiniani, composée surtout de maîtres de l’école de Bologne ; mais ce ne fut qu’en 1821 qu’une collection bien autrement remarquable, celle du banquier Solly, vint enrichir le musée de tableaux de premier ordre, parmi lesquels il faut, avant tout, citer les six panneaux des frères Van Eyck, aujourd’hui encore la plus précieuse de toutes les œuvres qu’il possède. A la suite d’un premier triage opéré dans ces divers achats et dans le fonds qu’on avait tiré des châteaux royaux, les peintures furent, en 1830, exposées dans les salles de l’ancien musée, et M. Waagen, nommé directeur, se chargea de la rédaction du catalogue qui comprenait près de douze cents numéros. Depuis lors, grâce à son initiative, on s’appliqua d’une manière suivie à accroître le musée. Mais, comme le prix des œuvres d’art avait singulièrement augmenté, après quelques tentatives infructueuses faites dans les ventes publiques, on jugea préférable de s’assurer, toutes les fois qu’on le pourrait, la possession de collections entières en traitant avec leurs propriétaires. C’est ainsi qu’en 1875 et 1878, on a pu acquérir un assez grand’ nombre d’ouvrages italiens provenant des palais Patrizzi et Strozzi, et réaliser en 1874 un achat beaucoup plus important, celui de la collection de tableaux et de dessins formée par M. Suermondt à Aix-la-Chapelle et qui lui fut payée 1 million de marks (1,250,000 francs).

Loin de chercher désormais à grossir outre mesure le nombre des ouvrages exposés, la direction pense avec raison qu’il convient plutôt d’élever peu à peu le niveau de la galerie par des éliminations faites avec discernement. Attentive à combler les lacunes que celle-ci peut offrir, elle s’applique d’autre part à ne point fatiguer inutilement l’attention du public. Cependant, même avec une façon de procéder aussi judicieuse, le nombre des tableaux s’était bientôt assez accru pour que le local qui leur avait été primitivement affecté devînt insuffisant. Les vices de construction de l’édifice bâti par Schinkel s’accusaient, du reste, de plus en plus, et dans les remaniemens auxquels il a bien fallu de résoudre, on a tâché, sans toujours y parvenir, de multiplier les parois et de pourvoir d’une manière plus convenable au chauffage et à l’aération des salles. Malheureusement aussi, les dispositions mêmes du monument ne se sont pas prêtées à suivre pour le classement des tableaux l’ordre méthodique qu’on a observé dans l’arrangement des autres collections. Il y a, il faut le reconnaître, beaucoup de terrain perdu dans cet édifice, et son appropriation laisse fort à désirer. La rotonde, qui occupe une place excessive, n’a pu être utilisée que pour exposer au rez-de-chaussée quelques sculptures, et au premier étage une série de tapisseries anciennes exécutées d’après les cartons de Raphaël. L’orientation des salles n’a pas non plus permis d’y obtenir pour l’éclairage une égalité parfaite : dans les unes, la lumière fait un peu défaut, d’autres sont exposées au soleil pendant une partie du jour. Du moins ces salles, au nombre de vingt-sept, sont-elles de dimensions assez restreintes pour qu’on ait pu y grouper les tableaux dans l’ordre le plus convenable à les faire valoir mutuellement. Ce qui est plus essentiel encore, ces tableaux sont entretenus avec un soin qui fait honneur à l’habileté et à la prudence des restaurateurs chargés de ce service. Suivant un usage excellent et qui tend, du reste, à se généraliser de plus en plus dans tous les musées de l’Europe, chaque peinture porte sur un cartel, avec la désignation du sujet, celle de l’auteur, les dates de sa naissance et de sa mort, enfin le nom de l’école à laquelle il appartient. Ces renseignemens suffisent à la plupart des visiteurs ; ceux qui en désirent de plus étendus doivent recourir au catalogue provisoire rédigé par les deux directeurs, MM. J. Meyer et W. Bode, et dont la dernière édition remonte à 1878.

En parcourant les salles consacrées à la galerie de peinture, un court examen suffit pour reconnaître que ni les grandes époques, ni les grands maîtres n’y sont représentés par des œuvres bien importantes. A raison même de sa trop récente création, le musée de Berlin se trouvait dans un état d’infériorité dont, malgré les plus sérieux efforts, il n’a pu entièrement se relever. On s’est appliqué du moins à écarter de ce musée toutes les productions insignifiantes ou médiocres. Tel qu’il est aujourd’hui, il a sa physionomie propre, et comme la National Gallery de Londres, dont la formation date à peu près de la même époque, il contient les plus précieux élémens d’étude pour l’histoire des origines et du développement de la peinture, aussi bien dans les Flandres qu’en Italie. Les panneaux des Van Eyck sont, il est vrai, le seul ouvrage tout à fait hors ligne qu’on y puisse citer, mais la réunion des primitifs italiens, des quattrocentisti, est peut-être la plus nombreuse et la plus remarquable qui existe. En signalant ici les œuvres capitales de la collection, nous nous arrêterons de préférence à celles qui se rapportent à cette période de jeunesse et de progrès. Il y a un intérêt d’une nature particulière à voir ainsi un art croître peu à peu, à sentir que tous les pas qu’on fait avec lui rapprochent de la perfection. Dans ses timidités comme dans ses audaces, les manifestations de cet art ont un caractère de sincérité et de candeur dont sa maturité n’égalera pas toujours le charme. Il n’a pas encore eu le temps de se détacher de la société au milieu de laquelle il a pris naissance ; il reste intimement lié à sa vie, et quand il veut traduire ses aspirations, il leur prête une éloquence qui nous touche d’autant plus qu’elle s’exprime d’une manière plus simple et plus ingénue.


II

Berlin devenant la capitale de l’empire germanique, il était naturel qu’on songeât à y réunir les meilleurs ouvrages de l’art allemand. Mais la fécondité de cet art n’a été ni bien grande, ni de bien longue durée, et après la part qu’avaient déjà prélevée les églises ou les collections de Cologne, de Nuremberg, d’Augsbourg, de Munich ou de Vienne, la réalisation d’un tel dessein devenait fort difficile. Tout en glanant ce qu’on a pu, on n’est arrivé qu’à un médiocre résultat. L’école primitive de Cologne est à peu près absente du musée de Berlin. Quant à l’école de Nuremberg, Wohlgemuth n’y figure pas, et Dürer, son illustre élève, n’y est représenté que par un petite Vierge, nouvellement acquise du marquis Gino Capponi, mais assez disgracieuse, et qui nous montre, une fois de plus, à quel point le sentiment de la beauté féminine était étranger au grand maître. Très altérée par de nombreux repeints, cette Vierge appartient, du reste, à ce moment de la vie de Dürer où, pressé par les commandes de l’empereur Maximilien, il a produit ses peintures les plus faibles. En revanche, les œuvres des imitateurs ou des élèves de Dürer sont nombreuses ; mais à part quelques timides essais de paysage par Altdorffer et des portraits assez remarquables d’Aldegrever et surtout de G. Pencz, elles ne méritent que peu d’attention. Leurs compositions nous offrent des spécimens déplaisans de ce style bizarre, surchargé de détails incohérens, où le gothique se mêle à la renaissance et qui semble un avant-goût de ce rococo dont deux siècles plus tard l’Allemagne sera infestée. Ce n’est pas de Cranach qu’on pouvait attendre une rénovation. Mêlé de près à la vie agitée de ce temps, il a dû sans doute à ses relations plus qu’à son talent la renommée dont il a joui. Comme presque toutes les collections allemandes, le musée de Berlin possède sa bonne part de ces portraits des premiers réformateurs sur lesquels le peintre a un peu trop prodigué le dragon ailé qui lui sert de signature. Ce monogramme, si souvent répété qu’il semble une marque de fabrique, n’est pas non plus une recommandation bien efficace pour les tableaux où, sous les noms d’Eve, de Diane ou de Vénus, nous retrouvons le type toujours pareil d’un modèle dont Cranach a beaucoup abusé et qui promène à travers la campagne la gaucherie minaudière d’une nudité qui n’a jamais la beauté pour excuse. Quant à Cranach le jeune, sa Fontaine de Jouvence est tout à fait grotesque, et il n’était guère de sujet assurément qui pût mieux lui permettre d’étaler le mauvais goût et la vulgarité qui le caractérisent.

Un seul homme, à cette époque, eût été à même d’exercer sur l’art allemand une influence vraiment féconde, en le ramenant, par son propre exemple, à la simplicité. Mais au moment même où son talent aurait pu lui assurer cette influence, Holbein quittait l’Allemagne pour n’y plus revenir. Sans prétendre au rôle de novateur, sans avoir même des aspirations aussi variées, ni peut-être aussi hautes que le maître de Nuremberg, Holbein, du moins, ne visa jamais qu’un but qu’il pouvait atteindre. Tandis que chez Dürer une technique défectueuse a ruiné la plupart de ses tableaux dans lesquels d’ailleurs la facture est sèche, la couleur insignifiante et le dessin lui-même inégal ou compromis par des fautes dégoût, Holbein a touché à la perfection dans un grand nombre d’œuvres irréprochables. Chez lui, les plus rares qualités du peintre se montrent avec un tel éclat et dans une si intime union qu’il est aussi impossible de découvrir entre elles une trace d’infériorité que de les supposer l’une sans l’autre. Dans le vaste programme qu’il s’était proposé, Dürer s’efforçait trop souvent de concilier des préoccupations contradictoires. Tour à tour dans sa vie, et quelquefois simultanément dans une même composition, l’Allemagne et l’Italie, la renaissance et le gothique, l’imitation stricte de la nature et les conceptions les plus idéales se disputaient ses préférences. Holbein ne s’embarrassait pas de visées si complexes ; il savait ce qu’il voulait, sa simplicité faisait sa force, et il suivait sa droite voie. Tout d’une pièce, sans défaillance, mettant dans ses œuvres cette puissante unité qui permet de les distinguer entre toutes, il est à ce point égal à lui-même qu’en présence des trois portraits du musée de Berlin, il serait difficile de motiver une préférence. Tous les trois, du reste, appartiennent à l’époque de sa pleine maturité. Nous nous arrêterons au plus important, un vrai chef-d’œuvre, qui, après avoir fait partie de la galerie d’Orléans, est entré au musée avec la collection Solly. Aux qualités d’exécution que nous sommes habitués à trouver chez le peintre d’Augsbourg se joint ici la beauté de la composition et de l’harmonie générale du tableau. Avec ses longs cheveux blonds, son teint pâle, son visage au contour un peu amaigri et ses petits yeux au regard profond, ce personnage, jeune encore, offre un type d’une distinction accomplie. Vêtu d’un riche costume, — barrette noire, manteau noir brodé de fourrures, chemisette blanche et pourpoint à manches bouffantes d’un rouge écarlate, — il tient à la main une lettre qu’il s’apprête à décacheter et dont l’adresse, écrite dans le dialecte du midi de l’Allemagne, porte son nom : George Gyze. Cet élégant seigneur est un marchand de Londres, probablement un de ces négocians allemands avec lesquels Holbein était alors en relations et qui vivaient groupés dans le quartier qui leur servait de centre commercial, le Stalhoff. Sur les parois du cabinet de travail sont disposés divers objets à l’usage de ce jeune homme : des balances à peser l’or, des clés, des bagues servant de sceaux et des poinçons. Devant lui, une table recouverte d’un tapis d’Orient supporte également sa montre, son cachet, un encrier avec une plume et, à côté, un verre de Venise où des œillets et d’autres mignonnes fleurettes baignent dans une eau pure. Holbein a répété plusieurs fois le nom du modèle, auquel il a ajouté l’indication de son âge, trente-quatre ans, et la date de cette œuvre, 1532. Comme pour nous renseigner également sur la nature morale de ce jeune homme, au-dessous du nom de Gyze, il a écrit cette devise : Nulla sine mœrore voluptas. La présence de ces fleurs jusque dans ce réduit consacré au négoce, et le rappel de cette pensée mélancolique, en rapport d’ailleurs avec l’expression de ce visage intelligent et maladif, viennent ingénieusement compléter une individualité morale et la rendent particulièrement attachante. Intéressant par cette étude de la vie intime, le tableau, à distance, est d’une tenue superbe, et le ton vert du fond, — un beau vert, plein, égal et de valeur moyenne, — accompagne de la manière la plus heureuse les colorations du pourpoint et des chairs, dont il fait admirablement ressortir l’éclat et la fraîcheur. Tout cela produit un ensemble inoubliable, où l’on sent à la fois la pensée et la main d’un maître, et si l’on veut apprécier exactement la supériorité d’Holbein, il suffit de le comparer avec ceux des artistes ses contemporains, dont pourtant l’habileté était grande ; avec Bruyn, le peintre de Cologne, par exemple, ou avec Amberger, dont le Portrait du cosmographe S. Munster est un des meilleurs ouvrages. Entre ce portrait, si excellent qu’il soit, et celui de George Gyze, il y a toute la distance qui sépare le talent du génie.

Après Holbein et l’école de Dürer, l’art allemand a fini de vivre. A peine peut-on trouver çà et là, en suivant le cours des temps, quelques noms d’artistes qui, nés en Allemagne, vont à l’étranger pour y chercher des enseignemens ou pour y vivre. Rottenhammer, bien que compatriote d’Holbein, pourrait être classé parmi les Vénitiens, et Elsheimer, né à Francfort, se fixe à Rome, où ses compositions et ses petits paysages jouissent de la faveur publique et exercent une vive influence sur Lastman d’abord, puis sur Rembrandt lui-même à ses débuts. Peu à peu cet art bien affaibli s’appauvrit encore. C’est à l’extrême pénurie où l’on était réduit alors que Mengs a dû d’être considéré comme un grand peintre, non-seulement à Dresde, mais jusque dans la patrie de Raphaël et dans celle de Velasquez. Angélica Kaufftnann, qui n’a guère été moins célèbre, nous montre la molle fadeur de son pinceau dans cette tête d’expression où elle s’est représentée elle-même en bacchante, décolletée, les cheveux au vent, pour le plus grand bonheur des copistes de profession. Enfin avec ses deux tableaux du Colin-Maillard et du Jeu du coq, froids et lourds pastiches de Watteau, Chodowiecki a tenu à nous prouver que les plus habiles graveurs peuvent être de très mauvais peintres.


III

Si les maîtres allemands, Holbein excepté, ne sont représentés que d’une manière fort insuffisante au Musée de Berlin, on y trouve en revanche un ouvrage capital de l’ancienne école des Flandres. Ce sont les panneaux de l’Adoration de l’Agneau, peints par les frères Van Eyck pour la décoration d’une chapelle de l’église Saint-Jean, aujourd’hui Saint-Bavon, à Gand. Vendus à vil prix en 1816 par les administrateurs de cette église, ils furent achetés en 1821, avec la collection Solly, par le roi de Prusse.

