Les Muses françaises/Jean Bertheroy

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Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 25-30).




JEAN BERTHEROY




Mme  Jean Bertheroy — de son vrai nom Berthe Le Barillier — est née à Bordeaux, en 1868. Bien qu’elle soit connue surtout comme romancière, ce fut par des poésies qu’elle débuta dans la vie littéraire. Elle publia deux volumes de vers qui la mirent immédiatement en évidence… Puis elle se consacra entièrement au roman. On sait quel éclatant succès rencontrèrent ses livres, notamment Le Jardin des Tolosati, Les Vierges de Syracuse, L’Ascension du Bonheur, et surtout cette infiniment charmante Danseuse de Pompéi. Bien que n’écrivant plus en vers, Mme  Jean Bertheroy a fort peu cessé, en vérité, de faire œuvre de poète. Ses romans sont de véritables évocations poétiques où le symbole se mêle à la passion la plus humaine ; le style en est harmonieux et un évident souci du rythme a guidé la plume de l’écrivain. Mme  Jean Bertheroy n’abandonna d’ailleurs jamais complètement le commerce des Muses ; c’est ainsi que la Comédie-Française a représenté d’elle, en 1897, un à propos en vers : Aristophane et Molière. En 1900, l’Académie française ayant proposé, comme sujet du prix d’éloquence, l’éloge d’André Chénier, Mme  Bertheroy, heureuse d’honorer le grand élégiaque et, sans doute aussi, heureuse de parler d’un poète, ce qui était encore un moyen de se rapprocher du Parnasse, concourut et remporta le prix. C’était là sa troisième couronne, l’Académie l’ayant déjà récompensée en 1893, pour son roman Ximénès et, en 1890, pour Femmes antiques, son second recueil poétique.

En poésie, Mme  Bertheroy se rattache à l’école de Leconte de Lisle ; comme chez les parnassiens, on trouve chez elle ce soin extrême à fuir le vers banal et la rime usée. Elle affirme aussi son goût pour la plastique des mots et des choses, — ce qui est encore beaucoup plus d’une âme méridionale que d’un poète parnassien, — elle tourne, avec une douce et pieuse joie, ses yeux et sa pensée du côté de l’antiquité harmonieuse et pure. Le recueil des Femmes Antiques renferme de larges fresques, des évocations bien vivantes des grandes héroïnes des temps fabuleux et légendaires. Tour à tour, elle chante Psyché, Circé, Sémiramis, Messaline, Débora, Judith, etc., et, dans de beaux vers lyriques et ailés, elle exalte leur beauté, leur vertu, leurs passions et tout ce qui fit de ces héroïnes des créatures surhumaines, mais aussi des femmes. Car, comme l’a fort bien dit M.  Léopold Lacour : « Les types qui semblaient consacrés, elle les a transformés, sans les dénaturer. Retrouvant en eux « l’éternel féminin », elle s’est accordé le droit de les moderniser, en donnant d’eux une interprétation mystique ou passionnée. Elle ne leur a rien ôté de ce qu’ils ont d’éternel ; elle a simplement amené jusqu’à nous leur éternité. »

Je citerai encore les quelques lignes suivantes de M.  Lacour qui résument bien ma pensée : « Souhaitons que Mme  Jean Bertheroy revienne à la poésie ; car, dans son évolution à travers le roman, le don poétique s’est encore développé en elle ; l’éducation de sa sensibilité s’est achevée ; c’est avec une puissance nouvelle, des ressources infinies, je dirais presque avec une âme agrandie, que le poète reprendrait l’œuvre interrompue ; ce serait aussi avec une science plus parfaite du vers, avec un goût plus épuré et plus hardi, avec une technique plus sûre, une personnalité plus originale et plus vibrante. »

BIBLIOGRAPHIE. — Poésies : Vibrations, Ollendorff, Paris, 1889. — Femmes antiques (couronné par l’Académie française), Ollendorff, Paris, 1890, in-18 ; édition illustrée, Conquet, Paris, 1892. — Aristophane et Molière, un acte en vers, Colin, Paris, 1897. — Prose. — Cléopâtre, roman historique, 1892. — Ximénès, roman, 1893 ; nouvelle édition 1902. — Le Mime Bathylle, 1894. — Sur la Pente, 1894. — Le Roman d’une âme, 1895. — Le Double Joug, roman, 1897. — La Danseuse de Pompei, 1899. — Hérille, roman, 1901. — Le Jardin des Tolosati, roman, 1902. — Le Mirage, roman, 1903. — Les Vierges de Syracuse, 1904. — La Beauté d’Alcias, roman, 1906. — L’Ascension du Bonheur, roman, 1906. — Éloge d’André Chénier, prix d’éloquence à l’Académie française, 1900. — Lucie Guérin, 1900.

CONSULTER. — Léopold Lacour, conférence faite à la Bodinière. — E. Ledrain, L’Illustration, 20 février 1904. — Jules Bois, Grande Revue, novembre 1903.