L’ensemble primitif comprenait douze panneaux disposés sur deux rangs, sept en haut et cinq en bas, et sauf ceux du centre, peints sur leurs deux faces. Le Musée de Berlin possède six de ces volets, et il a de plus acquis en 1823 deux des excellentes copies faites en 1558 par Michel Coxie. L’ensemble se trouve donc restitué presque dans son intégrité, puisqu’il n’y manque plus que l’Adam et l’Eve du Musée de Bruxelles et la Vierge et le Saint-Jean qui, ainsi que les deux tableaux copiés par Coxie, sont demeurés en la possession de l’église Saint-Bavon. Fermés, les volets portent sur leurs faces extérieures l’Annonciation, et, départ et d’autre, outre les Saints, les Prophètes et les Sibylles qui ont prédit la venue du Christ, les portraits des deux donateurs agenouillés, Jodocus de Vydt et sa femme lsabella Burluut. Une inscription latine aujourd’hui effacée en partie et qui a donné lieu à de nombreux commentaires, nous fournit à la fois les noms des donateurs et ceux des artistes : les deux frères Van Eyck. Elle nous apprend, de plus, que l’œuvre commencée par Hubert (l’aîné des deux) a été finie par son frère Jean et mise en place le 6 mai 1432. L’époque de la commande étant restée ignorée, la part qui revient à chacun des frères dans l’exécution demeure fort difficile à établir. Toutefois il est permis de penser qu’avant sa mort, dont la date est connue (18 septembre 1426), Hubert avait dû exécuter une notable partie du travail et qu’il en avait, en tout cas, fourni la composition. On s’accorde aussi généralement, et pour des raisons qui semblent assez plausibles, à attribuer à Jean les panneaux du bas, dans lesquels les figures sont de moindres dimensions et dont la supériorité est manifeste.

Suivant un parti souvent adopté à cette époque, la décoration extérieure des volets a été tenue dans une gamme claire et une tonalité effacée. Les figures des deux saints (saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Évangéliste) sont peintes en grisaille et placées dans des niches comme des statues gothiques. Quant aux donateurs, leur ressemblance, on peut l’affirmer, devait être frappante. La femme, vêtue très modestement, — capeline blanche, robe d’un rouge passé, avec des paremens verts au col et aux manches, — n’est pas de mine fort avenante ; sa physionomie, un peu vulgaire, a une expression de volonté et de décision qui contraste avec celle de son mari. Lui aussi est simplement vêtu d’une large houppelande rouge bordée de fourrures ; une aumônière noire pend à sa ceinture. Il n’y a plus beaucoup de vie dans son regard, et il me semble pas que beaucoup d’idées se soient jamais agitées sous son crâne dépouillé, à la peau amincie, luisante et collée ami tempes. L’Annonciation complète la série des sujets représentés sur les volets extérieurs. Les Van Eyck n’en ont pas modifié les données habituelles. Enveloppé dans un grand manteau blanc richement brodé d’or et retenu par une agrafe de pierres précieuses, l’ange Gabriel s’avance vers la Vierge, et tenant d’une main une tige de lis blanc, de l’autre il salue Marie. Celle-ci, vue de face, agenouillée, est chastement drapée dans un long vêtement blanc dont les plis épais retombent autour d’elle. Les mains croisées sur sa poitrine et les yeux levés au ciel, elle manifeste son humble abandon à la volonté divine. Au-dessus, plane la colombe mystique. Au fond, à travers les colonnettes des deux fenêtres gothiques, on aperçoit les toits de maisons d’apparence modeste, peut-être l’habitation des donateurs, avec leurs pigeons flamands qui se découpent sur un ciel pâle. L’aspect effacé des panneaux extérieurs contraste vivement avec la magnificence et l’éclat que présentent les peintures intérieures. Comme ces parfums subtils qui révèlent aussitôt leur puissance dès qu’on vient à ouvrir les vases qui les contiennent, ainsi la riche harmonie, l’animation, la variété des scènes et la splendeur du coloris se découvrent à vous tout d’un coup quand les volets sont déployés. Ce n’était, au dehors, que l’annonce et la préparation du mystère, vous en voyez maintenant l’accomplissement et la glorification. Groupés autour des imposantes figures de Dieu le Père, de la Vierge et de saint Jean, des anges, presque de grandeur naturelle, apparaissent couverts de robes de brocart rouges, vertes, bleues, ornées des plus riches broderies. Les uns chantent, debout devant un lutrin, pendant que l’un d’eux marque le rythme ; d’autres, rangés à côté de sainte Cécile, assise à son orgue, jouent de divers instrumens. Sur leurs visages ronds et vermeils, aux types bien flamands, le peintre a naïvement exprimé l’ardeur qui anime tous les exécutions de ce céleste concert. Les sourcils froncés, les yeux demi-clos, ils font effort pour se tirer avec honneur du difficile passage où ils sont engagés. Ces détails, d’un réalisme ingénu, peuvent sembler ici un peu puérils, mais tous les arts ont admis, à leur début, ces traits familiers, et les maîtres italiens, bien que leur goût soit réputé plus pur et leur style plus élevé, nous en offriraient plus d’un exemple. Un tel naturalisme, il est vrai, devient moins supportable quand il s’attaque à la représentation du corps humain dans sa nudité. Aussi ne pouvons-nous déplorer beaucoup l’absence, à Berlin, des deux panneaux d’Adam et Eve, qui, distraits de cet ensemble, étalent au musée de Bruxelles leur laideur farouche et un peu bestiale.

En revanche, les quatre panneaux du bas, avec leurs figures de dimensions plus restreintes, sont de purs chefs-d’œuvre et constituent, à notre avis, la partie la plus remarquable de ce prodigieux travail. À gauche de l’Adoration de l’Agneau (le tableau central, remplacé ici par la copie de Michel Coxie), les Défenseurs du Christ mène leur brillante chevauchée. Magnifiquement parés, toute étincelans de pierreries, les rois, les princes, les guerriers s’avancent, les étendards flottant au vent, l’épée au poing, résolus, pleins de courage et sûrs de vaincre. À côté d’eux, les Juges intègres, dans des costumes plus pacifiques, cheminent paisiblement sur leurs débonnaires montures ; Parmi eux la tradition veut que les deux peintres se soient représentés : Hubert, au premier plan, monté sur un cheval blanc, emmitoufflé dans une pelisse fourrée, un visage honnête, placide, avisé, et, un peu plus loin, Jean, de physionomie plus vive, l’air avenant, le regard, observateur. Entre toutes ces figures, dont pourtant l’individualité est si nettement accusée, il n’en est pas, en effet, qui semblent plus vivantes, ni mieux caractérisées que celles de ces deux cavaliers. À droite, faisant pendant aux juges et aux guerriers, les Ermites aux longues barbes blanches, sortent de leurs grottes ou de leurs retraites., Leurs attitudes sont graves, leurs visages austères et vénérables, et sur leurs robes de bure pendent les chapelets qui mesurent pour eux les longues heures de la vie solitaire. Madeleine et Marie l’Égyptienne sont confondues dans leurs rangs. Enfin, sur le dernier panneau, saint Christophe ; un géant à la mine sauvage, marche à la tête de la troupe des Pèlerins et guide à travers le monde leur course aventureuse pour les amener aux pieds de l’Agneau, le centre et l’objet des toutes les adorations de ces fidèles serviteurs. Derrière ce cortège où se trouvent réunies toutes les conditions de la société chrétienne, un admirable paysage ouvre ses vastes horizons. Des prairies émaillées de fleurs étendent leur tapis, et du milieu des sombres végétations qui couronnent les rochers, sortent ça et là les silhouettes d’ambres exotiques, des orangers chargés de fleurs et de fruits, des cyprès, des pins parasols et des palmiers. Sur les montagnes s’étagent des villes et des châteaux forts, et des volées d’oiseaux s’ébattent librement dans le ciel d’un bleu profond, où’ flottent quelques nuages d’argent.

Telle est cette œuvre grandiose et complexe qui défie toute description. D’où venait donc cet art qui, à peine né, apparaissait ainsi armé de toutes pièces et osait affronter de pareils sujets ? Comment s’était-il affranchi des lenteurs qui, d’ordinaire, accompagnent toute tentative humaine ? Comment, se posant, dès ses débuts, les plus difficiles problèmes, arrivait-il, du premier coup, à les résoudre tous ? Parmi les causes qui peuvent expliquer sa subite apparition, les exemples des peintres de l’école rhénane ont tenu sans doute une assez large place. Maître Wilhelm et ses prédécesseurs anonymes avaient ébauché, non sans grâce, le programme de cet art nouveau, et vaguement ils en avaient pressenti les voies. Mais, sans parler des procédés qu’inauguraient les Van Eyck, il y a dans leurs compositions, dans leur dessin, dans leur coloris quelque chose de voulu, d’achevé, de parfait qui dépasse de bien loin ces timides tâtonnemens. Quelle qu’ait pu être l’influence de l’école rhénane, en Flandre même, un goût plus pur et un sentiment plus élevé de l’art s’étaient depuis longtemps manifestés dans la statuaire de bois ou de pierre, et surtout dans la peinture des miniaturistes. A la cour des ducs de Bourgogne, l’une et l’autre brillaient d’un vif éclat, et quand on cherche l’origine et le centre de ce mouvement de rénovation qui se produisit alors dans les lettres et dans les arts au nord de l’Europe, c’est toujours, on le voit, vers les princes de cette maison que l’on est ramené. Les « ymaigiers » qui travaillaient pour eux étaient les plus renommés de ce temps, et la bibliothèque qu’ils avaient formée passait à bon droit pour « la plus riche et noble librairie du monde. » Le soin même que prenait Philippe le Bon d’attacher Jean Van Eyck à sa personne en qualité de « peintre et valet de chambre » témoigne autant en faveur du talent de l’artiste que du goût du prince. Celui-ci d’ailleurs n’avait eu qu’à s’applaudir de son choix. Dans cette condition d’une domesticité qui, à cette époque, n’avait rien d’humiliant, Van Eyck s’était montré fidèle serviteur et peintre habile. Chargé à plusieurs reprises de missions lointaines et délicates, il s’en était acquitté avec honneur. Au retour d’un voyage à Lisbonne, entrepris pour aller faire le portrait de la princesse Isabelle de Portugal, que Philippe avait eu un moment la pensée d’épouser, il avait reçu de nouvelles preuves de la bienveillance du duc, qui se plaisait à vanter « sa loyauté et prudhomie. » Entouré de ces précieux encouragemens, le peintre, en se fixant successivement à Bruges et à Gand, ne pouvait trouver pour le développement de son talent un milieu plus favorable que ces deux villes dont, à ce moment, la richesse et la culture intellectuelle étaient tout à fait remarquables.

Si grande cependant qu’on suppose la part de ces secours extérieurs, le génie des Van Eyck peut seul expliquer des œuvres dont l’originalité et la perfection laissent à une telle distance tout ce qui s’était fait jusque-là. Quand, à la mort de son frère, Jean resta seul chargé de l’achèvement du travail commandé par Jodocus de Vydt, le double emploi de peintre et de valet de chambre était loin, paraît-il, d’absorber son activité, car de 1426 à 1432 il put le mener à fin. C’est certainement à cette époque qu’il convient, en effet, de rapporter l’exécution des panneaux du bas, dans lesquels les souvenirs de la végétation du Midi ont trouvé place. Jean était alors dans sa pleine maturité. Aux dons les plus heureux il avait pu ajouter le bénéfice de l’intelligente direction qu’il avait reçue de son frère et celui d’une complète expérience de la vie. Comme son esprit, son talent n’avait pas cessé de grandir, et il était prêt pour l’œuvre colossale à laquelle il devait se consacrer tout entier, une des plus vastes que jamais artiste ait pu rêver, une de celles qui, exigeant la réunion de toutes les qualités du penseur et du peintre, lui permettaient le mieux de montrer tout ce qu’il valait.

D’autres viendront après Van Eyck qui se tailleront des tâches plus restreintes et des spécialités plus modestes. Il y aura des peintres de genre, de portraits, de paysage, d’architecture, de fleurs ou de nature morte : Van Eyck aura fait excellemment tout cela. Comme portraitiste, il vaut Holbein, et Breughel, à ses meilleurs jours, n’aurait pas su mieux peindre le beau lis blanc que l’ange Gabriel tient à la main. D’un bout à l’autre de cette immense épopée, l’exécution est merveilleuse. Le dessin, très personnel, pénétrant, incisif et rigoureusement exact, insiste sur les traits physionomiques avec un sens profond de la vie. S’il a plus de virilité que de grâce, s’il excelle surtout à reproduire avec force un mâle visage, les deux saintes femmes qui se mêlent au cortège des ermites nous montrent qu’à l’occasion il sait aussi exprimer le charme de la beauté féminine. La couleur a le même caractère de puissance et de plénitude que le dessin. Bien que montée au plus haut degré d’intensité, elle arrive toujours à trouver des ressources et à les varier. Ses transparences sont si veloutées, ses profondeurs si mystérieuses, son éclat si magnifique qu’on se demande quels principes subtils et quelles mixtions savantes ont pu produire ces bleus, ces verts, ces rouges dont la violence serait excessive s’ils ne se tempéraient entre eux. A distance, en effet, leur richesse est contenue, et l’aspect de l’ensemble reste plutôt grave que brillant. Quant à la touche, elle semble défier la nature, à force de souplesse. Il n’est pas d’objet dont elle n’ait raison et qu’elle ne mette en quelque sorte sous vos yeux : carnations, étoffes, marbres, métaux, pierres précieuses, toute matière est rendue dans sa forme, sa couleur, sa substance. Où que le regard se porte, il ne trouvera jamais en défaut ce pinceau posé, précis, scrupuleux, qui prend la quantité qu’il faut de couleur, avec sa nuance et son degré d’intensité, l’applique comme il convient et donne au travail la qualité et le fini qu’il doit avoir. Large et simple si on s’en tient à l’aspect d’ensemble, ce travail, observé en détail, ne découvre que des mérites nouveaux à l’examen le plus attentif. Aucun abandon d’ailleurs, pas de ces facilités charmantes ni de ces sous-entendus que l’art connaîtra plus tard. Ne comptez pas sur pareilles surprises, ou plutôt n’en cherchez pas d’autre que celle d’une perfection toujours égale à elle-même. A le voir, vous seriez tenté d’oublier que le procédé lui-même ici est nouveau, et que le peintre en est l’inventeur. Ces panneaux, ces huiles, ces couleurs, il a dû les préparer, et tous ces soins, dont depuis longtemps nos artistes, se sont déchargés, ont été pris avec une telle vigilance, ils aboutissent à. une pratique si excellente, tout cela est si indissolublement uni, si résistant qu’après plus de quatre siècles et demi l’œuvre semble faite d’hier. Elle est restée intacte et éclatante sous son émail, tandis qu’à peine terminées, et souvent Dieu sait comme ! la plupart des peintures de, notre temps se ternissent déjà ou s’en vont en lambeaux.

Le musée de Berlin possède encore deux autres œuvres de Jean Van Eyck ; , l’une, signée et datée de 1438, porte la modeste devise du peintre : « Als ich kann » (Du mieux que je peux). C’est une tête de Christ de grandeur naturelle, vue de face et qui présente bien le même caractère que la figure de Dieu le Père dans l’Adoration de l’Agneau. L’autre est ce curieux portrait de l’homme à l’œillet, provenant de la collection Suermondt et que la belle gravure de M. Gaillard a fait connaître. Le travail des années est accusé d’une manière impitoyable sur le visage terne, parcheminé, sillonné de rides et de plis nombreux. Mais le regard de ce petit œil gris est resté clair, et l’expression de cette physionomie prudente et un peu soupçonneuse demeure encore singulièrement vivante.

Ainsi que toujours on peut l’observer au début de l’histoire de l’art, à l’apparition de génies tels que les Van Eyck succède une période d’assimilation, de recueillement, de recherches partielles et ingrates. Les foules qui suivent ces hommes extraordinaires ne vont point du même pas. Embarrassées dans les difficultés de la route, il leur faut parfois bien des efforts pour qu’elles les rejoignent sur les sommets où seuls, du. premier coup, ils sont parvenus. Comme en Italie après Giotto, en Flandre après les Van Eyck, ce temps d’arrêt sera long. Le talent n’est guère moindre cependant chez leurs successeurs, notamment chez Van der Weyden et Dyrk Bouts, dont le musée de Berlin possède d’importans ouvrages. Mais ce talent d’exécution très réel s’allie à des étrangetés de style ou de composition qui, dans l’école, deviendront de plus en plus déplaisantes. Après une éclosion si brillante, la peinture semble rétrograder et son habileté toute matérielle est impuissante à masquer les fautes de goût qui se voient dans la plupart de ses productions à cette époque. On est heureux quand, par hasard, le charme d’un sentiment plus personnel arrive à s’y faire jour, comme dans cette Vierge de Memling qui, bien que fatiguée par le temps, montre la fleur de poésie et l’expression de suavité qui font l’originalité de ce maître. Après Memling d’ailleurs, la forte unité de l’école primitive est bientôt rompue et, parmi les œuvres assez nombreuses que compte ici cette période intermédiaire qui s’étend jusqu’à Rubens, il serait aisé de démêler celles qui, — comme l’Annonciation et le Jugement dernier de Petrus Cristus, le Christ sur la croix de Gérard David, et surtout la Vierge glorieuse de Quintin Massys, — attestent la persistance des anciennes traditions nationales, et celles où Van Orley et Mabuse, par exemple, laissent voir une préoccupation assez malencontreuse du style italien, qu’ils travestissent en croyant l’imiter.

Entre ces fluctuations contraires l’art va s’amoindrissant peu à peu. Dans le portrait seulement, il parvient à se maintenir à un niveau supérieur. Ce n’est pas là du reste un fait isolé. L’influence décisive que le portrait a exercée sur les destinées de la peinture se manifeste clairement à travers son histoire. En essayant de reproduire un visage humain avec la variété infinie des modifications que l’âge, le sexe, le tempérament et les habitudes apportent dans son aspect, l’artiste est aux prises avec les exigences à la fois les plus délicates et les plus précises. A d’aussi salutaires enseignemens se sont formées toutes les écoles, et après y avoir acquis leur indépendance, c’est grâce à eux encore qu’elles ont échappé à l’étroitesse des conventions qui pouvaient fausser leur développement. En face de son modèle, tout peintre digne de ce nom est tenu à une sincérité absolue. Tel qui dans ses compositions est affecté, peu naturel, esclave d’un maître ou systématiquement rivé à une doctrine, arrive, comme par une sorte de dédoublement de lui-même, à redevenir simple, naïf, à être même original quand il ne cherche plus qu’à exprimer la fidèle ressemblance de l’être humain qui pose devant lui. Le réalisme un peu gauche qui dépare les sujets mythologiques ou sacrés où s’égarent la plupart des peintres de la Flandre qui ont suivi les van Eyck, est presque une qualité dans les consciencieux portraits que quelques-uns d’entre eux nous ont laissés, Henri de Blés, dont la valeur comme paysagiste nous paraît un peu surfaite, se révèle au musée de Berlin comme un excellent portraitiste. A côté de lui, Mabuse, Martin van Heemskerke, Ant. Moro avec ses Chanoines d’Utrecht, et même des artistes moins en vue, tels que Neuchâtel et les Pourbus, démontrent amplement aussi ce qu’était encore cet art du portrait quand déjà toute originalité avait à peu près disparu de l’école. Mais, le portrait excepté, la décadence s’accuse de plus en plus. Entre les représentans attardés d’un archaïsme qui n’a plus la naïveté pour excuse et les prétendus novateurs qui croient s’inspirer de l’Italie dans des œuvres bâtardes aussi dépourvues de style que de naturel, la peinture des Flandres semble, par un affaiblissement graduel, marcher vers un complet épuisement. Quand on voit la Minerve avec les Muses et toutes les fades allégories auxquelles Otto van Veen a dû sa célébrité, rien ne fait résager qu’une rénovation soit prochaine, ni surtout que la gloire en soit réservée à l’élève d’un tel maître. Mais le prodige éclatant qu’à l’origine le génie des Van Eyck avait réalisé, le génie de Rubens allait, dans des conditions tout aussi imprévues, en renouveler le miracle.

Le musée de Berlin, bien qu’il porte le nom de Rubens inscrit quinze fois à son catalogue, ne possède cependant aucune de ces productions capitales telles qu’en ont la plupart des grandes galeries de l’Europe. Le désir très louable de combler cette lacune a sans doute contribué pour beaucoup à l’achat récent du grand tableau de Neptune et Amphitrite, qui, au printemps dernier, a été payé au comte de Schœnborn la somme respectable de 250,000 francs. Le prix élevé aussi bien que le mérite fort discutable de cette toile ont soulevé entre la presse berlinoise et la direction des musées une polémique longue et acharnée. Pour nous, qui n’avons aucune raison de nous passionner en cette affaire, il nous paraît que l’œuvre dont il s’agit ne mérite ni les louanges ni les critiques excessives dont elle a été l’objet. Son attribution à Rubens, tour à tour niée et soutenue avec une grande abondance d’argumens, nous la trouvons possible, mais sans penser pour cela qu’elle fasse grand honneur au maître. Dans cette composition assez banale, une seule figure, celle d’Amphitrite, nous semble digne de lui, à cause de son exécution facile et de la blonde et claire transparence de ses ombres. Quant aux autres personnages, ils sont d’une insignifiance parfaite ; le coloris général est dépouillé et la facture froide et sans charme. Assez peu recommandable par son mérite, l’œuvre deviendrait intéressante par sa date, s’il fallait toutefois accepter celle de 1609, à laquelle conclut un des directeurs[2]. La thèse nous paraît peu soutenable. En admettant que l’œuvre soit sortie de l’atelier de Rubens, c’est plus tôt ou plus tard, croyons-nous, qu’il conviendrait d’en placer la date : plus tôt, si on la suppose tout entière peinte de sa main encore inexpérimentée ; plus tard, si, pour expliquer les traces nombreuses de timidité ou de défaillance, on consent à y reconnaître la collaboration des élèves, dont, quelques années après 1609, le maître, désireux de battre monnaie, utilisait un peu trop largement le concours. Sans être un chef-d’œuvre, le Saint Sébastien du musée de Berlin, qu’on s’accorde à considérer comme ayant été peint vers 1606, pendant le séjour de Rubens en Italie, nous montre une entente du tableau, une décision, des qualités de coloris et un entrain qui font par trop défaut à cette grande machine mythologique.

Sans nous arrêter aux autres toiles plus ou moins suspectes, plus ou moins insignifiantes qui se réclament du nom de Rubens, nous trouverons une expression plus heureuse de son talent dans ses esquisses, les unes très sommaires et enlevées en quelques traits, comme la Prise de Tunis ; les autres poussées jusqu’à cet état de demi-achèvement auquel, avec un tel maître, on ne voit pas ce qu’on pourrait ajouter. Tels sont, par exemple, le Christ mort, un petit tableau très pathétique et d’un sentiment tout moderne, et surtout le Persée et Andromède, une merveille où l’on retrouve Rubens tout entier avec ses meilleures qualités. Ce n’est pas que les deux personnages principaux soient des modèles de beauté et de noblesse académique. Épaisse et rebondie, la jeune fille semble un peu trop faite pour tenter la férocité du monstre auquel elle vient d’échapper, et son libérateur, empanaché comme un héros de théâtre, n’offre pas non plus un type d’une bien haute distinction. Quant à la robuste monture de Persée, elle paraît plutôt taillée pour traîner les camions des brasseurs d’Anvers que pour voler dans les airs. Tout cela saute aux yeux, et pourtant on y songe à peine, ce qui manque sous le rapport du style étant ici compensé et bien au-delà, par la vie, le mouvement, l’à-propos, par les mille détails ingénieux et piquans de la composition elle-même. Quelle charmante invention, entre autres, que ces petits Amours qui s’empressent autour du jeune couple, l’un se dressant sur ses pieds pour arriver à dénouer les liens qui retiennent Andromède, l’autre prenant par la bride le cheval qui hennit d’aise, les deux autres enfin, comme des gamins espiègles, s’aidant à escalader le paisible coursier pour s’installer sur sa large croupe ! Et que dire de l’exécution ? Comment donner idée de l’harmonie joyeuse et du doux éclat de ce chef-d’œuvre ? Quel bouquet de gaîtés et quels heureux voisinages de couleurs présentent ces petits corps fermes et souples, avec leurs têtes blondes, leurs chairs roses, piquées, au bon endroit, d’un luisant qui en avive la fraîcheur, ce cheval gris avec ses grandes ailes d’un blanc nacré, ce ciel d’un bleu amorti et cette mer glauque, dont l’écume rejaillit en éclats blanchâtres ! Et comme partout la facture est animée, plaisante à voir, éclose spontanément en quelque sorte ! Comme tout cela enfin respire la facilité et le bonheur de vivre et de s’épanouir sous vos yeux !

Le plus célèbre des élèves de Rubens, Van Dyck, compte à Berlin plusieurs ouvrages de grande dimension et dans lesquels on le voit peu à peu se dégager de l’influence de son maître. Ce sont comme autant d’étapes successives dans la carrière de peintre d’histoire. Le Christ mort est une magnifique composition qui probablement a suivi de peu son retour d’Italie. On n’y trouve plus guère trace, en effet, de ses origines flamandes, et, avec quelque chose du goût d’André del Sarto pour le choix des formes et la distinction du dessin, on reconnaît aussi dans le coloris une préoccupation positive des Vénitiens. Le Saint Jean est même une réminiscence formelle de la belle figure du même saint dans la Mise au tombeau du Louvre, une des plus sublimes inspirations du Titien. Mais la disposition générale, l’harmonie expressive de la couleur et de l’exécution, l’élégance et l’abandon du corps du Christ, le désespoir touchant de Madeleine et de la Vierge, sont autant de traits qui appartiennent bien à Van Dyck. Comme tout artiste qui sent sa valeur, il n’a pas subi passivement l’action des maîtres avec lesquels il vient de vivre en Italie ; son admiration a été féconde, il a développé à leur contact les côtés délicats et tendres de son propre talent, et il s’est assimilé les enseignemens qui convenaient le mieux à sa nature. Un seul portrait, celui du Prince de Carignan, mérite d’être cité après ce Christ ; encore n’a-t-il, malgré sa valeur, qu’une importance secondaire dans l’œuvre da Van Dyck.

Nous glisserons rapidement sur les autres élèves ou contemporains de Rubens, sur Snyders, Breughel et Teniers, qui, bien que très convenablement représentés au musée de Berlin, n’y ont pas cependant de révélations très neuves à nous faire. Brauwer nous réserve, au contraire, une vraie surprise en nous offrant ici un des rares spécimens de son talent de paysagiste. Ce Berger, signé de son monogramme, suffirait à justifier à nos yeux, et mieux encore qu’aucune autre de ses œuvres, la haute estime où le tenaient les deux plus grands artistes de son temps, Rubens et Rembrandt. Le motif est cependant des plus humbles. Au milieu d’une pauvre campagne, assis sur un tertre de sable où croît une herbe sèche et clairsemée, un petit pâtre, entouré de quelques moutons, joue du chalumeau près de son chien, qui, les yeux fixés sur lui, paraît goûter cette rustique distraction. Plus loin, on découvre une chaumière à demi cachée dans les arbres, et derrière des broussailles rabougries, s’étend une maigre prairie gagnée sur la dune qui ferme l’horizon. Au-dessus, un ciel léger, vif, argentin, avec un soupçon de bleu brouillé dans des nuages blancs. Ces élémens sont bien modestes, en vérité, mais la peinture est exquise. Merveilleuse de facilité et d’à-propos, sans appuyer jamais, sans paraître même y prendre garde, l’exécution donne du prix à tout ce qu’elle touche. L’harmonie n’a pas été obtenue non plus par des moyens bien compliqués ; quelques tons passés, des verts neutres, des gris bleuâtres, des jaunes et des rouges amortis en font tous les frais. De ces couleurs, qui n’ont rien de rare, Brauwer a tiré les plus charmantes résonances et les accords les plus finement nuancés. C’est le propre des maîtres de beaucoup exprimer avec si peu d’effort et de trouver des richesses à côté desquelles bien d’autres avant eux sont passés. Il semble qu’échappé pour un moment aux taudis enfumés où il vit d’ordinaire, Brauwer ce jour-là se soit enivré d’air et de lumière. Tout lui paraît radieux, limpide, enveloppé ; formes et couleurs sont comme transfigurées devant lui, et il n’est pas jusqu’à ce petit paysan qui, avec sa toque et son pourpoint rougeâtres, ne prenne devant ses yeux je ne sais quelle grâce naturelle que, si amusans qu’ils soient, les balourds et les rustauds de ses tavernes ne nous feront jamais oublier. Une seule chose nous étonne, c’est qu’après avoir mené sa palette à pareille fête, Brauwer n’y soit pas retourné plus souvent, et qu’il n’ait qu’à de trop rares intervalles renouvelé les échappées buissonnières d’où il pouvait rapporter pareils chefs-d’œuvre. Et quel regret aussi qu’un tel bijou acheté à Paris en 1878, pour un prix très modéré, nous a-t-on dit, ne soit pas entré au Louvre, où il eût tenu si dignement sa place, et montré quel fin paysagiste était ce peintre de cabarets !