PSYCHÉ



Loin des regards méchants sur une cime altière
L’Amour vient d’emporter Psyché.
Là du moins il pourra l’étreindre tout entière
Et sentir s’écrouler la pesante matière
Sous la splendeur de son péché.
Loin des regards méchants sur une cime altière.

Seuls tous deux ! Il leur faut, pour s’aimer, être seuls !
Il leur faut, pour s’aimer, s’écarter de la foule
Dont les flots agités de houle
Servent aux amants de linceuls.
Dans l’éclat bleu du ciel leur hymen se déroule.
Seuls tous deux ! Il leur faut, pour s’aimer, être seuls !

La vierge est inquiète, — elle pense, elle rêve,
Et, tandis que l’Amour la berce en ses bras nus,
Un désir plus haut la soulève,
Et son œil indécis fouille l’immense grève
Des horizons jamais connus.
La vierge est inquiète, elle pense, elle rêve.


Celui qui sur son sein la presse, quel est-il ?
Jusqu’où monteront-ils ensemble
À travers les parfums, à travers l’air subtil ?
Psyché s’agite, Psyché tremble
Comme la fleur nouvelle au souffle chaud d’avril.
Celui qui sur son cœur la presse, quel est-il ?

Dans cette lointaine envolée
Son jeune esprit pressent tout un monde nouveau ;
Parmi les clairs rayons de la nuit étoilée
La grâce de l’Amour pleinement révélée
Pour la première fois a ravi son cerveau,
Dans cette lointaine envolée

Psyché, dont la candeur est souveraine encor,
Croit voir en celui qui la guide
Un jeune chérubin aux larges ailes d’or ;
Et l’Amour, d’un essor rapide,
Entraîne jusqu’au ciel fluide
Psyché, dont la candeur est souveraine encor.



Ils se sont arrêtés au milieu d’un nuage
Et l’Amour s’est penché,
D’une caresse ardente effleurant le visage
De Psyché.
La vierge a tressailli : — Ce n’est donc pas un frère
Cet enfant
Aux larges ailes d’or, qui dans une autre sphère
L’emporta triomphant ?

Et son esprit errant flotte dans une extase ;
Et ses sens,
Reconnaissant enfin l’Amour qui les embrase,
S’éveillent tout-puissants.
Ses yeux se sont fermés, tandis qu’une harmonie
De frissons et d’accords
Pénètre doucement l’innocence infinie
De son corps.

Les visions du rêve ont maintenant fait place
À l’éblouissement.

Psyché dans le silence éperdument enlace
Son amant,
Et tout a disparu dans cette longue étreinte,
Excepté
Ce qui dans le cœur laisse une éternelle empreinte,
L’unique volupté.



Aux doutes, aux regrets, aux deuils la femme est née.
Dès ce jour,
Sans cesse vibreront comme un chant d’hyménée
Les cris de son amour ;
Et le frissonnement de son désir qui passe,
Oiseau capricieux,
Emplira l’étendue et comblera l’espace
Des grands cieux.
 
Et Psyché, les yeux clos, dans les divins exordes
De son premier baiser,
A du luth de son cœur déjà senti les cordes
Se briser ;
Elle a, dans cet instant, deviné les tortures,
Les douleurs,
Les désespoirs lointains, les souffrances futures,
Les tourments et les pleurs.




L’Amour s’est endormi — Près de lui Psyché veille.
Elle peut à présent réaliser ses vœux ;
L’Amour s’est endormi ; — de sa tempe vermeille
Psyché, très doucement, écarte les cheveux.

Pour contempler ces traits, qu’elle entrevit à peine
À la blanche clarté du mobile séjour,
Pour contempler ces traits, retenant son haleine,
Psyché, très doucement, s’est penchée à son tour.

Car c’est sa volonté qui maintenant domine.
L’Amour lassé n’est plus qu’un impuissant vainqueur ;
Car c’est sa volonté secrète et féminine
Qui seule a résolu le mystère du cœur.




Phot. Victoire, Lyon.


Quoi ! cet adolescent anéanti près d’elle,
Comme un oiseau blessé dans la tiédeur du nid,
Quoi ! cet adolescent sera l’époux fidèle,
Le compagnon du songe et du foyer béni ?

Prise d’un tendre élan de pitié surhumaine
Pour l’être nuptial aux dons mystérieux,
Prise d’un tendre élan, sa lèvre se promène
À travers la toison des boucles d’or soyeux.

Et c’est dans ce baiser de nymphe ou de madone,
Sur le front de l’époux qui dort à son côté,
Et c’est dans ce baiser que l’épouse se donne
En la pleine ferveur de sa mysticité.

Or, voici que deux pleurs, émanés de son âme,
Des longs cils de Psyché sont tombés tour à tour ;
Or, voici que deux pleurs, brûlants comme la flamme,
Sont tombés sur le corps frais et nu de l’Amour.

L’Amour s’est envolé ; l’Amour, rouvrant ses ailes,
Est monté plus avant dans l’azur réjoui ;
L’Amour s’est envolé vers des plages nouvelles,
— Et Psyché pleure encor son rêve épanoui.