Hals, le maître de Brauwer, n’a pas ici moins de onze portraits. Si vous ne trouvez pas dans cet ensemble une de ces œuvres hors ligne, telles qu’en possède le musée de Harlem, toutes du moins sont instructives, et miniatures ou portraits de grandeur naturelle, tableaux posément peints ou simples pochades bâclées à la diable, fourniraient ample matière à l’étude de ce talent dont la souplesse égale l’entrain. Toujours expéditif et ne laissant point à ses modèles le temps de s’ennuyer ; toujours large, même quand dans les proportions les plus minimes il se propose d’atteindre l’expression de la vie dans ce qu’elle a de plus intime. Hals nous a laissé des images fidèles de personnages très divers. A côté d’une fillette de noble maison, voici un ménage d’honnêtes bourgeois, puis un élégant cavalier, et un prédicateur célèbre de ce temps, Jean Acronius ; enfin Hille Bobbe, la vieille sorcière de Harlem, dont la face bestiale, enlaidie d’un vilain rire et brossée en quelques minutes par l’artiste, est désormais assurée d’arriver à la postérité tout aussi sûrement que le visage austère de notre Descartes.

Comme Brauwer, Hals appartient presque aussi bien à la Hollande qu’à la Flandre, et en passant avec eux de l’une à l’autre école, la transition est à peine sensible. Jusqu’à cette date d’ailleurs, entre les deux les différences sont moins tranchées qu’on ne les a faites, et longtemps leurs limites restent indécises. On y remarque comme des pénétrations mutuelles, qu’expliquent assez une origine commune et des rapports de voisinage naturellement étroits. Certes, à les prendre à leur sommet, dans Rubens et Rembrandt, ces analogies ont cessé et les dissemblances s’accusent alors profondément ; mais à côté de ces deux noms, combien d’autres pourraient prêter à des rapprochemens ? Breughel, Teniers, Brauwer, ne paraissent-ils pas aussi hollandais que flamands ? Avec eux, Cornélis de Vos et G. Coques lui-même ne nous offriraient-ils pas à Berlin des portraits qui semblent se rattacher à cette consciencieuse école de Mirevelt, des Morelze, des Ravestejn et des J. G. Cuyp, tous représentes aussi par des productions choisies ; école dont nous voyons van der Helst et un autre artiste bien moins connu, van Tempel, continuer et soutenir honorablement ici la tradition ?

Un des derniers et des meilleurs parmi cette forte génération qui a précédé Rembrandt, Th. de Keyser, tient dignement son rang avec un de ses plus remarquables ouvrages. Nous voulons parler des deux volets de ce retable de chaque côté duquel un père et son fils, une mère et sa fille, agenouillés et recueillis, se tiennent en prières. La peinture, très étudiée, est datée de 1628. Il faut donc renoncer à reconnaître chez de Keyser, ainsi que Burger inclinait un peu trop à le faire, l’influence de Rembrandt. A cette date, Rembrandt était loin d’une telle perfection, et c’eût été bien plutôt à lui à profiter de pareils enseignemens. Ceux qu’il avait pu recevoir étaient, en effet, des plus médiocres, et Lastman serait tout à fait inconnu aujourd’hui sans son illustre élève. Ses deux tableaux ; la Fuite en Égypte et le Baptême de l’eunuque, sont de la facture la plus gauche et du goût le plus grotesque. Quant à Rembrandt lui-même, s’il n’a pas ici un seul de ces chefs-d’œuvre, comme la Hollande, l’Ermitage, le Louvre et aussi la plupart des collections de l’Allemagne en possèdent, nulle part ailleurs, du moins, on ne peut mieux étudier les commencemens de son talent et en suivre les progrès. Dans le Peseur d’or, une peinture assez lourde, datée de 1627, il est curieux de voir la place que tient déjà dans ses préoccupations ce problème des contrastes lumineux qu’il aborde pour la première fois. Bien souvent il y reviendra plus tard et il le retournera de mille manières avant de s’arrêter à une solution qui le satisfasse. Mais il reconnaît bientôt qu’il n’est pas encore mûr pour l’affronter, et dans les œuvres qui vont suivre, il s’appliquera à rendre avec la plus minutieuse exactitude les apparences réelles des choses. Ce caractère de précision extrême se retrouve, en effet, dans une petite figure de femme assise et dans une composition mythologique, le Rapt de Proserpine, qui datent l’une et l’autre de 1632. N’était le titre porté au livret, vous auriez quelque peiné à reconnaître le sujet de cette dernière scène, car, interprétées par Rembrandt, les poétiques légendes de l’antiquité deviennent assez méconnaissables. Il est vrai qu’une grande composition biblique : Samson menaçant son beau-père, n’est pas, non plus, d’une clarté bien évidente, puisque longtemps on a voulu y voir un trait de la vie du duc Adolphe de Gueldre. Le type du personnage principal, son costume et l’épaisse forêt de cheveux crépus qui couronne sa grosse tête sont mieux d’accord avec la désignation aujourd’hui admise. Rembrandt n’a pas manqué une si belle occasion de tirer de sa garde-robe orientale tout ce qu’elle contenait de plus magnifique. Ainsi paré et armé à la turque, le géant brandit avec fureur son poing fermé vers son beau-père, un vieillard aux traits élégans et fins qui, en homme avisé, se tient derrière une porte bardée de fer, la main sur le loquet d’une lucarne entr’ouverte, hors des atteintes de ce terrible gendre et tout prêt à s’esquiver. L’action, on le voit, ne comporte pas grand intérêt, et la peinture, qui d’ailleurs a souffert, ne montre aucune de ces recherches de couleur, de lumière ou de sentiment, qui, par un admirable accord, se montrent parfois réunies dans certaines œuvres de Rembrandt, dans un soi-disant Portrait de Saskia, par exemple, qui à Berlin est son meilleur ouvrage. Commençons par dire cependant que nous ne pouvons y retrouver les traits bien connus de sa compagne, tels qu’il les a reproduits dans la consciencieuse image du Musée de Cassel. Elle est charmante, cette jeune femme au riche costume, avec son teint éblouissant, ses lèvres vermeilles et ce front pur sur lequel se jouent en gracieuses spirales quelques cheveux follets. Mais, toute vivante qu’elle est, elle semble bien une création du peintre plutôt qu’un portrait. Dans l’expression indéfinissable de son regard, dans la grâce attachante et mystérieuse de sa physionomie, il y a certainement quelque chose qui dépasse la simple représentation de la nature et que seul le génie de Rembrandt pouvait y ajouter

De beaux portraits de G. Flinck et de F. Bol, et celui d’un vieux savant à cheveux blancs attribué à N. Maes forment la meilleure part des œuvres des élèves de Rembrandt ; dans leurs compositions, au contraire, ils ont imité de trop près les procédés et jusqu’aux bizarreries du maître. Devant la sienne leur personnalité s’efface complètement. Mais si, comme eux, quelques-uns des contemporains de Rembrandt ont été à ce point dominés par son influence, l’école hollandaise, dans son ensemble, conserve en face de lui son originalité, et présente une très riche variété de talens ayant chacun sa valeur et son caractère propres. Terburg est l’un des plus exquis. A côté d’une Consultation datée de 1635, un de ses premiers ouvrages, voici plusieurs de ces petits portraits pour lesquels le peintre avait, de son temps, acquis une légitime réputation. Ce sont généralement des gens graves, les amis ou les alliés de Terburg, car celui-ci, à l’encontre de quelques-uns de ses confrères d’alors, était aussiun personnage et il devait lui-même exercer pendant plusieurs années les fonctions de bourgmestre de la ville de Deventer. Ce magistrat correct était, à l’occasion, le peintre de toutes les élégances. Son tableau de la Remontrance paternelle (bien qu’à certains égards inférieur à la répétition du Musée d’Amsterdam) suffirait à le prouver. La figure de la jeune fille vue de dos est d’une grâce extrême et la fameuse robe de satin blanc dont elle est vêtue est un prodige d’exécution. On connaît, au surplus, le tableau par la gravure de Wille, qui le premier a imaginé cette désignation, la Remontrance paternelle. Malgré l’invraisemblance de ce titre, qui ne s’accorde guère avec l’âge des personnages mis en présence, Goethe a cru devoir le confirmer par le commentaire qu’il a donné ide la composition de Terburg dans les Affinités électives. Goethe cédait à une manie trop commune à cette époque et à laquelle Diderot, dans ses Salons, avait aussi largement sacrifié : celle de croire qu’une anecdote romanesque accolée A une œuvre d’art doit ajouter à son prix et la recommander à notre admiration. Sans rendre Terburg responsable de la dénomination infligée à son œuvre, nous préférons, et de beaucoup, à celle-ci cette Famille du rémouleur, sur laquelle il serait, croyons-nous, difficile de broder quelque histoire. On n’imagine pas sujet plus simple : un ouvrier occupé à aiguiser une faux ; un autre qui le regarde, pendant qu’assise auprès d’eux sur une chaise basse, une mère se livre à travers l’épaisse chevelure de sa petite fille à de minutieuses recherches. Il n’y a pas là, on en conviendra, matière à sentiment. Mais ces petits personnages sont d’un dessin si ferme, si juste, si net et d’une couleur si élégante, cette arrière-cour où tant de débris sans nom sont venus échouer dans un désordre si pittoresque, ces baraques d’équilibre hasardeux avec leurs murailles dont le crépi se désagrège, cette eau qui s’épanche sur la meule pour se perdre ensuite entre les pavés disjoints, tous ces mille détails, tous ces riens sont exprimés avec tant de goût et avec une telle habileté qu’il faudrait, en vérité, n’avoir aucune idée de ce que vaut la perfection pour ne pas trouver partout où le regard se pose l’occasion d’admirations nouvelles. Notez encore qu’avec des élémens si compliqués, l’aspect reste d’une simplicité extrême, et le même peintre qui, dans le Congrès de Munster, où dans des scènes intimes d’une observation si pénétrante, a su rendre la lumière étouffée des intérieurs hollandais, abordant ici, sous un jour clair et avec tous ces périls réunis, le redoutable problème du plein air, arrive à nous montrer chacun de ces détails à son plan, reflété, enveloppé, avec son importance relative et sa coloration exacte.

Il y a bien du talent aussi chez Metsu. Venu après Terburg, il a profité à ce point de ses exemples qu’il est parfois permis d’hésiter entre eus deux. S’ils offrent bien des analogies, ils n’en ont pas moins leurs traits distinctifs, et en de tels rapprochemens on reconnaît une fois de plus de quelles nuances voisines est faite la perfection, et en même temps, pour qui sait voir, quelles différences elle comporte. La Famille du négociant Gelfing est un des ouvrages les plus soignés de Metsu. Mais, au milieu de cet intérieur somptueux, ces bonnes gens, endimanchés et raides dans leurs vêtemens de gala, paraissent assez dépaysés. Tout ce luxe est de fraîche date, ils n’y sont pas encore faits, et semblent en visite. L’artiste, pour les contenter, n’a pourtant épargné ni son talent, ni sa peine, mais on voit qu’il n’a pas dû trouver grand plaisir à son œuvre, et son pinceau, plus indiscret qu’il n’aurait voulu, a trahi quelque chose de son ennui. Quel contraste avec l’intérieur hollandais de P. de Hooch, comme il est manifeste que le peintre, cette fois, a choisi son sujet et avec quel amour il l’a traité ! Ici, pas de richesse dont on songe à faire étalage. On n’a pas de temps à, perdre dans ce modeste ménage. Le mari est absent, sans doute occupé à son travail et la jeune mère, tout en achevant de lacer son corsage, envoie un regard de tendresse et un sourire d’adieu à un berceau d’osier dans lequel elle vient de replacer son enfant. Elle a maintenant un peu de loisir et va pouvoir reprendra sa tâche. Mais il ne faut pas réveiller ce marmot ; et gauchement, avec précaution, la petite sœur s’éloigne, suivie du chien familier qui, délogé de sa place favorite, bien à regret se lève et s’étire paresseusement. Déjà, l’ombre a gagné le tranquille réduit ; mais l’œil, en s’habituant à sa demi-obscurité peut encore découvrir tous les détails de l’humble mobilier, constater que tout y est en ordre, frotté, fourbi et entretenu avec amour. Et sachant où se poser parmi ces objets que tant de fois déjà elle a retrouvés en leur place accoutumée, la lumière elle-même se fait plus douce, plus transparente, plus affectueuse en quelque sorte, pour éclairer cette scène intime et relier entre eux dans un harmonieux accord tous les élémens de ce petit chef-d’œuvre où l’artiste a mis avec son cœur, le meilleur de son talent.

Van der Meer, ici, n’est point de qualité si haute, mais on trouve toujours à s’intéresser à ses recherches, bien que parfois elles déconcertent un peu par leur variété même. Tantôt, en effet, comme dans ses chefs-d’œuvre de Dresde et de la collection Six, il nous apparaît avec cette exécution forte et serrée et ces intensités d’intonation qui font de lui un coloriste tout à fait de premier ordre ; tantôt, au contraire, comme dans notre Dentellière et dans cette Jeune Femme à sa toilette, qui est au musée de Berlin son meilleur ouvrage, il se montre délicat, nuancé, fondu et il oppose des pâleurs grises et des tons amortis à quelques colorations plus franches, mais très discrètement réparties. On ne croirait pas avoir affaire au même peintre. Elle est charmante cette jeune dame, — avec sa robe gris perle et son caraco d’un jaune passé bordé d’hermine, — qui achève de s’ajuster en face de son miroir. La. toilette va être terminée ; il ne reste plus qu’à nouer un collier de perles autour de son joli cou, et la coquette, appliquée à cette grave occupation, semble tout heureuse de l’effet de sa parure. La douceur de la lumière, l’effacement des tons et de la facture donnent à ce gracieux tableau un aspect d’une distinction extrême. On se sent ici d’ailleurs en honnête maison. Mais Van der Meer n’est pas toujours si édifiant et il s’égare parfois en de singulières compagnies.

Celles de J. Steen sont encore plus risquées. La pruderie n’est pas le fait de ce joyeux compère et il ne se prive ni des allusions égrillardes, ni des plaisanteries salées. Avec ce vieux libertin égaré dans un mauvais lieu où des drôlesses de tout âge sont en train de le dévaliser, et cette Dispute au jeu qui tourne au tragique, voici un des bons ouvrages du peintre : le Jardin d’auberge. La société n’y est pas nombreuse, et il n’est pas besoin non plus de vous dire qu’elle est assez mêlée. Quelques rares consommateurs s’espacent devant des tables peu garnies, et l’un d’eux, faute de mieux, lutine assez vivement la servante. Au premier plan, Steen s’est représenté lui-même assis à une des tables et réduit, pour ce jour-là, à bien maigre pitance. Il pèle un hareng dont son chien attend sa part. Le régal, est mince, mais le peintre n’a pas pour cela perdu sa belle humeur. D’un air narquois, en regardant le spectateur, il rit à sa propre misère. Vous pouvez compter qu’il prendra sa revanche. Du moins la peinture a profité de cette détresse momentanée, car elle est cette fois plus étudiée, plus fine, menée plus loin. Elle est plus reflétée aussi et dénote des observations de plein air, évidemment prises ici sur nature, mais que Steen n’a pas eu souvent occasion de renouveler. Avant de devenir le gendre de Van Goyen, Steen pourtant avait été son élève. Il n’y paraît guère dans son œuvre et la campagne n’y tient pas une grande place. Avec ses quelques arbres rabougris, ce jardin d’auberge est, à notre connaissance, la seule excursion qu’y ait jamais faite ce bon vivant qui n’aimait pas à s’écarter de la ville et trouvait expédient de contenter tous ses goûts en tenant lui-même un cabaret.

Nous pouvons heureusement rencontrer ici des interprétations plus autorisées de la nature hollandaise, et les paysagistes, nombreux au musée de Berlin, y sont représentés par des exemplaires de choix. Nous ne parlerons donc que de ceux qui ont quelque révélation nouvelle à nous faire. A. Van der Venne est de ceux-là, et, l’un des premiers parmi ses confrères, il a cherché autour de lui ses inspirations. Elles ne devaient pas lui manquer, car c’était un esprit singulièrement actif et doué des aptitudes les plus diverses. Ce paysagiste devenait, à l’occasion, peintre de genre ou peintre de portrait, poète même à ses heures. Il est un des rares artistes chez lesquels on peut noter quelque trace des événemens politiques ou des passions religieuses qui agitaient alors la Hollande. Dans le grand tableau allégorique du musée d’Amsterdam, mettant en présence catholiques et protestans, il nous a montré de quel côté étaient ses préférences, et une fête donnée à propos de la trêve de 1609 nous a valu le chef-d’œuvre du Louvre, daté de 1616. Antérieurs de deux ans à ce dernier, les deux petits paysages de Berlin : l’Été et l’Hivery sont aussi des merveilles d’exécution. La facture y est d’une vivacité singulière, et les eaux, les végétations, ainsi que les nombreux petits personnages qui animent ces deux compositions, touchés avec une spirituelle précision, dénotent un très rare talent. Van Goyen, qui a suivi de près Van der Venne, ne compte pas moins de sept tableaux à Berlin. Leurs dates, échelonnées de 1621 à 1650, nous révèlent pour cette longue période une pratique à peu près invariable, mais qui, en s’affinant, tend de plus en plus à simplifier les colorations et les lignes mêmes de ses paysages. La mystérieuse poésie de l’espace fait le principal intérêt de ses compositions, où les terrains se réduisent le plus souvent à une bande étroite, de part et d’autre de laquelle le ciel et l’eau étendent leurs profondeurs et leur immensité. C’est là d’ailleurs un des aspects les plus familiers de la Hollande, et si vous doutiez de la véracité de Van Goyen, Simon Vlieger, Salomon Ruysdael, et même deux peintres moins connus, R. de Vries et F. de Hulst viendraient ici, avec des données pareilles, confirmer la véracité de ses témoignages.

A côté de ces plages mélancoliques, les maîtres hollandais ont su trouver partout autour d’eux les inspirations les plus pittoresques. Sous les arbres mêmes du bois de La Haye, voici une multitude de cavaliers et d’animaux de toute espèce que P. Potter a réunis dans ce Départ pour la chasse qu’il a peint en 1652, deux ans avant sa mort. Malgré les petites dimensions des personnages et des bêtes, la vérité de leurs allures et jusqu’aux particularités de leurs physionomies sont rendues avec une finesse que bien rarement le peintre a dépassée. Malheureusement le paysage, traité avec la même minutieuse conscience, rapetisse la composition, et l’œil est offensé par la couleur de ses verdures, dont le ton bleuâtre est aujourd’hui aussi criard qu’invraisemblable. Au contraire, dans la Matinée d’été d’Ad. Van der Velde, la couleur est d’une harmonie délicieuse. Cette prairie, encore humide de rosée, ce tranquille horizon, ces eaux dont l’immobile miroir reflète un ciel pur, ce ciel lui-même au bas duquel des nuages commencent à se former et à s’arrondir comme au début d’une chaude journée, tout cela est exprimé avec une telle grâce dans le dessin et tant de limpidité dans les colorations qu’on se sent pénétré peu à peu par le calme et la sérénité de cette nature. Avec une lumière plus ambrée, le Cours d’eau d’Alb. Cuyp présente la même impression de calme. C’est l’heure radieuse, si chère au peintre, où le soleil qui décline transforme les objets les plus vulgaires en noyant leurs contours dans une vapeur dorée.

Nous ne nous arrêterons pas longtemps devant cette Entrée de forêt où Hobbéma, sans doute en souvenir des beautés qu’il y avait goûtées lui-même, a placé un peintre occupé à dessiner. Le lieu a du charme et le regard aime à s’enfoncer sous ces ombrages, mais l’exécution montre les lourdeurs que trop souvent on rencontre chez Hobbéma. C’est un maître inégal, et non-seulement vous ne sauriez trouver à travers tous les musées de l’Allemagne une œuvre qui approche de notre Moulin à eau, mais parfois il y mettrait votre sympathie à d’assez fortes épreuves.

Vous n’avez pas à craindre pareils mécomptes avec Ruysdael. Après l’avoir si souvent rencontré, ne pensez jamais qu’il n’ait plus rien à vous apprendre. Des onze toiles qu’il a au musée de Berlin, quelques-unes doivent être comptées au nombre de ses meilleures inspirations et parmi elles deux vues des environs de Harlem : les Dunes près d’Overveen. Cette campagne de Harlem était faite pour plaire à Ruysdael. Le bois séculaire qui touche aux portes de la ville, la longue chaîne des dunes qui le bordent et la plage à laquelle elles aboutissent présentent au paysagiste une succession de ressources pittoresques dont peu de contrées offrent l’équivalent. C’est au milieu de cette nature simple et abandonnée à elle-même qu’avait grandi le peintre, et à toutes ses beautés elle joignait pour lui le charme du pays natal. De bonne heure il en avait compris la poésie et il devait jusqu’au bout lui rester fidèle. Comme pour ces êtres chers dont on aime à multiplier les images sans se lasser jamais, il en copiait tous les recoins.

Deux marines du maître sont peut-être supérieures encore à ces paysages de Dunes, avec lesquels elles présentent d’ailleurs un contraste frappant. La plus importante de ces marines et aussi la plus pathétique, est un des chefs-d’œuvre de Ruysdael et rappelle l’impression de notre Tempête du Louvre. De gros nuages qui s’élèvent du bas de l’horizon, amoncelés en masses compactes, envahissent lourdement le ciel. Sur la mer l’agitation est plus grande encore. Un grain se prépare et déjà les vagues soulevées se dressent, se heurtent, se tordent en spirales limoneuses ou jaillissent en écumes blanchâtres. Entre cette double menace de la mer et du ciel, quelques barques courbées sous le vent essaient de regagner le port d’Amsterdam, qu’on aperçoit dans le lointain, et l’une d’elles, plus violemment secouée, assaillie par un paquet de lames, penche sur le flot sa voile goudronnée. Le ton roussâtre de cette voile s’oppose harmonieusement à une tache d’azur qui persiste encore au ciel, mais qui va bientôt disparaître. Ce sont là les seules colorations du tableau : autour tout est morne, sombre ou livide, et la mince traînée de lumière blafarde qui raie l’horizon ajoute encore à la tristesse sinistre de l’aspect général. Telle est cette composition, plus éloquente dans sa simplicité que les tempêtes et les fracas emphatiques de Backhuysen ou de Vernet. Ruysdael ne tombe point dans ces déclamations ; jamais il n’est extrême ; il s’arrête à temps. Il sait bien que ces sortes d’accidens ne sont point rares dans la vie des marins de ces cotes, et loin de perdre son sang-froid, il montre à peine son émotion. Il reste grave, sérieux ; il conserve en tout cette mesure, ce goût, cette horreur des banalités sentimentales qui est dans le caractère de son génie, et c’est par là qu’il a mérité d’être en même temps un si fidèle interprète de la nature hollandaise et l’un des plus nobles représentans du tempérament de sa race.


IV

Les maîtres de l’école française et de l’école espagnole, assez peu nombreux à Berlin, n’y font pas grande figure. Poussin, parmi les premiers, est un des mieux partagés. Son Jupiter nourri par la chèvre Amalthée nous montre ce mélange d’élévation et de naïveté familière qu’il apportait dans l’interprétation de la mythologie. La nymphe assise à terre qui fait boire le jeune dieu et sa compagne qui pose délicatement sur un disque de bois le rayon de miel pris à une ruche voisine forment avec le satyre occupé à traire la chèvre un groupe charmant qui semble emprunté à un bas-relief antique. En y joignant une composition pleine de style, Saint Mathieu et l’Ange, qui provient de la galerie Sciarra, on aurait des spécimens excellent de son double talent de peintre d’histoire et de paysagiste. Quant au Saint Bruno en prière de Lesueur, ce n’est probablement qu’une copie ancienne de notre tableau du Louvre. Plus loin, un grand Portrait de famille par Lebrun, peinture correcte mais froide, n’a d’autre intérêt que de nous offrir les traits de Jabach, le célèbre financier auquel nos collections doivent une grande partie de leurs chefs-d’œuvre. La Marie de Mancini est, au contraire, un des meilleurs portraits de Mignard. Il est vrai que le modèle prêtait, et vu ainsi presque de face, avec son teint éclatant et ses grands yeux vifs, ce visage, couronné par une forêt de cheveux noirs et bouclés, est d’une beauté vraiment royale, bien faite pour séduire Louis XIV. Deux jolis Watteau, une petite toile de Troy et une Bergerie de Lancret, malgré leur mérite, paraissent d’une importance fort secondaire en comparaison des œuvres nombreuses de ces artistes qui se trouvent encore aujourd’hui dans les châteaux de Potsdam. Nous aurons terminé cette rapide revue de nos peintres en signalant au passage une spirituelle esquisse de Boucher et une de ces jolies têtes de pécheresses dont Greuze a plus d’une fois reproduit les visages roses et les airs langoureux. Le repentir de celle-ci nous semble suspect ; elle paraît un peu trop savoir que cette pose convient à sa beauté. On avait alors les larmes faciles et, pour le naturel, les sentimentalités de Greuze peuvent aller de pair avec les bergeries de Lancret.

Mêlées à ces frivoles images et dans les salles mêmes où elles sont exposées, il est piquant de rencontrer, — ils sont en petit nombre — quelques ouvrages des maîtres espagnols. Voilà des gens qui ne plaisantent pas et dont la peinture ne se déride guère. Avec Zurbaran surtout le contraste est profond, et son Miracle du crucifix est le digne pendant de deux autres compositions que nous possédons au Louvre et qui ont également trait à des épisodes de la vie de saint Pierre Nolasque. Même force dans le dessin, même sévérité d’aspect, même puissance d’expression. A voir les visages énergiques de ces moines, leurs yeux pleins de feu, leur pâleur que fait encore ressortir la couleur foncée de leurs robes de bure, on a comme la révélation d’un monde étrange et qui semble en dehors de l’humanité. Mieux qu’aucun de ses compatriotes, Zurbaran a su rendre la sombre exaltation de ces vies dépensées entre les quatre murs d’une cellule et consumées par les ardeurs d’une pensée toujours attachée au même objet. Lui-même, dit-on, se sentait attiré vers le cloître et on assure, sans que le fait soit bien prouvé, qu’il y était entré quand il peignit cette série de compositions. Dans son art, du moins, il avait fait vœu d’abstinence et de pauvreté et il imposait à sa palette d’impitoyables mortifications. Mais ce qu’il refuse à la matière, Zurbaran le donne à l’esprit, il connaît d’ailleurs à fond son métier ; c’est un dessinateur irréprochable qui sait construire un tableau, mettre dans un geste toute la signification qu’il comporte, faire éclater sur un visage l’éloquence de sentimens qui dominent l’être tout entier, et sans se laisser jamais distraire de son but, il subordonne tout son travail à la claire expression de sa pensée.

A côté d’une Sainte Agnès d’Alonzo Cano, figure habilement peinte, mais dont le type manque un peu d’élévation, nous ne pouvons citer de Velasquez que des œuvres assez médiocres ou plutôt suspectes, car une seule, le Portrait du général del Borro, nous paraît mériter cette attribution. Encore ce personnage, vêtu de noir et campé dans une fière attitude, est-il d’une tournure presque grotesque avec sa corpulence énorme, son triple menton et ses joues bouffies à ne plus lui voir les yeux ; il eût été difficile, en vérité, de faire un chef-d’œuvre avec un semblable modèle. Le Saint Antoine de Padoue est, en revanche, une des toiles les plus remarquables de Murillo. Au milieu d’un essaim d’anges répandus dans le ciel entr’ouvert, saint Antoine, agenouillé et tenant dans ses bras l’Enfant Jésus, approche avec amour ses lèvres de la joue de l’enfant. Celui-ci, heureux de l’affection que lui témoigne le saint, répond à ses caresses et promène ingénument ses mains roses sur la figure brune et énergique de son adorateur. Ces effets de l’amour divin sur des âmes viriles ont plus d’une fois tenté Murillo, soit que, comme dans le célèbre tableau de la cathédrale de Séville, il ait représenté de nouveau l’Enfant Jésus apparaissant à saint Antoine, soit que, dans une œuvre plus touchante encore, il nous montre le Christ, qui, ayant détaché de la croix un de ses bras, s’incline vers saint François pour l’attirer à lui. Les moines de Zurbaran ne connaissent point ces familiarités aimables. Leur piété est âpre et farouche ; elle juge condamnables, elle proscrit comme trop humaines ces libres expansions d’un cœur qui ose s’abandonner sans réserve. C’est dans de telles inspirations, au contraire, que triomphe le talent de Murillo. Mais quand il a voulu faire de ses vierges des créatures idéales, il n’a réussi qu’à peindre des jeunes filles mondaines, un peu coquettes, d’une suavité douceâtre et sans grand caractère. Il est tout à fait original et supérieur lorsque, prenant autour de lui ses modèles, il nous montre les mâles visages de ses compatriotes transfigurés par les extases de la foi.

En regard de la pénurie des écoles de France et d’Espagne, celles d’Italie présentent au musée de Berlin un intérêt tout particulier, et la collection des Quattrocentisti qu’on y a réunie est, après celle de Florence, la plus complète qui existe. Mais quand, avec ces vaillans ouvriers de la première heure, on a suivi le chemin qui conduit aux sommets, il ne faut point s’attendre à y rencontrer les maîtres en qui se résument les plus hautes aspirations de la peinture. Ici les sommets sont déserts et les grands noms font à peu près défaut. Raphaël, au musée de Berlin, ne figure que par des ouvrages de sa jeunesse ; Michel-Ange, Léonard et Véronèse manquent absolument, et Titien comme Corrège sont à peine représentés. En leur absence, profitons du moins des enseignemens que nous pouvons rencontrer sur notre route.

C’est de la fin du XIIIe siècle qu’on a l’habitude de dater l’époque de la renaissance des arts en Italie. A ce moment, chez nous, l’architecture et la sculpture avaient déjà produit des chefs-d’œuvre. L’une et l’autre d’ailleurs devaient aussi de l’autre côté des Alpes devancer, et de beaucoup, le développement de la peinture. Cet ordre de succession, qui apparaît d’une manière à peu près constante dans l’histoire, s’explique mieux encore pour l’Italie qui, malgré tant de dévastations et de ruines, avait conservé bien des monuments et des statues de l’antiquité. La peinture n’avait point le bénéfice de pareils exemples. Ce n’était point de renaissance qu’il s’agissait pour elle, car elle avait tout à inventer ; il lui fallait naître et les anciens ne lui avaient point tracé la voie. Les mosaïques de Rome et de Ravenne et les miniatures des artistes grecs ne constituaient, en effet, que des antécédents bien modestes et dans lesquels on peut tout aussi bien voir le dernier souffle d’un art épuisé que le premier éveil d’un art nouveau qui s’essaie à la vie. L’état d’infériorité où était restée la peinture permet seul d’expliquer l’enthousiasme avec lequel fut accueillie la Madone de Cimabuë. Pour qu’on pût voir là une révélation et un progrès, il fallait en vérité que l’abaissement fût bien complet. Et cependant en dehors de Florence, et même avant elle dans d’autres villes, à Pise, à Sienne et jusqu’à Vérone, bien des tentatives s’étaient produites pour lesquelles chacune de ces villes, en réclamant l’honneur d’avoir la première donné le signal, trouve à invoquer des noms et des dates à l’appui de ses prétentions. Mais comme M. Delaborde l’a remarqué ici même[3] et avec raison, ces tentatives que l’histoire et l’archéologie doivent enregistrer ne comptent guère au point de vue de l’art. Pour être soutenues, ces sortes de réhabilitations demanderaient des œuvres, et l’école florentine, la première, est en mesure de nous en montrer. Le nom de Giotto, qui lui appartient, marque réellement un progrès décisif et une révolution. Cette fois, c’est bien un art nouveau qui apparaît avec un programme et des œuvres, et qui, de Naples à Padoue, dans les sanctuaires les plus en vue, marque sa vitalité. À cette aurore éclatante succède presque aussitôt une période d’obscurité ; à peine née, on dirait déjà que la peinture touche à son déclin. Comme nous l’avons vu en Flandre pour les Van Eyck, il faut, après l’apparition de génies de cette taille, du temps et de longs efforts pour que leurs conquêtes soient assurées, pour que ceux qui les suivent comprennent, en la parcourant eux-mêmes, l’étendue de la carrière qu’ils ont fournie.

Ge n’est que plus d’un siècle après Giotto que nous retrouvons dans Angelico de Fiésole un artiste original. Deux précieux petits tableaux nous révèlent une fois de plus, avec ses mérites habituels, la bonté de son cœur aimant, tout plein d’une piété aussi sincère qu’élevée. Dans l’un d’eux, saint Dominique et saint François d’Assise se rencontrant à la porte d’un couvent se serrent tendrement la main. L’expression d’une mutuelle affection se voit sur leurs visages, et au ciel, la Vierge intercédant pour le monde que le Christ allait châtier, désarme son fils en lui montrant les deux saints unis pour travailler au triomphe de la foi. Dans le choix de cette légende empruntée à la vie de saint Dominique, on sent le vœu d’une âme pure, émue de la rivalité entre deux ordres puissans qui troublait alors profondément l’Église. Le même sentiment a aussi inspiré l’autre tableau dans lequel une apparition de saint François au milieu des religieux de son ordre est naïvement accompagnée de l’inscription : Pax vobis. Témoins du miracle, les frères l’accueillent avec respect et semblent protester de leur déférence à la volonté du saint. Un seul d’entre eux, ayant peut-être quelque infraction plus grave à se reprocher, se détourne et cache son visage entre ses mains, comme s’il ne pouvait soutenir la vue de la leçon qui le condamne.

C’est ainsi qu’étranger par sa nature à tout sentiment de haine, le bon dominicain consacrait son talent à prêcher entre les serviteurs de Dieu l’esprit de support et de concorde. L’église, de son côté, jalouse de justifier son influence par toutes les supériorités, encourageait en ce temps ces vocations d’artistes, qui, en moins d’un siècle, et dans le seul ordre de Saint-Dominique, comptent avec Angelico de Fiésole et frà Bartolommeo plusieurs autres peintres remarquables. Elle avait alors assez de vie pour ne pas craindre de l’épancher dans toutes les nobles directions de l’activité humaine. Non contente de laisser des religieux s’adonner à la pratique des arts, elle leur accordait la plus large tolérance. Avec la hardiesse inconsciente d’une franchise qui ose tout dire, Angelico de Fiésole, peignant le Jugement dernier, ne se privait pas de mettre parmi les réprouvés des moines, des évêques et même des papes, en attendant qu’un autre dominicain fît passer ces audaces dans ses prédications et payât de sa vie les courageuses invectives dont il poursuivait les vices et les désordres de la société de son temps. Mais l’originalité de frà Beato est toute personnelle ; c’est celle de son âme elle-même, et il ne faut pas moins que la force des sentimens dont elle est remplie pour se contenter des procédés élémentaires auxquels il a recours. La simplicité de sa pratique est, en effet, extrême. Loin de chercher à l’améliorer, il s’en tient aux traditions des miniaturistes et s’accommode pour l’expression de sa pensée de leurs couleurs transparentes et pures. La vérité des attitudes, l’ajustement des draperies et surtout la noblesse des physionomies sont chez lui en progrès manifeste sur ce qui se faisait alors en Italie, mais qu’il y a loin de là cependant à la puissance des colorations, à l’énergie du dessin, à la riche variété des ressources techniques que, vers la même époque, les Van Eyck venaient déjà d’introduire dans l’art !

Longtemps encore, d’ailleurs, la peinture en Italie allait rester dans un état d’infériorité marquée vis-à-vis de la sculpture. Il semble pourtant que celle-ci lui. montrât clairement les voies qui l’avaient conduite à l’émancipation en lui recommandant cette étude attentive de la nature à laquelle elle devait déjà de nombreux chefs-d’œuvre. Mais c’était inutilement que jusque-là les peintres avaient eu sous les yeux le réalisme expressif de Donatello ou cette grâce souveraine qui anime les figures de Ghiberti et que Raphaël lui-même, — qui s’en est tant inspiré, — ne devait point dépasser. Par une étrange anomalie, tandis que dans le Tabernacle d’Or San Michèle, par exemple, ou dans les Portes du Baptistère, les sculpteurs abordaient les compositions les plus compliquées et les remplissaient de mouvement et de vie, la peinture, au contraire, revenant à l’archaïsme des premiers jours, alignait sur un même plan des personnages raides, immobiles, et régulièrement espacés. Il fallait que de nouveau un artiste de génie vînt rompre le cercle de ces étroites conventions. Cet honneur était réservé à Masaccio. Sa courte vie et les importans travaux décoratifs qui lui furent confiés expliquent la rareté de ses œuvres et rendent d’autant plus précieux deux petits tableaux entrés récemment au Musée de Berlin et qui proviennent de l’église del Carminé de Pise. Dans l’un d’eux, l’Adoration des mages, la largeur et la beauté du dessin sont admirables. L’Enfant Jésus seul, un petit être chétif et mal tourné, fait exception ; mais la représentation de l’enfance a toujours été l’écueil des écoles primitives. En revanche, les mages qui, descendus de leurs chevaux, offrent à la Vierge leurs présens, procèdent d’un art accompli. Il y a là entre autres deux personnages à chaperons noirs, drapés à la mode florentine dans de grands manteaux gris foncé, deux portraits évidemment, dont les visages sont pleins de vie et de naturel. Jamais jusqu’alors on n’était entré si avant dans l’étude de la physionomie et de l’individualité humaines ; jamais on n’en avait exprimé avec cette pénétration les traits caractéristiques. On sent, avec un amour sincère de la nature, un talent assez souple pour n’être arrêté par aucune difficulté et à côté des chevaux que Vasari vante à bon droit pour leur élégance, il convient de signaler ce fond de paysage qui accompagne si heureusement la scène et dont la simplicité et l’harmonie sont empreintes d’un sentiment tout moderne. Le pendant de cette Adoration, bien que de même taille, est divisé en deux comparu mens et les deux sujets qui y sont réunis : le Crucifiement de Saint-Pierre et la Décollation d’un autre saint, offrent les mêmes qualités d’exécution, Le modelé du corps du saint Pierre, l’effort du bourreau pour frapper sûrement avec sa large épée les visages attristés des soldats témoins des deux supplices, la justesse des altitudes de toutes ces petites figures, les contrastes ou les nuances des sentimens qu’elles font paraître, tout cela aussi est bien nouveau dans l’art, et après Masaccio il faudra près d’un demi-siècle pour rencontrer encore des dons aussi rares.

Du moins, après des enseignemens et des exemples pareils, la peinture va désormais tendre d’un pas plus rapide et plus sûr vers la perfection. Avec le XVe siècle commence, en effet, une période de fécondité et de travail qui, mieux connue aujourd’hui, a mis en lumière des noms qui méritent de vivre. À l’uniformité des premiers temps succède une riche variété de talens ; chacun marche de son côté, mais par ses découvertes chacun concourt à l’avancement de l’œuvre commune. Presque tous ces peintres sont ici représentés par d’importans ouvrages auxquels nous voudrions pouvoir nous arrêter plus longtemps. C’est Filippo Lippi qui, dans une Vierge en prières, ajoute à la douceur d’expression d’Angelico de Fiésole un dessin plus ferme, plus d’éclat dans le coloris et le charme d’un paysage plein de fraîcheur ; c’est Filippino, son fils, puis. Lorenzo di Credi avec une étrange figure de Sainte Marie l’Égyptienne ; après eux, Verrocchio et D. Ghirlandajo nous offriraient des questions d’authenticité assez délicates à résoudre, le dernier surtout qu’on a peine à distinguer des nombreux collaborateurs qu’il avait formés, de F. Granacci et de B. Mainardi par exemple, dont le musée de Berlin possède des portraits intéressans.

Comme beaucoup de ces artistes, comme son frère avec lequel on le confond souvent, P. Poilaiuolo commença par être orfèvre, et son Annonciation semble se ressentir de cette origine ; elle a l’éclat et la dureté de l’émail. Botticelli, son contemporain, s’il est plus effacé dans ses harmonies, mêle bien des étrangetés à son amour de la nature. Mais son maniérisme est involontaire, et il montre autant de sincérité que d’ardeur dans ses recherches. Sept tableaux de lui nous révèlent des aspects fort divers de son talent. Avec le portrait de la Belle Simonetta nous retrouvons un type de jeune femme que, bien souvent, Botticelli a introduit dans ses compositions. Sa beauté pourtant n’a rien de rare, et ce teint blême, ce visage triste et allongé, ces cheveux d’un jaune fade ne forment pas un ensemble bien séduisant. À côté, une Vénus et un Saint Sébastien attestent la conscience qu’apportait le maître dans ces études de nu, qui étaient alors une nouveauté. Il y a loin de ces imitations ingénues, — dans lesquelles les particularités, les singularités même que pouvait offrir chaque modèle ont été soigneusement reproduites, — à la largeur et au style que l’art italien apportera bientôt dans l’interprétation du corps humain. Mais ces scrupules, qui, chez les primitifs, ont du moins l’excuse et quelquefois même le charme de la sincérité, étaient nécessaires pour aboutir à la simplicité du grand art. Chez Botticelli lui-même on peut suivre les progrès du goût, et dans cette Vénus dont l’attitude ne manque pas de grâce, la couleur comme le dessin ont déjà plus d’ampleur et de distinction[4]. Le peintre a dû faire doublement pénitence de cette nudité païenne, car, — et c’est encore là un des traits de cette nature originale et richement douée, — Botticelli s’est montré un des plus fervens adeptes de Savonarole. Il avait même poussé l’enthousiasme pour les prédications du réformateur jusqu’à vouloir se retirer dans un cloître, et les instances de Lorenzo de Médicis purent seules le décider à reprendre ses pinceaux.

Une prodigieuse activité animait alors, on le voit, cette pléiade d’artistes dont le nombre et le talent croissaient de jour en jour. Un des plus grands parmi eux, le plus grand peut-être que l’Italie ait produit dans l’intervalle qui sépare Masaccio de Léonard, Luca Signorelli, nous montre au musée de Berlin deux ouvrages fort important, mais tous deux d’un caractère bien différent. Dans les figures de saints peintes sur les volets qui décoraient autrefois un autel de l’église Saint-Augustin à Sienne, toute trace du faux goût et du maniérisme que nous avons observés chez Botticelli a disparu. On sent un art instruit par les plus fortes études et mûr désormais pour réaliser les plus hautes conceptions. Avec la beauté de l’exécution, la largeur du modelé et la science du clair-obscur, il y a là quelque chose de la grandeur de Michel-Ange, dont l’admiration pour Signorelli s’est d’ailleurs traduite par des emprunts formels. L’autre composition du maître de Cortone, quoique d’une conservation beaucoup moins satisfaisante, offre cependant encore plus d’intérêt. Le peintre a pu s’y livrer plus librement à son génie, et en abordant un sujet mythologique, il lui a donné une expression à la fois originale et élevée. Assis sur un rocher qui domine un paysage sévère, Pan est entouré de bergers, de nymphes et de satyres dont les uns soufflent, comme lui, dans leurs flûtes de roseau, pendant que d’autres prêtent l’oreille à ce concert rustique. Des peaux de bêtes ou des guirlandes de pampre cachent seules leur nudité., Plus loin, deux nymphes se reposent sous un massif de grands arbres. Tout au fond, on aperçoit des cavaliers à côté d’un arc de triomphe et, sur la droite, l’entrée d’une caverne pratiquée dans des rochers. L’aspect austère de la composition ne répond guère aux idées qu’éveille le nom de Pan ; mais le jeune dieu, loin de personnifier les ivresses de la vie sensuelle, représente ici, au contraire, la poésie de la nature et ses harmonies rythmées par la musique. Pour symboliser ce double caractère, le peintre, en même temps qu’il donnait à Pan des jambes velues et des pieds de bouc, mettait dans le haut de son corps l’élégance et la beauté d’un être supérieur. Avec les longues boucles de cheveux qui l’encadrent, son visage inspiré semble celui d’Apollon. Ses compagnons, beaux comme lui, dans des attitudes pleines de noblesse, étalent sous un ciel éclatant leur chaste nudité et s’agencent avec les lignes du paysage de la façon la plus naturelle et la plus harmonieuse. L’impression assez inattendue de solennité et de tristesse qui se dégage de toute la. scène frappe par son étrangeté, et il y a comme une lassitude de la vie dans cette image qui semblait, au contraire, devoir nous en promettre toutes les ardeurs et les exubérances. La physionomie rêveuse du dieu, la langueur de cette nymphe qui mollement approche de ses lèvres sa longue flûte, le satyre qui la contemple, le vieux berger qui gravement marque la mesure, la lenteur de ces mouvemens, le recueillement de ces personnages, tout ici respire une mélancolie profonde, et la mélopée plaintive et grêle qui s’échappe de ces instrumens primitifs est comme le dernier chant d’un monde qui va finir.

En vérité, quand on compare Signorelli à ses contemporains les plus illustres, il faut bien lui reconnaître une intelligence plus ouverte, plus haute que celle de Pérugin, un talent plus fort et plus souple, des inventions plus variées ; il faut confesser encore qu’avec une puissance au moins égale, il n’a ni les sécheresses ni les étrangetés de Mantegna, avec lequel il montre d’ailleurs plus d’une analogie, et si on tient absolument à lui assigner une place, il convient d’aller jusqu’aux plus grands pour lui trouver une compagnie à sa taille, car il est de leur race et il montre déjà quelque chose de La fécondité et de la grandeur de leur génie.

Un des compagnons de Signorelli. à l’atelier de Piero della Francesca, Melozzo da Forli, nous apporte un nouveau témoignage du degré de culture auquel étaient alors parvenues les plus petites villes du centre de l’Italie. Dans une composition allégorique, appartenant à une série de peintures de ce maître qui décoraient autrefois le palais d’Urbin, il a représenté le duc Frédéric à genoux et recevant respectueusement le dépôt de la science humaine qu’une femme richement parée confie à. sa garde. Les ouvrages de Melozzo, ceux de Piero délia Francesca et d’autres artistes italiens et même flamands, réunis dans la demeure des princes de cette petite cour d’Urbin, si brillante à cette époque, exercèrent sans doute sur le développement de Raphaël une influence plus féconde que les œuvres de son père. Giovanni Santi est, en effet, un peintre plus que médiocre, et les deux tableaux de lui que possède le musée de Berlin suffiraient pour nous eu convaincre. Ses, figures de saints ou de saintes sont d’une vulgarité ou même d’une laideur accomplie et leur exécution. dénote une gaucherie tout à fait rustique. Mais l’honnête Santi ne se faisait pas illusion sur son talent. Loin de se montrer jaloux des artistes plus en renom que les ducs avaient successivement attirés auprès d’eux, il s’était toujours empressé à leur prodiguer ses bons offices. Dans la chronique rimée on il a consigné sur l’art de son temps des indications que leur sincérité nous rend précieuses, il n’a pour ses confrères que des paroles de déférence ou d’admiration. Aussi, à défaut des enseignemens paternels que la mort de Giovanni l’empêcha de recevoir, le jeune Raphaël devait du moins à son père, avec l’héritage d’honneur qui s’attachait à son nom, le bénéfice des conseils et de la sympathie qui l’assistèrent à ses débuts. Il est touchant d’étudier ici les premiers essais du grand Urbinate et de suivre ses rapides progrès dans le court intervalle d’environ six ans, pendant lequel ont été exécutées les quatre peintures du musée de Berlin. Leurs différences sont d’autant plus faciles à constater que toutes représentent le même sujet : la Vierge et l’Enfant Jésus. La première en date a été peinte vers 1501 dans l’atelier du Pérugin. C’est le travail d’un écolier docile, appliqué, respectueux. La Vierge avec ses petits yeux, sa bouche en cœur, ses joues pleines et vermeilles, a bien le type consacré par le maître. D’une main, elle porte le livre dans lequel elle lit ; de l’autre, elle tient le pied de l’enfant assis sur ses genoux. Celui-ci est évidemment copié d’après nature, et si l’expression de son visage ne manque pas de grâce, le bas de son corps, et surtout son ventre gonflé et rebondi, ont été un peu trop scrupuleusement empruntés au modèle. Cependant, à côté de cette inexpérience et de ces fautes de goût, Raphaël a déjà cette simplicité hardie, qui est le privilège des maîtres, et s’il rencontre dans la nature quelqu’un de ces traits familiers où se marque le sentiment de la vie, il sait aussitôt en tirer parti. C’est avec une vérité charmante qu’ici, par exemple, il est arrivé à exprimer le geste de cet Enfant Jésus qui, tenant à pleines mains un chardonneret, le serre avec la gaucherie de son âge entre ses petits doigts, partagé qu’il est par la crainte de faire souffrir l’oiseau et celle de le laisser échapper. Peu à peu, les compositions de l’élève du Pérugin acquerront plus de souplesse, les lignes plus de grâce, et les formes plus choisies montreront un plus intime accord entre l’expression de la beauté et celle de la vie. Le paysage aussi aura un rôle plus important, et dans les fonds de cette Vierge du duc de Terra-Nova, qui est, avec la célèbre Madone du grand-duc, une des inspirations les plus élevées de sa jeunesse, on dirait que Raphaël a voulu reproduire les horizons de sa vallée natale, comme si de Florence, où il était fixé, il aimait encore à reporter sa pensée vers le pays où s’était passée son enfance. L’aspect harmonieux et l’éclat de cette composition semblent promettre un coloriste, et les vêtemens comme les chairs s’enlèvent avec une singulière puissance sur le ciel d’un bleu transparent et doux. Mais le sentiment de la couleur sera intermittent chez Raphaël, et dans maint tableau, même des plus admirés, on relèverait des partis-pris de carnations rougeâtres, des écarts ou des duretés d’intonations qui, bien loin d’être utiles à ses compositions, les déparent. Le peintre a pu. avoir des défaillances ; le dessinateur, au contraire, ira jusqu’à la fin en grandissant. Dans son état d’inachèvement, la dernière Madone, celle de la casa Colonna, qui probablement date de 1507, nous montre ces formes plus amples et cette exécution plus personnelle d’un maître en pleine possession de son talent. Si la grâce un peu mondaine de la Vierge n’est pas exempte de quelque manière, le corps du petit Jésus est, au contraire, d’un dessin superbe et il porte sur son visage l’expression d’autorité qui se retrouvera plus tard dans la Vierge à la chaise et la Madone de Saint-Sixte. La composition a aussi plus d’unité et Marie, interrompant sa lecture pour contempler avec amour son enfant, semble, par un sentiment d’abnégation tout maternel, nous inviter nous-mêmes à reporter sur lui toute notre attention. C’est ainsi que, s’exerçant avec l’inépuisable fécondité de son génie sur un sujet aussi simple, Raphaël sait y découvrir incessamment de nouvelles ressources et, le reprenant aussi souvent sans se répéter jamais, il en imagine des expressions toujours nouvelles et toujours variées.

Il nous faut malheureusement quitter Raphaël au moment où il arrive à la maturité. Avec lui aussi se termine la période d’ascension et de progrès dans l’histoire de la peinture. Désormais les grandes révélations ont été faites, et par une pente naturelle, la grâce et l’élégance vont tendre de plus en plus à y remplacer la force. Il y aura aussi plus de talent, sans doute, mais moins de vitalité et d’invention créatrice. André del Sarto est dans l’école florentine le dernier des maîtres vraiment grands. Contemporain de Raphaël, s’il n’a point la hauteur de son vol, ni la riche variété de ses aptitudes, avec bien des qualités pareilles il garde en face de lui sa physionomie. Une Vierge glorieuse, datée de 1528, trois ans avant sa mort, nous le montre à l’apogée de son talent. Science de la composition, choix heureux des formes, variété des types, convenance des expressions, largeur et noblesse des ajustemens, toutes ces qualités du grand art que naguère encore chaque peintre devait isolément tâcher d’acquérir, à force de travail et à ses risques, paraissent ici réunies avec une si naturelle aisance qu’il semblerait qu’André del Sarto n’ait eu qu’à jouir de l’effort des générations précédentes. Sans doute à trouver la voie ainsi frayée, l’originalité s’est un peu amoindrie chez lui, et on sent que bien des influences, — celles de Léonard, de Michel-Ange, de frà Bartolommeo, — ont part dans son talent. Avec son tempérament tendre et passionné, André devait plus que personne être accessible à ces influences. Mais il a un goût instinctif qui les corrige l’une par l’autre. Il ne s’assimile donc que ce qui convient à son génie et en face de la nature qu’il ne se lasse pas de consulter, on voit au charme ému de ses dessins que sa sincérité est entière ; de plus, comme il est admirablement servi par son talent, il excelle à rendre toutes les beautés qu’il a découvertes dans, la réalité. André, d’ailleurs, on le reconnaît même dans ses dessins et c’est par là surtout qu’il se distingue dans l’école florentine, André est un coloriste. Avec ses intonations à la fois fortes et délicates, cette Vierge glorieuse en est une preuve suffisante ; par un accord heureux des plus rares qualités, elle justifie ce renom d’artiste irréprochable, senza errore, que de son temps déjà il avait mérité.

Dans, sa courte carrière, André del Sarto ai beaucoup produit. Cette fécondité est encore un des traits de sa nature. Mais peut-être aussi les exigences d’une vie besogneuse et mal réglée lui ont-elles imposé ce travail sans merci, peut-être même ont-elles contribuée sa mort prématurée. Tout n’est pas fiction dans ce qui s’est dit de la funeste influence qui pesait sur lui. On le comprend quand on voit ici, peinte par lui-même, L’esquisse d’une tête de femme que bien souvent on retrouve dans ses dessins, dans ses compositions, et dont le musée du Prado possède aussi un portrait terminé, antérieur de quelques années. Avec l’âge, les traits de Lucrezia della Fede se sont accentués, et l’aspect de cette beauté toute matérielle, avec sa large poitrine, sa robuste carrure, son étrange sourire et l’expression mal définie de ses petits yeux, n’a rien de rassurant, Tout en se défendant des préventions fâcheuses que le roman et la légende ont sans doute, un peu trop complaisamment propagées au sujet de cette femme, lorsqu’on rencontre à quelques pas de là, — les musées offrent parfois de ces rapprochemens, — le beau portrait où le Pontormo, un élève d’André, l’a peint avec sa pâleur, ses yeux, fiévreux, sa tête intelligente et pensive, on se dit qu’il y avait là une de ces unions mal assorties dont l’issue devait être fatale. André, en effet, mourait à peine âgé de : quarante ans, tandis que Lucrezia, qu’il avait épousée déjà, veuve, lui survécut près de quarante ans encore.

Après lui, l’école va rapidement décroître ; seule la peinture de portraits, qui à l’origine a si puissamment contribué à ses progrès, en retardera maintenant, la décadence. Le musée de Berlin est particulièrement riche en productions de ce genres, et Sébastien del Piombo, Franciabigio et surtout le Branzino y tiennent dignement leur place. Un Portrait d’Ugolino Martelli par ce dernier peintre est peut-être son œuvre la plus remarquable. La grande tournure, ce jeune homme avec sa taille svelte, son visage, pâle et allongé, son regard nif et profond et malgré la sévère simplicité de son costume, il a bien l’air d’un patricien, C’est, en effet, le fils d’une illustre famille florentine, et ce palais d’apparence austère, cette cour au milieu de laquelle il est assis et qu’ornait alors le David de Donatello, tout autour de lui, nous montre le luxe d’une noble race. Lui-même, le futur évêque de Glandèves, est un lettré : il tient d’une main un Homère dans lequel il lit ; un Virgile est à côté et son autre main s’appuie sur un volume qui porte au dos le nom de Bembo, un des auteurs les plus en vogue à cette époque. Cette main, blanche, effilée, d’une finesse toute féminine, retombe avec une grâce nonchalante ; elle ne serait plus en état de tenir une épée.

Deux Saintes Familles, de F. Francia, qui ont bien le charme habituel de douceur et de pureté que ce peintre sait donner à ses vierges, représentera Berlin la meilleure part de l’école de Bologne. Au moment de la riche expansion de l’art italien, il n’est guère de petite ville, d’ailleurs, qui n’ait eu alors son école locale, partagée le plus souvent par les influences qu’exercent sur elle les centres plus importans placés à proximité ; Située entre Padoue et Bologne, Ferrare a aussi ses peintres, qui, tour à tour, subissent l’action des écoles de ces deux villes. La Vierge glorieuse de Cosimo Tura, le plus important de ses tableaux, semble même, avec ses rudesses anguleuses et ses détails exubérans, une réminiscence du gothique allemand. Un autre Ferrerais, Lorenzo Costa, élève de Tura, après avoir imité la sécheresse de son maître, nous offre dans une grande composition signée et datée de 1502, la Présentation au temple, un style plus assoupli, des formes plus correctes et une couleur moins brutale. Fixé de bonne heure à Bologne, Costa y est devenu lui-même le maître de Francia, qui, bientôt, l’a surpassé, et par une de ces influences à rebours dont l’histoire fournit plus d’un exemple, — celui de Pérugin et de Raphaël entre autres, — c’est le disciple qui, à la fin, a réagi sur le maître.

Le plus souvent, du reste, les peintres de ces écoles secondaires n’ont pas une personnalité bien marquée. Ils flottent indécis entre les tendances auxquelles les inclinent l’enseignement qu’ils ont reçu, leurs relations et le milieu même où ils vivent. Mais il n’est cependant si petit centre où un artiste bien doué, quand il s’applique à féconder par le travail les dons qui lui ont été départis, ne puisse atteindre une originalité supérieure. Corrège en est la meilleure preuve. Sortant de ses mains, sa Léda devait être un de ses ouvrages les plus charmans. La composition en est délicieuse, et ces jeunes filles, qui, à l’ombre de grands arbres, s’ébattent au milieu de l’eau, animées, rieuses, un peu émues cependant de la poursuite de ces beaux cygnes contre lesquels elles ne se défendent que mollement, la grâce de leurs formes juvéniles, la richesse de la végétation et la poésie du paysage, tout cela fait un ensemble que Corrège seul pouvait imaginer. En mêlant comme pour un innocent badinage ces oiseaux et ces fillettes, l’aimable peintre a su esquiver ce qu’un pareil sujet pouvait avoir d’un peu risqué. Ainsi comprise, la scène présente un caractère d’ingénuité joyeuse qui aurait dû, ce semble, préserver ce tableau des outrages, qui, malheureusement, ne lui ont pas été épargnés. On croirait, au contraire, que la fatalité s’est acharnée contre lui, et, par une bizarre coïncidence, c’est en France, au XVIIIe siècle, et par le fils même du régent, que lui ont été infligées les plus cruelles mutilations. Il est vrai que le coupable était ce duc d’Orléans, qui, sans doute pour expier les déportemens de son père, passait sa vie dans les pratiques de la piété la plus austère. Par son ordre, la toile fut découpée en morceaux et la tête de Léda, jugée probablement trop expressive, fut même détruite. Pour comble de disgrâce, après que Ch. Coypel eut de son mieux reconstitué l’œuvre dans son intégrité, des restaurations successives ont encore depuis ajouté leurs dommages à tant de détériorations, et c’est tout au plus si dans quelques figures un peu moins maltraitées on peut aujourd’hui retrouver la trace de l’excellence du travail primitif.

L’école lombarde, à laquelle Corrège a dû quelque chose de sa grâce, est à peine représentée. A défaut de Léonard, contentons-nous de signaler une Madone, de Luini, malheureusement fort dégradée, et une Vierge glorieuse, de Borgognone, qui ont le charme de douceur et de suavité particulier à ces deux artistes. En revanche, ce n’est ni par la grâce, ni par la recherche de la beauté féminine que brillent d’ordinaire les productions de l’école de Padoue. Squarcione, le vrai fondateur de cette école, est un dessinateur d’une extrême rudesse et un de ses élèves, Marco Zoppo, Bolonais de naissance, a encore trouvé moyen de renchérir sur la laideur de ses types. Les saints grimaçans et farouches, dont il a entouré sa Vierge, sont des personnages tout à fait grotesques. Un autre élève de Squarcione, et de beaucoup le plus grand artiste de cette école, Mantegna, n’est pas non plus sans quelque sécheresse et quelque dureté. On reconnaît le graveur dans ce contour précis, incisif et rigide où il enferme ses figures : mais c’est un esprit merveilleusement actif, curieux, avide de s’instruire, et le peintre, chez lui, est doublé d’un savant. La perspective et le culte de l’antiquité ne le détournent cependant pas de l’étude de la nature, qu’il interprète avec un style puissant et sévère. Sans être de premier ordre, ses tableaux du musée de Berlin offrent de l’intérêt et dans sa Présentation au temple, à côté d’un Saint Joseph de mine fort rébarbative, il convient d’admirer une figure de Vierge d’une expression charmante, assez rare chez Mantegna, dont le talent est plus capable de force que de grâce.

L’éclat de ces écoles locales ne tient souvent, on le voit, qu’à un seul homme. Elles n’ont eu jusqu’à lui, ou elles n’auront après lui qu’une vie intermittente, un caractère incertain et une importance secondaire. Seule, l’école de Venise, par sa durée, son originalité, par le nombre et la valeur de ses artistes, peut soutenir la comparaison avec celle de Florence. Ses maîtres de la grande époque font ici à peu près défaut, mais les primitifs abondent et quelques-uns même avec les ouvrages les plus considérables qu’ils aient produits. Au sortir de ces travaux anonymes qu’on trouve à la naissance de la peinture vénitienne, les œuvres de l’école de Murano sont les premières qu’on puisse citer et à bien des titres : l’Adoration des mages, d’Antonio Vivarini, mérite un intérêt particulier. Toutes les ressources décoratives qu’autorisait un pareil sujet y ont été mises en jeu et la splendeur pittoresque d’une telle scène était bien faite pour plaire à des Vénitiens. Étoffes, armes, bijoux, carquois, riches présens, tout l’apparat du luxe le plus magnifique, non-seulement Vivarini l’a déployé avec une complaisante profusion, mais, à l’exemple des peintres primitifs de Cologne, pour ajouter à l’illusion, il a partout multiplié les dorures et accusé le relief de tous ces objets précieux par des gaufrures dans lesquelles çà et là sont même enchâssées des morceaux de verre ou des pierres de diverses couleurs ; comme si, en invoquant une fois encore la collaboration du mosaïste et de l’orfèvre, il tenait à rappeler les origines d’un art qui leur devait tant et à laisser ce dernier témoignage des anciennes traditions auxquelles il se rattachait. A côté de l’influence qu’a exercée sur lui Gentile da Fabriano, qui, d’une manière pareille, a traité ce sujet de l’Adoration des mages[5], Vivarini a, d’ailleurs, son originalité marquée. Quelques-unes de ses figures sont d’une invention aussi heureuse que naïve, entre autres ce mage à barbe blanche qui baise avec respect les pieds de l’Enfant Jésus et que nous retrouverons chez Véronèse lui-même dans un de ses chefs-d’œuvre du musée de Dresde. Une Marie-Madeleine, également peinte à la détrempe et qui porte la signature de Carlo Crivelli, nous offre le même luxe de dorures et d’ornemens : sa robe avec les broderies des épaulettes, son peigne et le vase de parfums qu’elle tient à la main sont aussi dorés et en relief. Comme Vivarini, Crivelli a son style à lui, et dans cette jeune femme pâle, dédaigneuse, aux lèvres pincées, aux doigts allongés et légèrement relevés du bout, nous reconnaissons le type, d’une coquetterie un peu précieuse, qu’il a plus d’une fois reproduit. Il y a moins d’originalité chez le second des frères Vivarini, Bartolommeo, et son naturalisme assez rude semble avoir cherché, par-delà Mantegna, des inspirations et des modèles en dehors de l’Italie. La composition même de son Saint George et le paysage compliqué qui lui sert de fond paraissent empruntés à l’école flamande primitive. Dès cette époque, en effet, les relations du nord de l’Italie avec l’Allemagne et les Flandres étaient fort suivies, et entre Bruges et Venise particulièrement, le trafic commercial amenait des échanges constans et réguliers. Les œuvres de Van Eyck, de Memling, et d’autres encore arrivaient jusqu’en Italie, et parmi les artistes eux-mêmes : Hugo van der Goës et Rogier van der Weyden inauguraient des migrations, qui, pendant longtemps, devaient se poursuivre, et, grâce à un prestige assez explicable, développer un courant de plus en plus marqué du Nord vers le Midi.

Un des rares Italiens qui, remontant ce courant, ait poussé vers le Nord, Antonello de Messine, est un artiste d’une valeur peu commune et les trois tableaux du musée de Berlin confirment la haute opinion qu’il convient d’avoir de son talent. Avec ses traits fins et distingués, son aimable physionomie et l’élégante simplicité de son costume, ce Portrait de jeune homme qui se détache avec tant d’éclat sur un fond de ciel et de paysage d’une profondeur intense, est une merveille d’exécution. La science du dessinateur y égale la puissance du coloriste. Ce n’est pas seulement l’introduction des procédés de la peinture à l’huile qui nous révèle ici les enseignemens de Van Eyck, mais la facture elle-même offre avec celle du maître flamand des analogies formelles et on ne retrouverait dans la peinture italienne aucun autre exemple du style de ces petits portraits d’Antonello. Il eût été intéressant de connaître la date de ce précieux ouvrage, mais les deux derniers chiffres du millésime qui accompagne la signature du peintre, — absolument pareille d’ailleurs à celle de notre portrait du Louvre, — sont à peu près Illisibles. Dans le Saint Sébastien, un sujet qu’Antonello a souvent traité, l’influence de Van Eyck n’est plus sensible. Si la précision du dessin s’accuse toujours aussi scrupuleuse, les formes de ce corps nu sont plus choisies, les carnations ont plus d’éclat et l’exécution a gagné en largeur et en liberté. Le type aussi est bien italien et ce beau visage avec ses longs cheveux qui retombent sur les épaules à une expression touchante de souffrance et d’angoisse. La conservation d’ailleurs est parfaite et montre l’excellence d’une pratique apprise en bon lieu.

Dans Giovanni Bellini, il faut saluer le véritable fondateur de r école vénitienne et le maître qui assura son émancipation. Son Christ mort et pleuré par sa mère et par saint Jean est un chef-d’œuvre dans lequel, sans recourir aux crispations exagérées en usage chez ses devanciers, Bellini a su peindre la douleur dans ce qu’elle a de plus poignant. La figure de la Vierge est vraiment sublime ; elle ne peut se résoudre à accepter la certitude de son malheur et, dans son désespoir, elle entoure son fils de ses bras ; comme si elle sortait d’un rêve, elle a besoin de le toucher pour s’assurer de l’horrible réalité. Quant au Christ, il a cette majesté et cette grandeur que la mort imprime sur un noble visage. Même réduite à ces trois personnages, cette scène de désolation et d’amour en face d’un cadavre atteint dans sa simplicité à l’éloquence la plus pathétique. L’exécution aussi large que fine est très personnelle, et les colorations, bien que graves, aboutissent à la plus riche harmonie, parce qu’au lieu d’entrer en lutte et de se neutraliser par leur violence même, comme chez les primitifs, elles se font valoir et s’exaltent mutuellement. C’est ainsi que, sans renier aucune des aspirations que nous avons vues poindre dans l’école, Bellini a su les accommoder entre elles et trouver ces tempéramens et ces conciliations qui caractérisent la maturité d’un art.

On comprend mieux la grandeur de Bellini quand on voit ses contemporains et même plusieurs de ses élèves persister dans le style archaïque dont il avait su s’affranchir. Une Vierge glorieuse, l’ouvrage le plus important qu’ait produit Advise Vivarini, appartient aux derniers temps de sa vie. L’exécution en est cependant sèche ; et dure et le caractère assez farouche. Mais le Saint George couvent de son armure et surtout le Saint Sébastien, placés l’un et l’autre ; à chaque extrémité de la composition, sont deux figures pleines de force et d’une grande beauté de couleur. Ce dernier saint, élevant ses deux mains vers la Vierge dans un élan d’amour, soutient la comparaison avec celui qu’a peint Antonello, que d’ailleurs il rappelle. Enfin, malgré le mérite désœuvrés qu’ils ont ici, M. Basaiti, V. Carpaccio et Cima da Conegliano se montrent très inférieurs à Bellini ; avec eux l’école est restée stationnaire et parfois même a rétrogradé. Elle touche cependant. à son apogée. Mais, nous l’avons dit, les chefs-d’œuvre où s’est manifestée son éclatante originalité, ce n’est pas au musée de Berlin qu’il faut les chercher. Giorgione en est absent, et Titien n’y est représenté que par quatre portraits, dont l’état de conservation laisse fort à désirer. L’un d’eux, une esquisse vivement enlevée, est une répétition à peine modifiée du tableau des Offices qui nous montre le peintre lui-même déjà dans sa vieillesse, mais encore plein de verdeur et de force. Un autre, à notre avis le meilleur, celui de l’Amiral Giovanni Moro, un personnage à large cou et à l’épaisse carrure, est superbe d’énergie et de décision. Il y a quelque lourdeur, au contraire, dans l’exécution du Portrait de la fille de Roberto Strozzi, une enfant à la tête mignonne, coiffée d’une forêt de cheveux courts et bouclés, mais dont la physionomie immobile paraît celle d’une petite vieille. Au lieu de ce travail un peu pénible et appuyé, on souhaiterait ici la légèreté de pinceau et la fraîcheur d’intonations que certainement Velasquez ou Van Dyck auraient su y mettre. La peinture d’ailleurs a beaucoup souffert. Quant au Portrait de Lavinia, la fille du Titien, il est justement célèbre, et l’artiste avec quelques légers changemens l’a plusieurs fois répété. On connaît l’attitude élégante et le jet de cette figure qui, dans ses plus riches atours, le haut du corps rejeté en arrière, soutient de ses deux bras élevés en l’air une corbeille d’argent pleine de fleurs et de fruits, dans une attitude où se déploie sa superbe beauté. Malheureusement, comme pour les précédens ouvrages du Titien, la peinture est très fatiguée et le coloris des carnations devenu terne et opaque ne permet plus guère de soupçonner l’éclat que certainement il a dû avoir. Les formes d’ailleurs manquent un peu de décision et la main qui supporte la corbeille est d’un dessin très défectueux.

C’est encore par des portraits que se recommandent à Berlin quelques-uns des peintres les plus connus de l’école vénitienne : Palma Vecchio, J. de Calcar et Tintoret lui-même qui, dans un tableau assez important, nous montre les Trois Procurateurs agenouillés aux pieds de saint Marc et implorant l’assistance du patron de Venise pour l’accomplissement des devoirs de leur charge. Les trois personnages franchement posés se détachent très vigoureusement sur le ciel ou sur la mer qui borne l’horizon, mais leurs physionomies trop vaguement indiquées n’offrent point ce caractère d’individualité où la vie intime se marque avec ses traits particuliers. Le travail aussi est un peu gros, un peu sommaire et la couleur paraît enfumée. Enfin, à défaut de Véronèse, voici, déjà sur le déclin de l’école, Tiepolo son imitateur, un décorateur d’une verve un peu banale, mais qui du moins sait son métier. Aussi ne se fait-il pas faute de l’exploiter et, qu’il s’agisse d’une Sortie du bain ou de la Vierge donnant le rosaire à saint Dominique, il ne demande guère aux données qu’il traite qu’une occasion de montrer son habileté. Il y a cependant un sentiment assez original de la couleur dans le Martyre de sainte Agathe, et, autour de la sainte, les draperies présentent un assemblage charmant de tons bleus mêlés d’or et de rose passé, que rehaussent ça et là quelques taches d’un rouge plus vif. Ces gaîtés et toute cette joyeuse harmonie sont peu d’accord, il est vrai, avec un tel sujet ; mais l’expression n’est point le fort de Tiepolo et, sans s’inquiéter beaucoup du précepte du poète, il ne s’avise pas que le meilleur moyen de nous attendrir serait d’être lui-même un peu ému. Bien qu’on y sente trop l’improvisation, il faut pourtant lui savoir gré de cet entrain, de ce goût d’arrangement, de cet instinct de décorateur et de ces facilités d’exécution qui sont ses qualités naturelles. C’est là tout ce qui a subsisté des traditions des maîtres. Le temps est proche où, épuisé par une production sans trêve et trop souvent. dégradé par ses derniers représentans, l’art italien lui-même va complètement disparaître.


EMILE MICHEL.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 15 février 1882.
  2. Neptune et Amphitrite de Rubens, article de M. J. Meyer. Jahrbuch der Kœnh glichen Kunstsammlungen, 1881.
  3. La Peinture en Italie d’après de nouveaux documens, par M. Delaborde. Voyez la Revue du 15 septembre 1866.
  4. Cette Vénus est une étude faite pour le grand tableau du musée des Offices.
  5. Dans le tableau qui se trouve à l’Académie de Florence.